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Pataugeoires temporelles & stases matricielles à Paris

Fil narratif de médiation culturelle à partir de : Des Lignes de désir, Félicités 2023 des Beaux-Arts de Paris  (Sofia Salazar Rosales, Victor Pus-Perchaud, Élise Nguyen Quoc, Gabrielle Simonpietri, Pierre Mérigot , Nina Jayasuriya , Louise Le Pape ) – A partir d’elle, Le BAL – Rebekka Deubner, Strip, Le BAL – Ulla von Brandenburg, la fenêtre s’ouvre comme une orange, Fondation d’entreprise Pernod Ricard – jour de naissance – flâneries parisiennes – Daniel S. Milo, La survie des médiocres. Critique du darwinisme et du capitalisme. Gallimard 2024 – Le Riesling d’Olivier, Les Vins Pirouettes – ergonomie cycliste – (…) –

L’appel de la grande ville. Signal de migration, remonter le temps. Chimérique espoir d’aller modifier le passé, revenir sur le déroulé de sa vie, agir rétrospectivement sur le futur. Repenser sa naissance au monde.

Quelle aventure, s’extraire de sa terrasse, de la colline, du hameau où il s’est enchâssé! Pour « remonter » vers Paris, ça le prend impérieusement, à la manière du signal qui déclenche l’exode rituel des espèces migratrices. C’est l’approche du jour de sa naissance qui, confusément, impulse cet appel d’un voyage dans le temps, revenir en arrière, dans les plis matriciels du destin, essayer d’en modifier certains traits, agir a posteriori sur les choix effectués autrefois, à l’aveugle. Ou plus simplement, en se rapprochant des strates anciennes, en retrouver le sens, de plus en plus évaporé. Renouer avec un lieu fantasmé, très tôt, dès l’adolescence, investi de multiples rêves et projections, ensuite arpenté tant de fois, jungle de sollicitations culturelles, intellectuelles, sensuelles, formatrices. Durant des années, territoire de flâneries régulières et d’économie buissonnière délibérée, forcenée même, qui a modélisé sa cartographie sensible, forgé son attention aux symboliques ambiantes. Lieu d’espérance, de possibles diffus, de hasards et de bifurcations qu’il n’imaginait pas se produire ailleurs que dans cette grande trame parisienne, dense, décor idéal d’errance solitaire dans la foule, ressasser dans le bruit continu, murmurer dans l’agitation permanente, gamberger, monologuer les multiples hypothèses de son futur, profiler projet après projet, tirage de plans sur la comète, aiguiser le désir de les communiquer, épuiser les ressorts rhétoriques, traquer sa propre pédagogie du changement perpétuel, triomphant, sans cesse « se projeter dans ce qui n’existe pas » encore. 

Et allez, ouste, il s’extirpe de la stase cévenole, les premiers gestes sont les plus âpres, contre sa nature ! Rassembler un bagage sommaire, se représenter mentalement les différentes étapes du processus de déplacement, l’enchaînement des mouvements auquel s’astreindre, une fois mis en branle, hop, c’est parti, cahin-caha, un peu zombie, à vélo jusqu’au village, ranger la bécane chez le garagiste du coin, désœuvré, rejoindre au bistrot la permacultrice qui descend vendre ses légumes au marché de la ville, après un petit noir au comptoir, se caler entre les cageots, puis, en bas, sur un quai périphérique, près des grandes surfaces, poireauter à l’aubette du bus, et ensuite enchaîner, avec persévérance, bus, train. Voyage de nuit. Dans le train, entouré de personnes mi-éveillées, mi-endormies, absorbées dans leurs écrans ou leurs casques de réalité virtuelle. En ce qui le concerne, somnolence bercée par quelques rengaines-squelettes de Roscoe Mitchell, réécoutées quelques jours plus tôt, devenues obsédantes, sorte de mantra elliptique favorisant le retournement temporel progressif, par infimes rotations.

Félicité-e-s des Beaux-Arts de Paris. Technologie immersive vs médiation, contagion. Seul dans les salles. Plasticité inattendue de matériaux de récupération, frontière floue entre animé et inanomé. Des intérieurs, des intimités, des chambres à soi, illuminés par l’aube du Tout-Monde.

Une fois débarqué, traîner, revoir les rues connues, humer, épars, ce qu’il a été, ici. Mais, à sa grande surprise, fendre la foule téléguidée par ses écrans ou longer les terrasses des cafés remplie de gens quasiment tous équipés de leur casque de réalité virtuelle, « ah ouais, quand même, ça ne s’est pas arrangé ». Il parvient à la Seine et s’engouffre dans l’exposition de jeunes diplômés-e-s des Beaux-Arts. Dans le hall de l’accueil, immense, de nombreux sofas et tables basses, la plupart des visiteurs sont attroupés là, affairés, silencieux, agités de gestes somnambules. Il lui faut du temps pour comprendre : ils-elles n’entreront pas physiquement dans l’espace d’exposition, ça ne semble plus l’usage, tous sont équipés de casques, ils-elles vont à la rencontre des œuvres virtuellement, via l’immersion technologique. C’est ce qu’est devenue la médiation culturelle. Incroyable. Effrayant. Il sera quasiment seul dans les salles à se présenter devant les œuvres nues, à l’ancienne ! En guise d’amorce, à la manière de ces sculptures monumentales placées sur des ronds-points, il admire l’expression d’une plasticité autonome, animale, que des matériaux de construction, d’une souplesse inattendue dans leur torsion, ont gagné et détournée au contact de l’humain, modifiant ainsi les frontières entre animé et inanimé (sculptures de Sofia Salazar Rosales). Dans un recoin, face aux peintures de Victor Pus-Perchaud, explorant la timidité face l’immensité, à travers la solitude dans un meublé miroitant, assoupi mais palpitant de ses fenêtres, objets patinés et jeux vidéos, il y a la reconstitution d’un espace intérieur – on dirait un coin squatté par quelqu’un vivant réellement dans l’expo –, savates et hauts-talons (en céramique) éparpillés, sofa où se recroqueviller, traversé de grandes aiguilles tatouant l’intime de différents héritages culturels, esquisse domestique d’un Tout-Monde épidermique, version poétique de la chambre à soi comme matrice de sacralisation du banal, de rêve terrestre revitalisé (Nina Jayasuriya). 

Félicité-e-s des Beaux-Arts de Paris. Frottis au Bic dans la matrice de l’informel. Membranes d’images passées, entre visible et invisible. Raconter ce qui n’est pas soi. Organologie associant rebuts, technologies détournées, déchets végétaux. Une chapelle où boivent les oiseaux.

Traquant dans sa production personnelle de photos, ou dans le trop-plein visuel qui défile, ce qui y apparaît comme « hors image », sans identité, manifestation de l’informe et de l’innommable que les photographes ne voient pas venir dans leur objectif, Elise Nguyen Quoc autopsie ces volumes et ces lignes sans signification, vagues, et pourtant indispensables au sens général de l’image. Alors qu’en général le cerveau guide la main qui dessine pour l’aider à copier ce qui est vu, elle déjoue ce mécanisme, ne cherche pas à mimer l’informe tel que révélé, mais demande à la main de débusquer la manière dont cette fibre brute surgit dans le psychisme, de nulle part, elle effectue des gestes et des manipulations qu’elle imagine correspondre à la cristallisation de ces rebuts iconiques, détails, superflus, angles morts du visuel. Elle se met à la place de l’informel, reflue vers un point de vue qui précède toute interprétation, fausse compagnie au réflexe de plaquer une signification préconçue sur tout ce que l’on voit et entend. Elle grave Bic sur bois, comme grattant une couche de cire sous laquelle devrait apparaître un message, un visage, un paysage, un plan, une trame explosive. Rien de prévisible. Calligraphie à l’arrache au fond d’une caverne aveugle. « De cette façon, alors peut-être, je pourrais rencontrer quelque chose qui n’est absolument pas moi ». Mais en elle. Ce qui souligne une tournure d’esprit tournant le dos aux priorités données à ce que l’on connaît déjà, au même que soi, à tout ce qui relève d’un « chez soi » bien séparé du différent.

Gabrielle Simonpietri récupère des écrans de sérigraphie usagés, abîmés. L’écran de sérigraphie, c’est un cadre et un tissu tendu, autrefois de la soie, à travers lequel transite la couleur qui va former l’image. C’est la membrane à travers laquelle l’image passe de l’invisible au visible, membrane accoucheuse. Elle récupère ces fantômes témoignant du trajet de l’image à travers le filtre qui les révèle, les assemble en patchwork, vaste rideau qui évoque des cabanes de toiles, fragiles, la cabane comme métaphore d’un imaginaire qui assemble et désassemble arbitrairement des canevas usagés, de passages. « De cette façon, alors peut-être, je pourrais rencontrer quelque chose qui n’est absolument pas moi ». Quelque chose d’antérieur au formatage de l’image. Pierre Mérigot confronte science et art, à la manière des insectes fabriquant leur milieu, il « orchestre un processus aller-retour entre le dessin, la nature, l’organique, le numérique et la machine, invitant à repenser notre interdépendance dans un monde où nous sommes autant cellule que rouage. » Il compose des tableaux à partir de déchets urbains, industriels, de rebuts végétaux, autant de « vestiges d’habitats » disparates et les agence sous forme de réseaux, archéologie d’organisations refoulées entre humains et non-humains, bifurcations pour réinvestir l’histoire des techniques vers des futurs autres que capitalistes. 

Il rêve et se recueille longtemps – il lui semble être là proche d’un nouveau point de migration – dans la pénombre où Louise Le Pape a déposé, taillés dans la pierre, des abreuvoirs à oiseaux, vides, accompagnés de runes gravées attestant d’une civilisation ornithologique effacée, tandis que l’espace est envahi, strié, tissé de sons d’écholocation de chauve-souris, chapelle où retrouver le sens d’une orientation, juste et interspéciste, au sein du vivant. De tout cela, parmi d’autres œuvres tout autant stimulantes, lui vient un puissant enthousiasme pour l’amplification du soin apporté au peu visible par la jeunesse artiste. Il se défoule alors sur les cordes de harpe tendues dans l’installation de bois flottés de Marc Lohner, symbole d’une forêt échouée dont les troncs et les branches résonnent des prosodies de tous les naufrages, passés, présents et à venir, rappelant qu’une société qui réprime les flux migratoires n’a rien compris à la vie sur terre et court à sa perte.

Il ressort de là, ragaillardi, rajeuni par la tonicité de la nouvelle génération, de ces nouveaux parcours qui démarrent, autant de pistes à suivre dans les années qui viennent. Pour lui, ça éveille plusieurs attentes, voir comment ces artistes vont évoluer, projection matricielle de lignes de désir, à venir. Par contre, accablé, effrayé, par le spectacle du public encasqué dans leur technologie d’immersion esthétique. Il s’éloigne en outre avec le sentiment d’un rituel accompli, fouillant sa mémoire : « quand était-ce, ma première fois voir les Félicités ? C’était Laurent Busine, curateur. » Peine perdue, il n’est plus copain avec les dates. Par contre, il y a toujours repéré des noms qu’il n’a cessé ensuite de suivre, Bertille Bak, par exemple, dont chaque nouvelle expo le réjouit. 

Flâneries. La digestion lente d’une exposition. Lumière des jasmins. Rencontre avec un vin Pirouette. Immersion en cuisine. L’ivresse emporte tout.

Il traîne la patte et s’en va déposer ses affaires à l’hôtel où, ayant acquis une prime de fidélité tout au long des années fastes, on lui réserve pour trois fois rien un cagibi avec un fauteuil-relax où étendre son sac de couchage, un évier, une toilette, sous les combles. Il aime revoir et papoter avec les préposé-es à la réception, le personnel d’entretien, toute l’équipe qui le reconnaît, est contente de sa visite. Ensuite, il repart dans les rues, à la recherche d’une enclave hors du temps, un méandre oublié, substituer la stase parisienne à la stase cévenole. Il s’enfonce entre vieilles maisons, logements sociaux, boutiques à l’abandon, ateliers marginaux d’industries créatives, infrastructures collectives, culturelles ou sportives, populaires. A un embranchement, il s’arrête, regard happé par des émulsions citron dans le gris, au loin, jaillissant des parois d’une cité grise. C’est le panache jaune de deux trois jasmins, lumineux, tellement encastrés dans l’artificialisation urbaine qu’ils semblent eux-mêmes postiches, plastiques. Il constate alors qu’il est au pied d’un arbre, toujours dénudé par l’hiver, où deux ouvriers sarclent la terre rare entre les racines, et où chante un merle, si fort qu’il le croirait amplifié, si archétypique qu’il ne l’avait pas capté (trop beau pour être vrai). Ah, toujours le merle ! Qui le resitue dans son lointain jardin, et dans plusieurs tissus textuels, dont le très beau « En invité » de Peter Kurzeck, où le narrateur ponctue le récit de ses cheminements francfortois en signalant, en cette période de mars, chaque merle rencontré. « Et donc les merles comme si nous étions présents avec eux quand ils sont arrivés chez les hommes. » (p361) Il suit l’envolée du merle et son regard s’arrête, en face, sur la devanture d’un vieux bistrot, tout à fait engageant. Allez, hop, il est temps de s’attabler, s’hydrater. Déjà, le voici épaté, réjoui, face au fameux blanc d’Alsace, plutôt orange, blanc de macération, Pirouettes, qui porte bien son nom. Retrouvailles inopinées, espérées, dans Pirouette se reflète de lointaines et bienfaisantes libations. Servi au fût, c’est l’impression d’une source inépuisable, en direct de la vigne. C’est frais, d’une couleur mélancolique, un peu trouble, légers arômes prunes et cannelles, raisin un peu fumé, complexe et franc à la fois, ça coule avec du corps et quelques cabrioles. Une ivresse ambrée le submerge lentement mais sûrement. Il largue les amarres. Plus de mots, plus de langage raisonné dans la tête, il sirote, feuillette le catalogue de l’exposition, confronte photos et textes à ce qu’il a vu, ressenti, enregistré. Il décante, digère l‘expérience esthétique. Ce qu’il a vu et retenu lentement se décompose, glisse dans les profondeurs, s’agrège au souvenir d’autres œuvres qui s’y trouvent déjà transformées en humus de l’imaginaire. Une couche de plus en plus épaisse. Vague, de plus en plus vague, il goûte le bien-être dans le rien, son regard plane autour d’une jeune américaine cambrée avec ostentation, seins nus pointés sous une maille transparente. Le temps passe, l’ambiance change autour de lui. Une équipe de jeunes cuistots et serveuses s’active à la préparation du dîner. Une tension joyeuse monte. La cuisine étant exigüe, ils-elles travaillent à même les tables du bistrot. Ca ressemble à un atelier participatif. Il entend que manque une petite main, malade. Des envies le prennent. De verre en verre, de fil en aiguille, il en vient à proposer ses services. Hésitation. Palabres. Allez, juste un peu, essayons. Il se retrouve à couper en fine mirepoix courges, panais, carottes, céleris. Hilare, dopé par Pirouette, pas bavard, concentré, juste des onomatopées, fondus dans l’atmosphère et les énergies centripètes de toute l’équipe. On lui demande de goûter, il se retrouve avec une assiette de légume en tempura à grignoter. Il assiste, dans un coin, au lancement du service, les premières tables. Pendant le coup de feu, il donne un coup de main pour débarrasser, plonger. Pirouette toujours, Pirouette après Pirouette. Il ne sait plus comment il regagne l’hôtel.

Jour de naissance. Adoration des vélos-fusées. Pourtant, le capitalisme pourrit tout avec l’invention pour l’invention, la nouveauté pour la nouveauté, toujours plus, sans autre fin que de produire et faire consommer, épuiser l’environnement. Mais, avec un vélo-fusée, on peut s’échapper !?

Il se réveille, ça y est, le jour de naissance. Il a hâte d’être dehors, de vivre cette journée en se laissant porter, curieux de tout, perméable, ouvert à tout. Tiens, voilà une boutique de vélos où il venait mater les derniers modèles et acheter des équipements. Il entre admirer les mécaniques rutilantes. Aux cimaises, des machines sidérantes. Déjà, à l’époque, « de son temps », avec son dernier vélo de pro, il lui semblait que l’aérodynamisme avait atteint ses limites. Et là, il constate que ça n’a cessé de se perfectionner, d’aller toujours plus loin, reflétant le délire incessant de la performance, exprimé dans le design. L’aliénation qui oblige à produire toujours du neuf, du « plus ». Ca confine quasiment au débile. Tyrannie de la nouveauté, de l’invention dernier cri, levure chimique du marché, consumériste. « L’innovation pour l’innovation est très prisée, et de nombreuses idées futiles sont écologiquement onéreuses. » Le capitalise justifie cette course à l’innovation par l’obligation de s’adapter à l’environnement changeant, par les mécanismes de la sélection naturelle. Il serait plus juste d’inverser cette logique mortifère : « si notre environnement change perpétuellement, c’est surtout à cause de la ferveur innovatrice » et de ses impacts destructeurs. Mais, il le reconnaît, même contrit, ça accouche de vélos magnifiques (pour lui), qui l’épatent, presque irréels, immatériels, épures ultimes. Ah, comme il aimerait s’affûter sur cette machine, faire corps avec une telle fusée, il se dit qu’il pourrait encore filer, limite immortel, défier le temps, infiltrer une autre dimension. Ces ergonomies semblent à même de propulser le corps qui s’y confie en d’insoupçonnées régénérescences.

Le BAL, célébration de celle d’où tout est parti. Roland Barthes rêve d’elle. Anri Sala, étudiant, filme-enquête sur la jeunesse idéaliste de sa mère, le désir de faire des enfants pour changer le monde.

Le soleil bouscule la fin d’hiver, et le voici devant la porte du BAL, regardant l’affiche de et lisant avec émotion le titre de l’exposition en cours « à partir d’elle ». Ca tombe bien. Lors de ce jour particulier, où chaque cellule se remémore d’où elle vient, il cherche toujours à rejoindre sa mère le matin où elle lui donna naissance, à imaginer comment elle passa les premières heures avec lui, son père avec elle, ses grands frères et sœur. C’est une expo qui avive les souvenirs d’être un né un jour de quelqu’un, qui déplient et racontent la naissance toujours continuée, non pas un jour et heure précise, mais quelque chose qui ne cesse de se produire, à travers le flux relationnel de celle qui enfante. C’est un ensemble de travaux d’artistes explorant la relation à leur mère, organisés en toile hétérogène autour des phrases de Roland Barthes dans « La chambre claire ». « « Car je rêve souvent d’elle (je ne rêve que d’elle), mais ce n’est jamais tout à fait elle : elle a parfois, dans le rêve, quelque chose d’un peu déplacé, d’excessif : par exemple, enjouée, ou désinvolte – ce qu’elle n’était jamais ; ou encore, je sais que c’est elle, mais je ne vois pas ses traits (mais voit-on, en rêve, ou sait-on ?) : je rêve d’elle, je ne la rêve pas. » (Catalogue d’exposition) Il est vite happé par la vidéo d’Anri Sala. Encore étudiant, et à partir de films d’archives sans son où il découvre sa mère, il enquête sur son engagement au sein de la Jeunesse Albanaises, vouant un culte au dictateur, il reconstitue le contexte, confronte sa mère à cette scène d’un vaste congrès où on la voit prendre la parole. (Il s’acharne un peu sur la dimension « compromission » de la jeunesse passée, lui qui aujourd’hui n’a aucun état d’âme à investir la Bourse de commerce !) C’est un film touchant sur le choc, un peu universel, entre cynisme d’un régime et pureté idéaliste d’une adolescente. Mais lui, il rêve devant le film, à la magie de revoir sa propre mère, jeune, éclatante, animée du même désir, diffus, non militant, de faire advenir un monde meilleur pour tous et toutes. Ce désir de faire des enfants, transmettre le rêve d’un monde meilleur à une nouvelle génération. Comme il aimerait avoir les moyens de s’engager dans un film-enquête sur la jeunesse de sa mère, telle qu’elle était à vingt ans, rêveuse, amoureuse, habitée des ondes positives qu’elle avait envie de transmettre.

Le BAL, « à partir d’elle ». Rebekka Deubner, les vêtements de sa mère, vues aériennes de l’arrière-pays maternel. Présence de la morte. Forêt de tissus. Larmes.

Il est surtout bouleversé par les photomontages de Rebekka Deubner. Son jeu de passe-passe, cache-cache, avec les vêtements de sa mère défunte, manipulations tendres, à l’affût du frisson sacré, effets de revenance, manipulations bousculant le non-dit de l’absence. L’ensemble est intitulé « strip », strip d’elle s’habillant et se déshabillant de sa mère, mais où le mot « strip » en évoque un autre, « spirit ». Les vêtements portent la marque du corps qu’ils ont habillé, une usure raffinée qui semble un ajout plutôt qu’une perte de substance, l’empreinte de l’âme, une buée encore tiède dans les fibres textiles. Une patine trouble des teintures et des trames. En touchant ces habits, elle frôle la disparue, elle palpe ce qui l’attachait à elle et qui correspond à l’incommensurable de la mère, tout ce qu’on ne saura jamais sur sa mère et en assure le rayonnement surnaturel. Ces vêtements, elle les pose sur du papier sensible. Ils sont pliés ou dépliés, panoramiques ou détaillés, mis en scène, de manière à faire ressortir les caractéristiques qui font qu’ils sont encrés dans la mémoire. Une encolure, une échancrure, des boutonnières, des manches, des poignets, un cordon, une agrafe, un liséré, des bretelles, une épaule, une jambe, une couture, une ligne brodée, des motifs parsemés comme fines fleurs de champs ou de rares labours géométriques, des gazes translucides, des façons de voler autour ou d’épouser les formes au plus près. Toute une syntaxe poétique de l’absence et de la présence. Elle manipule les reliques avec des gestes de réanimation, qui ramènent l’inerte à la vie. Ensuite, elle les balaie de lumière comme pour les scanner, les passer au rayon X, voir ce qu’ils cachent, activer, débusquer les particules fantomatiques qui y prolifèrent. Cela donne autant de « saint suaire » parcellaires, de parties corporelles réincarnées dans de l’aérien, différentes strates géologiques de l’immatérialité maternelle. Autant d’images spectrales qui cartographient en icônes l’attachement cosmologique à sa mère. Cela évoque des matières oniriques, contours d’organes imaginaires, hybrides, où se joignent l’entité mère et l’entité fille. Un nuancier enchanté d’un au-delà apaisant, commun. La traduction graphique de ce qui s’imprime en elle chaque fois que ses mains touchent plongent dans ces étoffes intimes, la cherchant. C’est une collection de vues aériennes de l’arrière-pays maternel, là, soudain, si réel, réellement révélé, et décidément radicalement inaccessible. Cette inaccessibilité frustrante qui pousse d’autre part l’artiste à la performance filmée où elle enfile un à un, effectuant une infinité de gestes rituels, de réincarnation, les vêtements maternels, couche sur couche, où elle s’enfouit sous leur accumulation, terrier de pelures parfumées, habitées, amoncellement de doudous, sculpture matricielle. Dans la publication reprenant la série des photogrammes, ces mots magnifiques de Juliette Rousseau : « La mort est absence, l’étoffe est présence. La mort est présence, l’étoffe de la mort est absence. Au carrefour de tes étoffes mon corps sait ce qu’il sent, sent qu’il sait : tes vêtements disent que tu n’es plus là mais que tu l’as été, mon corps dit que tu n’es plus là mais que tu l’es encore. La matière de tes tissus fait forêt.»

Tout au long de l’exposition, les œuvres l’aident à imaginer ce qu’aurait pu être sa relation avec sa mère si elle avait vécu, si il avait eu le temps de la connaître. Cela l’apaise et en même temps, exacerbe sa mélancolie, à la limite du supportable et des larmes. Elles montèrent devant les grands portraits en lévitation, tenus à rien, ondulant faiblement au gré d’une respiration de plus en plus ténue, vielle dame paisible assoupie, regardée et photographiée par son fils, Paul Graham, sidéré et recueilli, plein d’amour, face au glissement inéluctable, progressif, dans le dernier sommeil, l’adieu.

Retrouvailles avec les voiles peintes d’Ulla von Brandeburg. Venues des étoiles, une yourte enchantée, posée dans le vide. Un vide qui travaille, où fermente de l’espoir.

Les yeux brouillés, sans âge, vieux mais toujours gamin près de sa mère, il s’éloigne dans la rue d’Amsterdam, aveuglante de soleil, c’est aller sans voir vers quoi il marche, vers un point où tout est fusion. Marcher sans se rendre compte qu’il marche. Léviter. N’est-ce pas dans cette rue qu’a habité Jacques Roubaud ? Il arrive à la Fondation Ricard, mon dieu, encore un bâtiment amiral, ostentatoire, plein de fric. Pas écrasant, pourtant, reconnaît-il, une certaine légèreté, une façade même pleine de fraîcheur ! N’empêche, ces théâtres du pouvoir du fric, dans leur rôle de temple de l’art contemporain, prive celui-ci de toute force subversive, de toute chance de peser sur un changement d’imaginaire sociétal Il vient y voir une nouvelle installation d’Ulla von Brandenburg. C’est aussi rituel. Il a toujours essayé de voir ses nouveautés depuis la découverte qu’il en fit en 2009 au Frac/Ile de France (« Name of number »). Jusqu’à l’exposition incroyable confinée en 2020 au Palais de Tokyo. Depuis, il y a du « ulla von brandeburg » en lui, la façon dont, avec ses toiles peintes, elle métamorphose le vide en poumon vital, délimite un espace où, des coulisses du néant, se trame « quelque chose » de palpable, est intégré à ses modes de sentir et de penser. Il retourne voir la continuation du récit de la scène vacante, flottante entre les toiles du possible, non pas en attente de quelque chose de neuf, de nouveau, mais pour la continuation, la constance et la permanence, pour entretenir « l’organe ulla von brandeburg » désormais enchâssé dans son métabolisme, en aiguiser les facultés divinatoires face au passé, au futur. Dans sa pulsion monologuiste, tenace, à se dire toutes les formes désirées du futur, comme il égrènerait un chapelet, le mode opératoire de ces voilages peints, intériorisé, est pour lui fondamentale. Une théâtralisation de la page blanche, une scénographie de l’apparition, qui organise la circulation entre différents chambres vierges où accoucher ce qui vient, réécrire ce qui a eu lieu, réviser sa mémoire, trier. Les toiles peintes et leurs cordages, ménageant passages et fermetures, invitant à se faufiler entre les membranes, installent une envie d’appareiller en toute intériorité. Le dédale matriciel des rideaux colorés métaphorise un vers d’Apollinaire, « la fenêtre s’ouvre comme une orange ». Il y déambule dans cette fenêtre épluchée, dans ce flot de vitamine, dans cette orange juteuse. A l’intérieur, différentes petites scènes remontent de l’abîme,  s’animent sur des écrans. Des scénettes jouées en boucle. Pour l’éternité. Des chorégraphies infimes qui font tenir l’ensemble. Des personnages circassiens effectuent des tours de magie. Ils ont ces affectations d’êtres capables de maîtriser disparition et réapparition, de s’éclipser et de revenir, identiques ou métamorphosés. En montrant tout, bien qu’escamotant le « truc ». Ils jouent avec les voilages d’Ulla von Brandenburg. Ils en font ressortir la dimension hypnotique, la faculté de bouleverser nos relations aux formes et couleurs, de faire vaciller vers d’autres dimensions du vivre, de rendre visible ou invisible. Ou ils s’échangent sans fin une série d’objets symboliques, orchestrant une circulation de valeurs occultes, oniriques, révélant au cœur des choses, une économie de l’immatériel, du non rationnel, en lieu et place de l’économie marchande et de la mathématisation absolue du vivant. Ils révèlent l’arbitraire de tout arcane économique, monde d’illusion dont on peut s’éveiller. Ces vidéos, pourtant réalisées par l’artiste, donnent l’impression d’être des archives très anciennes, exhumées par hasard, transmettant par le visuel suggestif, une série de savoirs reniés, censurés par la modernité et dont le besoin se fait cruellement sentir face à l’inhabitabilité croissante de la planète. L’organisation des vastes toiles peinturlurées, en une géométrie cabalistique, facilite le cheminement et les retrouvailles avec ces savoirs intuitifs, ancestraux, et qui soignent, brillent comme l’étoile du berger, indique à chacun-e des routes salutaires à inventer, tracer selon sa sensibilité. Des chapelles nomades – air de famille avec des entrailles de yourtes – radieuses d’espoir interstitiel.

Déstabilisé par toutes les émotions esthétiques. Attendre que le corps les absorbe. Tête de veau et rouge de Loire. Brasserie pleine de fantômes du XIXème. Matrice continue de ses lectures de jeunesse qui continuent à déterminer son appareil sensible.

Il est comble. Il a fait le plein d’émotions esthétiques, de nouvelles images. Il trottine  fourbu, longuement, s’assied sur un banc dans un square. Écoute, regarde, vague. Ne pense à rien. Il digère. Somnole. Le jour décline déjà. Il repart fourbu, lent. Il a sorti un vieux plan de Paris, en papier. Alors que les milliers de touristes s’orientent autour de lui grâce à leur casque connecté. Il multiplie les pauses café noir. Se reconstitue, remonte la pente. Le soir tombe. Il échoue finalement dans une vieille brasserie, décor inchangé depuis 1854, 11 ans avant la mort de Baudelaire. Bien assis sur la banquette, il s’abîme dans la contemplation de la vaisselle sans âge, de la serviette blanche épaisse, des couverts en argent, aux confins du paysage et du monochrome, blason figuratif sous la neige, horizon qui lui procure un bien-être fou, la sensation d’un confort immense. Un foyer. Un centre. Sa soif de vin rouge de Loire est immense, tyrannique, le sommelier, prévenant, le comprend à merveille, il a tout ce qu’il faut. Alors, il s’abandonne aux substrats littéraires qui hantent sa mémoire (et même ce qu’il y a en dessous de celle-ci, l’innommable, l’informe tel que le gratte au BIC la jeune Félicitée Nguyen Quoc), en pagaille, vestiges des auteurs du XIXème qu’il dévorait inlassablement dans sa jeunesse, des plus connus aux plus obscurs (ce qui, bien plus tard, lui permit de comprendre plus facilement la notion de « champ littéraire » de Bourdieu). Un autre aspect de la matrice qui l’enfante, toujours, jour après jour, dieu sait combien de ses synapses se sont établies en fonction de ces lectures (au gré des empathies ou aversion pour les personnages, les situations, les spécificités stylistiques, au fil des efforts produits pour saisir le monde décrit, exploré, les règles de vie d’une autre époque) !? Il se plaît à en imaginer auteurs et protagonistes évoluer dans le décor où il se trouve, se livrant à de vagues pratiques spirites, attendant avec une impatience douce l’arrivée de la cocotte noire au fumet venu tout droit de la cuisine lointaine de sa grand-mère, une tête de veau, cervelle comprise, plat traditionnel inspirant de nombreuses confréries, évoqué par Flaubert dans L’Éducation sentimentale, dont Alexandre Dumas consigna une grande variété de préparations. Ca y est, il touche au but, son jour de naissance n’a plus de fin, se perd dans la nuit, ses lustres, ses miroirs, il patauge avec bonheur dans l’indistinction de ce qui fut, de ce qui vient, de ce qui est, « s’efforçant juste de persévérer dans son être », comme disait l’autre.

Pierre Hemptinne

L’orque interminable dans les flux immortels de lecture

Fil narratif introspectif/prospectif à partir de : Stefano D’Arrigo, Horcynus Orca, Le Nouvel Attila 2023 – Marie-Jodé Mondzain, Accueillir. Venu(e)s d’un ventre ou d’un pays, Les liens qui libèrent 2023 – Bruno Perreau, Sphères d’injustice. Pour un universalisme minoritaire, La Découverte 2023 – Peintures marines de Shim Moon-Seum, galerie Perrotin – Gravures de Lola Massinon et Camille Dufour, Centre de la gravure à La Louvière – une vie de lecteur, une bibliothèque organique…

Le volume en mains, touche magique

Du volume dense et fluide entre ses mains, le texte inépuisable fuit, glisse des pages, s’épanche dans l’espace intérieur, déborde vers l’extérieur ensuite, matière imprimée redevenant oralité sans âge et emportant avec lui son corps-lecteur… Son corps-lecteur, bien entendu, c’est son anatomie biologique, individuée, c’est aussi tout ce qui s’y greffe, le prolonge, les organes subjectifs qu’y font fleurir tous les textes lus – vraiment effectivement lus et ceux encore non lus, ou à peu près-. Ils représentent une masse difficilement contrôlable, étant donné que des parties de ces corporéités textuelles bougent sans cesse, font varier leur sens, stimulent des interprétations contradictoires, plongent dans l’oubli, remontent en pleine lumière, ou passent telles des ombres suggestives, réactives aux flux nerveux du vaste environnement ( passé, présent et futur confondus). Immergées dans les matières terrestres et célestes, elles agissent, elles influencent, elles orientent, magnétiquement, à la façon dont les astres interviennent discrètement dans le cours des événements. C’est un microbiote spirituel, psychique, symbolique, cosmologique. L’effet que lui font tous les livres lus, – et les autres qui s’y trouvent tapis évoqués, suggérés, ou à l’état de promesse-, si nombreux qu’il ne peut plus les calculer ni les différencier de façon précise – (bien que son cerveau continue à en déchiffrer les fragments indistinctement gravés en lui, les impressions qui évoluent, se déforment, se métamorphosent)-, la manière dont ça le travaille exclut d’hypostasier un bagage solide, un ancrage identitaire dans « la littérature » triomphante, majoritaire, qui l’irriguerait à la manière d’un sang noble, d’une appartenance à un sol privilégié, « originel », « premier » en quoi que ce soit, et qui confierait la mission, dans les rares papotages en famille ou dans la moindre conversation de comptoir ou face à la machine à café, de recycler et vendre les sous-entendus et le sous-texte d’apparence inoffensive mais bel et bien piliers de l’universel fondateur et continuateur des entreprises coloniales, impérialistes, toujours avides de renouveler ses héraut banals, quotidiens et délirants, petits dominateurs. Pas un corpus de « Belles Lettres » qui blinde et se charge de transmettre la culture appelant à «  la « naturalité biologique,  aux liens du sang, à l’exaltation de la souche et de l’origine du même titre » (p.129). La bibliothèque accumulée autour de lui, en lui, n’est pas du genre à inspirer des « rapports d’identité » (Foucault). Non, un fouillis inclassable de voix minoritaires, pas rangées, pas classées, un ensemble sans cesse à explorer, arpenter, cartographier, un maquis cacophonique, rétif à toute classification, inaccessible au moindre cadastre colonial. A tel point qu’il se demande souvent comment peut-il vivre avec l’absorption obstinée durant tant d’années de voix différentes, différenciées, « autres » ? A tel point qu’il se retrouve souvent ni plus ni moins au même stade que l’Yvette de Maupassant, adolescente dévoreuse de romans, mais déstabilisée, fragilisée et paumée devant la vie par toute cette « bouillie de lectures ». 

Masse lue, arborescence de différences, horizon d’un universel minoritaire, infusé dans les textes, les littératures singulières

Mais sa bibliothèque, aussi, quelques fois, inspire des cavales sauvages, des promesses folles. C’est quand prédomine le goût qu’elle induit pour les « rapports de différenciation, de création, d’innovation » (Foucault) du fait que chaque «écriture minoritaire » grave en lui le sillon, non linéaire, non binaire, d’une différence. Débrouille toi avec ça. Face aux apôtres qui sanctifient « ce qui nous rassemble » plutôt que ce qui nous différencie ! Chaque sillon élargit et complexifie la structure foutraque de son ossature spéculative. Alors, la polyphonie des voix singulières résonne d’un universalisme de la différence, à venir, un jour, peut-être. Il en émane l’ivresse de « l’anarchie dans son intolérance à la domination et à la normativité policière. L’anarchie singulière (…), joie de tous les désordres qui habitent les gestes qui donnent une forme provisoire et toujours mobile à l’informe. » (« Accueillir », p.138) Formes provisoires en mouvement, c’est son quotidien. S’il comprend que la masse lue voue à la différence, à la mobilité qui déconcerte les proches, à être souvent pointé comme une bête curieuse, à se voir juger « étrange » dans ses goûts, affecté dès lors d’une réputation parfois difficile à assumer socialement, élitiste proche du difforme, quelques fois, et heureusement, il y puise l’énergie d’une étrange espérance, celle d’être une particule d’un futur changement profond des manières de penser que nécessite le monde humain pris dans la nasse du dérèglement climatique. Cette espérance ténue est liée au fait d’accepter de se sentir habité par ce qu’il ne peut se représenter, d’emblée, dès la naissance, redevable à tous les autres, qui font arriver en lui de l’inattendu, les étrangers, migrants, tous les minoritaires, le rendant partie prenante, naturellement, d’une relationnalité transformatrice, celle « d’un sujet habité par l’autre et qui fait lien avec le monde à partir de ce que l’autre fait résonner en lui. C’est un rapport de dépossession et de co-incidence. Pour le sujet majoritaire, cela revient à puiser dans ses expériences minoritaires pour se connecter à l’autre ; c’est apprendre les limites de sa souveraineté et laisser résonner les subjectivités minoritaires avec lesquelles il vit. » (« Sphères d’injustice », p.193) Et si tout ce travail de lecture était avant tout une œuvre de dépossession accomplie d’instinct, sans calcul, sans visée, sans stratégie ? Il n’a pas ingurgité un corpus autoritaire, mais un flux critique, un tissage hétérogène de styles minoritaires, quand écrire rime surtout avec inscrire une différence, du différent, ouvrir chaque fois un nouveau front. Ce qu’il peut créer avec ça, et dont il a besoin pour se convaincre d’avoir une certaine consistance, le pousse à la conviction intime que « toute création individuelle est le fruit d’un travail collectif ». (« Sphères d’injustice », p.236) C’est le chant que lui serine sa bibliothèque foutraque. C’est à partir de cette rengaine qu’il en tire un bien, un patrimoine, mais sur le ton de « l’impropriété », loin de l’acharnement à se rendre propriétaire de ceci ou cela comme seule raison d’être. « L’impropriété ne signifie pas n’être propriétaire de rien mais considérer que ce que l’on possède est toujours un produit collectif. » (« Sphères d’injustice », p.237) Ce qui ouvre, non sans angoisse, vers un autre universel, minoritaire, incertain, à inventer, voire improbable, avec toutes ces voix en lui, hôte de multiples autres, dispersé parmi les trajets de multiples autres, sans bords, sans rivage proprement à lui. Il n’est qu’un contemplatif attentif et sensible aux ondes de ce changement. Ses lectures, échos d’avancées obscures, individuelles et collectives vers un autre monde, l’ont placé dans une métamorphose incessante qui ressemble à du sur-place, et ont fait muter son intériorité en monstre indéfinissable, hybride tentaculaire, tissage de différenciations et d’altérités, nageant dans le cosmos des écritures en perméabilité constante avec le mystère des origines, que réfléchissent tous les êtres, les animés comme les inanimés, humains et non-humains.

L’arrivée de l’Orque, un trop plein

Ce volume dense et fluide, inépuisable par excellence, abîme marin et banc de poissons incommensurable, est celui d’Horcymus Orca, publié par Le Nouvel Attila en 2023. Dès l’instant où ses pages se sont ouvertes à lui, son corps-lecteur donc, en tous sens, a traversé et été jalonné par de fortes zones de turbulence, raz-de-marée, avalanches, glissements de terrain, fossilisation foudroyante. Ce texte-phénomène est venu bouleversé son écosystème de lecture déjà bien expérimenté, roué, et a contraint son exosquelette littéraire à une soudaine croissance trop vaste, trop complexe, non maîtrisable, sauvage, déséquilibrée. Il s’est mis lui aussi à fuiter, à fuir, glisser, s’épancher, abîme marin et banc de poissons incommensurable, retournant vers des stades d’oralités antérieures, postérieures, bref, battant la campagne. Dépassé. C’était, d’un coup, accueillir un texte disproportionné, un « énormtextanimal » précisément, à peine domestiqué, qui déséquilibrait son axe de lecture, monstrueux de singularité, se goinfrait de tous les autres textes lus, les digérait, les régurgitaient, les « relançait », leur ouvrait d’autres perspectives, les noyait dans un nouvel infini de correspondances, de reflets, de mélanges, de recouvrements, de palabres, infini kaléidoscope. C’est loin maintenant, mais ce texte-orque ne cesse de hanter l’abysse tapissé de toutes les pages lues, ondulantes, algues multicolores sur les parois du gouffre où il traquait le sens de la vie (cet antre de l’imagination, microbiote cosmique de son imaginaire).

C’était un trop plein, soudain. Trop plein de tout. Le texte – à l’époque , au présent de la lecture, et depuis, dans le souvenir et le ressassement, dans le clapotis océanique de l’écriture primaire, incessante -, peut le crisper, lui donner des convulsions, des envies de tout envoyer promener comme quand on se perd en forêt et qu’on décide de rebrousser chemin, de couper à travers tout. Il en a encore des cauchemars. Des cauchemars Horcymus Orca. Quand il s’enlisait dans d’invraisemblables « longueurs », surplace végétatif, durant des dizaines et des dizaines de page, le « sous-texte » prenant le dessus sur le texte. Il étouffait, se disait « je ne vais jamais en sortir, voilà, ce texte m’entraîne vers des profondeurs dépressives où je m’enlise, m’ensevelis, digressions sépulcrales. ».

Lecture, peau amoureuse, laitances de naissance, magma charogne

Mais aussi, cet Himalaya de phrases serrées et écumantes lui offre des instants, des ouvertures, des passages – lors de la première lecture, déjà, fulgurante et dans ce « présent de la lecture » tel qu’il s’éternise en lui et engendre résurgences et insurgences imprévues, ni plus ni moins qu’un jeu de marées – où il fond et infuse délicieusement, comme dans ces lignes où le personnage qui cherche à revenir chez lui après la guerre, se fait recouvrir et enchanter par sa convoyeuse, la rameuse Ciccina Circé. « (…) elle approcha la bouche de son oreille, comme pour lui parler en grand secret, s’appuya avec insistance sur son épaule de toute sa longue et large poitrine mamelue, laquelle sembla alors s’ouvrir à la mesure de sa hanche, revenir profondément et se répandre autour, en une blancheur d’écume pareille à la vague qui vient se briser contre un rocher et, éperonnée, s’ouvre en écumant et semble alors l’engloutir et l’incorporer. Il la sentait se répandre et s’épandre autour de son épaule, le long de sa hanche et sous son coude : moite, ample et fluctuante, qui clapotait sous le casaquin lacé à la taille, comme si elle avait accouché le jour même et était encore gonflée et débordante de lait. Mais, pendant ce temps, il se délectait de l’odeur d’huile d’olive de ses tresses, une odeur forte et suintante comme si elle les avait plongées dans une jarre. » (p.363) 

Proximité avec la naissance incessante, toujours là, quand le texte inépuisable approche la bouche de son oreille, lui parle en grand secret. 

Cette blancheur laiteuse qui l’envahit à la lecture, dans laquelle il barbote et s’extasie, lui restitue, à la manière d’un philtre magique, les instants où la peau amoureuse le recouvrait, étendait une couverture magique sous laquelle se réinventer, libérer l’imaginaire, congédiant les automatismes du désir viril pénétrant, instaurant profondément les flottements entre matériel et immatériel, bouillonnement calme d’écume où quelque chose arrive, et rebat les cartes, replonge tout dans l’expectative, le non prévisible, quand quelque chose arrive en lui et que quelque chose de lui arrive ailleurs, en l’autre, sans qu’il soit possible de déterminer les tenants et aboutissants, ni les retombées ici et ailleurs. Tout ce que l’on peut en déduire est que « de la naissance » se produit, l’incessante naissance de soi avec l’autre. Perdu dans le texte, – dans tous les textes lus, accumulés, rangés, empilés et qui ne font plus qu’une seule multitude monstrueuse -, il côtoie toujours cela, il y a toujours dans les parages, cette zone de naissance, laitances amoureuses d’accouchement de ce qui vient, et le contraire aussi, il y a toujours au flanc du monstre constitué de toutes les lectures en décomposition et recomposition, la blessure ouverte, tantôt presque guérie, sèche, tantôt à nouveau saignante, fraîche, fumante et puis purulente, puant la mort imminente, immanente, la gangrène de néant. De même, la mer infinie qui déploie ce monstre, clapote entre vie et mort, rivages contraires qui résonnent l’un dans l’autre, de l’un à l’autre, au gré des marées montantes descendantes.

Voler/Survoler

La rencontre interminable  – et puis, rétrospectivement, trop brève – avec Horcymus Orca le fit basculer. Quand il y repense, il lui semble avoir la peau sèche, squameuse, piquée de sel brillant, les narines et les oreilles pétrifiées dans l’odeur et le mugissement des marées, les cils perlés d’embruns, la chevelure cheveux et les étoffes poisseuses, dégageant une forte odeur de poissonnerie. Il lui semble depuis survoler d’étranges contrées, à la manière de ce marin ayant souhaité un rite funéraire à base d’oeufs de poisson volant pour que sa salive, ainsi ensemencée, transmette à son âme la capacité de voler vers l’ailleurs, ne reste pas bêtement en rade dans la mort pure et simple. « Attrape une femelle, cherche-lui l’oeuf et étale-m’en un peu entre les lèvres. Désormais, de tous les poissons de mer, il n’y a que celui-ci qui me plaît, celui qui a des ailes. Mon âme, si elle veut, peut en profiter ; elle a des ailes et elle vole, si elle doit voler, elle a des nageoires et elle nage, si elle doit nager. Avec toute cette mer, dis-je, le poisson volant est ce dont j’ai besoin. » (p.453)

Dans le même animal, marin, l’accouchement, la pourriture, nageant, plongeant au cœur de la bibliothèque mentale, native

Permanence des laitances accoucheuses, irriguant et dégoulinant sur sa vaste carcasse littéraire, son prolongement fantasque, cette animalité hors normes, qui vogue en toute l’épopée humaine bruissant entre les lignes de tous les textes écrits, imprimés, depuis ses débuts approximatifs, balbutiant, jusqu’aux figures de la fin qui se rapproche, porte aussi depuis toujours sur l’autre flanc, le cratère de la mort, sa permanente contribution à la vie, ombre sinistre apparue dès ses premières lectures, qui était déjà là avant qu’il ne lise la première ligne, et qu’il a personnalisé au fil de sa subjectivité inlassablement stimulée par ses lectures, et des va-et-vient entre le lu et le vivant, le lu et la mort, au point de devenir sa blessure, son stigmate, sa pourriture prolifique. Blessures de la vie portées comme trophées, entretenues, cultivées pour leurs innovations bactériennes. Et parce qu’elle prouve sa permanence, son toujours déjà-là dans le texte et le sous-texte, cette matière en interface avec la mort induit une possibilité d’immunité, la chance minime d’une part d’immortalité, temps que ça lit du moins, que toute sa masse, physique et psychique, reste irriguée par de nouvelles lectures. Cela, en écho à ce que découvrent les marins ayant planté en vain un harpon dans l’orque majestueuse profanant leur territoire de pêche : « ils découvrirent l’horrible blessure gangreneuse qui lui déchirait en long et en large le flanc gauche, en s’encavernant profondément. » (p.800) C’était une « espèce de caverne » (…), une déchirure telle que c’était comme s’il avait été attrapé de plein fouet par un projectile de petit canon et que le projectile avait éclaté à l’intérieur, et c’était comme si c’était arrivé si longtemps auparavant, que ça paraissait désormais, plus que le flanc d’un férosse vivant, celui d’une charogne de férosse, d’une charogne éternelle que la mer, en même temps, préservait de la consumation et putréfiait. (p.801). Lire, être lecteur, engagé dans la lecture de l’infinie production imaginaire de l’humanité (il y a trop de livres à lire, je n’en absorberai qu’un faible pourcentage ») , c’était d’emblée avoir cette charogne au flanc, éternelle et où fermente l’illusion que la mort est déjà survenue, et a échoué dans son entreprise. « (…) ils scrutaient cette immense masse de chair, cette épouvantable, ténébreuse silhouette aux trois quarts sous l’eau, avec la nageoire supérieure haute et visible de loin comme un drapeau d’extermination, puis ils regardaient au milieu de l’écume ce délabrement sur le flanc gauche et se disaient qu’avec une telle plaie n’importe quel autre que l’énormaninal serait déjà mort depuis un bon bout de temps, serait mort et se serait entièrement encharogné, se serait encharogné et encarcassé, et que l’énorme carcasse se serait dispersée et effacée toute-mer, pas une, mais cent fois : et, en revanche, ça n’effleurait même pas d’un cheveu cet immortel. » (p.801) Et le marin de saluer cette « chose morte qui s’encharogne » et qui est en même temps immortelle : « Nous te saluons, sale immortel. Si ça peut t’intéresser, nous le dirons autour de nous : nous dirons que tu pues la charogne au point de faire vomir jusqu’aux yeux, et que tu sèmes peste et pestilence où tu passes, mais nous dirons aussi qu’avec tout ça tu es réellement immortel. » (p.803)

Et c’est à l’instant où surgit l’orque dans le texte – dans la mer -, qu’il se dit que toute son histoire de lecteur avait quelque chose à voir avec ce genre d’apparition miraculeuse et funeste, avec le désir de voir surgir le phénoménal et d’en être visité, possédé, d’apercevoir semblable animal exceptionnel dans les flots immortels du vivant, et d’en recevoir une part qui deviendrait sienne, en partager la nature hors normes. Bien entendu, il avait déjà plus d’une fois été avalé et recraché par Moby Dick et tenté, à de multiples reprises, de démêler les avatars labyrinthiques d’Ulysse à Dublin, il en était gavé.

La mer de toutes les pages lues agitées par le vent, les marées, les embruns, barrière de corail respirante

Depuis ce temps-là, il se représente sa bibliothèque comme une mer se déversant, à l’horizon, dans le ciel. D’autant qu’il ne l’a plus déployée sous les yeux, les bouquins alignés sur les planches superposées, recouvrant tous les murs, montrant leur dos. Elle est mise en caisses, regroupées, empilées dans les pièces de la maisonnette où il s’emploie à n’être que de passage, engagé dans la « dernière partie de la vie », comme on dit. Prête au déménagement, à la dispersion des cendres, dans l’antichambre de la fin. Elle est principalement à présent une bibliothèque mentale, libérée des couvertures, des reliures, des dos collés, toutes les pages sont à présent libérées, réunies en un seul flot infini, ondoyant, Camaïeu gris de fibres nerveuses ondulantes, harmonieuses, bien que parcourues de « sens contraires », de reflux, de vaguelettes retorses. Cette mer qui déborde du cadre, telle que peinte par Shim Moon-Seup, millefeuilles de tissus vivants et de tissus nécrosés, étoffes mariales et linges mortuaires, ce magnétisme antagonique d’une vastitude dépassant l’entendement. C’est elle qui imbibe les pêcheurs pauvres et leurs familles dans Horcymus Orca,qui la scrutent inlassablement depuis le promontoire, étudiant les faits et gestes du monstre qui s’y dissimule – événement enfin, arrivage salutaire ou fatal, naissance ou mort -, sillage de vie ou sillage de mort, agonie de la bête éternelle faisant corps avec les flots, voire les engendrant. « Ils étaient tous l’oreille tendue, tous en train d’écouter ce sifflement de vent des eaux, ténébreux, étouffé, qui venait de la ligne, tantôt lointain, tantôt proche, et c’était pour tous le souffle tourmenté du férorque, son râle qui ne finissait jamais. Ils l’entendaient chaque fois avec des frissons, et pourtant chaque fois ils l’écoutaient et aussitôt après attendaient pour l’entendre. On aurait dit qu’ils ne supportaient pas de ne pas l’entendre, ne pas l’entendre encore une fois après chaque fois, mais on ne pouvait pas dire qu’ils éprouvaient du plaisir, de la satisfaction ou qu’ils y prenaient goût : ils éprouvaient au contraire quelque chose d’indicible, quelque chose d’obscur et d’indéfinissable, comme une sensation physique à la fois exaltante et mélancolique, un sentiment barbare d’ivresse, de joie, et en même temps d’irrépressible et débordante nostalgie pour quelque chose qu’ils n’auraient jamais su dire, mais qui devait être fatalement quelque chose de différent et contraire à cette exaltation physique, à cette ivresse et à cette joie, quelque chose de semblable à la vie face à quelque chose de semblable à la mort. (…) Quelque chose de plus fort qu’eux, parce que démesurément plus fort qu’eux, plus malade et plus inguérissable, c’était ce souffle de mer, terrible, obscur, regorgeant de fatalité et de catastrophes qu’ils entendaient, et chaque fois au moment où ils l’entendaient, ils espéraient, désiraient de toute leur âme ne plus l’entendre, ne devoir plus jamais, ne serait-ce qu’une fois, l’entendre, et en même temps, avec un cœur étrange, effrayé, étrangement effrayé, comme si c’était plus fort qu’eux, ils espéraient, désiraient de toute leur âme, l’entendre encore, pouvoir l’entendre au moins encore une fois. » (p.975)

La mer envahie de fatalité et catastrophe, pourrie par le monstre des politiques migratoires

A quoi fait écho, bien longtemps après le corps à corps avec le texte-phénomène Horcynus Orca, le coup d’œil sur deux gravures de Lola Massinon, « Mer » et « Putréfaction », dont les teintes diffèrent tout en semblant représenter la même matière, spongieuse, en transformation vers l’accouchement de formes vives ou celles de la décomposition, les unes et les autres mues par la même nature. Mystérieux coraux de vie ou de mort, solidaires. Oui, dans l’immensité marine de sa bibliothèque mentale, évolue un monstre, tant positif que négatif, pluriel, fait de tous les organes lus, et de plus en plus insaisissable, s’échappant de son corps-lecteur, le laissant progressivement pour mort, partant vers ailleurs, vers autre chose, sans lui, lui survivant, bizarrement. Lui restant tourmenté en ce point où coexiste le désir d’entendre, celui de ne plus entendre, de voir, de ne pas voir. « Ce souffle terrible de mer » qui semble pétrifié dans les peintures de Shim Moon-Seup, sous la forme de soufflets agités, ventilation de l’imaginaire, à l’arrêt. Mais aujourd’hui, le cœur est systématiquement effrayé face à la mer gorgée de « fatalité et de catastrophe », comme jamais, de manière telle qu’aucun marin, depuis l’antiquité, n’aurait pu l’imaginer, à tel point qu’il lui est même devenu impossible de penser au rayonnement vivifiant des flots marins, à son statut perpétuel d’origine du vivant brassant les organismes morts, les régénérant. Ce n’est plus l’Orque magnifique et sidérant de régénérescence qui hante les mers, c’est un monstre bien pire, sans rien de positif, qui démolit même toute possibilité d’imaginer un monstre ambivalent, pluriel, non, là, c’est la Bête univoque, horrible, celle qui cause le carnage des migrations, les innombrables noyés et noyées, les corps échoués sur les rivages « modernes », être bestial dont le corps est fait des politiques inhospitalières, inhumaines, racistes de l‘Europe, fait des corps de tous les « responsables » qui rédigent et votent ces lois meurtrières, qui sèment en surface les vies détruites par ce délire d’extrême droite qui transforme la mer en fosse commune, celle-là même aux sombres entrailles gravées par Camille Dufour, artiste minoritaire luttant, dans les ténèbres, contre l’invisibilisation organisée de ce massacre dont ne manque pas de se réjouir les défenseurs de la race, les croisés armés contre l’envahisseur et le remplacement, dont ne manque pas de se vanter une « misdée » de politiques respectables, au sec . La guerre est prolongée, permanente, aucun héros fuyant le carnage n’est assuré de retrouver un lieu calme, tout l’égare, la métaphore du retour a perdu le Nord, et ne cesse de s’éloigner l’image d’un « chez soi » en harmonie avec la multiplicité anti-guerre, anti-chair-à-canon, profitant de ce travail d’une anthropologie réinventée, lumière fragile multipliant notre monde plutôt que de le rétrécir, et invitant à « se laisser traverser par des pensées indigènes, de se faire intéresser par des djinns ou des esprits, d’accueillir des extériorités » (JL Tornatore, p.128), des forces d’enchantement que brassent les 1355 pages de l’Orque de Stefano D’Arrigo, à travers le corps-lecteur, pénétrant peu à peu dans sa bibliothèque mentale, sans bords, sans frontières, sans fonds. 

Pierre Hemptinne