Chambre à coucher dépecée

Le vent d’après, exposition des diplômés 2010 de l’Ecole nationale supérieure des beaux-arts, Paris, jusqu’au 10 juillet 2011, découverte du travail de Natalia Villanueva…

L’exposition des « diplômés félicités » de l’école de Beaux-Arts de Paris, en 2011, était de grande qualité. Tant par le niveau des jeunes artistes retenus que par le travail du jury et par la scénographie de l’exposition confiée en partie à Ulla von Brandenburg. Chaque artiste et chaque œuvre mériteraient d’êtres relevés et commentés. Je m’attacherai à n’en évoquer que trois : Natalia Villanueva, Marcos Avila Forero et Sabrina Vitali.  –

Gris-gris de chambre à coucher…

Je regarde et je ne comprends rien. Il faut chercher et ça commence par le plaisir de papillonner des yeux, verticalement et horizontalement, de bas en haut, de haut en bas et selon de multiples obliques, sur ce vaste nuancier de matières empaquetées de transparence –à une certaine distance, elles se discernent mal, brouillées par les reflets sur le plastique qui les enrobe – et d’objets colorés ou non, alignés par affinités, selon des familles. Une force indistincte s’en dégage, peut-être la représentation maniaco-dépressive d’une vacuité insupportable surmontée à force de rassembler une absurde collection de « trucs » ramassés à gauche à droite, mais peut-être aussi la tentative désespérée d’une narration géologique, couche par couche, plis après plis, d’un moment de vie éblouissant dans sa banalité incompréhensible, répétitive et mystérieuse dans sa manière d’oblitérer ou dégager l’avenir. Il flotte alors autour de ces rangements une beauté mélancolique de mécanique démontée vainement pour en comprendre le fonctionnement. Eparpillée, elle ne livre aucun de ses secrets, ne retrouvera jamais son intégralité corporelle et fonctionnelle, devenue à jamais l’autre morcelé (et on aimera la regarder pour ça). Je pense encore aux tiroirs de ces grandes armoires de quincailleries ou à ces systèmes de rangement de fiches dont l’accumulation tend à regrouper et recouper toutes les informations nécessaires à comprendre le monde, ou du moins, un morceau temporel spécifique du monde. Puis je me retourne, cherchant ce qui manque à la compréhension de ce tableau et, au centre de la cloison blanche en vis-à-vis, je vois une bête photo de chambre à coucher. Alors – et l’effet est très rapide – s’installe un passionnant jeu de miroir puisque, d’une part, la totalité de ce que renferment les sachets obsessionnels est le réel de la chambre, tentative de saisir tout ce qu’elle a pu contenir, et que, d’autre part, cette photo d’une chambre quelconque est l’image de la totalité découpée, émiettée et collectionnée dans les sachets. Tout ce que montre la photo et qui constitue l’ameublement et le décor d’une chambre a été méticuleusement démonté, découpé en portions égales pour pouvoir être enfermé, petits bouts par petits bouts, dans ces sachets industriels de même format dans l’espoir, probablement, de révéler aussi – en tout cas de l’archiver, le conserver, empêcher qu’il s’évapore – l’inmontrable, ce que la photo ne capte pas. Un démontage archivage maniaque impressionnant ! On aimerait voir les outils utilisés, la succession et l’accumulation de gestes depuis le premier jusqu’à la conclusion, regarder un film de cette performance et en connaître la durée. Situé en tant que visiteur entre ces deux représentations qui ne fonctionnent pas l’une sans l’autre, on se trouve pris dans un mouvement de téléportation réciproque, traversé par un mouvement de double translation, dans un sens ça se matérialise, dans l’autre ça se dématérialise, l’un déconstruit et l’autre rappelle l’unité construite, le croisement brouille ces deux pôles – finalement lequel précède l’autre, la photo, les sachets ? -, mais c’est en tout cas un mouvement dans lequel se construit de l’absence et de la disparition car le résultat de l’intervention de l’artiste est que la chambre n’existe plus en tant que telle (je devrais dire plutôt qu’elle change de forme de présence). Elle s’abstrait. Ce qui est ainsi montré plastiquement m’évoque le diagramme d’une écriture, cette pulsion à saisir dans la description textuelle acharnée d’une chambre tout ce qui en compose les caractéristiques et les profondeurs matérielles, jusqu’au moindre ressort et brin de tissu, jusqu’à se perdre dans une catalographie chimérique. C’est la tentation de démontrer par une écriture qui s’enroule sur elle-même que tout influence tout, la couleur, la texture des tissus, la nature du matelas, le dessin dans les tissus, la bourre des oreillers, la sciure du parquet, les fibres des tentures, les tubulures et soquets d’ampoules. Pour décrire le moindre événement  – spirituel ou sentimental, de plénitude ou quiétude, de joie ou angoisse -, qui se serait passé dans cette chambre, sans doute faudrait-il décomposer puis imbriquer dans les mots, phrases et ponctuation tous les rouages de cet événement avec les éléments du décor, leur visible et leur caché, leur structure interne respective. Le grand panneau avec tous les sachets a la gueule d’une énumération « nouveau roman ». Les fonctions principales dévolues à la chambre à coucher – être seul avec soi-même, dormir-rêver, coucher avec quelqu’un, sans doute trois fonctions qui sont liguées de près ou de loin -, sont questionnées par l’installation de Natalia Villanueva au fil d’une froide radioscopie et qui n’est pas sans rappeler l’implacable autopsie proustienne d’un baiser  : que fabrique-t-on dans nos chambres à soi, que signifie dormir rêver et, au fond, c’est quoi coucher avec quelqu’un !? Le dispositif, au fond lui-même onirique – le découpage pourtant bien concret de la chambre continue à ressembler à une vue de l’esprit -, ne débouche sur aucune réponse sinon une dynamique positive dans sa circularité: il est vital de décomposer et analyser, il l’est tout autant de ne pas trouver des explications à tout. La chambre conserve son mystère et ses fonctions principaux. –

Miel et cheveux. – La même artiste, Natalia Villanueva, présente une autre installation basée sur la série et l’accumulation : Kill me Honey où elle joue, plastiquement avec le terme « miel » comme nourriture, choisissant de montrer son absence dans une colonne de bocaux vides qui redeviennent disponibles pour enfermer tout autre chose que du miel, recyclage des récipients et motilité des contenants, et métaphoriquement, avec l’utilisation sentimentale du mot anglais, « chéri ». De loin, cette colonne de compartiments d’alvéoles de verre, a quelque chose d’un incubateur d’énergie, la forme d’un réacteur calorique. Quand on s’approche, les bocaux ne sont pas vides, ils contiennent tous une mèche de cheveux. Votive, volée ? Un don de soi, mèche après mèche ou le constat d’un effet de disparition dans l’autre, cheveux après cheveux, dissolution de son être dans honey ? –

L’enfance et la guerre. – Sur un tout autre registre, Marcos Avila Forero joue aussi avec le trouble des limites entre territoires et leur contrôle ou effets incontrôlés (c’est bien de cela que traite, sur le terrain de l’intime, N. Villanueva). Son installation A San Vicente, un entraînement, met en scène une trouble interpénétration entre guerre jouée et guerre réelle, entre l’enfance où l’on joue à la guerre et le passage contraint à un vrai rôle guerrier. Dans la forêt, les guérilléros s’entraînent avec des fusils en bois et en faisant le bruit des armes et des combats avec la bouche, comme quasiment tous les petits garçons, hélas l’ont fait et le font. L’important est de s’entraîner d’abord, j’imagine, aux mouvements, au camouflage, aux déplacements stratégiques dont l’efficacité dépend du dialogue avec la forêt déformée en alliée militaire. Ensuite, on leur donnera de vraies armes. L’artiste reproduit ces mitraillettes factices, en brûle le bout du canon pour obtenir du charbon de bois et s’en sert pour dessiner la forêt tout en diffusant l’enregistrement d’une scène de guerre mimée. Dans la vidéo A Tarapoto, un manati, il relate une intervention sur le terrain en Amazonie, entre réel et mythologie, entre monde moderne et monde traditionnel. Le manati, levantin, est un animal quasiment disparu de l’écosystème suite aux diverses exploitations de la forêt. Sa disparition écologique s’accompagne de l’effacement progressif de tous les mythes et croyances qui s’y attachaient. La perte d’un animal entraîne aussi la perte d’une culture, la modernisation brutale altère autant l’extérieur que l’intérieur. Marcos Avila Forero a demandé à un sculpteur du village d’abattre un arbre et d’y sculpter un manami en bois. Un magnifique leurre qui sera envoyé comme message, au fil de l’eau, vers le territoire des Manaties, dans l’espoir de réactualiser les échanges entre mythes et réalité. –

Sucre et barque. – C’est aussi à ce genre de bascule, de messages tremblants à faire passer entre des frontières, que travaille Sabrina Vitali. Ce que l’on distingue en premier de son œuvre est, au sol, un vaste gâchis de formes fondues, une mégalopole bigarrée de cire ayant souffert du soleil. Des natures mortes peintes, avalées par un ogre, mal digérées et vomies, mélangées aux sucs gastriques, parce que quelque chose, dans cet informe recraché au sol, m’évoque un vaste patrimoine de toiles, des fruits et nourritures peintes dans leur munificence ou morgue mélancolique. Il s’agit de reliefs  en sucre. La vision de ce désastre se regarde en stéréophonie avec une vidéo où le même décor, replacé dans une pièce d’un bâtiment ancien, plongé dans l’obscurité est progressivement découvert, éclairé par l’artiste qui promène sa main porteuse d’un bougeoir. La flamme fait briller, donne du lustre et du fantastique aux restes fondus qui ne représentent rien tels qu’ils s’étalent à nos pieds. Sur l’écran, grâce à cet art de montrer, on découvre un nouveau tableau, celui d’une décomposition somptueuse, une assomption baroque fascinante. Dans le catalogue de l’exposition, l’artiste a choisi une citation de Jean Rousset : « Le monde est à l’envers ou « chancelant », en état de bascule, sur le point de se renverser ; la réalité est instable ou illusoire comme un décor de théâtre. Et l’homme lui aussi est en équilibre, convaincu de n’être jamais tout à fait ce qu’il est ou ce qu’il paraît être. » (La littérature de l’âge baroque en France, Circé et le paon, J. Corti, 1954) – PH – Le vent d’aprèsSite de l’école des Beaux-Arts, bio des artistes Site de Natalia Villanueva Site de Marcos Avila Forero

2 réponses à “Chambre à coucher dépecée

  1. Marcos AVILA FORERO

    Bonjour, Je suis Marcos AVILA FORERO, vous avez fait un article sur l’exposition des félicités de beaux arts, et mon travail est cité dedans, je suis très touché par ce fait, néanmoins je constate quelques erreurs concernant mon travail, notamment le fait de laisser entendre que mon travail parlerait des enfants soldats et qu’ils seraient contraints à faire la guerre, en effet, les voix qu’on entend dans l’enregistrement pris lors de ces entraînements ne sont aucunement celle d’enfants mais d’hommes et femmes adultes, puis, moi même je considère ne pas avoir les éléments de compréhension nécessaires pour conclure s’ils sont contraints ou volontaires pour combattre (même si on peu certainement dire qu’ils sont contraints par le contexte social dans le quel ils vivent).
    Même si je suis très touché par cet article, et très heureux de savoir que mon travail provoque des réactions chez les autres, et surtout que vous ayez voulu partager votre sentiment dans votre article, je veux vous demander de clarifier sur votre article ces deux points en question. Je reste bien évidement à votre disposition pour toute question ou commentaire, et encore une fois merci d’avoir prêté votre attention à mon travail.

    Cordialement,

    Marcos AVILA FORERO

    • bonjour
      cette demande de précision est tout à votre honneur, j’espère que publier votre message suffira à clarifier la chose.
      formellement, c’est important de dire que ce que vous faites entendre ne sont pas des voix d’enfants
      je ne changerai rien dans mon article : je ne dis pas que c’est ce que dit votre oeuvre, mais j’exprime ce que je pense et la manière de la ressentir, j’établis un lien entre le fait de « jouer à faire la guerre » (que nous avons tous, gamins, pratiquer) et le fait de la faire vraiment; pour le reste, je ne crois pas que les enfants soldats, les enfants que l’on contraint à faire la guerre puissent avoir eu le choix (les adultes qui la font, la guerre, l’ont-ils eux mêmes?)

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