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Rêve de gouffre et d’ambulance

Récit tissé à partir de : Jean-Loïc Le Quellec, « La caverne originelle. Arts, mythes et premières humanités », La Découverte 2022 – Michel Cloup, « Backflip au-dessus du chaos », IDA156,Ici d’ailleurs,2022 – Mickael Lucken, « L’universel étranger », Éditions Amsterdam 2022 – Ailbhe Ni Bhriain, « Intrusions 1 & 2 », Biennale de Lyon 2022 – Fabrice Hyber, « Confort éternel » et « Homme de terre », Fondation Cartier 2022 – vélo, pluie…

Mauvais rêves, mauvais réveil. Il arpente la terrasse, cherche l’horizon, tout est bouché, lambeaux de brumes entre les branches, rideau de bruine sur la vallée. Rien ne colle. Rien ne s’ajuste. Il relance le feu dans le brasero, vieux papiers froissés sur les braises grises, poignées de pommes de pin qui crépitent, copeaux, fines branches, bûchettes. La fumée se dissipe difficilement, stagne. Fines douleurs aux articulations, sensation d’une fatigue infinie impossible à déloger. Il se tord les mains, angoisse, les différentes parties qui le constituent ne s’agencent plus. Tout se délite. Tout ce qui a fait sa vie jusqu’ici, se disloque, se fâche, le tourmente. Tout raté. Vivre ainsi n’est pas envisageable. Il ne tient pas en place. Ni physiquement, ni mentalement, agité, cherchant à faite tenir ensemble ses bouts de vie éparpillée, gaspillée. Est-ce le rêve perturbant de cette nuit ? Pas le premier. Ca le mine. En même temps, ces fictions oniriques sont exceptionnelles, précises, diaboliques dans leurs scénarios le conduisant sournoisement au gouffre, l’expédiant  éternellement dans les limbes. Il ne peut s’empêcher de les admirer. Quoi, mon cerveau est capable de monter de telles intrigues cinés !? Mais justement, il veut échapper à cette instrumentalisation de l’intrigue. Faire quelque chose. Il ressort vieux cuissard et maillots et les enfile en tremblant. Il décroche le Thompson. Il y a longtemps, c’était un modèle de pointe au design de course, affûté. Du temps où il y avait encore des compétitions ! Heureusement, tout cela a été arrêté, vu le coût écologique insensé du sport de haut niveau. Dès qu’il pose la main sur le cadre, léger,  ce qui afflue, ce sont des image de routes, les nombreux cols où il s’est arrêté, pour souffler, avaler une tartine en admirant le paysage de l’autre versant. Allez, en selle, dans le crachin, il clippe les souliers aux pédales. Bien que ça se situe au niveau des pieds, ça fait « cordon ombilical ». Quelques tours de manivelles. En avant, il suit la pente douce, lentement, vacillant. Il n’est plus certain de son équilibre. Voilà le carrefour, le col. Il se lance à gauche dans la descente. L’asphalte est mouillé, glissant. Il se laisse aller. La pluie sur ses lunettes limite la visibilité. Quelques superbes lacets. Mon dieu, qu’il a aimé les épouser en se laissant emporter par la vitesse de la pente, jadis, en été. Et à présent, comme il est mal à l’aise, crispé sur les freins, trajectoire mal assurée, flageolante. La frousse de la glissade, aucune cohésion entre ses membres et la mécanique sous lui. Tous ses muscles désolidarisés les uns des autres, tendus, contractés. Il grelotte. Un rehaut, un faux-plat, la nature se mélange à des vestiges de carrières industrielles, le coup de pédale est carré, se cherche, malhabile, sans force. Voilà, le profil de la ville émerge à l’endroit où la vallée s’ouvre aux vastes garrigues. Il bifurque au premier vertige de vestige fortifié, repart vers la droite, longeant la rivière abondante, vive, tourmentée. Faux plats, petits rehauts, courbes roulantes suivant les méandres de la rivière. Il dépasse un village, personne, quelques poules, tout est fermé. La pluie s’intensifie, son rideau de perles de plus en plus serré, violent. Ses pieds sont trempés, chaussettes imbibées, l’eau s’infiltre depuis la nuque jusqu’aux reins. 

La côte, les lacets, la chanson

Voici le pont qui franchit les eaux, et puis, à gauche, l’ascension commence. Une pente droite. Puis les lacets. Il attaque, cherche son souffle, serre les dents, invoque son coup de pédale d’antan. Rien. Oups, trop dur, j’y arriverai pas. Allez, il appuie. Ses mains bien agrippées au haut du guidon. Dans le coteau raide boisé dru, à droite, naissance d’une avalanche, loin, roches dévalant, percutant les troncs, puis éboulis de pierres et graviers sur la route, en même temps que des formes poilues déboulent, rebondissent, le regardent surpris puis cavalent. Zigzag, écart brusque obligé, chute évitée de justesse. Des sangliers ! Allez,  en danseuse, il relance la cadence. La flotte ruisselle abondante sur le revêtement, projetée par les roues. A court d’haleine, lui aussi ruisselant, dégoulinant. Obligé une fois ou deux de stopper, pied à terre. Puis, chancelant, reclippe les chaussures, lentement, debout sur les pédales. Presque du sur-place. Plus de jambes, disparues. Très vite, muscles tétanisés, asphyxiés. Et alors, dans le crâne sourd une musique qui revient de loin. Il en crache des sons, des mots dont il capte les vibrations rythmiques et les transforme en vitamines pour ses poumons, son cœur, ses cuisses. Comme on entend au loin les basses en transe d’une rave prohibée. Une rengaine, une « scie musicale » qui l’arrache vers le haut, lui restitue une fréquence de pédalage digne de ce nom ! Les sensation reviennent comme on disait souvent dans la presse sportive. Il ne les espérait plus. Allez, quand je veux, j’ai encore de beaux restes, grince-t-il en grimpant, mètre après mètre, virage après virage. Concentré, rageur, il scande, « Lâ-cher-prise, lâ-cher-prise »… Ca vient de loin… « dans-le-son, dans-le-son, dans-le-bruit, dans-le-bruit ». Et puis silence. Plus rauque et tremblé, « la-tris-tesse, la-tris-tesse, la-tris-tesse ». Une énergie renait, timide. Une énergie paradoxale, celle que cause la rencontre de deux courants contraires, l’un qui se jette en avant pour s’épuiser et mourir, l’autre qui reflue pour se sauvegarder et se régénérer, les deux se brassant avec remous, écumant sur place, se libérant et se contraignant mutuellement. Alors, il se traîne, certes, mais retrouve un bien être, celui de rester irrigué de forces pas prêtes de mourir, ce n’est pas encore pour maintenant. Une pulsation cardiaque ragaillardie où il entend les réminiscences de sa jeunesse, établit l’illusion d’une sorte de permanence. Il se sent bien dans la flotte, s’y sent chez lui, la nature détrempée, le ciel bas, les nuages à portée de mains, criblés de gouttes. Il prolonge sur les routes à flanc de collines, jusque Saint-Roman plongé dans l’ouate humide. Là sous l’averse il s’appuie au parapet et se confronte à l’absence, la disparition, admire le vide là où, par temps clair, il a admiré tant de fois l’horizon jusqu’à l’Aigoual. Nuages bas, hachures pluvieuses, tout est avalé, lui compris, dissout. Il ne s’est jamais senti aussi près du lointain. Heureux d’avoir libéré des réserves de souffle, il déroule paisible sur la route qui sillonne de Saint-Roman à Colognac, traverse d’infimes hameaux, chiens aux portes, brebis égarées, là aussi, aucun dégagement et le regard, au lieu de s’envoler au-delà des Cévennes vers la plaine et le littoral, végète parmi les vapeurs ombilicales et duveteuses. Entrailles fuligineuses. Forêt, clairières, pâturages ne sont que des motifs graphiques émergeant des brumes dégoulinantes d’eau. On dirait l’intérieur d’une vaste caverne. Heureux dans le déluge, arrivé à Colognac planqué dans l’ouate immobile, il ralentit, il aime tellement la route qu’il vient de parcourir, regrette de la quitter déjà, aura-t-il encore tellement l’occasion de la pédaler ? Il y retourne, repart vers Saint-Roman, à petit braquet et au train, pépère quand ça monte, en roue libre dans les descentes. Les nuages ne sont même plus bas, en fait, c’est la matière nuageuse elle-même qui s’échappe des forêts, du flanc des collines. En s’élevant, elle esquisse des formes qui traînent là, amorphes, comme en une baie aérienne où se remettre de leur accouchement, avant de dériver en nuages, peu à peu, vers la plaine. Il est au cœur même de cette bourre onirique, milliards d’infimes circonvolutions informes qui, lorsqu’elles naviguent haut dans le ciel, organisées en masses crémeuses claires ou sombres, font penser à ceci ou cela, un animal, une plante, une personnalité connue, un objet familier. Il est au cœur d’une myriade mouvante de filaments dont l’activité spontanée fait naître des dessins suggestifs que contemplent les humains. Il s’était toujours dit : si j’avais de l’argent, je collectionnerais les peintures et dessins de nuage. Il en a fait une collection virtuelle. 

Dans la caverne des nuages

Le tracé du chemin est un long boyau cotonneux, non plus une route, mais un passage secret reliant les deux hameaux. Il y vagabonde, scrutant les formes, les ombres sur les parois brumeuses, émerveillé par ces coulisses infinies des inépuisables paréidolies. Des signes ainsi gravés dans l’impalpable viennent à sa rencontre, lui rappellent symboliquement ou allusivement, selon l’interprétation flottante qu’il en produit instantanément, l’enchaînement des différentes étapes de la gestation de son devenir, sélectionnant les faits saillants de l’enfance, l’adolescence, l’éducation sentimentale, l’apprentissage social, les rêves, les chimères, les cauchemars. Mais aussi des visages, des parties de corps, bouts de ventre, des bras, des reins, des nuques, des épaules, des nombrils, des seins, des bouches, des jambes, morphologies personnalisées, rappelant des êtres connus, mais aussi fantasmées, évoquant des relations virtuelles, imaginées.  Sans rien de figé, rien d’univoque ni aucune linéarité arrêtée. Tout semblant se dérouler simultanément en permanence, composant et se décomposant, se rejouant sans cesse, confirmant l’impression que le temps s’immobilise une fois pris dans les brumes, donnant l’impression d’une destinée toujours ouverte, en train de se faire, pas si éloignée de l’état de jeunesse et des origines, au plus près du processus de création continue du monde selon l’ontologie animiste. Il inhale et exhale. Des fumeroles abstraites ou figuratives rentrent et sortent de son corps. Des signes d’air. « Une sorte de placenta cosmique, un magma originel où tous les êtres vivants et imaginaires se confondent en des jeux formels » (Lorblancher cité par Le Quellec) Il se recompose. Il exulte. Il entrevoit de probables marges de manœuvre. Ce n’est plus en rageant mais en éclats joyeux qu’il scande les mêmes mots, les mêmes sons, les mêmes images, « lâ-cher-pri-se « . Chant libératoire, accents de triomphe. Puis le déluge cesse, sauf dans les arbres, la forêt pleut tout entière, à retardement, de feuille en feuille, intenses goutte à goutte désynchronisés, tambourinements arythmiques, bouleversant la perception de l’espace. «C’est alors, dans ce lieu déjà sensible au plan acoustique, une superposition sonore remarquable des chutes de gouttes d’eau dont l’espacement temporel aléatoire ajoute à l’effet singulier de spatialisation sonore et de timbres divers suivant la nature de la surface percutée par la goutte d’eau : claquement dans un creux, glissement sur une stalagmite, éclatement sur le miroir de la flaque d’eau, ruissellement sur des parois irrégulières, etc. » (Michel Dauvois cité par Le Quellec) Ce sont de véritables torrents qui atteignent et traversent la route, charriant branches, cailloux, sables, dépouilles animales.

Reprendre la musique des mots épuisés

De retour, trempé, transi, il descend les bâches plastiques translucides qui ferment l’espace de la terrasse, se défait du cuissard et maillots, gisant à terre dans une flaque. Roulé dans un grand essuie et ensuite une couverture, il se plante au plus près du brasero, grelottant. Heureux, hagard, une certaine consistance en cours de distillation. Il extirpe le meuble avec l’antique sono, branche le matériel. Il a absolument besoin d’entendre, d’exhumer en version complète, la musique qui lui est revenue en plein effort, qui l’a aidé à se hisser en haut du col. Il retrouve le disque. Michel Cloup, Backflip au-dessus du chaos. L’album de la bifurcation, celle tant invoquée espérée dans les années 20, et puis non, condamnée, enterrée en grandes pompes, au nom de la lutte contre l’écologie punitive ! C’est parti, plein tubes. Les décibels secouent le silence d’après déluge et partent en ondes à travers hameau et vallée. La musique est une charge, une fuite effrénée, une machine emballée, un galop fou, avec syncopes suivies de nouvelles accélérations. Des incantations et des fuites en avant acrobatiques. Lâ-cher-prise, lâ-cher-prise. Réflexivité, retour sur ce qui s’est passé, coup d’œil prospectif sur ce qui vient, c’est bouché. « C’est aussi à cause de la tristesse », mon dieu, oui, quelle longue histoire de tristesse, quel long entrelacs de choses tristes. Le visage tourné vers les flammes, il ruisselle à nouveau, mais de larmes, irrépressibles. Enfin, la tristesse est nommée là où il convient. Pour avancer, construire, simplement faire des choses, il aura fallu sans cesse composer avec un ordre des choses infligeant tristesse sur tristesse, qui en fait un système d’assujettissement, longue traîne de la croissance destructrice. Dans cette musique et ses paroles, il n’entend pas l’apologie du lâcher prise managérial, résilience des soumis, pas plus la paix new-age, non, elles fulminent d’injonctions contradictoires, lever le pied ou s’entêter. Lâcher prise sans rien lâcher, comment façonner ce double front, intranquille, en façon de voir le monde, d’y tracer un chemin ? « Perdre le contrôle, ou le prendre ». Si vous lâchez prise, il sera exclu d’envisager être encore à la manœuvre de quoi que ce soit. Et ça les arrange bien. D’où l’organisation du travail, vraie industrie mortifère de perte de sens, d’où le régime économique indissociable d’une pauvreté endémique. Il faut faire lâcher prise au plus grand nombre. Leur présenter ça comme une promesse de bien-être. Musique et paroles surfent sur une crête de non-retour. Ligne de fuite disait Deleuze. Il vaudrait mieux lâcher prise, mais ce n’est plus possible, c’est trop tard, on en a trop vu, trop su. Ces sons et ces mots miment l’agitation, la manière dont on se débat, pollués par l’hyperactivité capitaliste, comment on se secoue pour échapper à l’entropie suicidaire consumériste. Lâ-cher-prise, c’est s’accrocher au tout foutre en l’air, sans plus raconter, sans plus raisonner, en donnant des coups, animalement réfugié sur quelques esquifs bienveillants. La musique par exemple, et l’amour. Leurs mélodies en de fragiles plages, rares sources d’oxygène. Se débattre entre les quelques points de subsistance qui s’amenuisent. Comment cesser d’être sur le qui-vive ? Les mots, épuisés, disent en finir avec la narration du quotidien, du réel, car ils ont beaucoup raconté avant,pour rien. Ils partent vidés, ils reviendront, ils recommenceront, plus tard, après. Alors, c’est la guitare qui balance. Plutôt, via le musicien-chanteur à bout et au bout de quelque chose, la fusion insomniaque entre guitare et fin du narratif parlé. Galop fou. Pétage de plombs, hors des ornières. Ce que l’on a refusé d’entendre dans les mots, enfin déchaîné, désaliéné, déprolétarisé, dans l’éloquence exubérante, électrique, feu de paille assumé. Mon dieu, pendant combien d’années s’est-il lui-même maintenu au bout de quelque chose, juste pour y être, sans alternative, s’est-il traîné, cherchant comment passer outre, refusant d’abdiquer mais de plus en plus fantôme ? Il écoute en boucle Lâcher prise. Il y trouvera le passage.

Il transforme sa terrasse en grotte où l’on danse

C’est rare qu’il dérange la paix du lieu par un excès sonore. Une, puis deux, puis trois habitants-e-s du hameau le rejoignent, se faufilent sous l’abri. Puis d’autres encore, l’entourent, tendent les mains aux flammes. Têtes dodelinant progressivement au rythme de la musique. « Plein régime, pleine puissance, à fond, musique au taquet », les écorchés rappliquent comme papillons nocturnes vers les flammes claires. Certains spécimens cévenols, plus lointains, rescapés des années hippies, ont quittés leurs yourtes. De véritables créatures des bois, leurs ombres projetées de théranthropes confèrent à l’assemblée un caractère animiste, circulant entre les présents, glissant sur les parois plasmatiques qui referment la terrasse, peintures rupestres s’animant, créatures d’ailleurs mêlées à la compagnie humaine, infiltrée par d’autres mondes, troublée en ses intériorités. « Les thérantropes ne seraient pas des hybrides, mais offriraient une solution graphique au problème que pose la représentation d’une intériorité humaine non spécifique aux humains, puisque dans une mondialisation animiste il n’existe pas de discontinuités entre humains et animaux. » (p.587) Ils étalent des peaux, des fourrures miteuses, s’y installent, roulent des joints, bourrent des fourneaux de pipe. Le volume sonore est trop élevé pour parler, pour s’entendre. C’est justement ça qui fait toucher un autre réel immédiat. Les mains s’empoignent, les têtes s’embrassent, les bras accolent. Les yeux échangent le « ça fait du bien », donnent à voir, grands ouverts, jusqu’où la musique remue l’âme de plus en plus gagnée par le frémissement des BPM. Rapidement, marmite de soupe, casserole de vin chaud, casier de bière, bouteilles de vin, gros pain au levain et fromage font leur apparition ainsi que les rites de commensalité. Naturelle. 

L’album déroule en entier, dans l’ordre, puis, obstinément, inlassablement, en lecture aléatoire. Certains s’en souviennent, d’autres le découvrent. Tous reconnaissent peu à peu en cette suite de musiques-chansons la topographie d’un moment charnière, gravé dans leurs chairs, l’année où quelque chose a définitivement basculé. Celle où l’on a compris qu’il était trop tard pour éviter le +1,5°. Celle où il était illusoire de croire que le politique allait agir efficacement contre le réchauffement climatique ou même contre la sixième extinction. Année où cette impuissance est devenue manifeste, indiscutable, couverte par des mesures de plus en plus indignes, cyniques et criminelles à l’égard des chômeurs, des migrants, toujours au nom de la croissance, cause de la crise climatique ! Année ou la Cop sur la diversité accoucha de rien, du vent, qui fut jugé historique (parfois avec guillemets). Année du Mondial au Quatar un sommet d’irresponsabilité et de corruption de tous les puissants bien assis sur les droits humains. Année où les pessimistes et défaitistes découvrirent qu’ils ne l’avaient pas été assez. Mais il fallait continuer à espérer, inventer des rituels de désobéissance civile, se maintenir en vie. Presque une maladie, une façon de métaboliser le désespoir et le chavirement épochal. 

Morceau après morceau. Répétition de morceau après répétition de morceau. Les phrases parlées, psalmodiées, sculptées à vif à la guitare pénètrent les corps, une constellation de rengaines imparables gagnent les cerveaux et les nerfs, réveillant des souvenirs, le récit du dépassement irrévocable, réactivant la distance parcourue depuis cet effacement de tout cap tenable. Les chemins de l’épuisement. Toute cette matière musicale oscille entre compte à rebours irrémédiable et passage en force vers d’hypothétiques espoirs. Où recommencer. Demain. Où retrouver de l’incertain. « La conceptualisation de l’incertain sert à l’exploration critique du monde » (Lucken, p.136), de quoi maintenir l’accès à des champs libres.

Au rappel du déni massif induit par l’empire numérique : « La maison est en feu, mais tant qu’il y a du wifi, tout va bien « , les têtes approuvent, sourient. Rompre avec les technologies a été une impulsion salvatrice qui rassemblent ceux et celles qui sont là. De même qu’affirmer vouloir exorciser l’hégémonie coloniale. C’était très mal vu en 2022, être blanc et engagé-e-s dans le décolonialisme s’étaient s’exposer au harcèlement, aux intimidations, aux acharnements médiatiques. « Ton héritage se fissure, ton emprise se craquèle, ton discours se dissout, ta parole brûle ». Alors, ils se libèrent, se déchaînent, danse tribale frénétique, ça pogote, la terrasse tremble, doigts d’honneurs en pagaille vers le ciel, vers la vallée et les villes là-bas, en bas. Ils l’avaient bien dit, apôtres bafoués du décentrement et de la réparation, ils sont fiers, grâce à cette chanson, d’avoir soutenu les militances décoloniales, ils ne sont plus les parias de l’occident. « Ton fauteuil brûle, ton fauteuil brûle », à pleins poumons, chœur égosillé et anarchique. Les écorchés transfigurés dansent. Ils dansent le chemin de croix, les engrenages ponctuels ou récurrents, qui les ont conduit vers la bifurcation, car ils-elles, au moins, ont bien bifurqué, c’est pour cela qu’ils se retrouvent là. Bien que tous sur des tracés singuliers, ils ont progressé de rupture en rupture, avec leur milieu, avec leurs proches, confronté-e-s à la difficulté de construire un refuge affectif dans des conjonctures instables, plongeant, remontant, battus, refoulés, entretenant un reste d’énergie primale, préservant coûte que coûte un ancrage humain, une croyance dans l’autre, pour un jour, sans faute, se relever pour toi, découvrant que l’art de la résurrection, ça se cultive, à l’aveugle, avec obstination, au cas où. Le seul art qui reste, qui ait du sens, finalement.

Communauté d’oreilles et de tripes écorchées

Selon l’ambiance du morceau, le groupe de femmes et hommes dans la grotte éphémère adopte des configurations différentes, abstraites ou figuratives. Clavier captant les échos lointains d’une sirène, « Mon ambulance » arrive, un cercle s’esquisse, une ronde en pagaille, potache, moqueuse, les lèvres silencieuses pleines de pin-pon. Les gestes larges appellent les fatigués et épuisés du monde entier, « viens avec moi », inlassablement, voudraient n’oublier personne, transformer leur refuge en véritable arche de Noé. « Viens avec moi ». Un-e de l’assemblée fait mine de défaillir, aussitôt porté-e au centre où les paroles de la chanson, scandées collectivement sous forme d’ordonnance, servent de premiers soins.

Les chemins parcourus sont balisés de pertes et d’absence qui s’installent, font partie du quotidien, « dix ans, dix années » s’écoulent comme pour rien, et soudain oui, tous, ils se souviennent des séparations, des échecs émotionnels, marqués au fer rouge, le « sans toi »  leur colle à la peau. Les communs de l’égarement s’emparent des regards, les équilibres flanchent, ils tanguent, miment des aveugles, circulant, bras tendus, sans jamais se toucher, ils sont là sans se voir, sans se connecter, perte et solitude. Errance semée aussi de morts cruelles, précoces. Ils en sont habités, ils vivent avec, échangent sans cesse avec les absents, les prolongent. De moins en moins de séparation entre vivants et disparus. « Ciao Ciao mon ami » les cœurs tremblent, fondent, des couples s’enlacent, sans choix, sans se soucier des genres, et tanguent lentement, en slow diaphane, presque envolé. 

Au murmure lointain du « Vieillir c’est… », ils s’immobilisent. Si, pour la plupart, vieillir est leur lot depuis pas mal d’années, l’expérience est peu explicitée et prise en compte, peu de mots sont mis sur ce qu’elle représente. Tabou. C’est l’antichambre de la fin, déjà vous ne comptez plus. Alors, là, ils-elles se concentrent sur les paroles, enfin. Quelques plus jeunes se sont mis en retrait, les regardent écouter, essaient de ressentir ce qu’ils sentent, en profitent pour vider un verre de vin, tirer sur un mégot. « Vieillir, c’est brutal, vieillir, c’est banal ». C’est ça. Ils rient et approuvent : « angoisser pour tout et en même temps n’en avoir plus rien à foutre de rien ». Tout au long, il y a une atmosphère qui « regarde ailleurs », se détache, accepte l’inéluctable et, en même temps, tisse un fil qui veut rester en vie, « c’est ennuyeux, c’est ambitieux », indicible, propre à chacun-e. Une épreuve irrésolue toujours plus proche. Dans le déroulé aléatoire, tout au long de la nuit, chaque fois que revient le son emblématique des luttes quasi préhistoriques, sans âge,  « L’internationale 2022 », ils se figent, statues magnétiques, bras levés, regardant haut devant, galvanisés, pieds battants, pupilles brillantes, joues mouillés, toujours prêts à y aller, marqués, ravagés par la fatigue, écarquillés par un espoir insensé, retrouvant le sens du merveilleux. Oscillant, prêts pour l’internationale du recommencement. Au fil des heures, au bout de la nuit, les morceaux continuant à tourner comme des satellites, c’est un mélange de karaoké et d’air guitar, on n’entend plus la voix de Michel Cloup, ils-elles chantent plus fort, éraillés, faux, emportés, pas synchros, hors d’eux-mêmes, bousculade heureuse, la tristesse pâlit, l’émergence de l’espoir primordial traverse les corps.

Il jubile en cette communauté d’oreilles et de tripes impromptue.

Ils gagnaient leur vie en écoutant de la musique

Cela lui rappelle une des plus heureuses périodes de sa vie. Il la gagnait, sa vie, en se tenant journellement dans un endroit où arrivaient des centaines et des centaines de disques, venus du monde entier. Chaque semaine de nouveaux arrivages. Il était payé, avec d’autres, pour les déballer, les examiner, lire les pochettes, regarder les images, les authentifier, les expertiser, les faire passer du stade d’objet commercial à celui d’objet de connaissance du monde, d’objet privé à objet de bien public. Il lui incombait d’en organiser l’écoute au sein d’un petit groupe de travailleurs et travailleuses. Tout le monde était motivé par cette activité d’audition collective. Tendre l’oreille ensemble, en débat et controverse, vers une prise de connaissance de ce que sont ces musiques qui viennent du monde entier, sans préjuger de la forme à donner à ces connaissances. Page blanche. Il ne s’agissait pas de formaliser un savoir particulier, spécifique, par exemple musicologique, non, simplement, une conscience de ce que ces musiques éveillent en chacun, et l’entraînement à le verbaliser. Il y a des conseillers qui régulièrement venaient animer des réunions, proposer grilles de lecture, éveiller l’ouïe, exercer l’oreille, faire entendre les contextes, par exemple, ouvrir des perspectives en rendant audible ce qui échappe. Et puis, il y avait un lieu public où ces disques écoutés ensemble étaient mis à disposition de la cité, rangés par genre et par ordre alphabétique dans des présentoirs et, surtout, diffusés publiquement. Des gens venaient, en permanence, à toute heure, en quête de disques à emporter chez eux, pour les écouter, les installer dans leur espace privé, durant une semaine, seuls ou en famille, et des dialogues – le plus souvent schématiques, voire par signe – s’établissent entre le petit groupe qui a écouté au préalable les disques, et ceux et celles qui viennent en recherche de musiques. Des conversations parfois chaleureuses, pleine de connivences, parfois conflictuelles, houleuses, dégénérant en invectives, reflétant les enjeux de hiérarchie sociale inculqués via l’acquisition des goûts et des couleurs. Là, pas de « bulles de filtres », tout le monde entendait de tout, la vraie diversité, rocailleuse, chacun-e était confronté tantôt à des sons familiers, empathiques, tantôt à des formes musicales étrangères, insupportables, irritantes, révulsantes. Peu à peu, lui et les personnes avec qui il travaillait tous les jours, bricolèrent une diplomatie pour déminer ces conflits, les dépasser, en faire l’essentiel même de la circulation des musiques au sein du corps social.

Ca s’appelait une médiathèque.

Des ruines cavernes, de l’humus, de l’émergence

La nuit s’achève. Peu à peu les convives s’éclipsent. On les entend brailler, les paroles et les timbres déclinant dans l’aube qui pointe. « Un emoji qui pleurt, un emoji qui rit ».Certains resteront dormir là où ils sont tombés. Les braises rayonnent. Les oreilles grésillent comme jadis en sortant des concerts enfumés. Vidé, rattrapé par les mauvais rêves, sur les édredons amassés contre le mur, il ramasse les miettes, patiemment reconstruit le puzzle, redonner forme et cohérence au vécu. Inlassablement, tapisserie de Pénélope, attente sans fin. Des images lointaines resurgissent, gagnent et occupent son esprit, vues à la Biennale de Lyon en 2022, des grandes tapisseries grises de ruines effroyables évoquant un nombre incalculable de vies brisées, martyrisées. L’image originale est un montage numérique. Elle condense à peu près tout ce que le monde produit comme gravats, dont la finalité est la destruction, un monde-ruine monumental, total et spectaculaire. En même temps, à force de regarder la matérialité tissée de ces images, et probablement grâce au rendu des fils – en imaginant la transformation des pixels en brins de laine enchevêtrés, noués, l’image transite dans un organisme qui la digère, l’assimile, se l’approprie et devient objet fabriqué, palpable- ces catacombes de bêton acquièrent les caractéristiques de paysages naturels accidentés, fracassés. Fouiller, chercher une vie dans les cavités sauvages des ruines, des immeubles broyés. Où se soigner, réapprendre les rituels célébrant l’émergence d’un renouveau permanent, défiant l’apocalypse, une germination archaïque, erratique, expérimental qui survivrait à l’effondrement . « Je me relèverais pour toi ». Quand il s’endort, ce sont d’autres images qui glissent dans son sommeil, avec lesquels il essaie de trouver un apaisement, celles du « confort éternel » et de « l’homme de terre », sortes de fiches techniques peintes par Fabrice Hyber, éloge paisible de la décomposition, de l’humus et de la résurrection en végétaux. Chasseront-elles les mauvais rêves ou les attiseront-elles ? Elles attisent en lui, depuis leur découverte à la Fondation Cartier, un point de convergence entre l’ensevelissement et la promesse de l’émergence, tantôt proche, tantôt lointain, sans que cela l’aide vraiment à tarir les angoisses de fin, même si c’est beau à voir, si la raison y trouve de quoi se bercer de l’illusion d’un continuum. « Claude Lévi-Strauss a corrélé le thème de l’Émergence primordiale de l’humanité au mouvement de poussée végétale. Le modèle en est selon lui « la pensée pueblo, car elle conçoit la vie humaine sur le modèle du règne végétal (émergence hors de la terre) ». » (p.660) Le genre d’images que distribue mon ambulanceViens avec moi.

Pierre Hemptinne

Une terrasse déconfinée, fin disparue

Fil narratif à partir de : souvenirs des Cévennes, image, confinement, fatigue, lecture et relecture (Juan Benêt, Tu reviendra à Région, Dans la pénombre, Michel Foucault, Archéologie du savoir), exposition (Ulla von Brandenburg, Le milieu est bleu, Palais de Tokyo)…

Se délocaliser, un « balcon en forêt » à lui, réaction au confinement, se situer au bord des chemins

Au cœur du confinement lié à l’épidémie du Covid-19, il se trouve percuté – par hasard, le logiciel « photo » de l’ordinateur sélectionnant aléatoirement, de temps en temps, une image qu’il ramène au premier plan , à la manière d’une carte postale virtuelle expédiée de nulle part – par une photo de terrasse en Cévennes. L’envie furieuse s’élabora alors de transformer l’actuel confinement en mode de vie future, en plein air. Une promesse qu’il se fit à lui-même. Plusieurs années plus tard, avec les dérisoires économies de toute une vie, l’heure de la retraite arrivée, après tergiversations – avec quoi vivre une fois la tirelire cassée et vidée ? -, il devient propriétaire effectif d’une terrasse en Cévennes où, selon l’expression consacrée, terminer ses jours. Un geste sans retour lui rappelant l’impétuosité de sa jeunesse, la fascination romantique qu’exerçait les intrépides « brûlant leurs vaisseaux »… Illusion, au cœur de la vieillesse, d’un « je n’ai pas changé », « je suis toujours capable de ». Tout en sachant que tout s’est déplacé, irrémédiablement, qu’il n’y a plus de marge, le « toute la vie devant soi » a fondu aussi radicalement que les glaciers, les icebergs attaqués par le réchauffement. La masse de l’irrémédiable, jadis infime, indifférente, a enflé, devenue féroce et sans pitié. Il lui faut l’amadouer, la rendre indolore. Son périmètre de résistance et de survie devient ce genre de terrasse qu’il avait observé avec tant d’envie lors des innombrables heures passées à sillonner les routes cévenoles à vélo, année après année, s’enracinant un imaginaire, là, au gré de ce qu’on appelle les vacances, créant cet ailleurs intime qui devenait son « chez lui ». L’agence immobilière contactée n’eut pas beaucoup de mal à lui faire des propositions concrètes sur base de sa description idéale de l’objet convoité. Avant tout, il fallait qu’elle surplombe une petite route. Pas comme un poste de contrôle ou une vigie intrusive, mais comme intégrée, « camouflée » dans les taillis, la forêt, les rochers courant le long des chemins. Il fallait, qu’installé sur cette terrasse, à travers le rideau végétal, son regard puisse tomber sur le ruban de macadam, non pas statique, mais tapis roulant conduisant à tel embranchement, puis tel carrefour, ensuite telle ou telle bifurcation, tel village, tel giratoire, tel tournant, et qu’en contemplant ce banal goudron, il se sente relié à l’ensemble des cheminements qui permettent d’atteindre le sommet de l’Aigoual et, qu’à l’un ou l’autre moment de sa vie, il aura déjà exploré. Dès lors, autant de « chemins intérieurs », empreintes qu’il explore au fil de ses méditations ou « absences » (le regard vague, dans le vide). Il aimera aussi entendre passer voitures, marcheurs, cyclistes, cavaliers, randonneurs avec âne et, selon leur « ombre » bruitiste, leur vitesse ou lenteur, le son de leur déplacement, le ton de leurs conversations, aiguiser le sens de l’interprétation animale, deviner s’il s’agit de déplacements utilitaires, de trajets coutumiers entre deux hameaux, de balades improvisées ou d’excursions au long cours, de touristes ou de vrais pèlerins. Le timbre trahissant, chez les passantes et passantes, différentes manières de se sentir dans le paysage, reflétant, à la manière d’une chambre d’échos individualisée, l’ampleur de l’immersion imaginaire dans les Cévennes, individus indifférents (qu’ils soient là ou ailleurs, peu leur importe) ou résonants dans leur bulle cosmologique.

La houle textuelle où s’ancrer pour ce qu’il reste à vivre!

Capter ces ondes, mêlées aux murmures incessants et pluriels de la faune, de la flore, au silencieux mugissement des vallées – semblable à l’aura marin des infinis de vagues et d’écume -, voilà le texte , la houle dans laquelle il entend vivre encore, embrouillant toute linéarité, sans fil conducteur, rien qu’une multitude de récits entrecroisés, sans début ni fin, ni suspens, une immobilité active lui rappelant ses meilleures lectures de romans. Quand tout le corps est imaginaire et semble atteindre une intensité exceptionnelle. Capter tout ça depuis la nacelle poreuse de sa terrasse, mur et toit confiés aux lianes d’une treille luxuriante, longtemps sauvegardée de toute taille humaine, ayant poussé comme bon lui semble, s’abandonnant au plaisir de tout envahir, tout envelopper. Du côté de la route qui, à cet endroit, longe le vide et amorce une courbe vers le cœur du village, une robuste barrière en fer forgé, envahie partiellement par le liseron, permet de s’accouder, de rester aux aguets sans se fatiguer. Contre les formes courbées du fer ouvragé, quelques grandes jarres de poteries débordent de cactées, de plantes aromatiques. Au bout, des buissons florissants de laurier-rose séparent terrasse et mini-potager. A cette extrémité, un barbecue est aménagé dans le mur, avec une cheminée en maçonnerie. Le sol est carrelé de pierres usées. Au centre, une table ronde en ciment vieilli, craquelé, le plateau étant une sorte de mandala éraillé, mosaïque de petits bouts de terre cuite de teintes diverses, débris de vaisselle accumulés au long d’une vie, le tout bricolé par d’anciens propriétaires sans doute décédés. Une bâche en plastique recouvre une partie de la terrasse, sous la treille, et peut se dérouler pour fermer l’espace aux vents remontant de la vallée. Un hamac pour savourer l’abandon au lieu, léviter en sa cosmologie renouvelée.

Un vélo de course est suspendu, comme dans les cintres d’un théâtre, à deux crochets, sous l’auvent qui borde la façade. Cuissard et maillots posés sur le cadre, casque accroché au guidon. Dans le coin, souliers et pompe à pied. La porte qui semble ne jamais être qu’ouverte, laisse entrevoir une pièce avec une cuisine sommaire, une table une chaise, des caisses de livres. Et un empilement de cubitainers de vin nature, blanc, rosé et rouge. La fenêtre aux volets entrebâillés, pas très nette, donne sur une chambre, une couche en désordre, d’autres caisses de livre, un secrétaire, un ordinateur, des tas de cahiers de notes, empilés, fermés ou ouverts, piles affaissées, répandues.

Rester là jusqu’à perdre toute notion d’être et de temps. En été, quasiment nu. En automne et au fur à mesure que les températures diminuent, ajoutant des couches, pull sur pull, couvertures, peaux de bêtes. Quelque chose de sa posture obstinée et sans retour, sur cette terrasse, relevant du mode de vie des bergers de Région tels que Juan Benêt a pu les observer. « (…) ceux qui restent sont généralement très âgés, peut-être incapables de faire le voyage, et leur présence n’est révélée que par la fumée ; ils ont échangé leur traditionnel vêtement de velours côtelé, leur couverture de laine et leur blouse de futaine contre une espèce d’armure tartare de peaux tannées et de laines brutes avec du chanvre, sorte de cabane ambulante dont, comme le bernard-l’ermite de sa coquille poilue, ils ne se dépouillent jamais. Seul le feu peut les en priver. Ils ont l’habitude de vivre à plus de 1 500 mètres d’altitude, sur les versants exposés au sud, sous des tas de bois et de feuilles mortes qui, observés à distance, ressemblent à des termitières. » (p.72)

L’évolution du cycliste vers sa restitution, sillonnant les cols des échappés

Quelques fois, habillé en cycliste, bécane enfourchée, il se laisse tomber sur la route et suis la pente, réintégrant les mouvements du pédalage, revenant dans la mémoire des longues échappées, peu à peu, arrive au premier embranchement, remonte péniblement, moulinant petit, en zigzag, passe un premier col, redescend, se rapproche d’un village de montagne précédé de quelque camping discret en bord de rivière ,traverse la petite ville étirée déserte jadis florissante, s’arrête pour s’envoyer un petit noir, remplit ses bidons à la fontaine, puis attaque péniblement mais résolu, escargot louvoyant, les lacets d’un autre col plus ardu, en une lenteur décomposée, saccadée, mais il a le temps, se rappelant son aisance d’antan, parvient néanmoins au sommet, retrouvant ses sensations, se laisse glisser dans la vallée, puis suit la rivière, s’arrête et sort un pique-nique du sac-à-dos. Là, il a réussi à se mettre en route vers l’Aigoual. Jadis il faisait l’aller-retour sur une journée, à présent, l’expédition est bien plus longue, il a prévu de dormir en route, une nuit, voire deux, dans un sac de couchage, dans un fossé, à l’orée d’une forêt. Vagabond.

Cette vie, non pas dans le but de passer ses dernières années à « faire le point », se réconcilier avec lui-même, en créant le sentiment d’une vie bien vécue, avec un début et une fin, un parcours continu doté de sens, se rassurer en pouvant se dire que « tout a eu une signification en s’emboîtant à la perfection », difficile à affirmer en considérant la somme  des présents successifs, mais à construire de toutes pièces, dans le recul et la méditation rétrospective, recourant aux méthodes qu’utilisent de nombreux historiens. Que du contraire, il fait ce choix d’une vie rompant presque totalement avec la distinction entre dehors et dedans pour empêcher toute synthèse, toute cristallisation. Pour s’étourdir délibérément dans le ressassement de toutes les discontinuités qui ont tissé autant que concassé sa biographie, imprévues, inclassables. Ne cherchant nullement à les expliquer, à les nouer entre elles selon un sens jusque-là caché, révélé dans l’extrême vieillesse. Se rappelant des idées lues chez Foucault, magnifiquement écrites, qui le subjuguèrent et l’exaltèrent sans pour autant qu’il en comprenne la portée, étant trop immature, à l’époque, pour ce genre de texte. Pourtant un sens l’atteignit. Du sens. « L’histoire continue, c’est le corrélat indispensable à la fonction fondatrice du sujet : la garantie que tout ce qui lui a échappé pourra lui être rendu ; la certitude que le temps ne dispersera rien sans le restituer dans une unité recomposée ; la promesse que toutes ces choses maintenues au loin par la différence, le sujet pourra un jour – sous la forme de la conscience historique – se les approprier derechef, y restaurer sa maîtrise et y trouver ce qu’on peut bien appeler sa demeure. » (p.14, La Pléiade) S’étourdir donc en sapant ce qui s’est sédimenté en sujet, en se réfugiant dans les flux épars de tout ce qui lui a échappé, en jouissant de ce que le temps à disperser sans lui imposer d’être un corps accueillant tout le recomposé, s’étourdir dans le manque délibéré d’appropriation – non sans penchant suicidaire – , le refus de maîtrise, à l’image d’une demeure ouverte à tous vents, une terrasse au bord d’une petite route de montagne.

Seul en scène, cabane éphémère de toile, souvenirs d’Ulla von Brandenburg

Mais il ne s’empêche pas de recourir à diverses protections. Si le cagnard persiste, trop impitoyable, et que la treille ne suffît plus à s’en protéger, si le temps vire à l’humide, aux brumes pénétrantes, aux averses agiles, il tend une toile de tente. Si le besoin d’intimité, parfois , refait surface, il s’arrange un isoloir léger, recourant à d’anciennes étoffes, tentures, couvre-lits, nappes, tapis lui rappelant les diverses maisons de sa vie, depuis les premières de l’enfance, celles de ses grands-parents, celles où grandirent ses enfants. Il puise aussi parmi des vestiges retrouvés dans les greniers de maisons familiales à vider, où resurgissent couvertures, draps, foulards que lui-même avait « détournés », enfant, pour ébaucher des tentes de bédouins, derrière les fauteuils du salon des grands-parents. Différentes couches. Il les fixe à un dispositif de câbles tendus entre le mur de façade, les troncs de quelques pins voisins, la structure métallique de la treille. Il peut en jouer à la manière des rideaux de scène ou d’éléments de décors légers, les abaisser, les relever, les faire froncer. Une cabane de tissus qu’il peut ériger pour une après-midi, une soirée, ou laisser en place plusieurs jours, plusieurs semaines. Mais rien ne reste statique, il déplaçe les étoffes selon son humeur, selon l’envie d’associer momentanément leurs couleurs, leurs textures et odeurs, les souvenirs dont elles sont imprégnées, fragrances délavées, presque volatisées. Un collage. Composition de drapeaux symbolisant différents territoires de son existence, trophées de terres disparues, englouties, transformées en protocoles mémoriels Une cabane dont les parois l’enveloppent d’un labyrinthe sans qu’il cherche à élucider, clarifier, non, simplement ressentir les différentes peaux, les différents lieux vécus, les différentes temporalités. Et chaque fois qu’il  joue avec ces tissus, adoptant malgré lui des tournures ritualisées, composant un patchwork éphémère le protégeant des regards indiscrets, ou organisant leur éventuel glissement furtif vers quelques détails choisis, il revit aussi – et non en amateur d’art revenant sur ses esthétiques -, les moments qu’il affectionnait jadis, dans son autre vie, face et dans les œuvres d’Ulla von Brandenburg, artiste dont il avait suivi, plus ou moins, l’évolution, depuis sa première exposition dans une galerie parisienne, le conduisant plusieurs années après, intrigué, à visiter le résultat d’une résidence dans un lieu autant marginal que pointu, laboratoire artistique installé dans une ancienne maison de maître abandonnée, dans l’esprit du squat artistique mais en plus sélec.

Au Palais de Tokyo, magie d’une exposition déconfinée, la première où il pénétra quand les musées rouvrirent

De même que l’installation sur la terrasse évoque une lanterne magique exhibant pour les estomper peu à peu toutes les ombres de sa vie, celles qu’il n’a cessé de poursuivre ou de fuir ou de retenir, avec lesquelles il n’a cessé de s’emmêler, cherchant à les identifier, à les fixer, à étreindre en elles quelque chose de vivant et d’immuable, mais toujours fuyantes, fluides, de même il avait pénétré la dernière grande exposition de l’artiste qu’il avait pu voir, une sorte de grande boîte à images faite de voiles, de drapés– appareil photographique métaphorique – donnant sur le vide, tournant à vide, capturant le vide, pénétrant donc un millefeuilles d’enveloppes, tangibles, consistantes, sans qu’il puisse établir quel en était le contenu. Était-ce l’atmosphère post-confinement, le fait que cette exposition avait été enfermée durant des mois, restée sur place pour personne, emmurée, et à présent accessible dans un musée quasiment désert ? Tout semblait « avoir eu lieu », ne restait en place qu’une série d’accessoires que l’imagination pouvait actionner, en s’aidant des cartels, exposition à jamais confinée.

C’était comme de parcourir des ruines fantomales de membranes chatoyantes. Rêver d’une promenade dans le dédale archéologique d’une ville disparue, dont les vestiges de pierre se seraient transformés en tissus, figés, insensibles à la brise. La reconstitution d’un appareillage interrompu, déserté. A l’intérieur de ces chambres et couloirs théâtraux, des objets sont éparpillés, non pas au hasard, leur place semble choisie avec soin et exprimer, ensemble, un message. Amorcer un discours. Il est inutile, cependant, de chercher à élucider ce qu’il peut bien être.

La meule de foin, construction utilitaire immémoriale, universelle, et à ce titre forme primaire, sculpture originaire, sorte d’architecture brute revêtant une connotation quasi religieuse, et mystérieuse (imaginons des êtres débarquant sur terre, ne connaissant rien à l’agriculture, découvrant un champ parsemé de ces meules). A l’ombre de ces clochers ovoïdes de foin, bien des siestes, bien des troubles, bien des rêveries ont germé. Les formes géométriques en osier, éloge des premières particules d’une science de l’espace, structures cosmogoniques, évoquant ces constructions dans lesquels se faufilent des humains pour incarner des géants carnavalesques, ici des géants aux silhouettes abstraites. Squelettes de manière de penser le monde, à l’abandon, nasses pour attraper concepts et idées. Des cannes à pêche en bambou transformées en totems, décorées de signaux de couleurs – un langage codé – reposent ici en brassée au sol, là disposés méticuleusement avec des arceaux, plus loin sont alignées contre la paroi. Il songe aux balades d’André Cadere, le bâton peint sur l’épaule. Des cordages tombés des cintres s’enroulent comme des serpents. Ailleurs, un alignement de cordes emmêlées, sortes de fœtus desséchés figurant différents noyaux vitaux, nœuds singuliers au centre de chaque destin, le dessin des errements sur soi-même en quoi souvent se résume une biographie réelle des entrailles, là où l’homme s’imagine avoir effectué une ligne droite, discontinue. Des sculptures d’étoffes ressemblent aux silhouettes d’humains agenouillés, en prière, enfermés dans des couvertures chrysalides, espérant leur transformation, leur envol dans la foi.

Les draps suspendus dessinent des ouvertures et annoncent des arrivées qui ne viendront pas, encadrent des perspectives de départs, de pertes que rien ne viendra combler. Tombés de rideaux, levés de rideau, entrée et sortie de scène, courants d’air. Certains tissus sont exposés comme des peintures, suaires imprégnés du temps qui passe, palpable dans la trame même. Plusieurs orgues portatifs, indiens, à même le sol, soupirent à intervalles déterminés, laissent échapper une vapeur musicale, elle aussi fantomale. Silhouette sonore que l’on aimerait suivre, qui se faufile insaisissable dans les coulisses.

Une trace filmographique de tout ce qui a eu lieu ou pourrait avoir lieu dans ces chambres d’étoffe est diffusée dans une salle de projection. On y voit des hommes et des femmes chanter, danser, se mouvoir, interpréter divers personnages symboliques ou incarner des principes vivants, gesticuler, moduler leurs mouvements selon des sources mentales communes, restaurer ou inventer un folklore, organiser des rites et des cérémonies, brassant les récits et images qui fluent et inspirent largement la plupart des théâtres par lesquels entrer en contact avec les forces du vivant pour se les rendre favorables, par quoi l’humain tente de s’assurer le meilleur ancrage dans son territoire naturel. Performer un brassage, un mixage de résidus rituels de tous les temps, toutes les régions, un répertoire de traditions synthétisées réinterprétées à l’infini (il songe au jeu du téléphone arabe où il ne s’agirait plus de répéter à l’oreille de son voisin de droite ce qui a été soufflé à l’oreille de gauche, mais de transmettre en geste et paroles récitées une tradition racontée, transmise oralement, d’individu à individu, depuis des millénaires, voilà, c’est toujours ça, mais c’est essoré, ça ne ressemble plus à rien). La machine rituelle tournant à vide, creuse, plus rien ne parvient à s’accrocher, à donner du sens, à justifier un mode de vie, cela ne suffit plus, l’homme a détruit son environnement, tous ses points d’ancrage. Ces mimes mythologiques ont quelque chose de désespéré, ils ne parviennent plus à inventer et à faire croire en une quelconque « origine ». Il y a quelque chose de zombie, ça brasse du vent. Le film est tourné dans un théâtre dans les Vosges. On reconnaît les objets qu’ils manipulent : nasses d’osier, cannes, meule, étoffes. Ils sont là, dans l’exposition, ils sont l’exposition, coquilles vides vibrantes. Ce vide et ce creux désignés ainsi de façon aussi poignante, comme réuni dans un mausolée léger, éphémère, dit assez l’urgence de trouver d’autres formes de vivre ensemble, de « faire société ».

Un vol d’oiseau (Juan Benet) lui inspire l’art (fragile) de la disparition 

Ainsi, sur sa terrasse, se sent-il enveloppé d’étoffes légères, lui-même de plus en plus assemblage de « tissus » au vent, découvrant que son passé, finalement, constitué de toutes sortes de connexions avec le vivant, en tant que concrétion personnalisée, se résumait à vraiment peu de choses. Sa vie désormais avec ce passé – son corps, finalement –  se borne, jour après jour, dans le « revécu » mental, déambulation assez courte à travers quelques chambres, vagues et séminales, brouillonnes et embuées, limpides ou absconses, de l’ordre du caravansérail onirique. Il lui reste à feinter, trouver une manière de disparaître tout en continuant à jouir de la vie, semer la fatale poursuivante, à la manière d’un vol d’oiseaux décrit par Juan Benêt : « As-tu déjà remarqué le vol de cette bande d’oiseaux qui évolue dans le ciel automnal en décrivant des cercles en tous sens, et qui du sol paraît animé d’une joie capricieuse mais qui en réalité obéit à une discipline stricte et secrète à laquelle se soumettent tous ses éléments pour se préparer à l’imminente et longue croisière qui les attend? As-tu observé comment une formation serrée est capable en un clin d’œil de disparaître du firmament, en tournant simplement ses ailes vers l’angle de la lumière qui les récompense d’un raccourci invisible, pour réapparaître aussitôt en un autre point comme s’il s’agissait d’une autre bande ou comme si dans le temps de son invisibilité elle jouissait de la faculté de rompre la continuité de l’espace et amorçait par cet artifice une trajectoire impossible à suivre de la terre, peut-être pour échapper à ses menaces ou peut-être seulement pour jouer avec cet œil terrien si maladroit? Il en va de même pour moi, en ce moment : l’ensemble de ce que j’ai observé pendant tout ce temps peut disparaître de mon champ en un clin d’œil, mais qui peut m’assurer que tout cela réapparaîtra, et où? »(p. 198)

Se mouvoir, sans limite bien définie, sans but précis, jouant avec cet art de la disparition, s’habituer à, performer parmi ses objets, vestiges de tout l’accumulé.

Pierre Hemptinne

Pédaler sauvage

Il fait frais quand on part très tôt, dans une lumière presque rose baignant les garrigues, le vent frisquet est bien accueilli par la peau au passage du calvaire, à la sortie du hameau Tourres. Cette lumière vive et rasante du petit matin est dynamique en ce qu’elle cohabite avec une présence accentuée de la nuit, du noir, les ombres en effet sont longues, profondes, chaque forme se découpe nettement. Ce qui est ressourçant n’est pas tellement de pédaler seul en montagne mais c’est de pédaler à travers les différentes facettes d’un large paysage et de sentir comment ces étapes distinctes du paysage fonctionnent ensemble, forment un tout. A coup de pédales et de souffle travaillé, respiration absorbant les aspects de la nature tout au long du déroulé de la route – en pédalant, il semble que l’on regarde et absorbe ce qu’il y a à voir par la respiration, par le passage du souffle et la circulation de l’air, ou que l’on respire par les yeux -, on traverse, on sent ce qui relie les garrigues au sommet aride des cols, en passant par les versants en pente douce, les lacets le long des rivières, les bourgades des contreforts, les vallées plus profondes, les forêts, les alpages… Le lacis de petites routes dans les Cévennes réactive chez moi toujours la même impression d’être un labyrinthe textuel le long duquel chuintent les pneus fins du vélo comme le doigt du lecteur néophyte qui suit mot à mot le cheminement des phrases. On ne sent jamais qu’un petit bout microscopique du texte-paysage, là où l’on se trouve fugacement et selon des caractéristiques très locales, tel aperçu sur la vallée, tel hameau, ici des jardins en terrasse, là des cris d’enfants et des sonnailles de chèvres. On pressent bien la totalité, on sent qu’elle existe, on croit l’embrasser quand on débouche à un sommet, mais c’est une impression très passagère, trompeuse, une illusion, très vite la vision d’ensemble se referme, se protège, continue à émerveiller certes, mais la vue que l’on croyait globale sur le texte-paysage reste hermétique, ne laisse embrasser que la couche extérieure, tout le sombre, toute la nuit et tous les dégradés de lumière à travers les couches de végétaux, toutes les strates langagières restent occultées, protégées. Pédaler le long des routes, monter, descendre, tourner, plonger, remonter en lacets, ne pas voir où l’on va, juste un mur végétal, cette activité de dépense consiste bien à sentir le paysage, pas le penser, ni le lire, encore moins l’élucider, surtout si l’on y met du temps, la durée, la traversée d’éléments variés du paysage, qu’on laisse venir la fatigue jusqu’à ce que ça devienne une sorte d’épreuve car c’est alors que l’on a l’impression que le corps dialogue avec le relief que présente et impose le paysage. Il faut faire avec, s’adapter, produire les efforts appropriés pour avancer, grimper et sinuer sur le chemin revient à épouser le paysage, à danser avec lui et à faire corps avec lui, à se fondre dedans. Pédaler est une sorte de danse qui se substitue à une relation rationnelle avec l’environnement. Au même titre que ce que découvre Warburg chez les Indiens et que nous rappelle Annie Le Brun : « Ce qu’il voit chez les Indiens en est d’abord la confirmation violente, amplifiée par le lointain. Avant tout, parce qu’il en acquiert la certitude physique lors des cérémonies rituelles qui lui permettent de ressentir la complexité, l’intensité et la profondeur de ce qui lie la représentation et son objet, mais aussi de le voir à travers la « représentation de la cause (qui) se déplace entre l’homme et l’animal », dans la mesure où, « au caractère incompréhensible des phénomènes naturels, l’Indien oppose sa volonté de comprendre en se transformant personnellement, en devenant lui-même cette cause des choses », Telle est pour Warburg « la plus grande conquête scientifique des Sauvages, comme on dit », résidant dans le pouvoir d’objectivation de cette métamorphose qu’il voit à la clef de toute représentation. Et c’est bien ce qui le fascine : « la danse des masques est une causalité dansée ». » Chercher une manière de pédaler qui soit équivalente à cela, dans la manière de vivre une relation momentanée avec la montagne et les routes que les hommes y ont tracé (et pas simplement « faire l’Aigoual », « faire le Ventoux »). De Pont D’Hérault jusqu’à l’observatoire de Mont Aigoual, l’ascension est progressive. La vie de la vallée se transforme petit à petit. Au début il y a de nombreuses cultures potagères où s’activent les jardiniers, oignons des Cévennes en terrasses, beaucoup d’ombres agréables. Le village de Valleraugue tout en longueur sur la rivière, un bon endroit pour ravitailler. Après, on continue sur le faux plat, la végétation se durcit et un peu plus loin les lacets commencent. La déclivité n’est pas mortelle, autour de 6%, quelques lacets un peu plus raides. Tout d’un coup on voit l’observatoire, tout là-haut, où l’on va. On se hisse lentement, on passe des feuillus aux résineux. L’air est de plus en plus vif. On passe du soleil à l’ombre. A l’Espérou, ça sent la station de ski au chômage, il y a du dégagement, des prairies. Il reste 9 kilomètres pas très durs. La forêt est superbe, pas loin il y a l’Arboretum de l’Hort-de-Dieu. Des sentiers de traverses parfois surgissent de lents randonneurs qui éveillent toujours un peu de regret : je profiterais encore mieux de cette danse pédalée sur le macadam montagneux – elle aurait plus de sens et m’emplirait de plus de significations- si je connaissais mieux, plus intimement les sentiers et les pentes de l’Aigoual, de l’intérieur. Ainsi, ça reste superficiel, un survol. L’arrivée sur le sommet pelé, à 1567, est toujours lumineuse, herbe rase, pauvre, quelques cailloux, des vaches et leurs sonnailles, peu de touristes, et des vues époustouflantes sur l’enchevêtrement textuel des cimes des Cévennes. La descente est une douce ivresse, on se laisse aller, on s’enfonce. Pour éviter de me retrouver trop vite sur des routes fréquentées, plus bas que Valleraugue, à Peyregrosse, j’ai piqué vers l’intérieur, le col de la Triballe (612), le magnifique hameau de Saint-Martial, redescente sinueuse, remontée au col de la pierre penchée (623), redescente en zigzag, passage dans un autre hameau secret, superbe, Saint-Roman-de-Codières. Il fait chaud, le goudron fond et ses émanations se mélangent avec des senteurs de pins, de lavande, de thym, de réglisse. À certains moments, des nuages de papillons se détachent de la roche et entourent la tête du promeneur. Dans chaque hameau, il est possible de remplir sa gourde, de se rafraîchir dans une fontaine. Il vaut mieux, la danse tape dans les tempes. Les volets s’entrouvrent, un vieux, une vieille dévisage l’étranger assez fou pour circuler au soleil. La descente vers Saint-Hippolyte-du-Fort, à l’ombre sous les arbres, pentes douces faciles à négocier, croisant souvent le Vidourle, l’eau vive qui chante, des potagers bien verts dans les angles de la vallée, des maisons haut perchées, d’anciennes magnaneries austères, le hameau de Cros et l’arrivée dans la ville où attendre la voiture balais. Il faut un sas de décompression quand on descend de la selle, comme si on sortait d’une bulle, on n’entend plus bien ce qui se dit, les oreilles sont couvertes d’un filtre, l’élocution est difficile, les mots sortent difficilement, les phrases s’articulent maladroitement. En faisant corps avec le texte du paysage, on s’est déshabitué du langage des hommes. (PH) – Petite route dans les Cévennes – – Une idée du panorama en haut de l’Aigoual : – Dans un village des Cévennes, cimetière et cigales : – L’ombre du cycliste sur les routes cévenoles –