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Pataugeoires temporelles & stases matricielles à Paris

Fil narratif de médiation culturelle à partir de : Des Lignes de désir, Félicités 2023 des Beaux-Arts de Paris  (Sofia Salazar Rosales, Victor Pus-Perchaud, Élise Nguyen Quoc, Gabrielle Simonpietri, Pierre Mérigot , Nina Jayasuriya , Louise Le Pape ) – A partir d’elle, Le BAL – Rebekka Deubner, Strip, Le BAL – Ulla von Brandenburg, la fenêtre s’ouvre comme une orange, Fondation d’entreprise Pernod Ricard – jour de naissance – flâneries parisiennes – Daniel S. Milo, La survie des médiocres. Critique du darwinisme et du capitalisme. Gallimard 2024 – Le Riesling d’Olivier, Les Vins Pirouettes – ergonomie cycliste – (…) –

L’appel de la grande ville. Signal de migration, remonter le temps. Chimérique espoir d’aller modifier le passé, revenir sur le déroulé de sa vie, agir rétrospectivement sur le futur. Repenser sa naissance au monde.

Quelle aventure, s’extraire de sa terrasse, de la colline, du hameau où il s’est enchâssé! Pour « remonter » vers Paris, ça le prend impérieusement, à la manière du signal qui déclenche l’exode rituel des espèces migratrices. C’est l’approche du jour de sa naissance qui, confusément, impulse cet appel d’un voyage dans le temps, revenir en arrière, dans les plis matriciels du destin, essayer d’en modifier certains traits, agir a posteriori sur les choix effectués autrefois, à l’aveugle. Ou plus simplement, en se rapprochant des strates anciennes, en retrouver le sens, de plus en plus évaporé. Renouer avec un lieu fantasmé, très tôt, dès l’adolescence, investi de multiples rêves et projections, ensuite arpenté tant de fois, jungle de sollicitations culturelles, intellectuelles, sensuelles, formatrices. Durant des années, territoire de flâneries régulières et d’économie buissonnière délibérée, forcenée même, qui a modélisé sa cartographie sensible, forgé son attention aux symboliques ambiantes. Lieu d’espérance, de possibles diffus, de hasards et de bifurcations qu’il n’imaginait pas se produire ailleurs que dans cette grande trame parisienne, dense, décor idéal d’errance solitaire dans la foule, ressasser dans le bruit continu, murmurer dans l’agitation permanente, gamberger, monologuer les multiples hypothèses de son futur, profiler projet après projet, tirage de plans sur la comète, aiguiser le désir de les communiquer, épuiser les ressorts rhétoriques, traquer sa propre pédagogie du changement perpétuel, triomphant, sans cesse « se projeter dans ce qui n’existe pas » encore. 

Et allez, ouste, il s’extirpe de la stase cévenole, les premiers gestes sont les plus âpres, contre sa nature ! Rassembler un bagage sommaire, se représenter mentalement les différentes étapes du processus de déplacement, l’enchaînement des mouvements auquel s’astreindre, une fois mis en branle, hop, c’est parti, cahin-caha, un peu zombie, à vélo jusqu’au village, ranger la bécane chez le garagiste du coin, désœuvré, rejoindre au bistrot la permacultrice qui descend vendre ses légumes au marché de la ville, après un petit noir au comptoir, se caler entre les cageots, puis, en bas, sur un quai périphérique, près des grandes surfaces, poireauter à l’aubette du bus, et ensuite enchaîner, avec persévérance, bus, train. Voyage de nuit. Dans le train, entouré de personnes mi-éveillées, mi-endormies, absorbées dans leurs écrans ou leurs casques de réalité virtuelle. En ce qui le concerne, somnolence bercée par quelques rengaines-squelettes de Roscoe Mitchell, réécoutées quelques jours plus tôt, devenues obsédantes, sorte de mantra elliptique favorisant le retournement temporel progressif, par infimes rotations.

Félicité-e-s des Beaux-Arts de Paris. Technologie immersive vs médiation, contagion. Seul dans les salles. Plasticité inattendue de matériaux de récupération, frontière floue entre animé et inanomé. Des intérieurs, des intimités, des chambres à soi, illuminés par l’aube du Tout-Monde.

Une fois débarqué, traîner, revoir les rues connues, humer, épars, ce qu’il a été, ici. Mais, à sa grande surprise, fendre la foule téléguidée par ses écrans ou longer les terrasses des cafés remplie de gens quasiment tous équipés de leur casque de réalité virtuelle, « ah ouais, quand même, ça ne s’est pas arrangé ». Il parvient à la Seine et s’engouffre dans l’exposition de jeunes diplômés-e-s des Beaux-Arts. Dans le hall de l’accueil, immense, de nombreux sofas et tables basses, la plupart des visiteurs sont attroupés là, affairés, silencieux, agités de gestes somnambules. Il lui faut du temps pour comprendre : ils-elles n’entreront pas physiquement dans l’espace d’exposition, ça ne semble plus l’usage, tous sont équipés de casques, ils-elles vont à la rencontre des œuvres virtuellement, via l’immersion technologique. C’est ce qu’est devenue la médiation culturelle. Incroyable. Effrayant. Il sera quasiment seul dans les salles à se présenter devant les œuvres nues, à l’ancienne ! En guise d’amorce, à la manière de ces sculptures monumentales placées sur des ronds-points, il admire l’expression d’une plasticité autonome, animale, que des matériaux de construction, d’une souplesse inattendue dans leur torsion, ont gagné et détournée au contact de l’humain, modifiant ainsi les frontières entre animé et inanimé (sculptures de Sofia Salazar Rosales). Dans un recoin, face aux peintures de Victor Pus-Perchaud, explorant la timidité face l’immensité, à travers la solitude dans un meublé miroitant, assoupi mais palpitant de ses fenêtres, objets patinés et jeux vidéos, il y a la reconstitution d’un espace intérieur – on dirait un coin squatté par quelqu’un vivant réellement dans l’expo –, savates et hauts-talons (en céramique) éparpillés, sofa où se recroqueviller, traversé de grandes aiguilles tatouant l’intime de différents héritages culturels, esquisse domestique d’un Tout-Monde épidermique, version poétique de la chambre à soi comme matrice de sacralisation du banal, de rêve terrestre revitalisé (Nina Jayasuriya). 

Félicité-e-s des Beaux-Arts de Paris. Frottis au Bic dans la matrice de l’informel. Membranes d’images passées, entre visible et invisible. Raconter ce qui n’est pas soi. Organologie associant rebuts, technologies détournées, déchets végétaux. Une chapelle où boivent les oiseaux.

Traquant dans sa production personnelle de photos, ou dans le trop-plein visuel qui défile, ce qui y apparaît comme « hors image », sans identité, manifestation de l’informe et de l’innommable que les photographes ne voient pas venir dans leur objectif, Elise Nguyen Quoc autopsie ces volumes et ces lignes sans signification, vagues, et pourtant indispensables au sens général de l’image. Alors qu’en général le cerveau guide la main qui dessine pour l’aider à copier ce qui est vu, elle déjoue ce mécanisme, ne cherche pas à mimer l’informe tel que révélé, mais demande à la main de débusquer la manière dont cette fibre brute surgit dans le psychisme, de nulle part, elle effectue des gestes et des manipulations qu’elle imagine correspondre à la cristallisation de ces rebuts iconiques, détails, superflus, angles morts du visuel. Elle se met à la place de l’informel, reflue vers un point de vue qui précède toute interprétation, fausse compagnie au réflexe de plaquer une signification préconçue sur tout ce que l’on voit et entend. Elle grave Bic sur bois, comme grattant une couche de cire sous laquelle devrait apparaître un message, un visage, un paysage, un plan, une trame explosive. Rien de prévisible. Calligraphie à l’arrache au fond d’une caverne aveugle. « De cette façon, alors peut-être, je pourrais rencontrer quelque chose qui n’est absolument pas moi ». Mais en elle. Ce qui souligne une tournure d’esprit tournant le dos aux priorités données à ce que l’on connaît déjà, au même que soi, à tout ce qui relève d’un « chez soi » bien séparé du différent.

Gabrielle Simonpietri récupère des écrans de sérigraphie usagés, abîmés. L’écran de sérigraphie, c’est un cadre et un tissu tendu, autrefois de la soie, à travers lequel transite la couleur qui va former l’image. C’est la membrane à travers laquelle l’image passe de l’invisible au visible, membrane accoucheuse. Elle récupère ces fantômes témoignant du trajet de l’image à travers le filtre qui les révèle, les assemble en patchwork, vaste rideau qui évoque des cabanes de toiles, fragiles, la cabane comme métaphore d’un imaginaire qui assemble et désassemble arbitrairement des canevas usagés, de passages. « De cette façon, alors peut-être, je pourrais rencontrer quelque chose qui n’est absolument pas moi ». Quelque chose d’antérieur au formatage de l’image. Pierre Mérigot confronte science et art, à la manière des insectes fabriquant leur milieu, il « orchestre un processus aller-retour entre le dessin, la nature, l’organique, le numérique et la machine, invitant à repenser notre interdépendance dans un monde où nous sommes autant cellule que rouage. » Il compose des tableaux à partir de déchets urbains, industriels, de rebuts végétaux, autant de « vestiges d’habitats » disparates et les agence sous forme de réseaux, archéologie d’organisations refoulées entre humains et non-humains, bifurcations pour réinvestir l’histoire des techniques vers des futurs autres que capitalistes. 

Il rêve et se recueille longtemps – il lui semble être là proche d’un nouveau point de migration – dans la pénombre où Louise Le Pape a déposé, taillés dans la pierre, des abreuvoirs à oiseaux, vides, accompagnés de runes gravées attestant d’une civilisation ornithologique effacée, tandis que l’espace est envahi, strié, tissé de sons d’écholocation de chauve-souris, chapelle où retrouver le sens d’une orientation, juste et interspéciste, au sein du vivant. De tout cela, parmi d’autres œuvres tout autant stimulantes, lui vient un puissant enthousiasme pour l’amplification du soin apporté au peu visible par la jeunesse artiste. Il se défoule alors sur les cordes de harpe tendues dans l’installation de bois flottés de Marc Lohner, symbole d’une forêt échouée dont les troncs et les branches résonnent des prosodies de tous les naufrages, passés, présents et à venir, rappelant qu’une société qui réprime les flux migratoires n’a rien compris à la vie sur terre et court à sa perte.

Il ressort de là, ragaillardi, rajeuni par la tonicité de la nouvelle génération, de ces nouveaux parcours qui démarrent, autant de pistes à suivre dans les années qui viennent. Pour lui, ça éveille plusieurs attentes, voir comment ces artistes vont évoluer, projection matricielle de lignes de désir, à venir. Par contre, accablé, effrayé, par le spectacle du public encasqué dans leur technologie d’immersion esthétique. Il s’éloigne en outre avec le sentiment d’un rituel accompli, fouillant sa mémoire : « quand était-ce, ma première fois voir les Félicités ? C’était Laurent Busine, curateur. » Peine perdue, il n’est plus copain avec les dates. Par contre, il y a toujours repéré des noms qu’il n’a cessé ensuite de suivre, Bertille Bak, par exemple, dont chaque nouvelle expo le réjouit. 

Flâneries. La digestion lente d’une exposition. Lumière des jasmins. Rencontre avec un vin Pirouette. Immersion en cuisine. L’ivresse emporte tout.

Il traîne la patte et s’en va déposer ses affaires à l’hôtel où, ayant acquis une prime de fidélité tout au long des années fastes, on lui réserve pour trois fois rien un cagibi avec un fauteuil-relax où étendre son sac de couchage, un évier, une toilette, sous les combles. Il aime revoir et papoter avec les préposé-es à la réception, le personnel d’entretien, toute l’équipe qui le reconnaît, est contente de sa visite. Ensuite, il repart dans les rues, à la recherche d’une enclave hors du temps, un méandre oublié, substituer la stase parisienne à la stase cévenole. Il s’enfonce entre vieilles maisons, logements sociaux, boutiques à l’abandon, ateliers marginaux d’industries créatives, infrastructures collectives, culturelles ou sportives, populaires. A un embranchement, il s’arrête, regard happé par des émulsions citron dans le gris, au loin, jaillissant des parois d’une cité grise. C’est le panache jaune de deux trois jasmins, lumineux, tellement encastrés dans l’artificialisation urbaine qu’ils semblent eux-mêmes postiches, plastiques. Il constate alors qu’il est au pied d’un arbre, toujours dénudé par l’hiver, où deux ouvriers sarclent la terre rare entre les racines, et où chante un merle, si fort qu’il le croirait amplifié, si archétypique qu’il ne l’avait pas capté (trop beau pour être vrai). Ah, toujours le merle ! Qui le resitue dans son lointain jardin, et dans plusieurs tissus textuels, dont le très beau « En invité » de Peter Kurzeck, où le narrateur ponctue le récit de ses cheminements francfortois en signalant, en cette période de mars, chaque merle rencontré. « Et donc les merles comme si nous étions présents avec eux quand ils sont arrivés chez les hommes. » (p361) Il suit l’envolée du merle et son regard s’arrête, en face, sur la devanture d’un vieux bistrot, tout à fait engageant. Allez, hop, il est temps de s’attabler, s’hydrater. Déjà, le voici épaté, réjoui, face au fameux blanc d’Alsace, plutôt orange, blanc de macération, Pirouettes, qui porte bien son nom. Retrouvailles inopinées, espérées, dans Pirouette se reflète de lointaines et bienfaisantes libations. Servi au fût, c’est l’impression d’une source inépuisable, en direct de la vigne. C’est frais, d’une couleur mélancolique, un peu trouble, légers arômes prunes et cannelles, raisin un peu fumé, complexe et franc à la fois, ça coule avec du corps et quelques cabrioles. Une ivresse ambrée le submerge lentement mais sûrement. Il largue les amarres. Plus de mots, plus de langage raisonné dans la tête, il sirote, feuillette le catalogue de l’exposition, confronte photos et textes à ce qu’il a vu, ressenti, enregistré. Il décante, digère l‘expérience esthétique. Ce qu’il a vu et retenu lentement se décompose, glisse dans les profondeurs, s’agrège au souvenir d’autres œuvres qui s’y trouvent déjà transformées en humus de l’imaginaire. Une couche de plus en plus épaisse. Vague, de plus en plus vague, il goûte le bien-être dans le rien, son regard plane autour d’une jeune américaine cambrée avec ostentation, seins nus pointés sous une maille transparente. Le temps passe, l’ambiance change autour de lui. Une équipe de jeunes cuistots et serveuses s’active à la préparation du dîner. Une tension joyeuse monte. La cuisine étant exigüe, ils-elles travaillent à même les tables du bistrot. Ca ressemble à un atelier participatif. Il entend que manque une petite main, malade. Des envies le prennent. De verre en verre, de fil en aiguille, il en vient à proposer ses services. Hésitation. Palabres. Allez, juste un peu, essayons. Il se retrouve à couper en fine mirepoix courges, panais, carottes, céleris. Hilare, dopé par Pirouette, pas bavard, concentré, juste des onomatopées, fondus dans l’atmosphère et les énergies centripètes de toute l’équipe. On lui demande de goûter, il se retrouve avec une assiette de légume en tempura à grignoter. Il assiste, dans un coin, au lancement du service, les premières tables. Pendant le coup de feu, il donne un coup de main pour débarrasser, plonger. Pirouette toujours, Pirouette après Pirouette. Il ne sait plus comment il regagne l’hôtel.

Jour de naissance. Adoration des vélos-fusées. Pourtant, le capitalisme pourrit tout avec l’invention pour l’invention, la nouveauté pour la nouveauté, toujours plus, sans autre fin que de produire et faire consommer, épuiser l’environnement. Mais, avec un vélo-fusée, on peut s’échapper !?

Il se réveille, ça y est, le jour de naissance. Il a hâte d’être dehors, de vivre cette journée en se laissant porter, curieux de tout, perméable, ouvert à tout. Tiens, voilà une boutique de vélos où il venait mater les derniers modèles et acheter des équipements. Il entre admirer les mécaniques rutilantes. Aux cimaises, des machines sidérantes. Déjà, à l’époque, « de son temps », avec son dernier vélo de pro, il lui semblait que l’aérodynamisme avait atteint ses limites. Et là, il constate que ça n’a cessé de se perfectionner, d’aller toujours plus loin, reflétant le délire incessant de la performance, exprimé dans le design. L’aliénation qui oblige à produire toujours du neuf, du « plus ». Ca confine quasiment au débile. Tyrannie de la nouveauté, de l’invention dernier cri, levure chimique du marché, consumériste. « L’innovation pour l’innovation est très prisée, et de nombreuses idées futiles sont écologiquement onéreuses. » Le capitalise justifie cette course à l’innovation par l’obligation de s’adapter à l’environnement changeant, par les mécanismes de la sélection naturelle. Il serait plus juste d’inverser cette logique mortifère : « si notre environnement change perpétuellement, c’est surtout à cause de la ferveur innovatrice » et de ses impacts destructeurs. Mais, il le reconnaît, même contrit, ça accouche de vélos magnifiques (pour lui), qui l’épatent, presque irréels, immatériels, épures ultimes. Ah, comme il aimerait s’affûter sur cette machine, faire corps avec une telle fusée, il se dit qu’il pourrait encore filer, limite immortel, défier le temps, infiltrer une autre dimension. Ces ergonomies semblent à même de propulser le corps qui s’y confie en d’insoupçonnées régénérescences.

Le BAL, célébration de celle d’où tout est parti. Roland Barthes rêve d’elle. Anri Sala, étudiant, filme-enquête sur la jeunesse idéaliste de sa mère, le désir de faire des enfants pour changer le monde.

Le soleil bouscule la fin d’hiver, et le voici devant la porte du BAL, regardant l’affiche de et lisant avec émotion le titre de l’exposition en cours « à partir d’elle ». Ca tombe bien. Lors de ce jour particulier, où chaque cellule se remémore d’où elle vient, il cherche toujours à rejoindre sa mère le matin où elle lui donna naissance, à imaginer comment elle passa les premières heures avec lui, son père avec elle, ses grands frères et sœur. C’est une expo qui avive les souvenirs d’être un né un jour de quelqu’un, qui déplient et racontent la naissance toujours continuée, non pas un jour et heure précise, mais quelque chose qui ne cesse de se produire, à travers le flux relationnel de celle qui enfante. C’est un ensemble de travaux d’artistes explorant la relation à leur mère, organisés en toile hétérogène autour des phrases de Roland Barthes dans « La chambre claire ». « « Car je rêve souvent d’elle (je ne rêve que d’elle), mais ce n’est jamais tout à fait elle : elle a parfois, dans le rêve, quelque chose d’un peu déplacé, d’excessif : par exemple, enjouée, ou désinvolte – ce qu’elle n’était jamais ; ou encore, je sais que c’est elle, mais je ne vois pas ses traits (mais voit-on, en rêve, ou sait-on ?) : je rêve d’elle, je ne la rêve pas. » (Catalogue d’exposition) Il est vite happé par la vidéo d’Anri Sala. Encore étudiant, et à partir de films d’archives sans son où il découvre sa mère, il enquête sur son engagement au sein de la Jeunesse Albanaises, vouant un culte au dictateur, il reconstitue le contexte, confronte sa mère à cette scène d’un vaste congrès où on la voit prendre la parole. (Il s’acharne un peu sur la dimension « compromission » de la jeunesse passée, lui qui aujourd’hui n’a aucun état d’âme à investir la Bourse de commerce !) C’est un film touchant sur le choc, un peu universel, entre cynisme d’un régime et pureté idéaliste d’une adolescente. Mais lui, il rêve devant le film, à la magie de revoir sa propre mère, jeune, éclatante, animée du même désir, diffus, non militant, de faire advenir un monde meilleur pour tous et toutes. Ce désir de faire des enfants, transmettre le rêve d’un monde meilleur à une nouvelle génération. Comme il aimerait avoir les moyens de s’engager dans un film-enquête sur la jeunesse de sa mère, telle qu’elle était à vingt ans, rêveuse, amoureuse, habitée des ondes positives qu’elle avait envie de transmettre.

Le BAL, « à partir d’elle ». Rebekka Deubner, les vêtements de sa mère, vues aériennes de l’arrière-pays maternel. Présence de la morte. Forêt de tissus. Larmes.

Il est surtout bouleversé par les photomontages de Rebekka Deubner. Son jeu de passe-passe, cache-cache, avec les vêtements de sa mère défunte, manipulations tendres, à l’affût du frisson sacré, effets de revenance, manipulations bousculant le non-dit de l’absence. L’ensemble est intitulé « strip », strip d’elle s’habillant et se déshabillant de sa mère, mais où le mot « strip » en évoque un autre, « spirit ». Les vêtements portent la marque du corps qu’ils ont habillé, une usure raffinée qui semble un ajout plutôt qu’une perte de substance, l’empreinte de l’âme, une buée encore tiède dans les fibres textiles. Une patine trouble des teintures et des trames. En touchant ces habits, elle frôle la disparue, elle palpe ce qui l’attachait à elle et qui correspond à l’incommensurable de la mère, tout ce qu’on ne saura jamais sur sa mère et en assure le rayonnement surnaturel. Ces vêtements, elle les pose sur du papier sensible. Ils sont pliés ou dépliés, panoramiques ou détaillés, mis en scène, de manière à faire ressortir les caractéristiques qui font qu’ils sont encrés dans la mémoire. Une encolure, une échancrure, des boutonnières, des manches, des poignets, un cordon, une agrafe, un liséré, des bretelles, une épaule, une jambe, une couture, une ligne brodée, des motifs parsemés comme fines fleurs de champs ou de rares labours géométriques, des gazes translucides, des façons de voler autour ou d’épouser les formes au plus près. Toute une syntaxe poétique de l’absence et de la présence. Elle manipule les reliques avec des gestes de réanimation, qui ramènent l’inerte à la vie. Ensuite, elle les balaie de lumière comme pour les scanner, les passer au rayon X, voir ce qu’ils cachent, activer, débusquer les particules fantomatiques qui y prolifèrent. Cela donne autant de « saint suaire » parcellaires, de parties corporelles réincarnées dans de l’aérien, différentes strates géologiques de l’immatérialité maternelle. Autant d’images spectrales qui cartographient en icônes l’attachement cosmologique à sa mère. Cela évoque des matières oniriques, contours d’organes imaginaires, hybrides, où se joignent l’entité mère et l’entité fille. Un nuancier enchanté d’un au-delà apaisant, commun. La traduction graphique de ce qui s’imprime en elle chaque fois que ses mains touchent plongent dans ces étoffes intimes, la cherchant. C’est une collection de vues aériennes de l’arrière-pays maternel, là, soudain, si réel, réellement révélé, et décidément radicalement inaccessible. Cette inaccessibilité frustrante qui pousse d’autre part l’artiste à la performance filmée où elle enfile un à un, effectuant une infinité de gestes rituels, de réincarnation, les vêtements maternels, couche sur couche, où elle s’enfouit sous leur accumulation, terrier de pelures parfumées, habitées, amoncellement de doudous, sculpture matricielle. Dans la publication reprenant la série des photogrammes, ces mots magnifiques de Juliette Rousseau : « La mort est absence, l’étoffe est présence. La mort est présence, l’étoffe de la mort est absence. Au carrefour de tes étoffes mon corps sait ce qu’il sent, sent qu’il sait : tes vêtements disent que tu n’es plus là mais que tu l’as été, mon corps dit que tu n’es plus là mais que tu l’es encore. La matière de tes tissus fait forêt.»

Tout au long de l’exposition, les œuvres l’aident à imaginer ce qu’aurait pu être sa relation avec sa mère si elle avait vécu, si il avait eu le temps de la connaître. Cela l’apaise et en même temps, exacerbe sa mélancolie, à la limite du supportable et des larmes. Elles montèrent devant les grands portraits en lévitation, tenus à rien, ondulant faiblement au gré d’une respiration de plus en plus ténue, vielle dame paisible assoupie, regardée et photographiée par son fils, Paul Graham, sidéré et recueilli, plein d’amour, face au glissement inéluctable, progressif, dans le dernier sommeil, l’adieu.

Retrouvailles avec les voiles peintes d’Ulla von Brandeburg. Venues des étoiles, une yourte enchantée, posée dans le vide. Un vide qui travaille, où fermente de l’espoir.

Les yeux brouillés, sans âge, vieux mais toujours gamin près de sa mère, il s’éloigne dans la rue d’Amsterdam, aveuglante de soleil, c’est aller sans voir vers quoi il marche, vers un point où tout est fusion. Marcher sans se rendre compte qu’il marche. Léviter. N’est-ce pas dans cette rue qu’a habité Jacques Roubaud ? Il arrive à la Fondation Ricard, mon dieu, encore un bâtiment amiral, ostentatoire, plein de fric. Pas écrasant, pourtant, reconnaît-il, une certaine légèreté, une façade même pleine de fraîcheur ! N’empêche, ces théâtres du pouvoir du fric, dans leur rôle de temple de l’art contemporain, prive celui-ci de toute force subversive, de toute chance de peser sur un changement d’imaginaire sociétal Il vient y voir une nouvelle installation d’Ulla von Brandenburg. C’est aussi rituel. Il a toujours essayé de voir ses nouveautés depuis la découverte qu’il en fit en 2009 au Frac/Ile de France (« Name of number »). Jusqu’à l’exposition incroyable confinée en 2020 au Palais de Tokyo. Depuis, il y a du « ulla von brandeburg » en lui, la façon dont, avec ses toiles peintes, elle métamorphose le vide en poumon vital, délimite un espace où, des coulisses du néant, se trame « quelque chose » de palpable, est intégré à ses modes de sentir et de penser. Il retourne voir la continuation du récit de la scène vacante, flottante entre les toiles du possible, non pas en attente de quelque chose de neuf, de nouveau, mais pour la continuation, la constance et la permanence, pour entretenir « l’organe ulla von brandeburg » désormais enchâssé dans son métabolisme, en aiguiser les facultés divinatoires face au passé, au futur. Dans sa pulsion monologuiste, tenace, à se dire toutes les formes désirées du futur, comme il égrènerait un chapelet, le mode opératoire de ces voilages peints, intériorisé, est pour lui fondamentale. Une théâtralisation de la page blanche, une scénographie de l’apparition, qui organise la circulation entre différents chambres vierges où accoucher ce qui vient, réécrire ce qui a eu lieu, réviser sa mémoire, trier. Les toiles peintes et leurs cordages, ménageant passages et fermetures, invitant à se faufiler entre les membranes, installent une envie d’appareiller en toute intériorité. Le dédale matriciel des rideaux colorés métaphorise un vers d’Apollinaire, « la fenêtre s’ouvre comme une orange ». Il y déambule dans cette fenêtre épluchée, dans ce flot de vitamine, dans cette orange juteuse. A l’intérieur, différentes petites scènes remontent de l’abîme,  s’animent sur des écrans. Des scénettes jouées en boucle. Pour l’éternité. Des chorégraphies infimes qui font tenir l’ensemble. Des personnages circassiens effectuent des tours de magie. Ils ont ces affectations d’êtres capables de maîtriser disparition et réapparition, de s’éclipser et de revenir, identiques ou métamorphosés. En montrant tout, bien qu’escamotant le « truc ». Ils jouent avec les voilages d’Ulla von Brandenburg. Ils en font ressortir la dimension hypnotique, la faculté de bouleverser nos relations aux formes et couleurs, de faire vaciller vers d’autres dimensions du vivre, de rendre visible ou invisible. Ou ils s’échangent sans fin une série d’objets symboliques, orchestrant une circulation de valeurs occultes, oniriques, révélant au cœur des choses, une économie de l’immatériel, du non rationnel, en lieu et place de l’économie marchande et de la mathématisation absolue du vivant. Ils révèlent l’arbitraire de tout arcane économique, monde d’illusion dont on peut s’éveiller. Ces vidéos, pourtant réalisées par l’artiste, donnent l’impression d’être des archives très anciennes, exhumées par hasard, transmettant par le visuel suggestif, une série de savoirs reniés, censurés par la modernité et dont le besoin se fait cruellement sentir face à l’inhabitabilité croissante de la planète. L’organisation des vastes toiles peinturlurées, en une géométrie cabalistique, facilite le cheminement et les retrouvailles avec ces savoirs intuitifs, ancestraux, et qui soignent, brillent comme l’étoile du berger, indique à chacun-e des routes salutaires à inventer, tracer selon sa sensibilité. Des chapelles nomades – air de famille avec des entrailles de yourtes – radieuses d’espoir interstitiel.

Déstabilisé par toutes les émotions esthétiques. Attendre que le corps les absorbe. Tête de veau et rouge de Loire. Brasserie pleine de fantômes du XIXème. Matrice continue de ses lectures de jeunesse qui continuent à déterminer son appareil sensible.

Il est comble. Il a fait le plein d’émotions esthétiques, de nouvelles images. Il trottine  fourbu, longuement, s’assied sur un banc dans un square. Écoute, regarde, vague. Ne pense à rien. Il digère. Somnole. Le jour décline déjà. Il repart fourbu, lent. Il a sorti un vieux plan de Paris, en papier. Alors que les milliers de touristes s’orientent autour de lui grâce à leur casque connecté. Il multiplie les pauses café noir. Se reconstitue, remonte la pente. Le soir tombe. Il échoue finalement dans une vieille brasserie, décor inchangé depuis 1854, 11 ans avant la mort de Baudelaire. Bien assis sur la banquette, il s’abîme dans la contemplation de la vaisselle sans âge, de la serviette blanche épaisse, des couverts en argent, aux confins du paysage et du monochrome, blason figuratif sous la neige, horizon qui lui procure un bien-être fou, la sensation d’un confort immense. Un foyer. Un centre. Sa soif de vin rouge de Loire est immense, tyrannique, le sommelier, prévenant, le comprend à merveille, il a tout ce qu’il faut. Alors, il s’abandonne aux substrats littéraires qui hantent sa mémoire (et même ce qu’il y a en dessous de celle-ci, l’innommable, l’informe tel que le gratte au BIC la jeune Félicitée Nguyen Quoc), en pagaille, vestiges des auteurs du XIXème qu’il dévorait inlassablement dans sa jeunesse, des plus connus aux plus obscurs (ce qui, bien plus tard, lui permit de comprendre plus facilement la notion de « champ littéraire » de Bourdieu). Un autre aspect de la matrice qui l’enfante, toujours, jour après jour, dieu sait combien de ses synapses se sont établies en fonction de ces lectures (au gré des empathies ou aversion pour les personnages, les situations, les spécificités stylistiques, au fil des efforts produits pour saisir le monde décrit, exploré, les règles de vie d’une autre époque) !? Il se plaît à en imaginer auteurs et protagonistes évoluer dans le décor où il se trouve, se livrant à de vagues pratiques spirites, attendant avec une impatience douce l’arrivée de la cocotte noire au fumet venu tout droit de la cuisine lointaine de sa grand-mère, une tête de veau, cervelle comprise, plat traditionnel inspirant de nombreuses confréries, évoqué par Flaubert dans L’Éducation sentimentale, dont Alexandre Dumas consigna une grande variété de préparations. Ca y est, il touche au but, son jour de naissance n’a plus de fin, se perd dans la nuit, ses lustres, ses miroirs, il patauge avec bonheur dans l’indistinction de ce qui fut, de ce qui vient, de ce qui est, « s’efforçant juste de persévérer dans son être », comme disait l’autre.

Pierre Hemptinne

Une terrasse déconfinée, fin disparue

Fil narratif à partir de : souvenirs des Cévennes, image, confinement, fatigue, lecture et relecture (Juan Benêt, Tu reviendra à Région, Dans la pénombre, Michel Foucault, Archéologie du savoir), exposition (Ulla von Brandenburg, Le milieu est bleu, Palais de Tokyo)…

Se délocaliser, un « balcon en forêt » à lui, réaction au confinement, se situer au bord des chemins

Au cœur du confinement lié à l’épidémie du Covid-19, il se trouve percuté – par hasard, le logiciel « photo » de l’ordinateur sélectionnant aléatoirement, de temps en temps, une image qu’il ramène au premier plan , à la manière d’une carte postale virtuelle expédiée de nulle part – par une photo de terrasse en Cévennes. L’envie furieuse s’élabora alors de transformer l’actuel confinement en mode de vie future, en plein air. Une promesse qu’il se fit à lui-même. Plusieurs années plus tard, avec les dérisoires économies de toute une vie, l’heure de la retraite arrivée, après tergiversations – avec quoi vivre une fois la tirelire cassée et vidée ? -, il devient propriétaire effectif d’une terrasse en Cévennes où, selon l’expression consacrée, terminer ses jours. Un geste sans retour lui rappelant l’impétuosité de sa jeunesse, la fascination romantique qu’exerçait les intrépides « brûlant leurs vaisseaux »… Illusion, au cœur de la vieillesse, d’un « je n’ai pas changé », « je suis toujours capable de ». Tout en sachant que tout s’est déplacé, irrémédiablement, qu’il n’y a plus de marge, le « toute la vie devant soi » a fondu aussi radicalement que les glaciers, les icebergs attaqués par le réchauffement. La masse de l’irrémédiable, jadis infime, indifférente, a enflé, devenue féroce et sans pitié. Il lui faut l’amadouer, la rendre indolore. Son périmètre de résistance et de survie devient ce genre de terrasse qu’il avait observé avec tant d’envie lors des innombrables heures passées à sillonner les routes cévenoles à vélo, année après année, s’enracinant un imaginaire, là, au gré de ce qu’on appelle les vacances, créant cet ailleurs intime qui devenait son « chez lui ». L’agence immobilière contactée n’eut pas beaucoup de mal à lui faire des propositions concrètes sur base de sa description idéale de l’objet convoité. Avant tout, il fallait qu’elle surplombe une petite route. Pas comme un poste de contrôle ou une vigie intrusive, mais comme intégrée, « camouflée » dans les taillis, la forêt, les rochers courant le long des chemins. Il fallait, qu’installé sur cette terrasse, à travers le rideau végétal, son regard puisse tomber sur le ruban de macadam, non pas statique, mais tapis roulant conduisant à tel embranchement, puis tel carrefour, ensuite telle ou telle bifurcation, tel village, tel giratoire, tel tournant, et qu’en contemplant ce banal goudron, il se sente relié à l’ensemble des cheminements qui permettent d’atteindre le sommet de l’Aigoual et, qu’à l’un ou l’autre moment de sa vie, il aura déjà exploré. Dès lors, autant de « chemins intérieurs », empreintes qu’il explore au fil de ses méditations ou « absences » (le regard vague, dans le vide). Il aimera aussi entendre passer voitures, marcheurs, cyclistes, cavaliers, randonneurs avec âne et, selon leur « ombre » bruitiste, leur vitesse ou lenteur, le son de leur déplacement, le ton de leurs conversations, aiguiser le sens de l’interprétation animale, deviner s’il s’agit de déplacements utilitaires, de trajets coutumiers entre deux hameaux, de balades improvisées ou d’excursions au long cours, de touristes ou de vrais pèlerins. Le timbre trahissant, chez les passantes et passantes, différentes manières de se sentir dans le paysage, reflétant, à la manière d’une chambre d’échos individualisée, l’ampleur de l’immersion imaginaire dans les Cévennes, individus indifférents (qu’ils soient là ou ailleurs, peu leur importe) ou résonants dans leur bulle cosmologique.

La houle textuelle où s’ancrer pour ce qu’il reste à vivre!

Capter ces ondes, mêlées aux murmures incessants et pluriels de la faune, de la flore, au silencieux mugissement des vallées – semblable à l’aura marin des infinis de vagues et d’écume -, voilà le texte , la houle dans laquelle il entend vivre encore, embrouillant toute linéarité, sans fil conducteur, rien qu’une multitude de récits entrecroisés, sans début ni fin, ni suspens, une immobilité active lui rappelant ses meilleures lectures de romans. Quand tout le corps est imaginaire et semble atteindre une intensité exceptionnelle. Capter tout ça depuis la nacelle poreuse de sa terrasse, mur et toit confiés aux lianes d’une treille luxuriante, longtemps sauvegardée de toute taille humaine, ayant poussé comme bon lui semble, s’abandonnant au plaisir de tout envahir, tout envelopper. Du côté de la route qui, à cet endroit, longe le vide et amorce une courbe vers le cœur du village, une robuste barrière en fer forgé, envahie partiellement par le liseron, permet de s’accouder, de rester aux aguets sans se fatiguer. Contre les formes courbées du fer ouvragé, quelques grandes jarres de poteries débordent de cactées, de plantes aromatiques. Au bout, des buissons florissants de laurier-rose séparent terrasse et mini-potager. A cette extrémité, un barbecue est aménagé dans le mur, avec une cheminée en maçonnerie. Le sol est carrelé de pierres usées. Au centre, une table ronde en ciment vieilli, craquelé, le plateau étant une sorte de mandala éraillé, mosaïque de petits bouts de terre cuite de teintes diverses, débris de vaisselle accumulés au long d’une vie, le tout bricolé par d’anciens propriétaires sans doute décédés. Une bâche en plastique recouvre une partie de la terrasse, sous la treille, et peut se dérouler pour fermer l’espace aux vents remontant de la vallée. Un hamac pour savourer l’abandon au lieu, léviter en sa cosmologie renouvelée.

Un vélo de course est suspendu, comme dans les cintres d’un théâtre, à deux crochets, sous l’auvent qui borde la façade. Cuissard et maillots posés sur le cadre, casque accroché au guidon. Dans le coin, souliers et pompe à pied. La porte qui semble ne jamais être qu’ouverte, laisse entrevoir une pièce avec une cuisine sommaire, une table une chaise, des caisses de livres. Et un empilement de cubitainers de vin nature, blanc, rosé et rouge. La fenêtre aux volets entrebâillés, pas très nette, donne sur une chambre, une couche en désordre, d’autres caisses de livre, un secrétaire, un ordinateur, des tas de cahiers de notes, empilés, fermés ou ouverts, piles affaissées, répandues.

Rester là jusqu’à perdre toute notion d’être et de temps. En été, quasiment nu. En automne et au fur à mesure que les températures diminuent, ajoutant des couches, pull sur pull, couvertures, peaux de bêtes. Quelque chose de sa posture obstinée et sans retour, sur cette terrasse, relevant du mode de vie des bergers de Région tels que Juan Benêt a pu les observer. « (…) ceux qui restent sont généralement très âgés, peut-être incapables de faire le voyage, et leur présence n’est révélée que par la fumée ; ils ont échangé leur traditionnel vêtement de velours côtelé, leur couverture de laine et leur blouse de futaine contre une espèce d’armure tartare de peaux tannées et de laines brutes avec du chanvre, sorte de cabane ambulante dont, comme le bernard-l’ermite de sa coquille poilue, ils ne se dépouillent jamais. Seul le feu peut les en priver. Ils ont l’habitude de vivre à plus de 1 500 mètres d’altitude, sur les versants exposés au sud, sous des tas de bois et de feuilles mortes qui, observés à distance, ressemblent à des termitières. » (p.72)

L’évolution du cycliste vers sa restitution, sillonnant les cols des échappés

Quelques fois, habillé en cycliste, bécane enfourchée, il se laisse tomber sur la route et suis la pente, réintégrant les mouvements du pédalage, revenant dans la mémoire des longues échappées, peu à peu, arrive au premier embranchement, remonte péniblement, moulinant petit, en zigzag, passe un premier col, redescend, se rapproche d’un village de montagne précédé de quelque camping discret en bord de rivière ,traverse la petite ville étirée déserte jadis florissante, s’arrête pour s’envoyer un petit noir, remplit ses bidons à la fontaine, puis attaque péniblement mais résolu, escargot louvoyant, les lacets d’un autre col plus ardu, en une lenteur décomposée, saccadée, mais il a le temps, se rappelant son aisance d’antan, parvient néanmoins au sommet, retrouvant ses sensations, se laisse glisser dans la vallée, puis suit la rivière, s’arrête et sort un pique-nique du sac-à-dos. Là, il a réussi à se mettre en route vers l’Aigoual. Jadis il faisait l’aller-retour sur une journée, à présent, l’expédition est bien plus longue, il a prévu de dormir en route, une nuit, voire deux, dans un sac de couchage, dans un fossé, à l’orée d’une forêt. Vagabond.

Cette vie, non pas dans le but de passer ses dernières années à « faire le point », se réconcilier avec lui-même, en créant le sentiment d’une vie bien vécue, avec un début et une fin, un parcours continu doté de sens, se rassurer en pouvant se dire que « tout a eu une signification en s’emboîtant à la perfection », difficile à affirmer en considérant la somme  des présents successifs, mais à construire de toutes pièces, dans le recul et la méditation rétrospective, recourant aux méthodes qu’utilisent de nombreux historiens. Que du contraire, il fait ce choix d’une vie rompant presque totalement avec la distinction entre dehors et dedans pour empêcher toute synthèse, toute cristallisation. Pour s’étourdir délibérément dans le ressassement de toutes les discontinuités qui ont tissé autant que concassé sa biographie, imprévues, inclassables. Ne cherchant nullement à les expliquer, à les nouer entre elles selon un sens jusque-là caché, révélé dans l’extrême vieillesse. Se rappelant des idées lues chez Foucault, magnifiquement écrites, qui le subjuguèrent et l’exaltèrent sans pour autant qu’il en comprenne la portée, étant trop immature, à l’époque, pour ce genre de texte. Pourtant un sens l’atteignit. Du sens. « L’histoire continue, c’est le corrélat indispensable à la fonction fondatrice du sujet : la garantie que tout ce qui lui a échappé pourra lui être rendu ; la certitude que le temps ne dispersera rien sans le restituer dans une unité recomposée ; la promesse que toutes ces choses maintenues au loin par la différence, le sujet pourra un jour – sous la forme de la conscience historique – se les approprier derechef, y restaurer sa maîtrise et y trouver ce qu’on peut bien appeler sa demeure. » (p.14, La Pléiade) S’étourdir donc en sapant ce qui s’est sédimenté en sujet, en se réfugiant dans les flux épars de tout ce qui lui a échappé, en jouissant de ce que le temps à disperser sans lui imposer d’être un corps accueillant tout le recomposé, s’étourdir dans le manque délibéré d’appropriation – non sans penchant suicidaire – , le refus de maîtrise, à l’image d’une demeure ouverte à tous vents, une terrasse au bord d’une petite route de montagne.

Seul en scène, cabane éphémère de toile, souvenirs d’Ulla von Brandenburg

Mais il ne s’empêche pas de recourir à diverses protections. Si le cagnard persiste, trop impitoyable, et que la treille ne suffît plus à s’en protéger, si le temps vire à l’humide, aux brumes pénétrantes, aux averses agiles, il tend une toile de tente. Si le besoin d’intimité, parfois , refait surface, il s’arrange un isoloir léger, recourant à d’anciennes étoffes, tentures, couvre-lits, nappes, tapis lui rappelant les diverses maisons de sa vie, depuis les premières de l’enfance, celles de ses grands-parents, celles où grandirent ses enfants. Il puise aussi parmi des vestiges retrouvés dans les greniers de maisons familiales à vider, où resurgissent couvertures, draps, foulards que lui-même avait « détournés », enfant, pour ébaucher des tentes de bédouins, derrière les fauteuils du salon des grands-parents. Différentes couches. Il les fixe à un dispositif de câbles tendus entre le mur de façade, les troncs de quelques pins voisins, la structure métallique de la treille. Il peut en jouer à la manière des rideaux de scène ou d’éléments de décors légers, les abaisser, les relever, les faire froncer. Une cabane de tissus qu’il peut ériger pour une après-midi, une soirée, ou laisser en place plusieurs jours, plusieurs semaines. Mais rien ne reste statique, il déplaçe les étoffes selon son humeur, selon l’envie d’associer momentanément leurs couleurs, leurs textures et odeurs, les souvenirs dont elles sont imprégnées, fragrances délavées, presque volatisées. Un collage. Composition de drapeaux symbolisant différents territoires de son existence, trophées de terres disparues, englouties, transformées en protocoles mémoriels Une cabane dont les parois l’enveloppent d’un labyrinthe sans qu’il cherche à élucider, clarifier, non, simplement ressentir les différentes peaux, les différents lieux vécus, les différentes temporalités. Et chaque fois qu’il  joue avec ces tissus, adoptant malgré lui des tournures ritualisées, composant un patchwork éphémère le protégeant des regards indiscrets, ou organisant leur éventuel glissement furtif vers quelques détails choisis, il revit aussi – et non en amateur d’art revenant sur ses esthétiques -, les moments qu’il affectionnait jadis, dans son autre vie, face et dans les œuvres d’Ulla von Brandenburg, artiste dont il avait suivi, plus ou moins, l’évolution, depuis sa première exposition dans une galerie parisienne, le conduisant plusieurs années après, intrigué, à visiter le résultat d’une résidence dans un lieu autant marginal que pointu, laboratoire artistique installé dans une ancienne maison de maître abandonnée, dans l’esprit du squat artistique mais en plus sélec.

Au Palais de Tokyo, magie d’une exposition déconfinée, la première où il pénétra quand les musées rouvrirent

De même que l’installation sur la terrasse évoque une lanterne magique exhibant pour les estomper peu à peu toutes les ombres de sa vie, celles qu’il n’a cessé de poursuivre ou de fuir ou de retenir, avec lesquelles il n’a cessé de s’emmêler, cherchant à les identifier, à les fixer, à étreindre en elles quelque chose de vivant et d’immuable, mais toujours fuyantes, fluides, de même il avait pénétré la dernière grande exposition de l’artiste qu’il avait pu voir, une sorte de grande boîte à images faite de voiles, de drapés– appareil photographique métaphorique – donnant sur le vide, tournant à vide, capturant le vide, pénétrant donc un millefeuilles d’enveloppes, tangibles, consistantes, sans qu’il puisse établir quel en était le contenu. Était-ce l’atmosphère post-confinement, le fait que cette exposition avait été enfermée durant des mois, restée sur place pour personne, emmurée, et à présent accessible dans un musée quasiment désert ? Tout semblait « avoir eu lieu », ne restait en place qu’une série d’accessoires que l’imagination pouvait actionner, en s’aidant des cartels, exposition à jamais confinée.

C’était comme de parcourir des ruines fantomales de membranes chatoyantes. Rêver d’une promenade dans le dédale archéologique d’une ville disparue, dont les vestiges de pierre se seraient transformés en tissus, figés, insensibles à la brise. La reconstitution d’un appareillage interrompu, déserté. A l’intérieur de ces chambres et couloirs théâtraux, des objets sont éparpillés, non pas au hasard, leur place semble choisie avec soin et exprimer, ensemble, un message. Amorcer un discours. Il est inutile, cependant, de chercher à élucider ce qu’il peut bien être.

La meule de foin, construction utilitaire immémoriale, universelle, et à ce titre forme primaire, sculpture originaire, sorte d’architecture brute revêtant une connotation quasi religieuse, et mystérieuse (imaginons des êtres débarquant sur terre, ne connaissant rien à l’agriculture, découvrant un champ parsemé de ces meules). A l’ombre de ces clochers ovoïdes de foin, bien des siestes, bien des troubles, bien des rêveries ont germé. Les formes géométriques en osier, éloge des premières particules d’une science de l’espace, structures cosmogoniques, évoquant ces constructions dans lesquels se faufilent des humains pour incarner des géants carnavalesques, ici des géants aux silhouettes abstraites. Squelettes de manière de penser le monde, à l’abandon, nasses pour attraper concepts et idées. Des cannes à pêche en bambou transformées en totems, décorées de signaux de couleurs – un langage codé – reposent ici en brassée au sol, là disposés méticuleusement avec des arceaux, plus loin sont alignées contre la paroi. Il songe aux balades d’André Cadere, le bâton peint sur l’épaule. Des cordages tombés des cintres s’enroulent comme des serpents. Ailleurs, un alignement de cordes emmêlées, sortes de fœtus desséchés figurant différents noyaux vitaux, nœuds singuliers au centre de chaque destin, le dessin des errements sur soi-même en quoi souvent se résume une biographie réelle des entrailles, là où l’homme s’imagine avoir effectué une ligne droite, discontinue. Des sculptures d’étoffes ressemblent aux silhouettes d’humains agenouillés, en prière, enfermés dans des couvertures chrysalides, espérant leur transformation, leur envol dans la foi.

Les draps suspendus dessinent des ouvertures et annoncent des arrivées qui ne viendront pas, encadrent des perspectives de départs, de pertes que rien ne viendra combler. Tombés de rideaux, levés de rideau, entrée et sortie de scène, courants d’air. Certains tissus sont exposés comme des peintures, suaires imprégnés du temps qui passe, palpable dans la trame même. Plusieurs orgues portatifs, indiens, à même le sol, soupirent à intervalles déterminés, laissent échapper une vapeur musicale, elle aussi fantomale. Silhouette sonore que l’on aimerait suivre, qui se faufile insaisissable dans les coulisses.

Une trace filmographique de tout ce qui a eu lieu ou pourrait avoir lieu dans ces chambres d’étoffe est diffusée dans une salle de projection. On y voit des hommes et des femmes chanter, danser, se mouvoir, interpréter divers personnages symboliques ou incarner des principes vivants, gesticuler, moduler leurs mouvements selon des sources mentales communes, restaurer ou inventer un folklore, organiser des rites et des cérémonies, brassant les récits et images qui fluent et inspirent largement la plupart des théâtres par lesquels entrer en contact avec les forces du vivant pour se les rendre favorables, par quoi l’humain tente de s’assurer le meilleur ancrage dans son territoire naturel. Performer un brassage, un mixage de résidus rituels de tous les temps, toutes les régions, un répertoire de traditions synthétisées réinterprétées à l’infini (il songe au jeu du téléphone arabe où il ne s’agirait plus de répéter à l’oreille de son voisin de droite ce qui a été soufflé à l’oreille de gauche, mais de transmettre en geste et paroles récitées une tradition racontée, transmise oralement, d’individu à individu, depuis des millénaires, voilà, c’est toujours ça, mais c’est essoré, ça ne ressemble plus à rien). La machine rituelle tournant à vide, creuse, plus rien ne parvient à s’accrocher, à donner du sens, à justifier un mode de vie, cela ne suffit plus, l’homme a détruit son environnement, tous ses points d’ancrage. Ces mimes mythologiques ont quelque chose de désespéré, ils ne parviennent plus à inventer et à faire croire en une quelconque « origine ». Il y a quelque chose de zombie, ça brasse du vent. Le film est tourné dans un théâtre dans les Vosges. On reconnaît les objets qu’ils manipulent : nasses d’osier, cannes, meule, étoffes. Ils sont là, dans l’exposition, ils sont l’exposition, coquilles vides vibrantes. Ce vide et ce creux désignés ainsi de façon aussi poignante, comme réuni dans un mausolée léger, éphémère, dit assez l’urgence de trouver d’autres formes de vivre ensemble, de « faire société ».

Un vol d’oiseau (Juan Benet) lui inspire l’art (fragile) de la disparition 

Ainsi, sur sa terrasse, se sent-il enveloppé d’étoffes légères, lui-même de plus en plus assemblage de « tissus » au vent, découvrant que son passé, finalement, constitué de toutes sortes de connexions avec le vivant, en tant que concrétion personnalisée, se résumait à vraiment peu de choses. Sa vie désormais avec ce passé – son corps, finalement –  se borne, jour après jour, dans le « revécu » mental, déambulation assez courte à travers quelques chambres, vagues et séminales, brouillonnes et embuées, limpides ou absconses, de l’ordre du caravansérail onirique. Il lui reste à feinter, trouver une manière de disparaître tout en continuant à jouir de la vie, semer la fatale poursuivante, à la manière d’un vol d’oiseaux décrit par Juan Benêt : « As-tu déjà remarqué le vol de cette bande d’oiseaux qui évolue dans le ciel automnal en décrivant des cercles en tous sens, et qui du sol paraît animé d’une joie capricieuse mais qui en réalité obéit à une discipline stricte et secrète à laquelle se soumettent tous ses éléments pour se préparer à l’imminente et longue croisière qui les attend? As-tu observé comment une formation serrée est capable en un clin d’œil de disparaître du firmament, en tournant simplement ses ailes vers l’angle de la lumière qui les récompense d’un raccourci invisible, pour réapparaître aussitôt en un autre point comme s’il s’agissait d’une autre bande ou comme si dans le temps de son invisibilité elle jouissait de la faculté de rompre la continuité de l’espace et amorçait par cet artifice une trajectoire impossible à suivre de la terre, peut-être pour échapper à ses menaces ou peut-être seulement pour jouer avec cet œil terrien si maladroit? Il en va de même pour moi, en ce moment : l’ensemble de ce que j’ai observé pendant tout ce temps peut disparaître de mon champ en un clin d’œil, mais qui peut m’assurer que tout cela réapparaîtra, et où? »(p. 198)

Se mouvoir, sans limite bien définie, sans but précis, jouant avec cet art de la disparition, s’habituer à, performer parmi ses objets, vestiges de tout l’accumulé.

Pierre Hemptinne

Chambre à coucher dépecée

Le vent d’après, exposition des diplômés 2010 de l’Ecole nationale supérieure des beaux-arts, Paris, jusqu’au 10 juillet 2011, découverte du travail de Natalia Villanueva…

L’exposition des « diplômés félicités » de l’école de Beaux-Arts de Paris, en 2011, était de grande qualité. Tant par le niveau des jeunes artistes retenus que par le travail du jury et par la scénographie de l’exposition confiée en partie à Ulla von Brandenburg. Chaque artiste et chaque œuvre mériteraient d’êtres relevés et commentés. Je m’attacherai à n’en évoquer que trois : Natalia Villanueva, Marcos Avila Forero et Sabrina Vitali.  –

Gris-gris de chambre à coucher…

Je regarde et je ne comprends rien. Il faut chercher et ça commence par le plaisir de papillonner des yeux, verticalement et horizontalement, de bas en haut, de haut en bas et selon de multiples obliques, sur ce vaste nuancier de matières empaquetées de transparence –à une certaine distance, elles se discernent mal, brouillées par les reflets sur le plastique qui les enrobe – et d’objets colorés ou non, alignés par affinités, selon des familles. Une force indistincte s’en dégage, peut-être la représentation maniaco-dépressive d’une vacuité insupportable surmontée à force de rassembler une absurde collection de « trucs » ramassés à gauche à droite, mais peut-être aussi la tentative désespérée d’une narration géologique, couche par couche, plis après plis, d’un moment de vie éblouissant dans sa banalité incompréhensible, répétitive et mystérieuse dans sa manière d’oblitérer ou dégager l’avenir. Il flotte alors autour de ces rangements une beauté mélancolique de mécanique démontée vainement pour en comprendre le fonctionnement. Eparpillée, elle ne livre aucun de ses secrets, ne retrouvera jamais son intégralité corporelle et fonctionnelle, devenue à jamais l’autre morcelé (et on aimera la regarder pour ça). Je pense encore aux tiroirs de ces grandes armoires de quincailleries ou à ces systèmes de rangement de fiches dont l’accumulation tend à regrouper et recouper toutes les informations nécessaires à comprendre le monde, ou du moins, un morceau temporel spécifique du monde. Puis je me retourne, cherchant ce qui manque à la compréhension de ce tableau et, au centre de la cloison blanche en vis-à-vis, je vois une bête photo de chambre à coucher. Alors – et l’effet est très rapide – s’installe un passionnant jeu de miroir puisque, d’une part, la totalité de ce que renferment les sachets obsessionnels est le réel de la chambre, tentative de saisir tout ce qu’elle a pu contenir, et que, d’autre part, cette photo d’une chambre quelconque est l’image de la totalité découpée, émiettée et collectionnée dans les sachets. Tout ce que montre la photo et qui constitue l’ameublement et le décor d’une chambre a été méticuleusement démonté, découpé en portions égales pour pouvoir être enfermé, petits bouts par petits bouts, dans ces sachets industriels de même format dans l’espoir, probablement, de révéler aussi – en tout cas de l’archiver, le conserver, empêcher qu’il s’évapore – l’inmontrable, ce que la photo ne capte pas. Un démontage archivage maniaque impressionnant ! On aimerait voir les outils utilisés, la succession et l’accumulation de gestes depuis le premier jusqu’à la conclusion, regarder un film de cette performance et en connaître la durée. Situé en tant que visiteur entre ces deux représentations qui ne fonctionnent pas l’une sans l’autre, on se trouve pris dans un mouvement de téléportation réciproque, traversé par un mouvement de double translation, dans un sens ça se matérialise, dans l’autre ça se dématérialise, l’un déconstruit et l’autre rappelle l’unité construite, le croisement brouille ces deux pôles – finalement lequel précède l’autre, la photo, les sachets ? -, mais c’est en tout cas un mouvement dans lequel se construit de l’absence et de la disparition car le résultat de l’intervention de l’artiste est que la chambre n’existe plus en tant que telle (je devrais dire plutôt qu’elle change de forme de présence). Elle s’abstrait. Ce qui est ainsi montré plastiquement m’évoque le diagramme d’une écriture, cette pulsion à saisir dans la description textuelle acharnée d’une chambre tout ce qui en compose les caractéristiques et les profondeurs matérielles, jusqu’au moindre ressort et brin de tissu, jusqu’à se perdre dans une catalographie chimérique. C’est la tentation de démontrer par une écriture qui s’enroule sur elle-même que tout influence tout, la couleur, la texture des tissus, la nature du matelas, le dessin dans les tissus, la bourre des oreillers, la sciure du parquet, les fibres des tentures, les tubulures et soquets d’ampoules. Pour décrire le moindre événement  – spirituel ou sentimental, de plénitude ou quiétude, de joie ou angoisse -, qui se serait passé dans cette chambre, sans doute faudrait-il décomposer puis imbriquer dans les mots, phrases et ponctuation tous les rouages de cet événement avec les éléments du décor, leur visible et leur caché, leur structure interne respective. Le grand panneau avec tous les sachets a la gueule d’une énumération « nouveau roman ». Les fonctions principales dévolues à la chambre à coucher – être seul avec soi-même, dormir-rêver, coucher avec quelqu’un, sans doute trois fonctions qui sont liguées de près ou de loin -, sont questionnées par l’installation de Natalia Villanueva au fil d’une froide radioscopie et qui n’est pas sans rappeler l’implacable autopsie proustienne d’un baiser  : que fabrique-t-on dans nos chambres à soi, que signifie dormir rêver et, au fond, c’est quoi coucher avec quelqu’un !? Le dispositif, au fond lui-même onirique – le découpage pourtant bien concret de la chambre continue à ressembler à une vue de l’esprit -, ne débouche sur aucune réponse sinon une dynamique positive dans sa circularité: il est vital de décomposer et analyser, il l’est tout autant de ne pas trouver des explications à tout. La chambre conserve son mystère et ses fonctions principaux. –

Miel et cheveux. – La même artiste, Natalia Villanueva, présente une autre installation basée sur la série et l’accumulation : Kill me Honey où elle joue, plastiquement avec le terme « miel » comme nourriture, choisissant de montrer son absence dans une colonne de bocaux vides qui redeviennent disponibles pour enfermer tout autre chose que du miel, recyclage des récipients et motilité des contenants, et métaphoriquement, avec l’utilisation sentimentale du mot anglais, « chéri ». De loin, cette colonne de compartiments d’alvéoles de verre, a quelque chose d’un incubateur d’énergie, la forme d’un réacteur calorique. Quand on s’approche, les bocaux ne sont pas vides, ils contiennent tous une mèche de cheveux. Votive, volée ? Un don de soi, mèche après mèche ou le constat d’un effet de disparition dans l’autre, cheveux après cheveux, dissolution de son être dans honey ? –

L’enfance et la guerre. – Sur un tout autre registre, Marcos Avila Forero joue aussi avec le trouble des limites entre territoires et leur contrôle ou effets incontrôlés (c’est bien de cela que traite, sur le terrain de l’intime, N. Villanueva). Son installation A San Vicente, un entraînement, met en scène une trouble interpénétration entre guerre jouée et guerre réelle, entre l’enfance où l’on joue à la guerre et le passage contraint à un vrai rôle guerrier. Dans la forêt, les guérilléros s’entraînent avec des fusils en bois et en faisant le bruit des armes et des combats avec la bouche, comme quasiment tous les petits garçons, hélas l’ont fait et le font. L’important est de s’entraîner d’abord, j’imagine, aux mouvements, au camouflage, aux déplacements stratégiques dont l’efficacité dépend du dialogue avec la forêt déformée en alliée militaire. Ensuite, on leur donnera de vraies armes. L’artiste reproduit ces mitraillettes factices, en brûle le bout du canon pour obtenir du charbon de bois et s’en sert pour dessiner la forêt tout en diffusant l’enregistrement d’une scène de guerre mimée. Dans la vidéo A Tarapoto, un manati, il relate une intervention sur le terrain en Amazonie, entre réel et mythologie, entre monde moderne et monde traditionnel. Le manati, levantin, est un animal quasiment disparu de l’écosystème suite aux diverses exploitations de la forêt. Sa disparition écologique s’accompagne de l’effacement progressif de tous les mythes et croyances qui s’y attachaient. La perte d’un animal entraîne aussi la perte d’une culture, la modernisation brutale altère autant l’extérieur que l’intérieur. Marcos Avila Forero a demandé à un sculpteur du village d’abattre un arbre et d’y sculpter un manami en bois. Un magnifique leurre qui sera envoyé comme message, au fil de l’eau, vers le territoire des Manaties, dans l’espoir de réactualiser les échanges entre mythes et réalité. –

Sucre et barque. – C’est aussi à ce genre de bascule, de messages tremblants à faire passer entre des frontières, que travaille Sabrina Vitali. Ce que l’on distingue en premier de son œuvre est, au sol, un vaste gâchis de formes fondues, une mégalopole bigarrée de cire ayant souffert du soleil. Des natures mortes peintes, avalées par un ogre, mal digérées et vomies, mélangées aux sucs gastriques, parce que quelque chose, dans cet informe recraché au sol, m’évoque un vaste patrimoine de toiles, des fruits et nourritures peintes dans leur munificence ou morgue mélancolique. Il s’agit de reliefs  en sucre. La vision de ce désastre se regarde en stéréophonie avec une vidéo où le même décor, replacé dans une pièce d’un bâtiment ancien, plongé dans l’obscurité est progressivement découvert, éclairé par l’artiste qui promène sa main porteuse d’un bougeoir. La flamme fait briller, donne du lustre et du fantastique aux restes fondus qui ne représentent rien tels qu’ils s’étalent à nos pieds. Sur l’écran, grâce à cet art de montrer, on découvre un nouveau tableau, celui d’une décomposition somptueuse, une assomption baroque fascinante. Dans le catalogue de l’exposition, l’artiste a choisi une citation de Jean Rousset : « Le monde est à l’envers ou « chancelant », en état de bascule, sur le point de se renverser ; la réalité est instable ou illusoire comme un décor de théâtre. Et l’homme lui aussi est en équilibre, convaincu de n’être jamais tout à fait ce qu’il est ou ce qu’il paraît être. » (La littérature de l’âge baroque en France, Circé et le paon, J. Corti, 1954) – PH – Le vent d’aprèsSite de l’école des Beaux-Arts, bio des artistes Site de Natalia Villanueva Site de Marcos Avila Forero