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Printemps de larmes et d’espoir (avec Beethoven)!

Fil narratif à partir de : Beethoven, quinzième quatuor à cordes, troisième mouvement – Guillaume Le Blanc, Oser pleurer, Albin Michel 20024 – Sayre Gomez, Heaven ‘N’ Earth, galerie Xavier Hufkens

Du mal aux larmes, une naissance encordé aux pertes, les siennes, les autres, toutes les pertes

La première fois qu’il pleure ce long mouvement du quinzième quatuor à cordes de Beethoven, il est novice, vierge. Surpris. D’où viennent ces larmes ? Quelle source ? Il a bien déjà été marqué, creusé, raviné par une perte énorme, inexplicable, celle de sa mère, trop jeune elle aussi. En plein printemps, pleine adolescence, la mort de plein fouet, sans rien comprendre, secoué. Explosion de larmes irrépressibles. Quelque chose, au cœur de sa vie, désintégré en plein vol, perdu, soudainement. Quoi, comment ? Rien, on ne parle pas de ça, la vie doit suivre son cours. Ca va passer, ce n’est pas un mal qui ne s’empare que de toi, il est partout, il frappe ici ou là, ça vient ça va, faut faire avec. Il découvre donc que la vie peut faire mal à tout moment et que finalement, il ne contrôle rien, il n’a aucune espèce de souveraineté sur son petit territoire de vie, aucun moyen d’échapper à cet inévitable « mal de la perte inconsolable, mal de l’absence intolérable », incontournable acte de naissance, livraison d’une composante importante du devenir de tout un chacun. Impossible de vivre sans pertes. Dans la foulée, peut-être dans une dynamique de cause à effet, manière confuse de « faire son deuil », il intensifie ses visites à la Médiathèque, boulimie de musiques. Puis un jour, par hasard, les quatuors de Beethoven. Il emprunte le coffret de l’intégrale. (Attirance pour le prestige des coffrets substantiels, pour les « intégrales » et leur côté « savant », réservé aux connaisseurs, recherche de références culturelles à incorporer, capitaliser, pour se transformer, se distinguer, gagner de la valeur. Il ne souvient plus du nom de la formation. Quartetto Italiano ? Le Julliard ?) Il écoute scrupuleusement, plaque après plaque. Jour après jour. Appliqué, égaré, ennuyé. Et puis arrive le quinzième, le troisième mouvement. Il frémit. Il ne le sait pas encore, mais cela a à voir avec les larmes de sa mère, pour sa mère. 

Quinzième, troisième mouvement, échos d’une intensité vitale terrassante

En descendant dans la matière lente de ce mouvement, comme on entre dans l’eau d’un fleuve, au fur et à mesure que la fluidité consistante des cordes l’imbibe, ému, égaré par l’émotion, il renoue avec ses premières vraies larmes, complètement irrépressibles, lâcher-prise total, et pressent qu’elles l’ont placé sur la trajectoire d’une histoire à venir, une poly-narration qui n’aura plus de fin, intime et poreuse à tout ce que charrie le flux des archets sur les cordes sensibles, depuis des siècles et des siècles, depuis que les larmes brillent dans l’histoire humaine. Il entrevoit, encore vaguement, qu’il y a quelque chose dans ces larmes, à récolter, à sanctuariser et à transformer. L’émotion musicale ne ravive pas uniquement l’instant tragique, passé, d’où jaillirent les larmes, il l’y entend revenir pour à jamais s’entremêler à celles des larmes futures, les siennes, mais aussi toutes celles autour de lui, au réseau hydrographiques de tous les pleurs à la surface de la terre, et cela donne du sens aux premiers sanglots, à la première collision frontale avec le néant. Il endosse confusément son statut de pleureur qui ne fera qu’évoluer au gré des coups et blessures, des catastrophes, des sinistres, des violences rencontrées, les siennes, intimes, et bien plus nombreuses, effroyables, celles de la marche du monde, notamment toutes les vies broyées par la politique migratoire de l’Europe. Il entend venir ça, à la manière dont l’ouïe des éléphants, hyper sensible aux « basses et très hautes fréquences », anticipe les catastrophes. « Dans la mesure où le sonore est une intensité excessive qui engendre les pleurs, ne peut-on pas dire, par un autre tour, que nous pleurons quand une intensité vitale nous terrasse et est quasiment insupportable ? » (p.248) Le troisième mouvement du quinzième quatuor naissait et se déroulait, à son oreille, comme une émission sonore hors radars, des fréquences en principe pas captées par l’humain en situation normale, et qu’il lui était donné de recueillir selon un don momentané, une grâce particulière, une vitalité terrassante.

Passage musical entre larmes et pleurs, pertes et disparition, présence et absence. La métamorphose des larmes et le vertige prolongé de l’apparition, vers un état de grâce

Dans les premières mesures du troisième mouvement, il reconnaît l’humeur qui le baigne, et qu’il refusait de nommer, une stagnation prostrée, ankylose dépressive des forces vives. Une traîne épurée, un souffle minimal. Une tresse rauque, sans voix, de perte inconsolable et d’absence intolérable. Et ça l’accroche d’emblée, d’entendre exprimé par les musiciens, spiritualisé, son climat affectif, éploré, refoulé. C’est, transformé en phrase encordée, abstraite, le recueillement désespéré tentant d’amortir, jadis, le fracas des larmes. Puis en avançant, le mouvement s’éclaire faiblement, une lueur se maintient, s’intensifie, certains événements surgissent, irruption d’énergie improbable, à partir de rien, du néant, précisément, et il suit, le mouvement le guide, il mime ce qui se passe dans la musique, ça le met en marche vers un usage inattendu des larmes, une alchimie qui fait qu’elles deviennent aussi la possibilité d’une autre vie, une autre forme d’amour du vivant. Là où il croyait avoir perdu le don de chanter, il muse, les filaments d’une chanson fragile s’ébauchent, remuent, tissent le fantôme d’une mélodie dépouillée. « Dans cette durée dilatée des larmes survient en nous cela même qui les efface et les rend invisibles : non pas que leur sensibilité ait disparu, mais elle est recomposée dans une allure de vie entièrement neuve rendue possible par l’avant-goût effrayant du néant. Les larmes ne sont jamais la mort de l’amour mais la pluie qui le nettoie et le rend possible sous une autre forme. » (p.62) Musique de passage, d’un col brumeux entre tourments et réconforts, hiver et été, la canzona du quinzième quatuor se présente à lui en maillage d’amour et de néant, une ligne de crête entre effondrement et état de grâce, tracée, ténue et têtue, par les violons, l’alto et le violoncelle, solidaires. Il revit le flux de ses larmes en un bonheur paradoxal, douloureux autant qu’inespéré, celui de retrouvailles, dans les tréfonds, avec ce qu’il croyait avoir perdu. « Désormais, je sais que je pourrai renouer avec ce que j’ai perdu, dans ce mouvement de ce quatuor ». Et dans la relation avec toutes les œuvres où situations esthétiques de même famille que ce mouvement de quatuor à cordes. Ce qui allait fortement orienter son penchant pour l’art, recherchant autant les expériences esthétiques continuant cette première effusion de larmes que celles apportant, en réponse, les éléments d’une vie autre, régénérée, nouvelle. Ce qu’il était bien incapable de formuler à l’époque, c’est qu’en ayant dorénavant en tête cette musique de Beethoven, il se trouvait doté d’une matrice narrative et poétique pour, peu à peu, transformer la perte en disparition, faire l’apprentissage des pleurs comme « métamorphose des larmes » qui maintient « le disparu dans le vertige prolongé de l’apparition ». L’apprentissage de l’absence présente, de la vie s’accommodant du mal inconsolable. « Tandis que dans l’épreuve de la perte le survivant se consume et se perd dans les larmes, la disparition est une recomposition de la vie avec les pleurs. Les larmes sont l’impossible à réprimer ; brusquement, toute intentionnalité est suspendue, seul advient leur mouvement irrésistible. Les pleurs sont une autre affaire, un pli dans la vie où se côtoient au plus près la présence et l’absence, la vie et la mort. Les larmes surgissent comme l’absolument irrépressible alors que les pleurs métamorphosent la vie en vie précaire. » (p.36) Canzona di ringraziamento offerta alla divinità da un quarito, in modo lidico (molto adagio) – Sentendo nuova forza (Andante).

Larmes et empathie. Par les pleurs, l’autre entre nous. Pleurs et écriture la nuit.

Irrigué par les larmes – autant les siennes que celles qu’épanchent tout humain frappé du mal de vivre (perte, injustice, maladie, violence) -, c’est la sève de l’empathie qui perle en lui, y trace un chemin. Un fluide le parcourt, tantôt en surface, tantôt dans les profondeurs, qui estompe les frontières entre intérieur et extérieur, et transforme en argile le socle de toute maîtrise. Touché par les larmes de sa mère, pour sa mère – pleurant sa mort, il avait l’impression que les larmes étaient la dernière chose transmise par elle, un legs ultime, littéralement expirant en larmes entre ses bras – , il acquiert peu à peu la capacité d’être touché par les autres. « (…) Pour se laisser toucher par autrui, encore faut-il perdre l’illusion d’une maîtrise totale de sa vie et reconnaître que les frontières entre les existences sont poreuses. Si nous sommes à ce point sensible que nous sommes émus par l’autre, au point de nous mettre en mouvement vers lui, de nous transporter jusqu’à lui, c’est que, certes, nous ne sommes pas lui mais qu’il est à ce point entré en nous que nous ne pouvons imaginer notre vie sans imaginer la sienne. » (p.191) Le réseau des larmes, dans l’histoire, à la surface de la planète, canalise l’impuissance solitaire face au destin et la transforme en force revendicative, solidaire, énonçant l’injustice, appelant justice, explorant sans cesse de nouvelles voies pour réparer, soigner, améliorer la société, exactement de la même manière que l’eau, dans la nature, cherche à s’écouler coûte que coûte. C’est une ressource, un liquide protecteur, un fluide qui porte. Et cela a à voir avec son penchant à écrire, écrire, sans cesse écrire, pour rien, la fenêtre ouverte. « L’hiver depuis des années, déjà. Mais il y eut de vrais étés. Peu de sommeil. Longues journées. Écrire la nuit, à trois heures du matin, toutes fenêtres ouvertes et l’air d’été venu des prairies et des champs de blé, jusqu’ici, jusqu’à nous, en ville, et jusqu’à moi, dans la chambre. L’écrire aussitôt dans le livre ! L’air d’été. Si léger, sent si bon. » (p.152) Écrire, pleurer, expier, panser, renaître. Tamiser la nuit espérant récolter des particules de la canzona de Beethoven

Le cloud extractiviste. L’émeute et l’entropie. Le précaire, nouvelles ruines mélancoliques du l’hyper-capitalisme. Rivages et dépotoir ultime.

D’où le choc devant les toiles de Sayre Gomez, braquées sur un monde sans larmes. Non pas libéré des raisons de pleurer. Mais où la capacité de pleurer, selon un « ordre venu d’en haut », fait l’objet d’un apartheid systématique, négation des pertes, des douleurs, des afflictions et mutilations. Invisibilisation redoutable de tous les êtres de peu de valeur marchande, en marge, désaffiliés, exclus du capitalisme, chair à canon de la croissance. Ce qui règne dans ces images vides, c’est l’âme damnée d’un système qui juge inutile de s’émouvoir de la désolation et la dépossession qui broient les fragiles, au quotidien. Ceux et celles chez qui, dès lors, les pleurs se transforment en rage impuissante, totalement impuissante, stérile, auto-destructrice.

Le frappe d’emblée une méta-image, avec à l’avant-plan une effrayante plate-forme d’extractivisme, en lévitation dans le cloud, transcendance de l’emprise industrielle sur tout ce qui touche au vivant, avec en arrière-plan et contrebas, une vaste étendue urbaine, artificialisation triomphante du globe, avec son bouquet puissant de gratte-ciels décisionnels, et au-delà, le sommet du cratère, l’infini minéralisé, dévitalisé, des flancs de montagne dénudés par l’exploitation (peut-être massif montagneux factice, reconstitué).  

D’autres toiles hyper-réalistes, hallucinées, saisissent des restes de révolte, les signes d’une émeute dispersée – ou tombée d’elle-même dans une forme d’entropie radicale, soudainement dépourvue de sens, d’espérance – , caddies renversés en pleine flambée sur macadam, feux de circulation culbutés ; poubelle gorgée de déchets de fast-food, fondue par un départ de feu, en gros-plan devant un coin de banlieue calme, quelconque, avec vaste ciel orangé parcouru de nuages captant les reflets du soleil ou les lueurs et fumées d’un brasier pas très éloigné. Sayre Gomez peint aussi les abris précaires posés sur les trottoirs, les modes d’existence provisoires devenus permanents, dans la débouille et la récupération de déchets et rebuts. Survivre à ciel ouvert dans les détritus, l’œil sec. 

Sur du sable fin, face aux flots où se reflète l’éclaircie solaire trouant un ciel gris, des contreforts de débris, amoncellement sinistre de pièces détachées de la société de consommation, en vrac, dépotoir rejeté par les flots, retour à l’expéditeur, l’ensemble évoque les châteaux de sable, enclos chimérique où réinventer une vie, à partir des moignons d’une vaste machine morte, mécaniques concassées, électro-ménagers périmés, caddies, parasol coloré au sommet des scories indiquant que, là, trône un marginal, bricoleur de ferrailles déclassées. Des flots marins ne jaillira plus le début de la vie, ni même l’incomparable vénus. Cette marine sordide ressemble à un cul-de-sac métaphysique irrémédiable.

Engendrer l’inhumain

L’accumulation des images sordides balaie froidement les dégâts du capitalisme, sonde ses entrailles malades. L’immensité affolante de tout le laissé pour compte, ce qui n’a plus aucun intérêt. Toutes les vies abîmées, dépouillées, dont les multiples deuils, incommensurables, restent en suspens, sans valeur, sans reconnaissance, niés, refusés, objets d’une déshumanisation systémique, routinière. Il émane de ces scènes d’une apocalypse en cours, lente et inexorable, une impression de mélancolie foudroyante. 

Voilà les décors où les fragiles voient leur vie à jamais perdue. La « réceptivité de la souffrance de l’autre », comprendre ceux et celles qui n’ont pas pu réussir dans l’écosystème néo-libéral, y est proscrite. Premier et principal engrenage d’aliénation. « Plus fondamentalement encore, ne pas répondre à l’annihilation des conditions de réceptivité de la vie perdue en ne répondant pas aux pleurs qui font vivre la perte jusque dans l’imploration, c’est à la fois déshumaniser la perte (le sujet perdu), les pleurs (le sujet pleurant la perte) et la société qui refuse de répondre à ses pleurs, de les reprendre en son sein, de les entendre. C’est alors, à proprement parlé, engendrer l’inhumain. Car ne pas répondre aux pleurs de l’autre, c’est refuser de se laisser traverser par les affects de l’autre et ainsi d’engager sa vie dans la vie des autres. » (p.212) Dans les toiles de Sayre Gomez, il n’y a plus d’autres. Privés de larmes, de pleurs, ils se terrent, ne sont plus que des fantômes (absents des toiles). « (…) la négation du travail de deuil du pleureur, engendrée par la formation politique et sociale dominante, crée tout un complexe mélancolique dans lequel le deuil n’est tout simplement pas pris en considération en étant rendu totalement invisible. Il faut insister ici sur le fait que la mélancolie n’est précisément pas le fait du pleureur mais est bien engendrée au contraire par la formation sociale et politique hégémonique qui s’exerce dans le dos du pleureur en le niant. La mélancolie est alors une hallucination de la formation sociale hégémonique. » (p.224) La mélancolie a pétrifié, englouti la civilisation peinte par l’artiste. Rien ni personne n’y a résisté. 

Choisir son camp ?

Mais de quel côté est le peintre ? Ces toiles ne pleurent pas, ni lamentation ni rage, ni offuscation, elles ne fustigent pas l’injustice, parées d’une certaine esthétique clinique, froide. Cynique ? En miroir ? Il y a dans les couleurs une certaine taie blanchâtre qui évoque, peut-être, une empathie refoulée, figée. Un effroi paralysé ? Juste un voile. Quand on regarde le lieu dans lequel ces toiles sont montrées, riche et aseptisé, galerie-bunker-coffre-fort du marché de l’art, on pourrait même soupçonner qu’exhiber ce savoir-faire artistique dédié à la représentation de la misère de l’effondrement, aux sinistrés mélancoliques privés de tout, à la perte de tout espoir de paradis sur terre, est juste là pour émoustiller les amateur-trices bien nantis, leur donner le vertige d’une puissance face au monde écrasé, privé du sensible qu’ils accaparent et cultivent quant à eux dans leurs collections, leurs achats et expositions, leurs célébrations-vernissages. Que signifie acheter à prix non négligeable une toile représentant les dégâts morbides, à grande échelle, du totalitarisme néo-libéral ? Achète-t-on ce genre de peinture parce qu’on trouve ça « beau » ? Va-t-on accrocher ça dans son salon pour sensibiliser les invité-e-es, à l’occasion, et suggérer la nécessité de changer de modèle de société ? Ou est-ce réservé pour des musées soucieux de thématiques sociétales, musées fréquentés par des minorités éclairées ? Une partie de l’argent généré par cet art est-il versé à des organisations, des associations, des réseaux qui luttent contre la mélancolie totalitaire, « hallucination de la formation sociale hégémonique », proposant des formes de guérison !?

Pierre Hemptinne

Le jazz sort de la cale

Fil narratif de médiation culturelle à partir de : souvenirs d’un vieux médiathécaire – réminiscences jazz – Roscoe Mitchell , The solo concert, 1979 – Malcolm Ferdinand, Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le monde caribéen, Seuil 2019 – Marc Lohner, Nef’s, Félicités 2023 des Beaux-Arts de Paris – (…) –

Comment le jazz remonte à sa surface, étrange, toujours autre, archipel magnétique

Il revient au jazz. Est-ce de ne plus très bien savoir où il est, où il va, ce qui l’attend précisément, avec devant, au loin, les parages du terminus ? Tiens, comme être dans la cale du vivant approchant les rivages de la destination finale !? Promis à l’échouage dans le néant ? Est-ce de se sentir de plus en plus contraint de composer avec la fluctuation des forces, des énergies, de « faire avec » tout ce qui l’entoure et en fonction des ressources internes sauvegardées, de négocier en individu de plus en plus composite et dépendant, sans territoire propre ? Est-ce d’avoir cru jusqu’à il y a peu que toutes ses activités convergeaient vers un quelconque accomplissement assorti de retrouvailles définitives avec tout ce qu’il aimait, tout ce qui lui faisait du bien, pour finalement se rendre compte qu’au contraire, cette illusion masquait le fait qu’il s’éloignait inexorablement de ce qui lui était le plus cher, la vie gratuite, l’insouciance, l’entourage chaleureux, pour filer vers la rupture, l’abandon, la séparation, l’angoisse de la perte, les adieux? En tout cas, en découle une agitation psycho-chimique qui le remue et l’incite – par un curieux mimétisme ? – à puiser dans sa collection jazz. Sa collection mentale principalement. Il n’a quasiment plus rien comme support physique. Errant sur une vaste nébuleuse numérique, un à un, il retrouve les noms, les œuvres, les disques, le mouvement dans toute sa diversité archipelienne, telle qu’il l’avait parcouru, autrefois. Il a connu, en certaines circonstances, ponctuellement, une boulimie de jazz, en effet. Dans les années 70, le free-jazz, quelle secousse ! Inimaginable ! Étrangeté radicale, magnétique ! 

Souvenir d’une écoute organisée, disciplinée, en médiathèque, et au contact avec le public, contexte d’une écoute politique

Et puis, devenu travailleur en médiathèque, il y consacra une attention plus systématique, réfléchie, professionnelle, documentée. D’une part, une écoute individuelle, réflexive, méditative, «à soi », d’autre part, une écoute collective, organisée, en réunions de travail, formelles, avec les commentaires et les analyses d’Alberto Nogueira, conseiller musical à La Médiathèque, par ailleurs écrivain portugais. C’est lui qui a constitué l’essentiel d’une collection* discographique parmi les plus riches au monde. Il a enseigné les rudiments d’une écoute comparée, connectée aux contextes sociaux, géopolitiques, esthétiques, selon des approches transversales, humanistes, critiques et jamais verticales, jamais enfermées dans les tics jazzophiles, les manies de collectionneurs discophiles. Une écoute expérimentale, conscientisée, individuelle et collective, la seule voie pour que l’écoute de musique puisse déboucher sur des savoirs culturels utiles à la démocratie et pas simplement des « j’aime » ou des « j’aime pas ». Ce n’était pas une réunion de temps en temps qu’il fréquentait, mais un programme serré, tous les mois, une journée complète, année après année, durant des décennies. Pour être complet, disons que la possibilité de cette écoute responsable, politique, était tangible, objectivable, du fait de quelques présences attentives, impliquées mais, comme dans beaucoup de réunions de travail, la plupart des participant-e-s dormaient, rêvaient, patientaient, cultivaient la distraction, au service de l’inertie institutionnelle.

A cela s’ajoutait une écoute publique, la médiathèque était en effet perméable aux publics, ouverte dans la cité, physiquement. Et lui, médiathécaire idéaliste, il y diffusait les différentes formes de jazz, sans censure, soucieux d’en rendre perceptible la diversité, diversité en conflit avec les stéréotypes largement répandus. Cet exercice de dévoilement, il l’effectuait consciencieusement, à la manière d’un disc-jockey un peu brut, au contact des visiteurs et visiteuses, nombreux et de profils variés à l’époque, suscitant et recueillant directement leurs réactions, appréciations, exaspérations, essayant d’amorcer des bribes de dialogues à partir de ça, – des attirances et des rejets, des empathies et des aversions – d’esquisser le cadre des communs de l’écoute. De l’écoute différenciée, plurielle, parcourue de controverses. 

Musiques de l’étonnement, du désarroi, jazz de l’inouï, l’éblouissement du retour aux terres d’avant le drame, d’avant la perte, tumultes mélancoliques

Ce sont des musiques qui l’ont toujours épaté par leur inventivité formelle, leur créativité technique, leur sensibilité exacerbée. Des musiques qui l’ont aussi souvent désarçonné, elles mettaient en défaut ses capacités de compréhension par des élaborations complètement folles, venues de nulle part, fulgurances insulaires. Il éprouvait fascination et en même temps interrogation. Étonnement, c’est le mot juste, en ce que cela implique d’ignorance et de difficultés liées à l’ignorance. Désarroi. Dans cet étonnement, il pressentait une « valeur », une case départ à partager, en vue d’échapper aux certitudes du marketing musical, cette échappée lui semblant la condition première pour forger et soutenir des pratiques culturelles émancipatrices.

Elles le tourmentaient de pulsions antagonistes, ces formes du jazz, lui suggérant une célébration exubérante d’un retour vers une terre d’origine tout en exposant, par le détail de leurs développements, la volatilisation violente de cette terre, l’inanité de quelque retour que ce soit. Les rythmes, les pulsions, les chamades, les syncopes et sauts dans le vide révélaient la recherche palpitante d’autres points de chute. Des ailleurs vers lesquels se tourner, se mettre en mouvement. Des esthétiques tourmentées où il lui semblait déceler une puissante force magnétique, sombre, où s’originerait sa mélancolie. Elles l’éblouissaient, ça oui, à la manière du vierge et inédit rimbaldien, qui avait secoué ses premières lectures de poésie et l’avait dérouté de la voie scolaire toute tracée, claironnant une aube exceptionnelle, brassant par-dessous de tortueux pressentiments. C’est peu dire qu’elles surgissaient à l’époque comme quelque chose de totalement neuf, jamais entendu, ce qu’il y avait de plus proche de l’inouï. Pourtant, malgré cet air d’éclaireur ouvrant de nouveaux chemins, affichant une faconde volubile, experte, elles débordaient d’une riche ancestralité, connues d’elles seules, énigmatique. Ancestralité à la fois authentique, immémoriale, et à la fois fiction, matrice fictionnelle. Il était incapable de digérer cette nouveauté à la manière de ce qui a trait à l’histoire de l’art occidental. Où, même d’instinct, selon un sens quasiment inné, il lui est toujours possible de raccrocher l’inédit à quelques formes connues, et surtout de légitime, constituant des lignées d’autorité. Toute construction culturelle référentielle, intériorisée, se révélait, avec le jazz, en tout cas pour lui, inopérante. Beaucoup trop de pièces manquantes dans son appareil récepteur. Il s’agissait ici d’une autre histoire. Une autre ligne du temps. Il y était tout petit.

Comment il recommence l’écoute du jazz. Les amuseurs et les savants. Free jazz et après. Approche du jazz et « restitution d’œuvres d’art », même combat. L’écriture. Théorie de la savantisation.

Une ou deux décennies après, alors que ces musiques se sont assoupies, fatiguées par une réception inappropriée, balayées par le consumérisme culturel, il les redécouvre là où il les avait laissées. Sans programme établi. Une heure ou deux, tous les jours, à l’aube, en s’éveillant, pour doper les synapses engourdis, ou au crépuscule, histoire de masquer la fin du jour. Il procède un peu en zigzag. Un nom lui en rappelant un autre. Et elles lui reviennent toujours aussi étranges, neuves, mystérieuses, surprenantes, déstabilisantes. Étonnement inaltéré, et son écoute toujours mise en défaut. Ce qu’à force, il a fini par apprécier. Se coltiner étonnement et défaut, il aime, il en a besoin même, il y trouve une raison d’être. Pour lui, c’est cela que signifie « écouter ». Déformation professionnelle ? Le quintette foudroyant d’Ornette Coleman, éclaireur scintillant, en ligne brisée, dès Something Else, 1958. Don Cherry, années 60, bouleversante mise en commun des énergies, thèmes ciselés dans le chaos, boucan sacré. Religiosité archaïque, polysémique et elliptique de Wadada Leo Smith…. Ayler, Coltrane, Dolphy, Taylor, Monk, Davis, Mingus, Sanders… A l’infini. Il réécoute des parties plus anciennes, Charlie Parker bien entendu ou, antérieur, Louis Armstrong pour qui il a toujours eu un faible, depuis que son grand-père maternel lui eut offert un vinyle, alors qu’il était encore adolescent. Armstrong comme beaucoup d’autres inventeurs et pionniers qu’il faut libérer de toutes les strates de réception à l’occidentale, abusant des catégories coloniales « d’amuseur ». S’agissant de la restitution d’œuvres d’art de pays d’Afrique par les anciens États colonisateurs, l’archéologue nigérien Ekpo Eyo, dans les années 70, « insistait considérablement sur la nécessité, pour ces œuvres, d’être réintégrées dans un discours universitaire et académique pensé à partir du continent africain, complément indispensable, à ses yeux, des lectures « occidentales » appliquées aux œuvres pendant de longues décennies. » (p.241) Quelque chose de similaire est nécessaire pour les musiques de jazz que les occidentaux ont massivement reléguées dans leurs hiérarchies esthétiques, du côté de l’entertainement, de la distraction.

Il renoue particulièrement avec l’époque qu’il appelle post-free, bien que procédant de la première avalanche free, mais en en organisant les secousses, où apparaissent des personnalités qui formalisent un territoire savant – en rupture radicale avec le statut d’amuseur public que leur colle le marché colonial -, avec des écritures pleines et entières, et qui ont toujours cristallisé son attachement, ses interrogations. (Ce qu’Alberto Nogueira a théorisé comme « savantisation » des formes populaires qui n’ont rien à voir avec la dissolution dans la dimension savante des formes classiques, dites encore « supérieures », mais qui inventent d’autres formes de savoirs, alternatives, tirant parti de leurs origines populaires et d’une autre relation au réel pour miner le champ savant autoritaire, avec des écritures rigoureuses, plurielles, complexes. Le principe de « savantisation » pose que tout le monde est à même d’élaborer un langage « savant », qu’il y a plusieurs discours savants, ça n’a rien à voir avec le populisme du marketing qui entend placer toutes les expressions au même niveau, sans évolution, et condamner le « populaire » à devenir le commercial.) Pour une part de la critique « blanche », le terme « improvisation » était, au fond, lourd de préjugé, laissant entendre une incapacité à « composer », une mise à l’écart de l’histoire écrite, savante, une proximité fatale avec le sauvage, l’instinctif. Continuation du jugement colonial porté sur des peuples considérés « sans histoire ». 

La symbolique des solistes jazz. La force du discours intérieur. Parallèle avec les Sequenza de Berio. La confrontation à d’autres organisations mentales. Quel est l’événement caché qui détermine cette organisation mentale qu’il pressent comme « autre » et qui l’implique pourtant ?

Par exemple, 1979, l’enregistrement solo et public de Roscoe Mitchell. Voilà, ça, précisément, exactement ce qui l’emballe, lui semble à jamais inouï, neuf, sans racine et enraciné à la fois. Ou en train de s’enraciner au fur et à mesure que les sons sortent, s’articulent, déplient une pensée structurée, et sont absorbés, écoutés, exportent leurs idées en d’autres subjectivités, dans un processus de rencontre. Ca l’emballe, le déconcerte, sommet d’étonnement. Pourtant, il a du métier. Il ne s’agit pas du premier enregistrement d’un soliste jazz. Il y a eu Anthony Braxton dix années avant. Mais ça reste quelque chose de « premier », un exercice fondateur, revendicateur, provoquant. S’avancer seul, noir et instrumentiste, quel culot, « voyez, j’ai un discours propre, à moi, je suis un individu intégral, complexe, avec une intériorité profonde, multiple, je n’ai pas forcément besoin de l’orchestre qui vous amuse et vous fait taper du pied, je suis capable d’élaboration, de stylisation, de design sonore, sans filet, nu. » Ce ne sont pas non plus, dans l’absolu, les premières composition en solo qu’il écoute. Il est familiarisé, en tant qu’amateur, pas en tant qu’initié lisant des partitions, par exemple, avec Berio et ses Sequenza. Certes, exigeant aussi, mais plus proche, il s’outille facilement, à l’instinct, de prérequis nécessaires à leur écoute, comme des dispositions dormant en lui, attendant d’être sollicitées, des organisations mentales inclues dans ses référentiels culturels. Il peut facilement établir des liens entre les Sequenza, certaines peintures, certaines littératures modernes, d’avant-garde, comme il a appris à le faire dans les réunions d’Alberto Nogueira. C’est exigeant, néanmoins familier, inscrit dans la course à la virtuosité un peu creuse, scintillant du prestige de l’art pour l’art, c’est dans le package de son patrimoine culturel.

Les premiers solos enregistrés de Roscoe Mitchell, ah, là, c’est autre chose que Berio. Il n’y a pas, derrière, sous-jacent, le même appareil de transcendance. Pas de Conservatoire. Pas d’écho, ni d’aura, aucun théâtre de sublimation. C’est le discours intérieur, la musique intérieure d’une personne dotée d’autres organisations mentales que la sienne, et qui doit encore prouver qu’il dispose de telles organisations mentales, subjectives. Radicalement différentes. Il n’éprouve jamais cette différenciation tranchée et tranchante, par exemple, avec les formes traditionnelles africaines, même si elles appartiennent à d’autres façons de représenter le monde. Non ici, cette différence radicale, c’est comme si elle procédait d’un événement survenu dans l’histoire des personnes qui inventent ces musiques, un événement puissant, qui l’impliquerait d’une certaine façon, chamboulerait les notions d’universel dont on l’a imprégné, un événement qu’il ne parviendrait pas à identifier pleinement parce que sa culture dominante y serait rétive, et que ces musiques chercheraient à lui révéler, mais à la manière de l’évidence camouflée de la lettre « cachée » de Lacan, là, sous les yeux, déjà dans l’oreille depuis toujours !

Vers une écoute décoloniale, finalement. Adorno et ce qu’il écrivait de l’art après la Shoah. Jazz et naufragés.

Taraudé par ce mystère-qui-ne-devrait-pas-en-être-un, son cerveau établit des connexions entre des musiques écoutées et des livres lus, cherchent des indices, et cela, selon des ressources dont il ne disposait pas, évidemment, étant adolescent ou jeune adulte, lors de ses premières périodes jazz. Ainsi, il ne peut plus écouter du jazz – pas plus que du blues – sans ruminer des passages d’« Une écologie décoloniale » de Malcolm Ferdinand, sans aller y relire des passages sur la cale des navires négriers dans ce qu’elle détermine, aujourd’hui, encore, la situation écologique de tous et toutes les habitant-e-s de la Terre ravagée. Il y trouve la clé qui lui manquait pour « dire », non seulement, en quoi ces esthétiques sonores l’attirent et l’étonnent continûment, depuis toujours, ne cessent de le décentrer, mais aussi en quoi cet étonnement lui semble le départ de quelque chose qui pourrait se substituer à l’« universel » de l’habiter colonial. Une spécificité qui ne relèverait pas de sa seule subjectivité mais engagerait tout l’enjeu écologique de la vie sur terre, aujourd’hui, en plein Plantationnocène. ( Bien entendu, Alberto Nogueira, dans son analyse des musiques jazz, a toujours mentionné le poids de l’esclavage, mais les documents à ce sujet étaient moins nombreux, moins développés qu’aujourd’hui, et surtout cette horreur/abomination fondatrice du capitalisme était beaucoup moins étudiée, « philosophée », par les principaux-principales intéressée-e-s, instigateurs-trices de la pensée créole).

Cela se situe du côté où résonnent toujours en lui la réflexion d’Adorno, comment encore produire poésie, musique, beauté artistique, après les camps, la Shoah. Ca se situe de ce côté, mais avec une antériorité abyssale. Tellement abyssale qu’il y a lieu de se demander pourquoi il a fallu attendre la Shoah et Adorno pour poser ces questions ? Sinon à soupçonner une fracture « racisée » des savoirs esthétiques ? Ces musiques répondent, n’ont cessé de répondre, en recommençant tout, chaque fois, à partir de rien, de zéro, à partir des mêmes interrogations adorniennes, adorniennes avant l’heure, et où simplement « la cale » se substitue « aux camps »… Quelle musique inventer, créer, jouer en ayant été débarqué de la cale de la traite négrière !? Et donc , son étonnement, sa difficulté face à ces musiques, sont en miroir : « comment écouter ces musiques de la sortie de cale, jouées par les descendants des esclaves, alors que j’appartiens aux descendants des esclavagistes, aux héritages culturels qui ont permis aux États occidentaux de se partager le monde, d’inventer et de perpétuer encore aujourd’hui l’habiter colonial du monde !? » Et ces musiques, riches, diversifiées, exigeantes, errantes, à travers toutes les difficultés qu’elles lui présentent à l’écoute, aménageant les conditions un peu folles d’une rencontre, une rencontre malgré tout, appelée par ces jazz de naufragé-e-s.

Jazz et gouffre. Jazz et néantisation. Question universelle de commencement et de fondement dans la cale.

Ce sont des musiques qui viennent d’un gouffre. Malaxées par le gouffre. Ce qui sera rarement, exceptionnellement, le cas pour la création artistique occidentale qui se situera toujours dans une filiation de sens, de prise de propriété sur les choses, sur la Beauté, appuyée sur les Lumières. (Même chez les « maudits ».) C’est toute la question du fondement, du commencement qui est à reposer, fondement-commencement à l’échelle d’un partage entre les peuples, et non au profit d’une nation en particulier, et au sein de cette nation élue, au bénéfice d’une partie de la population, au détriment de ses autres classes. Cette exigence, face à la crise climatique, d’un fondement écologique commun, ne se résout pas par délibération policée et consensus, par la raison, sa possibilité découle d’une histoire ultra-violente que le jazz propose comme bien commun (mais pas un bien d’entertainement, un bien épistémique). 

« Le navire négrier est l’arché du monde créole dans son double sens de commencement et de fondement. (…) D’un côté s’y opère un processus de néantisation par lequel l’avant continental et africain trouve non pas une fin mais une perte. Cette rupture au sein de la cale du navire négrier prend la figure du bottomless pit trou sans fond) de Robert Nesta Marley, du « gouffre » d’Edouard Glissant où presque tout se perd, ou de cette mer geôlière de Derelk Walcott qui enferme les histoires, les mémoires, les batailles et les martyrs. D’un autre côté, ce gouffre et cette mer enfantent. Quelque chose est remonté du gouffre. (…) « Vomissures de négriers », ils furent expulsés de la cale négrière, faisant de cette cale la matrice des sociétés créoles. C’est ainsi que Raphaël Constant et Patrick Chamoiseau situent les premières traces d’une littérature créole dans un cri dans la cale du navire négrier par un captif. Un cri de révolte et de souffrance, mais surtout un cri de nouveau-né. A la fois néantisation et naissance, ce commencement fait du navire négrier selon glissant un « gouffre-matrice ». » (p.191)

Le navire négrier comme articulation du capitalisme et de l’habiter colonial du monde. Toujours dominant et responsable de la crise climatique. Le jazz et la politique de débarquement.

Le navire négrier est le dispositif qui incarne, impose et fait circuler les lois de l’habiter colonial du monde, les tisse et entretisse à la surface du globe. Il active au centre de l’économie- monde la politique du débarquement : « Tout comme le coffre de bois dans lequel les Hébreux conservaient les Tables de la Loi, le navire négrier renferme en son sein, dans son entrepont et dans sa cale, les préceptes politiques, sociaux et moraux qui structurent les rapports à la nature, à la Terre et au monde. Le trait principal de ce fondement réside dans une politique du débarquement. Le débarquement fait d’abord référence aux quatre siècles au cours desquels des navires européens ont débarqué sur les rives caribéennes et américaines des millions d’Africains captifs transformés en Nègres et esclaves coloniaux. Véritables usines négrières, ces navires « produisent cette catégorie sociopolitique d’êtres désignés comme esclaves Nègres en transformant la « matière » première de ces bois d’ébène. Par « politique de débarquement », je désigne les dispositions et ingénieries sociales et politiques qui assignent des personnes à un rapport d’extranéité à leurs corps, à la terre et au monde. La politique du débarquement du navire négrier engendre ainsi des « corps perdus » (déculturés), des naufragés (hors-Terre) et des Nègres(hors-monde). » (p.192) Vous savez, quand quelqu’un, dans un groupe, une réunion, profère une « énormité », des propos particulièrement « dé-calés », on lui dit « mais quoi, tu débarques ? » ou « d’où est-ce que tu débarques, toi ? ». Il y a de ça, au premier degré, lors de ses premières écoutes de jazz » savant » : musique de débarqués. C’était dans les années, 70, il n’avait pas encore beaucoup de repères, il ne savait pas encore à quel point cette condition de « débarqué » était à prendre littéralement. Voilà, des musique de naufragés. Depuis toujours. Et cela forme un patrimoine tellement instructif en ces temps où la Terre tout entière fait naufrage, où l’Humain file vers la catastrophe, le naufrage total du capitalisme provoquant au passage la sixième extinction. Pourtant, ce patrimoine, à part ici ou là un succès d’estime qui subsiste, est de plus en plus abandonné. Très peu écouté sur les plateformes. Et donnant lieu à très peu d’analyses et d’études sérieuses si l’on se base sur les recherches effectues sur Google. Un intérêt pour le moins confidentiel.

Jazz, une esthétique de fuite, hors de la cale. Jazz/Rêve d’un autre échouage, ailleurs, un échouage positif, réconfortant. L’impossible retour.

« Appréhender les Amériques comme étant avant tout des terres d’échouement induit une manière bien particulière de les concevoir et de se penser sur celles-ci. Une terre qui est alors perçue comme une terre de fuite de la cale des négriers n’incarne pas une terre promise, et encore moins une terre de liberté. Cette île n’est point un lieu où le naufragé se projette, mais un lieu où il survit en attendant d’être transporté ailleurs. (…) Aussi cette condition de naufragé a-t-elle pour conséquence première cette situation par laquelle des hommes et des femmes ont quitté le navire, ils ont dé-barqué, littéralement sortis de la barque, sans pour autant avoir atterri. Ils ont débarqué sans toucher Terre. » (p.198) « Loin d’être un sol pour les captifs, depuis lequel il est possible de se lever et de demeurer chez soi, la terre est rendue et maintenue étrangère, les débarqués restent hors-sol. Perdure une forme d’exil de l’île sur l’île. Tout en reconnaissant les moindres recoins de celle-ci, tout en maîtrisant ses rythmes et ses saisons, ces naufragés y demeurent comme étrangers. La déterritorialisation y est structurale. Cette terre demeure étrangère car la condition de naufragé en fait un lieu de passage en attendant soit la répétition d’un naufrage vers un ailleurs, soit l’impossible retour à une Terre-mère pré-coloniale. » (p.199)

Le jazz cherche un mouvement autre. Il propose une rencontre, au-delà du « surgissement lustral de la cale ». Le jazz face à la tempête cherche des solutions « ensemble ». Jazz et le Navire-monde.

Ces musiques le séduisent par leur volubile ardeur tournée vers les paradis perdus, le fascinent surtout parce que, dans leur exploration du chaos à traverser pour échouer ailleurs, et leurs tentatives d’organisation d’autres horizons, elles forment un contre-courant, elles échappent aux promesses fallacieuses du « retour à ». Et ce contre-courant n’est pas revanchard, réservé aux victimes des navires négriers, il invite tout le monde, y compris les descendants des négriers. « Au lieu du mouvement du retour, je propose un mouvement autre, un mouvement vers l’autre, le mouvement de la rencontre. Ce mouvement n’est plus déterminé par la direction vers un objet fantasmé à atteindre ou à saisir, « Nature », « Terre » ou même « Terre-mère », mais par un horizon. L’horizon d’une altérité vers laquelle tend sans jamais pouvoir l’atteindre, un aller vers l’autre, un aller vers le Monde. (…) Ce mouvement suppose une mise en relation avec les autres, une politique de la rencontre. La mise en relation est ce qui est occulté dans le thème du retour. Accoster, aborder, amarrer dans le slogan « retour vers » semblerait aller de soi. Pourtant la relation n’est jamais acquise ni donnée, elle s’instaure par ce mouvement qui vise à mettre en présence des altérités et se reconnaître quelque chose de commun qui n’appartient à aucun. C’est dans ces rencontres que se joue véritablement ledit retour. » (p.293) Les musiques de jazz comme laboratoire de rencontres entre altérités. La façon occidentale de classer et juger ces formes musicales, en les enfermant dans une expertise stérile de discophiles, a probablement évacué subtilement, sous une couche admirative, cette charge décoloniale. 

 Ce qu’est le surgissement du jazz, dans sa tête, mais probablement dans la société en général, la société « blanche » principalement, c’est l’action surgissante d’Aimé Césaire. « (…) L’action politique et la poésie d’Aimé Césaire ont visé à transformer le navire négrier. Par son verbe, brisant les chaînes déshumanisantes de la cale et fracassant l’écoutille de l’entrepont, il érige un sujet parlant, debout sur le pont. Mais ce surgissement lustral de la cale ne se poursuit point dans un geste du débarquement hors-monde à travers la fuite, le suicide, le cri vengeur et la lame meurtrière ou l’explosion kamikaze. Renversant l’entreprise impériale qui fit du navire négrier l’unique façon dont une pluralité pouvait être mise en présence, Césaire a osé imaginer que ce navire pouvait être autre chose qu’un négrier, il imagine un monde là-même : un navire-monde capable de faire face à la tempête. Depuis la cale, ce geste se révèle inouï par la politique du sentiment qu’il suppose. Ce compagnon de bord-là est celui dont les chevilles et les poignets portent encore les traces des lacérations des chaînes de l’autre et qui malgré tout tend une main ensanglantée à cet autre en prononçant avec conviction ces mots : « Nous vivrons ensemble. ».» (M. Ferdinand, page 286)

Roscoe Mitchell, solo, 1979. Comment ces compositions se gravent en lui, se transforment en images qui l’accompagnent, l’aident à penser, à sentir ce qu’il y a autour de lui, avant et après

Dans les solos de Roscoe Mitchell, en 1979, il y a éclosion d’un sujet parlant, pas encore répertorié, espèce à découvrir, conceptualisant, écrivant, composant. On y entend ce surgissement lustral de la cale, dans toutes ses nuances et réflexions. Tel que perpétré dans le quotidien de la communauté africaines-américaines, au jour le jour. Chancelant, ébloui, vacillant. L’intention est ferme, le cheminement des sons est, lui, accidenté, trébuchant, expérientiel. De l’ordre de la performance. Bien des sonorités sont abimées, écorchées, éprouvées, à la limite de l’audible. Des non-sonorités récupérées dans la néantisation. Elles sont soufflées, expectorées, recueillies, soignées, recollées, réanimées, revitalisées. Selon les compositions, le musicien change d’instrument, alto, soprano, ténor, basse. Les enregistrements proviennent de concerts différents. Le récital s’ouvre et se clôture par une pièce courte, haletante, staccato, précipitée, prise de vertige, formule pour franchir le vide, sauter l’obstacle, retomber au-delà, on ne sait où. Des thèmes ténus, apparaissent, émergent, se diffractent, reviennent, désarticulés, réarticulés, quelques fois avec une délicatesse renversante, juste un murmure ; A travers leurs balbutiements, des mélopées fragiles, sur le fil, déambulatoires, explorant prudemment le monde hors de la cale, arpentant le rivage, racontant l’échouage. Presque une rengaine, fantôme, étirée dans des cristaux aigus. Une chanson intérieure, de celles que l’on fredonne pour donner corps à la mémoire, faire remonter des rivages, esquisses de rituels. Ce sont des textures qui amorcent différentes figures de rencontres (il n’y a pas de telles invites dans les Sequenza de Berio régies par une toute autre stratégie de l’adresse, verticale). 

Les harpes échouées de Marc Lohner. Instruments hybrides, totems d’un monde en train de se casser la gueule, dressés sur les rivages entre humains et non-humains, bricolages de robinson sur l’île-monde en danger, cordes et vibrations d’alerte

Il a en tête ces phrases heurtées, démantibulées, finalement miraculées, traversées de vents mélodieux, depuis des heures, d’éveil et de somnolence, tout au long d’un long trajet nocturne en train. Il s’est occupé l’esprit avec ça : rémanences de cet enregistrement solo de Roscoe Mitchell, ses mélodies fragmentaires, modelées au chalumeau. Presque des fossiles mélodiques que le musicien dégage, nettoie, son souffle se chargeant d’évacuer les poussières, les scories. Exhumation. Mélodies presque faite de silence charnel. « Suis-je vraiment entrain de fredonner ? Mais oui, oui, il me semble. » Des rengaines sans âge. Il ne se souvient plus depuis combien de temps elles sont en lui. Il les a réécoutées récemment, oui, mais ça n’a fait que les réveiller en lui. Des mélodies)souches, comme on dit « cellules-souches », et qui aident à construire toutes sortes d’autres mélodies. Il s’en sert pour mettre en musique les bribes de sa propre histoire, de son cheminement., les faits saillants de sa biographie. Il les fredonne, c’est comme si il se fredonnait. Il les sifflote ainsi encore des heures, depuis la gare, marchant lentement, s’arrêtant, regardant la rue, les gens, les vitrines, la grande ville, traînant son sac de voyage. Le voici à la Seine, et là, l’escalier, la porte monumentale, il entre dans l’exposition « Des lignes de désir », et la première chose qu’il voit, ce sont des constructions d’échouages, des œuvres d’échoués. Des troncs, des souches, des bois flottés, ramassés sur la plage à l’île d’Oléron par Marc Lohner. Il les assemble en d’étranges totems. Monumentaux et irréguliers instruments de musiques. Des harpes archaïques. Sophistiquées aussi parce qu’équipées de capteurs et micros, raccordées à un système d’amplification. Des appareils singuliers. Faits pour être réellement « joués », inventer une pratique musicale adaptée à cette organologie des rivages, limites du vivant humain et non-humain, animé et inanimé, connu et inconnu. Des instruments au service de ce que des humains auraient envie d’exprimer, de non-standard, hors-normes, incompatible avec l’organologie conventionnelle. Mais aussi, des sculptures hybrides qui attendent qu’on les actionne pour raconter aux humains les forêts décimées par l’extractivisme, leur existence d’arbres emportés par les flots, déportés, usés par les vagues, échoués sur la plage, enfin. Il se dirige vers les engins totémique. Teste leurs cordes, d’abord timide, et il y va progressivement, une énergie inattendue lui passe dans les doigts, allez, vlan, de plus en plus fort, énergique, les pince et les claque, les fait sonner, résonner, vibrations prodigieuses, exaltantes, ça libère, il entre transe, ahane, court d’une harpe à l’autre, que leurs vibrations se mêlent, fusionnent, il cherche des rythmes, des figures percussives. Ca remonte en lui. Des bouillonnements jazz. Le vacarme en pagaille qui se déclenche l’enivre, amuse la galerie, les gardiens rappliquent, des visiteurs s’arrêtent, croient à une performance programmée, on fait cercle, l’excite, l’encourage, certaines collaborent, il est en sueur. Soudain effaré, à court. Il s’affale dans les fauteuils., blême, lessivé. On lui apporte un verre d’eau. OK, l’échouage final sera pour une autre fois. Certain-e-s l’ont-il filmé/photographié pour leur Instagram ? Misère.

  • A propos de « faire une collection » : Ce qu’il faut entendre par « faire une collection » de musiques enregistrées, dans le cadre « médiathèque ». Celle-ci comportant plusieurs centaines de milliers de titres, cela correspond à autant d’actes d’évaluations et d’expertise en vue de décider l’acquisition ou non, en fonction de ce qu’apporte chaque disque pour la meilleure compréhension des phénomènes d’expression à l’échelle de l’ensemble des sociétés humaines. Il n’y avait pas de logiciel pour acheter des disques au kilo chez des majors, ce n’était pas une tâche confiée à des algorithmes, en fonction de l’offre et de la demande. Il y a au départ une intervention humaine, critique. Condition première indispensable pour que cette collection puisse devenir un outil de connaissances et d’émancipation. Il fallait étudier des catalogues, faire venir des échantillons, écouter, analyser, élaborer une ligne éditoriale, une stratégie d’achat, répondant principalement à la question « acheter et mettre à disposition du public des collections de prêt public, dans quel but, pour quel message, pour quelle amélioration démocratique ? ». Ce qui revient à traiter du « contenu » d’une collection, son rôle au niveau de la constitution de savoirs individuels et collectifs, de sa dimension de communs culturels. « Communs » à situer en lien avec le statut d’asbl de l’organisme gérant ce patrimoine. Quand un tel patrimoine, de même que sur les plateformes, ne sert plus qu’à élaborer, dans le vide, des playlistes de toutes sortes, selon les attentes du marketing culturel, il perd son âme, il s’efface.

Pierre Hemptinne

Les eaux troubles d’une ivresse à l’opéra (avec Richard Wagner)

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Fil narratif de médiation culturelle à partir : Jean-Paul Demoule, Mais où sont passés les indo-européeens ? Le mythe d’origine de l’Occident. Seuil, 2015 – Une résurgence de Tristan und Isolde, Wagner, version de Sir Georg Solti – toiles de Vija Celmins (Fondation Cartier, exposition Les Habitants) – Vue de Harlem de Jacob van Ruisdael (Mauritshuis, La Haye) – Un palace – Pline l’Ancien, Histoires Naturelles. Vertus médicinales des plantes potagères – Un céleri rave – Une montée d’ivresse – Yann Gourdon en concert dans l’exposition de Dirk Braeckman (Le Bal/Paris)

ivresse/eaux troubles

Comment il se trouva wagnérien malgré lui, musique originelle hantant désormais ses profondeurs neuronales, à la manière d’une fabuleuse baleine blanche, cosmique, réapparaissant à des instants précis autant que mystérieux, traçant une montée vers tous ses instants de transe 

C’est toujours là que la montée s’est produite, pour lui. À mille lieux des rythmes effrénés que l’on associe généralement à la transe. Plutôt une coulée sonore s’annonçant de loin, d’un point indistinct et dont les fumeroles déchirent imperceptiblement les culs-de-sac quotidiens, laissant poindre une éclaircie, un courant d’air craquelant le confinement ordinaire. Il reconnaît toujours, en annonce de ces instants, l’écho d’une météorite orchestrale dérivant de Tristan und Isolde, depuis une très lointaine première écoute fiévreuse. Peut-être cet écho n’a-t-il plus aucune ressemblance avec l’original et n’est que la sédimentation des premières émotions ressenties à l’écoute de l’opéra, imposant, trop peut-être pour sa sensibilité vierge, fragile, page blanche de l’adolescence. Il s’en trouva marqué à jamais. L’impression première, de plus en plus lointaine et diffuse, s’est transformée avec le temps en résonances intérieures innées, allant du vrombissement des univers oniriques aux ondes mugissantes légèrement discordantes, vestiges acoustiques cellulaires des premiers instants matriciels, fossiles symphoniques. Une sorte de musique originelle hantant ses profondeurs neuronales, à la manière d’une fabuleuse baleine blanche, cosmique, réapparaissant à des instants précis autant que mystérieux. Toujours il la guette. Une rengaine d’ouverture qui, à chacun de ses passages, fluidifie les limites et, une fois évaporée, laisse derrière elle un poignant sillage de mélancolie. Elle surgit charriée par la dramaturgie des amours impossibles et des amants maudits, l’amour plus fort que tout, fugue conquérante d’étreintes célestes et diaboliques entre principes mâles et femelles, mais, à l’instant de la montée, ce n’est qu’un fragile augure elliptique, une éclaircie aurorale par-dessus la métaphysique délirante du culte wagnérien, qui s’extirpe de tout l’occulte aryen, antisémite, musique devenue nazie pas pour rien, s’en différencie et vient quand même de là!  Ne retenant que les sons plus légers qui s’élèvent, bois éthérés, archets au bord du mièvre, ce qui ressemble à de subtils attouchements entre matière et esprit, juste des prémisses, comme en amour ces caresses hésitantes qui cherchent la scansion vertébrale autant que fantômale du plaisir. Ce qu’épousent bien ces traînées de cordes symphoniques qui diluent, étirent et émiettent les thèmes soudain friables et irrésolus, perdant toute assurance homogène et évoquant alors des cieux fuyants, draperies célestes agitées. Avançant puis rechignant, dominatrice puis pusillanime, colonisant l’esprit mais toujours tentée par la volupté des échouages, une musique qui dessine un passage et cherche à séparer les eaux pour permettre de migrer indemne de l’autre côté. Au fond, presque pas une musique, ou alors, en creux. À l’intérieur de l’opéra, c’est un gué fluide sous-jacent, crépuscule par où la musique autant que l’histoire s’échappent, refluent vers le non musical et le non narratif. Et au cœur de l’auditeur – ce qui l’excite précisément -, ce passage exacerbe toute la masse sensible, pas lune ou l’autre zone plus élitiste. Toute la chair physique et mentale, humectée, innervée, avide d’épouser le mouvement musical et narratif impulsé par un maître, soudain, sous l’effet d’un magnétisme instrumental irrésistible, reflue, emportée en amont du musical ou plutôt, au centre de la musique, sourd et silencieux, un centre aussi effroyablement atone que l’œil du cyclone. Et le vacarme vierge s’installe en lui. Un roulis et un grand déséquilibre de même griserie que ses abandons dans la houle du littoral atlantique, par exemple, entre la vague qui vient de le transpercer dans son agonie vers le rivage et la suivante, immense et éternelle, emportant le ciel et qui l’aspire vers le large avant de revenir s’abattre sur lui, l’agonir d’écume. Presque rien d’aquatique ni même d’aqueux, un choc minéral le criblant de myriades de grains de sels, mitraille cristalline, le laissant étourdi, hébété et exalté. Ce crible extatique éprouvé vague après vague, jusqu’à perdre la notion du temps qui passe, ivresse marine, chant de la houle autant répétitif qu’irrégulier, lui fait un effet de même famille que cette nuée wagnérienne s’éventrant aux pics d’une montagne, s’effilochant, s’emplissant de soleil levant et couchant avant de crever en lui.

Le tracé d’un passage, au sommet et d’une course vers l’horizon

Précisément, le frappe la symétrie entre l’épreuve de cette musique et l’expérience physique d’atteindre un col après des heures de pédalage, quand, la tête près du ciel, il s’identifie avec le fait d’être un passage vers les autres versants de la chaîne montagneuse couverte de forêts. Au moment du relâchement, l’adrénaline pompée cesse d’être absorbée par les muscles bandés, et monte à la tête, inonde les limbes du symbolique, bonheur aussi improbable que le sentiment d’invincibilité, hilarité d’altitude. Le regard plonge du sommet unique vers la multiplicité de ruissellements dans la vallée, la vie est fourmillement mais raccordée en sa seule focale cardiaque, subjective. Plus rien ne semble hors de portée. Et toujours, dans les derniers mètres d’ascension, ses oreilles bruissent de cette partition tapie dans les palpitations de sa pression sanguine, la montée. Et la même bande originale, archaïque car enfouie dans les plis et conques de sa corporéité sans âge, résonne quand un coucher de soleil le dépouille de toute rigidité et qu’il déclame certains vers baudelairiens, non plus comme fantaisie poétique, mais comme réalité tangible, là, durant un instant magique exceptionnel. Car, pressent-il, l’action conjuguée de cette lumière et de la musique intérieure revenue, irrigue la connaissance et ouvre une lucarne dans l’espace-temps, dépouille l’existence terrestre de ses carcans. Ce n’est plus une image naïve, il est vraiment possible de courir, atteindre l’horizon et capturer une particule tangible des rayons solaires. Voici l’élan qui va changer sa vie. « Courons vers l’horizon, il est tard, courons vite/ Pour attraper au moins un oblique rayon ! » (C. Baudelaire, « Le coucher du soleil romantique »)

L’orchestre wagnérien l’enveloppe en un fantastique palimpseste. Tout au fond, le murmure du commencement. C’est une épopée musicale qui l’a imprégné de toutes les mythologies nocives de langue première, de destin indo-européen supérieur, de berceau de la civilisation. Troublant pathos en héritage. Au fond du déluge wagnérien, OM, voyelle du Cosmos.

Tout se dégage, les fichiers du savoir s’ouvrent sans restriction. Le palimpseste du cerveau tel qu’évoqué par Thomas De Quincey dans Le mangeur d’opium, devient transparent, illuminé à tous les étages, en ses plus infimes replis superposés, une vraie maison de verre. Ce n’est plus un mandala obscur plein de chicanes contre lesquelles se débattre pour avancer et extraire une dérisoire particule de vie, mais un puits lumineux de textes superposés au fond duquel il va déchiffrer la vérité, l’origine et la fin. « Des couches innombrables d’idées, d’images, de sentiments sont tombées successivement sur votre cerveau, aussi doucement que la lumière. Il a semblé que chacune ensevelissait la précédente. Mais aucune en réalité n’a péri. Toutefois, entre le palimpseste qui porte, superposées l’une sur l’autre, une tragédie grecque, une légende monacale, et une histoire de chevalerie, et le palimpseste divin créé par Dieu, qui est notre incommensurable mémoire, se présente cette différence, que dans le premier il y a comme un chaos fantastique, grossier, une collision entre des éléments hétérogènes ; tandis que dans le second la fatalité du tempérament met forcément une harmonie parmi les éléments les plus disparates. Quelque incohérente que soit une existence, l’unité humaine n’est pas troublée. Tous les échos de la mémoire, si on pouvait les réveiller simultanément, formeraient un concert, agréable ou douloureux, mais logique et sans dissonance. »* C’est un chœur de cette sorte, lustral, qui le souleva, polyphonie de tous les échos de la mémoire, la sienne mais toutes les mémoires éveillées par la sienne, toutes les mémoires des mythes de l’origine de l’univers, dès la première écoute de Tristan und Isolde et, depuis, à chaque réplique de cette écoute, mécanique (avec un disque, un appareil), rituelle (en live, à l’opéra) ou simplement mentale (déclenchée par des affinâtes mystérieuses avec l’invisible, comme si elle tournait dans l’éther et redevenait corps audible selon des calendriers cachés, des mobiles invisibles, des éphémérides métaphysiques). Le palimpseste de toutes ses expériences personnelles, augmentées de celles des proches vivants et morts avec lesquelles son esprit s’est élaboré par sédimentation, les strates labyrinthiques de son activité épigénètique interconnectées avec celles de « Dieu », de la «Nature », en une belle continuité et sans plus rien d’abscons ni d’ésotérique. Gorgé par cette musique qui le phagocyte émotionnellement et l’emplit des brumes immortelles du pangermanisme wagnérien, il retrouve l’émerveillement face au monde à découvrir, la crédulité et l’avidité de s’inscrire poussière dans une glorieuse épopée. Le palimpseste du monde est soudain un diamant sonore de la plus belle eau au fond duquel il entend, en ligne directe, le murmure du commencement. Pour lui, rien que pour lui. L’écheveau des cultures de l’homme et de celles des plantes et des animaux, à travers les millénaires, aboutissant à ce qu’il est, lui, aujourd’hui, il va pouvoir en un clin d’œil jouissif l’organiser en arbre généalogique, limpide et unique. Il croit entendre la « voyelle primitive » tout en sachant qu’il transgresse la raison. Il partage l’ébriété démente des savants égarés avec constance depuis le XIXe siècle dans la paléontologie linguistique, inventant contre toute vraisemblance le mythe d’un peuple premier, d’une langue initiale originelle et homogène, d’un berceau géographique circonscrit, bref, construisant le pedigree historique d’une pureté raciale supérieure, même si, avec le temps, la revendication raciale s’émoussera, se déguisera. Oui, l’excitation irrationnelle d’appartenir à la mythique lignée indo-européenne, d’être partie organique de ce prodigieux imaginaire immémorial, se remet à vibrer en lui au fur et à mesure que le puissant appareil orchestral chamboule son espace intime. Il se revoit jeune adulte fantasque, enivré par ces fadaises, frissonnant, convaincu d’affinités génétiques et spirituelles avec un lointain groupe d’élites entamant la conquête du monde, sans coup férir, par les armes et la culture. Et lui, dès lors, continuant cette conquête par d’autres voies, sur d’autres terrains, sa maigre fiction biographique, tissée jour après jour, convergeant avec celle des grands récits qui biaisent le discours des lumières, comme en un même sang. Toujours et encore le sang ! Et s’il ne peut plus adhérer à la fable indo-européenne, la musique réactive en lui les vertiges qui y étaient liés, mais vidés de leur idéologie, troublant pathos qui exprime le besoin d’échapper un instant à la délibération objective, de réentendre sans réserve l’opéra initial des amours, les premiers sons articulés. « Il en va de même pour les voyelles de la langue primordiale. Le XIXe siècle finit par s’accorder, après bien des discussions, sur trois voyelles primordiales : a, e, o. Puis on tendit à partir des années 1930 à vouloir les réduire à une seule, la voyelle primitive dont toutes les autres seraient issues. On ne peut s’empêcher, devant ces pulsions réductionnistes, de penser justement à l’Inde, où la liturgie brahmanique considère parfois l’onomatopée sacrée Om ! comme la résonance du Verbe créateur, résumant à elle seule, non seulement tous les textes liturgiques du Veda, mais le cosmos lui-même. Cette voyelle primordiale renvoie aux débuts de la grammaire comparée, lorsque l’histoire des langues était aussi celle de l’Esprit humain. La voyelle unique offre un autre avantage, celui de simplifier les problèmes de correspondances phonétiques. Elle est le point-origine idéal, d’où n’importe quelle voyelle peut être librement déduite. »**

Au coeur d’un palace, relents des mythologies eurocentrées, ombres feutrées wagnériennes. Dans la chambre, touchant la vulve, résonne un timbre musical très lointain dans l’atmosphère. Comment la musique d’un opéra, entendue très jeune, intègre une brande-son à vie, se perpétue dans la sensibilité, les émotions, s’incruste.

C’est, en quelque sorte, dans un temple luxueux et fantasmatique où l’on célèbre ce genre de croyance – appartenir à un peuple élu issu d’une seule langue homogène depuis les premiers balbutiements consonantiques – qu’il pénètre en foulant les épais tapis moelleux d’un palace, sous les dorures archétypiques des lustres majestueux. Multitude de points lumineux qui déséquilibrent. Palace où vaquent à leur désoeuvrement mystérieux, détachés des impératifs de la réalité et sans plus se préoccuper de ce qui se passe à la surface des choses qu’ils surveillent néanmoins sur l’écran de leurs tablettes, quelques héritiers fortunés, entourés de leur famille, dépensant l’argent sans compter, mêlés à quelques profanes. Ici, coule l’argent mythique s’engendrant sans travail. Errant dans les couloirs feutrés et les escaliers monumentaux, attentif aux corps et maintiens, aux toilettes et accents, il respire les relents d’une noblesse de sang ou financière, confite dans la mémoire cabalistique d’une lignée première, primordiale, prenant le pas sur toutes les autres. Dans cette caverne fastueuse dont les sols et les parois reflètent d’anciennes splendeurs coloniales, les possédants du monde se reposent, se délassent, entre bar et saunas, champagne et massage, exhibant leur nostalgie des anciens triomphes. Il s’infiltre là en intrus, inévitablement voyeur. Il marche et il entend résonner plutôt le thème des cors, leitmotiv de chasse. Et, dans la chambre capitonnée, caisson douillet loin de tout, jamais l’extérieur ne lui a semblé si amorti et le corps féminin enlacé à lui dans un tel vide silencieux, immaculé. Pourtant, il s’agit probablement de la chambre la plus modeste de l’hôtel, de celles rendues accessibles par promotion d’agence de voyage pour favoriser un peu de mixité sociale. Sur le lit extra large aux draps fins, parmi les élans de tendresse, sa main se faufile sous les vêtements soyeux, touche le ventre nu et les boucles de la toison, et il bascule. Il est dans le périmètre du bois sacré, protégé, soufflé par une suprême accalmie. Encore une fois, comme au cœur de la musique où gît le silence, dans l’œil du cyclone où règne le climat le plus paisible qui soit. Il est libéré de tout stress, de toute injonction compétitive, merveilleusement apaisé, plus rien d’angoissant ne peut resurgir de son passé, ou de l’inconscient, voire de l’inconscient d’autres existences imbriquées à la sienne, comme glissant d’un palimpseste à un autre. Ses doigts effleurent à peine la crête vulvaire que tout son être est comme englouti dans une montagne s’ouvrant sous ses pieds. Il touche un timbre musical très lointain dans l’atmosphère, il glisse dans le feutre feuilleté des violons, cette phrase limpide et simplissime qui ouvre l’opéra, évoquant une réconciliation. Le choc érotique réactive, très loin dans l’inconscient la vibration de la fameuse voyelle initiale. Dans ce genre d’instant, il pourrait y croire. Les lèvres s’entrebâillent, mouillent et dansent, bassin ondoyant décrivant des courbes, des orbes, des pétales, se frottant délicatement contre son doigt introduit, devenant pétales immenses, souples et soyeux. Elles tissent sous ses paupières closes et par transmission des ondulations de plus en plus hypnotisantes, à la manière d’une navette qui saoule, à même la lave de son désir irradiant, toute une végétation foisonnante de motifs Paisley, miroir des grands tapis recouvrant le sol des salons, des balcons et les marches de l’escalier monumental. Une danse intime, accueillante, qui, de ses cuisses largement ouvertes, le reconnaît comme un ultime élu et qui fait qu’à chaque fois, il n’y a plus qu’elle et lui susceptibles de continuer la lignée. Il s’enfouit dans le ventre, il sent et entend, par le biais de la magie fusionnelle et par l’impact flatteur du décorum riche et cossu, la sécrétion des sucs séminaux et vaginaux participer à la machinerie romantique qui entretient l’illusion de corps destinés à procréer les êtres les plus raffinés. Comme si ça venait aussi de lui, ce genre de connerie, empêtré qu’il est dans la traîne somptuaire, louvoyant indéfectiblement dans son pathos à la manière d’un serpent fourbe, traînées vocales et instrumentales laissées par l’écoute de son premier opéra wagnérien. La compromission est partout dans l’imaginaire et ses jouissances. Et alors, se rebeller contre ça, devenir un amant à l’argot vulgaire, aux caresses crapuleuses.

Le point d’origine, le silence porté par la musique. Il en collectionna de multiples occurrences, de par son métier de médiathécaire, au sein de musiques diverses, opposées celle de Wagner. Ce besoin d’opposition le guida vers la différence. Et entretenait l’attachement au premier opéra wagnérien écouté.

Accueillant la musique en lui, cette musique qu’il génère en ces cellules à partir de souvenirs de Tristan und Isolde qui le sillonnent, plus la partition originelle elle-même, mais un remixe concocté à partir de bribes, il se retrouve connecté avec le point-origine. Le silence porté par la musique, c’est cela, se retrouver dans son vacarme silencieux, de la même manière que l’on dit être protégé au centre du cyclone. Et l’effet que lui fait cette musique, depuis qu’elle s’est imprimée, impressionnée dans sa chair neuronale encore fraîche, est aussi rappelé, reproduit et dévié, au fur et à mesure que se constitue sa culture musicale, par d’autres occurrences de factures complètement différentes. Plutôt de celles qui diffractent et révèlent la dimension multipolaire de la voyelle primale, mais qui par ce fait même, par ce jeu de vis-à-vis acoustique, en avive le fantasme, la nostalgie. Le violoncelle de Tom Cora au début de State of Schock, avec le groupe The Ex, quand l’envolée mélodique écharpée jaillit presque improbable, bravache et tremblante, nue, et qu’un instant il croit entendre qu’elle se casse, se désolidarise, et qu’il n’y aura plus rien après l’archet, désintégration en plein vol des sons à peine formés et organisés. Même chose avec les Variations Goldberg, juste après l’exposition du thème bref, nacelle inouïe de sons en suspension et qui, comme les polyphonies pygmées semblent réverbérer les premières cellules du monde. Avant que l’interprète attaque les variations, il y a un suspens, l’auditeur est jeté par-dessus un abîme, dans une immense inspiration qui lui semble gober et évanouir toute la suite, et il se dit qu’il ne pourra, à l’avenir, entendre rien d’autre que ce qui correspond à cette inspiration. La première variation démarre alors, miraculeuse, exultante. Dans les errances, aussi, de Mischa Mengelberg au piano, les sautes d’humeurs erratiques, les changements de ton, de vitesse, de volume, avec chaque fois l’irruption de précipices, d’iceberg mutique, jeu haletant du chat et de la souris entre musique et non musique.

La vieille à roue, au centre de l’exposition de Dirk Braekman au bal, hypnotique, à rebours, aspirant dans son délire giratoire, tous les sons du monde, les agrégeant, les broyant indistincts en un seul drone universel où tout s’entend, où, littéralement, l’exhaustivité du sonore palpite, crépite, les plus belles langues et musiques retournées au bouillon de culture initial, sidéral. Jusqu’à voir les paysages de très haut, depuis le vol d’un rapace ou de mouettes dispersées.

Ou encore, dans ce rare dispositif de concert atypique, assis dans la pénombre d’une salle d’exposition dont les murs sont ornés de grands formats photographiques sombres, formes indistinctes, cramées, où il se retrouve en train de regarder avant de l’entendre, un jeune homme accroché à sa vielle à roue – ou celle-ci agrippée au corps du jeune homme à la manière d’une bête fantastique. Il y voit un personnage de Panamarenko actionnant un engin loufoque, poétique, les seuls qui permettent de réellement voler ou d’explorer les fonds marins (ou autres dimensions inaccessibles), à la force du bras moulinant avec une rigueur métronomique, inhumaine, la manivelle de l’engin. Tournis hypnotique. Regardant avant d’entendre et, quand le son lui parvient à l’oreille sans qu’il ne puisse plus rien faire pour l’en empêcher, c’est avec un effet de retard grisant, comme s’il y avait, dans le temps, quelque chose à rattraper par l’abandon de l’ouïe au phénomène extérieur. La rotation du bras, absolument régulière, subjugue, puissante machine folle que rien n’arrêtera. Mais dans quel sens tourne-t-elle ? N’est-ce pas à rebours, aspirant dans son délire giratoire, tous les sons du monde, les agrégeant, les broyant indistincts en un seul drone universel où tout s’entend, où, littéralement, l’exhaustivité du sonore palpite, crépite, les plus belles langues et musiques retournées au bouillon de culture initial, sidéral, galaxie de bactéries qui couinent, trucident, copulent, chantent, frottent, frottent, percutent ? Et, en même temps qu’elle aimante tous les sons, la manivelle n’actionne-t-elle pas un autre prodige qui extrait la luminosité des grandes photos exposées autour d’elle, les conduisant ainsi à laisser remonter à la surface les lumières noires qui phosphorent sous la surface des images ? Par là, rejoignant son intuition en entendant Tristan und Isolde la première fois, une intuition que le guida vers une écoute rebelle : « Au fond, presque pas une musique, ou alors, en creux. À l’intérieur de l’opéra, c’est un gué fluide sous-jacent, crépuscule par où la musique autant que l’histoire s’échappent, refluent vers le non musical et le non narratif. » Et dans le corps du bourdon, dragon immuable et protéiforme, comme jaillissant du chalumeau d’un soudeur, des étincelles de petites notes aiguës ou graves, nettes ou mal dégrossies, éblouissantes, communiquent une impression extatique de petits pans de voûte céleste ouvrant soudain quelques-uns des mystères les plus hauts. Illumination comparable à celle éprouvée le soir au jardin quand, se redressant du sillon où il vient de disperser des graines, il regarde le ciel et aperçoit comme par inadvertance et comme un signe destiné qu’à lui à cet instant précis, une escadrille franc-tireur de mouettes, très haut, presque indiscernable et dont la blancheur d’ange est exhaussée par les rayons du couchant. Ce déploiement pointilliste qui chante, mutique, dans le poudroiement stellaire lui rappelle l’inframince sentier de crêtes, incandescent, que son imagination a tracé dans le corps de l’opéra. Et il en retrouve encore l’effet d’exaltation, exactement, dans le groupe subliminal de volatiles, oiseaux marins et rapaces se chamaillant, au sein du paysage de Jacob van Ruisdael, Vue d’Harlem, ponctuation mate et dérangée à même les draperies nuageuses, presque au-delà des nuages. Une figure nous indiquant de manière détournée d’où a été prise cette vue d’Harlem. Et ces quelques points aériens minuscules expliquent le vertige délicieux qui est la contemplation la toile, se rendant compte que son œil s’élargit en une liberté inégalée jusqu’ici et survole cette campagne sans aucune contrainte, planant avec le rapace. Éblouissement jubilatoire, ivresse panoramique à détailler les champs et les travailleurs affairés sur le chaume, les haies et les bosquets, le hameau rural, ses toits d’ardoises scintillants ou de tuiles moussues, les draps étendus au fil et mollement gonflés par le vent, la lointaine falaise urbaine surmontée d’une cathédrale. Dans la chevauchée onirique de Tristan und Isold, il avait atteint pour la première fois cette sensation de regarder la vie de très haut, d’en distinguer et d’en relier les moindres détails paysagers à travers la longue durée de l’histoire.

Sentier de crête, musical, pictural, qui aspire vers la voûte céleste. La gestuelle microscopique du coup de pinceau. De l’écriture anonyme. L’attention aux choses et l’ivresse de les découvrir.

Étincelles de notes musicales, piqûres perlées surfilant un sentier de crêtes dans l’opéra, sève nacrée de chatte effleurée, points ornithologiques dans les nuages, tout cela est de la matière et de la texture de l’immensité étoilée des cieux nocturnes de l’été. Des échantillons, des échancrures. En vacances, dans les montagnes, où les lumières terrestres altèrent le moins les lueurs des ailleurs cosmiques, quelle jouissance de regarder vers le haut, de sentir son corps s’alléger et lentement s’élever dans des rideaux ascendants de bulles d’argent, comme précisément le Tristan représenté/raconté par Bill Viola, s’évaporant en corps gazeux, assomption cristalline. Ce sentiment d’être si microscopique, insignifiant et pourtant, aspiré dans l’infini, au diapason de l’absolue légèreté et du total abandon de soi et juste ce cordon ombilical immatériel le reliant à l’inconnue et l’absente, quelque part, dans les froufrous d’étoiles (selon la bohème de Rimbaud). La sœur jumelle évaporée dans l’espace. L’impression produite par la contemplation astrologique des nuits chaudes ou celles plus craquantes, très froides, d’hiver, il la retrouve devant les toiles de Vija Celmins. Pas tellement devant l’image peinte globale. Mais se représentant le travail qui consiste à reproduire cette vision sur une toile avec un pinceau, le nombre incalculable de petits gestes attentifs. C’est cela, cette gestuelle méticuleuse et dépouillée qui l’émeut. Il y trouve une ressemblance avec son travail d’écriture quotidien, quelconque, banal, mais persévérant et fondamental pour qu’il continue à se sentir ancrer dans la vie. C’est aussi quelque chose de cet ordre qui le fait fondre de grâce devant les paysages des peintres hollandais. Pas tellement la réussite mimétique de la peinture, sa perfection photographique. Mais, devant la résurgence de paysages premiers, tels que vus pour la première fois – et renouant alors avec un regard neuf, naïf, vierge – sentir dans ses tripes l’attention aux choses que cela demande et la maîtrise tant spirituelle que corporelle d’une technique pour saisir cela avec des pinceaux, de la peinture, une toile. La patience de l’observation et des coups de main, l’amour que ça représente, pour les choses, pour l’activité humaine. Et quand il fouille ainsi la voûte céleste, en vrai ou devant une peinture, toujours au bord de l’ivresse, il n’est plus qu’une sorte de racine, de poulpe végétale qui creuse le sol, la nuit terreuse striée d’éclairs jusqu’au point de jonction où le tellurique n’est que marée se déversant dans le vide, de l’autre côté, s’éparpillant en constellations minérales, rejoignant les voies lactées, le palimpseste laiteux du big-bang. Son être – l’organisme interne/externe par lequel il sent et fait sentir, explore l’animé et l’inanimé, voyage dans toutes les dimensions de l’expérience , –cette chose ressemble alors, de manière saisissante, à l’envers d’un céleri rave tel qu’il le découvre quand il vient, au potager, de l’arracher du sol. Animal insolite, cœur tentaculaire, cervelle à trompes, sonde spatiale parcourant les matières ténébreuses, l’opacité absolue. Spoutnik et mandragore. Et quand il tranche de son canif les racines et radicelles, il garde en main une sorte de satellite archaïque dont la surface est marquée de points de jonction à nu, humide de sève, tandis que le grouillement de petites antennes finissent de vibrer, tombées au bord du cratère de terre.

En contact avec une fermentation millénaire d’une imagination omnisciente. Travail et distance critique avec une emprise musicale trouble, impossible à résilier. Mais abandon aussi, allégresse sauvage, ténèbres inchoatives. Vivre avec.

Cette musique envolée a gravé en lui une ascension chronique qui ouvre les portes d’une prétendue compréhension totale de l’univers. À tel point que, lorsqu’elle le reprend, il retrouve peu à peu en lui le murmure de l’omniscience, il sent bouger en lui, comme une fermentation millénaire, les innombrables gestes et expériences transmis de génération en génération qui aboutissent au catalogue enivrant de connaissances consignées par Pline l’Ancien, grimoire rêvé. « Les bettes de l’une et l’autre sorte ne sont pas non plus sans procurer des remèdes. On dit que la racine de bette blanche ou noire, fraîche, mouillée et suspendue à une ficelle, est efficace contre les morsures de serpent, que la bette blanche, cuite et prise avec de l’ail cru, l’est contre les ténias. Les racines de la bette noire, cuites dans l’eau, éliminent la teigne, et dans l’ensemble on rapporte que la noire est plus efficace. Son suc calme les maux de tête invétérés et les vertiges, ainsi que les bourdonnements d’oreille quand il est versé dedans.»*** Cette même omniscience qui légitima la colonisation. Et cette emprise musicale n’est ni vestige inerte ni archive passive. Elle est l’ombre portée de corps célestes qui sont autant d’extensions de son être caché, dont il ne peut élucider les itinéraires mais qui courent dans l’infini selon des trajectoires précises, tellement loin qu’il perd le contact conscient, n’en perçoit plus que de faibles signaux intermittents. Un contrepoint à sa vie lucide, rationnelle. Mais de temps à autre, elle resurgit, l’enveloppe, se blottit en lui et l’aspire en une nouvelle montée. Mieux comprendre ce qui en régit la révolution dans l’espace fait partie de ses études quotidiennes. Est-il, lui, le satellite de cette comète sonore ou est-ce elle, étoile filante musicale, qui est le satellite de sa trajectoire concentrique ? Ce jeu d’apparition et disparition, l’impact de cette non-matière musicale fusionnant ponctuellement avec son organisme et dont il ne peut élucider les lois, place son existence et son inconscient dans la peau d’un surfeur guettant l’arrivée de la bonne vague sonore, l’oreille toujours aux aguets, toujours déjà percevant, transi, le sillage orchestral de la fabuleuse baleine blanche immergée en ses profondeurs neuronales. Et souvent, rien ne vient, ce n’est qu’hallucination, pense-t-il alors. Mais quand ça revient, que le miracle de la montée se reproduit, resplendissante, alors c’est l’allégresse sans pareille, la parousie païenne (pour peu que cela veuille dire quelque chose !). Après, oui, il sent que la déconvenue est inévitable, et il cède à l’accélération dionysiaque. C’est le déferlement tribal des sons, des rythmes, l’autre versant de l’ivresse, inchoative, vers les ténèbres et leur tombée de rideaux. Retour au sillage mélancolique.

Pierre Hemptinne

(une version de ce texte est publiée dans un ouvrage collectif, à paraître en mai 2015, dont voici les références : Sébastien Biset (dir.), Ivresses, (SIC) Livre VII, Bruxelles, (SIC), 2015. Textes de Sébastien Biset, Antoine Boute, Emmanuel Giraud, Pierre Hemptinne, Tom Marioni, Véronique Nahoum-Grappe. Éditions (SIC). Distribution Presses du Réel. )

* Thomas De Quincey, Le mangeur d’opium (Œuvres complètes de Charles Baudelaire, page 506, Gallimard/ La Pléiade).

** Jean-Paul Demoule, Mais où sont passés les indo-européens ? page 509

*** Pline l’Ancien, Histoire naturelle. Vertus médicinales des plantes potagères, p.973, Gallimard, La Pléiade


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Les feuilles mortes et les lointains

feuillesFil narratif de médiation culturelle à partir de : Feuilles mortes ramassées, touchées, fouillées, maniées… – Wang Bing, Le Fossé – Sven-Ake Johansson, Andrea neumann, Axel Dörner, Grosse Gartenbauausstellung (Olofbright, 2012) – Roman Ondak, Measuring the universe, Steamer, … (Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris) – Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence, La découverte 2012.

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Spleen automnale. Les mains dans les feuilles mortes, découvrir des dispositifs, sorte de cartes mémoires végétales, qui ouvrent les communications entre intériorité et extériorité, l’humain et le non-humain, le proche et le lointain, le visible et l’invisible

Depuis cet automne, dès que mes pensées décrochent et rêvent de hors-piste, je pense en feuilles mortes. C’est un feuilletage mi-vif mi-mort qui se met à réfléchir. Un dispositif inventé à partir de quelque chose que j’ai touché à l’extérieur, au jardin, et a pris les commandes du système de transmission émotionnel de mon organisme. Comme si je vivais sous un tas de feuilles et que ce matelas de lamelles végétales séchées conduisait vers mes pores les moindres vibrations de l’extérieur, et répercutait vers le lointain la transe apparemment éparse, stressée, de mes terminaisons nerveuses. Un peu de ça, oui. Les dernières feuilles étaient tombées de l’érable, du saule, du catalpa, du cerisier, du cornouiller et des pommiers. La pelouse était recouverte, disparue, une bâche tirée sur le décor familier. Elles étaient légères, dissociées, plus rien ne les réunissait. Dans le sillage des pas, elles glissaient légères, se déplaçaient, froissements, craquelures, indifférentes à la place qu’elles devaient chacune occuper. Un mouvement de main dans la couche sèche et elles volaient, bruissantes. Elles ne tenaient plus à rien. Privées de vie, d’adhérence à quoi que ce soit. Puis, une nuit, le vent a soufflé. Les feuilles se sont accumulées dans des angles, au pied de certains buissons, contre les haies de buis, comme les congères de neige. La pelouse était dégagée, revenue. Courbé en deux, ganté, j’ai entrepris d’empoigner les feuilles, de les fourrer dans un grand sac pour les déverser dans le bois voisin où elles enrichissent la couche de terreau. Mais là, soudain, elles opposaient une résistance. Elles tenaient toutes ensemble, elles étaient liguées, ne voulaient plus quitter le lieu. J’ai dû insister, produire un effort pour finalement arracher un fragment feuilleté, aux bords déchirés, avec le sentiment d’interrompre une cohérence, de rompre une structure soudée, solidaire. La surprise était vive comme lorsque, saisissant une branche on découvre qu’elle fait corps avec un hérisson qui la défend, ou quand, tirant sur une plante séchée qui devrait s’extirper du sol sans difficulté, elle oppose une résistance acharnée, se débattant, s’enfonçant, un rongeur étant occupé à tirer sur ses racines. Toujours cette même étrange sensation : du non-humain se révèle plein de vivacité, de déterminisme et, l’espace d’une seconde, il me semble alors tenir un brin ténu parcouru de toute l’énergie d’un vivant insoupçonné, situé ailleurs. Cet ensemble de feuilles mortes était parvenu à recréer un organisme. De la matière inerte imitant à merveille la matière vivante. Plus exactement, ces matières mortes, liguées, établissaient un lien – vague, multidirectionnel et néanmoins bien accentué – avec ce qu’il y au-delà du senti. Plus loin, ailleurs, à côté, en dessous, au-dessus. Et grâce à quoi il est possible de sentir, en fait, car il ne suffit pas de posséder un appareil sensible. Des organes extérieurs, faisant caisse de résonance ou échangeur, quelque part, sont nécessaires, cela pouvant être sous forme réticulaire, disséminés dans les interstices et rétifs à tout assujettissement à un quelconque Tout privatisant la résonance. Les feuilles, attachées, organisaient une subsistance animée, soudée, un empilement stratifié anarchiquement dont les ondes se propageaient de l’inerte au plus lointain – ou au plus proche, je m’y perds – là où il devient malaisé, scabreux, de séparer le vif du mort. La première fois, elles venaient de trépasser, sèches, embaumées, encore individuelles ; quand je repassai voir, la première neige avait fait son œuvre, elles commençaient à se mélanger, confondues déjà, gorgées d’eau, flasques mais toujours liguées. Elles se regroupent de la sorte pour mieux se décomposer et retourner groupées à la terre.

Le parchemin de feuilles mortes ressemble aux scripts où s’écrivent nos prescriptions pour le devenir. Mais l’image des mêmes feuilles, pourries, en tambouille sommaire, renvoie soudain aux images d’êtres affamés, exténués, subsistant en grattant la terre, dans un camp chinois

Je tenais en main un agrégat qui me faisait penser aux scripts que l’on ne cesse de cracher, crépiter, d’agencer, intellectuellement et corporellement, pour se maintenir en place et, surtout, pour se mettre en mouvement, se maintenir en trajectoire. Ces scripts décrivent les interactions recherchées et ainsi projetées magiquement entre nous, les objets, les gens, les autres en général, les événements, les invisibles, et organisent de la sorte notre reptation à travers les faits et les désirs. Avec cet agrégat vivant de feuilles mortes dans la main gantée (caoutchouc grainé sur la peau, enveloppe trouée par les attaques obstinées des rosiers), le lointain que je sens vibrer tout au bout de ce feutre humoral de feuilles mortes, concaténées les uns avec les autres, n’a rien d’une « grande transcendance ». C’est plutôt comme de coller l’oreille sur le sol et d’entendre ruisseler de l’eau en tous sens, empruntant des pentes opposées, complémentaires, recoupées. C’est garder le contact avec une opacité qui a donné, par déformation, le concept de transcendance, mais en l’atteignant désormais dans une pensée courbe. Penser courbe dissout un peu l’opaque. Accroupi dans cette attention courbe aux choses infimes, au plus près du dépouillement total – il ne reste plus rien de la splendeur de l’été, que ces couches de lamelles brunes presque disparues – je respirai et caressai, par un toucher quasi archéologique, le passage furtif d’un fossile de vie, un courant d’air étendu, la palpation d’un immense mycélium. Merveilleux au premier stade de la perception immédiate, mais morbide, passage d’un dernier souffle qui fait froid dans le dos, lorsqu’une association d’idée et d’images (dont je ne vais pas démêler tous l’enchaînement) me rappela le spectacle d’êtres humains exténués, accablés, dont les peut-être derniers gestes consistaient à extraire le peu de vie résidant encore dans de rares touffes d’herbes desséchées ou dans des chairs culturellement incomestibles, taboues, celles de rats ou de cadavres humains. Gestuelle atroce et pourtant fantastique, fébrile et famélique, excessivement complexe en termes de combinaison d’ultimes énergies et de créativité, le frottement des mains se substituant à ceux de machines sophistiquées pour séparer le grain de l’ivraie, tamis résiduel avide d’extraire quelque poussière farineuse. C’est, dans le film de Wang Bing, ce prisonnier à quatre pattes, à bout, qui moissonne de maigres plantes entre ses doigts faméliques, recueille quelques graines qu’il glisse en poche. L’énergie du désespoir canalisé dans des actes de survie dont l’intelligence intuitive est remarquable : reconnaître les plantes, trouver le geste et l’habileté, coordonner les mouvements malgré l’absence de force, ne pas dépenser plus de calories que n’en rapporte la « récolte », réussir à survivre un peu plus grâce à cette pitance chimérique, un simulacre de nourriture, du vent et de la poussière, moins que rien et pourtant mieux que rien. Ou encore cet autre prisonnier qui rampe pour venir trier et récupérer ce que son compagnon de terrier vomit. Ou, l’extrême inanition de leurs carcasses corporelles secouée par la volonté, elle aussi cadavérique, pour retrouver l’instinct et l’ingéniosité du chasseur qui bidouille ses pièges et la patience et finir par écrabouiller un rongeur et le transformer en infâme tambouille. Survivre. Dans des trous, dans des steppes désertes, glaciales, sans alimentation régulière, sans chauffage digne de ce nom, sans soins, sans ressources, sans contacts, sans perspectives. Sans rien, effroyablement. Humains emmitouflés, crasseux, raides, sur le fil de la mort. Spectacle qui pétrifie, dresse les cheveux sur la tête comme si c’était toujours possible, à tout instant, un tel déchaînement d’arbitraire. Une telle indifférence à détruire au nom d’une idéologie impliquant une invraisemblable certitude d’avoir raison sur tout !? (Et, dans le film d’Assayas, Après mai, ces soixante-huitards barbus, sentencieux, faisant la leçon à un jeune qui lit une critique du maoïsme : « ce sont des agents de la CIA, ils ont peur des acquis de la Révolution Culturelle, méfies-toi de ces manipulateurs » !! Misère des révolutionnaires. ) Voilà, ce sinistre spectacle, ce sont les retombées épouvantables du « penser droit » dans sa version communiste chinoise, la volonté de réduire le réel à un seul plan obligatoire pour tous, d’imposer à tous et toutes une seule et même manière de penser et de formuler sa pensée. Ce qui ne peut qu’engendrer le délire chez ceux qui dirigent pareille manœuvre démente et  l’oppression de ceux et celles qu’il faut manœuvrer, incarcérer dans une réalité à une seule dimension.

La démence totalitaire du régime Chinois. A nu. A l’os. Et, la traversant, des vies persécutées, ravagées, accrochées à leur amour singulier. Fragile.

Le Fossé de Wang Bing montre la réalité des camps chinois, fin des années 60, où le Parti envoyait les intellectuels « droitiers » se rééduquer. (Au fait, comment imaginer un prix Nobel de littérature chinois qui, semble-t-il, ne consacre pas prioritairement son écriture à cette monstruosité ? D’une manière ou d’une autre, cela ne constitue-t-il pas une déplorable complaisance.) Rééduquer, c’est épuiser, humilier, animaliser, dans des travaux absurdes, du genre creuser un fossé chimérique, à la main, dans le désert, pour l’irriguer, le rendre cultivable. Surtout, suite à l’incapacité délibérée à administrer ce genre de camp, cela revenait à instaurer un immense abandon, une lente élimination des intellectuels, un mouroir à ciel ouvert. Quand le désastre prit des proportions intolérables, les camps furent dissous, les survivants renvoyés chez eux. Puis, quelques années après, rebelote dans le cadre, cette fois, de la Révolution Culturelle. Le Fossé, reconstitution, fiction, est complété par Fengming, chronique d’une femme chinoise. Trois heures durant, face caméra, une femme raconte son dévouement de jeune fille à la ligne du parti, l’exaltation pour cette nouvelle voie, ainsi que la détermination de son mari à défendre l’authenticité de la révolution en publiant des articles. Son mari – son amour – sera harcelé, jugé droitier majeur, envoyé dans un camp où il mourra comme un chien affamé. Elle-même fut classée droitière mineure, déportée, réintégrée, puis de nouveau expulsée lors de la Révolution Culturelle, avant d’être totalement réhabilitée et d’écrire un livre sur ce déraillement épouvantable de l’histoire chinoise, collectant les témoignages, prenant contact avec les survivants et rescapées, organisant une mémoire envers et contre tout. Filmée dans son intérieur, la vieille dame raconte, digne, sa vie persécutée, volée, les souffrances, le dénuement, l’amour de sa vie brisé, jamais remplacé. Jamais remplacés la tendresse et les mots qu’ils inventaient et s’échangeaient pour résister, supporter l’acharnement du Parti à les démolir, à les traiter comme « ennemis du peuple ». En filigranes des événements qu’elle imbrique, agrège comme le script fatal d’une existence bouleversée, elle raconte comment cet amour lui a permis de tout traverser. Les pauses, les silences émus, les quelques troubles qui perturbent le récit lui sont dédiés. Les larmes aux yeux, quand elle se souvient comment, plusieurs décennies après, elle s’est rendu dans le cimetière sommaire du camp où plus aucun enseveli n’était identifiable, pour accomplir enfin les rites pour que son amour puisse enfin reposer en paix, prière et lecture de poèmes, on mesure avec effroi ce que c’est que de porter en son cœur un tel sentiment qui s’est trouvé déchiré, agoni, au nom d’une logique de Parti politique totalitaire, obsédé par le penser droit. Je vivrai longtemps avec l’image et la voix de cette vieille dame comme si elle m’avait reçu dans son appartement, que j’y avais écouté sa parole en direct, médusé, la lumière du jour déclinant au fil du récit, puis l’éclairage électrique et l’atmosphère nocturne de solitude, cellule de vie qui se souvient.

Feuilleté de feuilles décomposées, objet transitionnel vers l’humus de toute vie. On dirait un morceau de musique, de certaines musiques, minoritaires. Musique des accidents du hasard organique, social ou cosmique, de l’hybridation et de l’altéré, du non-musical indispensable à la musique, et qui ramifie d’innombrables petites transcendances, entre le vif et le mort, aller-retour.

Toucher de l’inerte et recevoir une décharge électrique parce que l’on y sent circuler du vivant – principe du miracle -, une part de soi, aspirée, conduite dans le matériau disparate. Un fluide qui se réveille au contact de notre chaleur et galvanise un peu notre jus, puis aussitôt fuit en un éclair, s’engouffre dans des lointains insaisissables, vides. Dans cette poignée de feuilles mortes, arrachée à sa structure insoupçonnée de tissu stratifié, irrigué, palpitant, je sens encore frémir le feuillage des arbres et déjà l’humus et la terre nouvelle, l’eau, des fibres décomposées, des vers, de multiples vermines. Des musiques fonctionnent ainsi recueillant les idées sonores que le vent des Grandes Transcendances rejette dans les coins, les considérant indignes de vie, à l’écart des célébrations majoritaires, et que des musiciens récupèrent, attirent dans leurs vocabulaires, organisent en agrégats qui contournent la grande métaphysique mélodieuse. Ils agencent des scripts sonores qui n’escamotent rien des techniques utilisées – tout reste apparent -, n’éliminent rien du proche et du profane contagieux, des particularités du corps et de l’esprit qui jouent cette musique-là, des accidents du hasard organiques, sociaux ou cosmiques, de l’hybridation et de l’altéré, du non-musical indispensable à la musique, et qui ramifient ainsi d’innombrables petites transcendances, entre le vif et le mort, aller-retour. Par exemple, Grosse Gatenbauausstelling réunissant Andrea Neuman (électronique, piano préparé), Axel Dörner (trompette) et Sven-Ake Johansson (percussions, cartons). Des fragments rapprochés, aucun bord n’est tranché net, ils sont effrangés, les fils pendent, peuvent se nouer et se dénouer à d’autres. Toujours d’autres modules, d’une autre nature, peuvent venir s’accoler, faire la paire. Aucune combinaison n’est présentée comme l’unique, l’ultime, révélant la vérité d’une essence préexistante. Les vitesses, les intensités, les volumes sonores varient. Ce qui s’écoute, ce qui fait musique est ce qui circule « entre ». Le dimensionnement n’est pas stable. Il bouge. Les types de connaissance requis pour écouter bougent forcément aussi, une seule échelle de valeur ne suffit pas. Ce sont des récits de micro-migrations de corps, de matières et de ce que leurs trajectoires mélangent, embrouillent ou éclairent. Pas de transsubstantiation de matières brutes vers un matériau affiné, unique, parfait, surplombant tous les autres et les justifiant de sa mystérieuse préexistance. Tout le contraire. On reste dans les bifurcations et les multiples qu’elles mettent en perspectives. Ce sont des musiques courbes, reflet du penser courbe, opposées au penser droit qui place son économie esthétique et ses intérêts, lui, dans la captation de la Grande Transcendance. Les appareils qui équipent les musiciens sortent des bidules articulés. Liquides en ébullition. Frictions de surfaces. Echos d’éboulements. Déraillements horlogers. Halètements de vapeurs. Tricotage éclaté. Chabadas détourés. Palpitation de valves. Percolations de salive. Chahuts cartonneux. Caisses claires de kermesses. Grincements de poulie organique. Chuintements de glaires. Gong et ferrailles. Arceaux d’haleines givrées. Glouglous célestes ou intestinaux. Hélices battues de grêle. Aboiements rauques dans le brouillard. Braiements d’ânes ou de robots. Nervures cardiaques percussives. L’un dans l’autre, l’un sur l’autre. Des couches de silhouettes irrégulières. Et tous ces modules voyagent, se touchent, s’échangent des éléments, un flux narratif les traverse de métamorphoses et d’attachements. Et ce flux guide l’ouïe de proche en proche, vers des lointains, aussi bien en arrière, en avant et latéralement. Et, quand, à travers l’apparence d’absence de structure qui fait dire à plusieurs que là ne défilent que des occurrences sonores sans vie, l’écoute rencontre ce flux de sens, cela produit le même effet que de tenir en mains l’agrégat de feuilles mortes et de se sentir participer à la décharge électrique de l’inerte vers le vif. Dans ces musiques, on est libéré des prétentions de la musique à être « pure », et l’on se sent, par l’écoute, dans la bande-son d’une relation au monde qui ne peut plus s’envisager sans « la capacité de concaténer des humains et des non-humains dans des chaînes apparemment sans fin. » (B. Latour), sans écologiser la musique dans un ensemble d’autres faits et connaissances qui la traversent. « Pour risquer une métaphore chimique, en notant H les humains et NH les non-humains, c’est comme si l’on suivait maintenant de longues chaînes de polymères : NH-H-NH-NH-H-H-NH-H-H-H-NH dans lesquelles on pourrait reconnaître parfois des segments qui ressemblent davantage à des « relations sociales » (H-H), d’autres qui ressemblent davantage à des agrégats d’objets (NH-NH), mais où l’attention se concentrerait sur les transitions (H-NH ou NH-H). » (B. Latour)

Traces organisées, récoltées, assemblées de visiteurs visiteuses dans un musée. La forme de traits et écritures, déterminées aléatoirement par la quantité de visites et la taille des individus se prêtant au jeu, forme une œuvre qui fonctionne en tant que telle, même si l’on ignorait de quoi elle est faite et comment elle s’est composée. Vers le multivers.

Avant de m’engager  dans l’exposition de Roman Ondak, je lisais ceci dans le «guide du visiteur » : « Roman Ondak, avec « Measuring the Universe », évoque le désir de l’être humain de prendre la mesure de l’univers. Cette œuvre, à la frontière de l’installation et de la performance, sollicite de manière égale le personnel du musée et les visiteurs, qui la construisent progressivement. Avec un feutre noir, un agent trace une ligne horizontale pour marquer la taille des visiteurs qui le souhaitent et, à droite de cette marque, leur prénom et la date. Si le personnel du musée est seul autorisé à écrire sur le mur ; chaque visiteur peut choisir son emplacement. Ainsi, le fossé qui sépare traditionnellement l’artiste et le profane est aboli. Le public fait partie intégrante de la conception de l’œuvre, au lieu d’en être le simple témoin. »  Alors, rhétorique barbante, charabia un peu mort, juste une posture caricaturale de l’art contemporain, ne débouchant sur rien, parce que ce fossé n’est pas abolissable, que l’artiste et le musée n’ont jamais réellement et totalement intérêt à ce qu’il soit aboli ? Engagé dans la visite (et d’abord l’exposition de Bertille Bak), je perdis de vue ce commentaire formel, je n’y pensai plus. Jusqu’à ce que je me trouve devant le résultat de la démarche (Measuring the Universe, 2007 pour la première réalisation de cette performance pouvant se répéter dans divers lieux). Un prénom après l’autre, comme une feuille après l’autre soufflée par le vent contre une racine, une haie, se forme un ensemble gigantesque, plastique et formidablement mobile. Une nébuleuse en course se dessinait sur le mur. Chaque visite, représentée par un ensemble de marques, de lettres et de chiffres, résultat d’une courte transaction entre un visiteur ou visiteuse et le gardien de musée, un corps de passage s’adossant au mur pour être toisé –les parents nous mesuraient ainsi à la maison -, et la main du gardien, avec son marqueur, écrivant sur le plafonnage blanc, lisse. Le 4 décembre, il était difficile de trouver encore une place libre, alors forcément, on s’imbrique, on recouvre (toujours comme les feuilles mortes, sans réelle intentionnalité). L’ensemble est d’une impressionnante beauté graphique, vol d’oiseaux acrobatiques pixellisés à même le mur. La forme de ces traits et écritures, déterminées aléatoirement par la quantité de visites et la taille des individus se prêtant au jeu, forme une œuvre qui fonctionne en tant que telle, même si l’on ignorait de quoi elle est faite et comment elle s’est composée. C’est pour cela, et rien que pour cela, que l’on se sent effectivement, tout petitement, avoir participé au processus créatif d’une œuvre. Avec d’innombrables autres inconnus, jamais croisés. Néanmoins, je ne me sens pas avoir été particule mesurante de l’Univers, mais contribué à élaborer des mesures d’un Multivers.

Pénurie et culture du « faire la queue » (quémander). Quand l’assujettissement devient installation où les différentes vies cherchent une ligne de résistance, de bifurcation, de partages d’ondes libres.

Roman Ondak s’y connaît en termes d’agrégats d’humains et non-humains. Citoyen d’un pays de l’Est où la pénurie des biens de consommation se réglait par le rationnement et la pratique de queues devant les distributeurs, il a multiplié les performances où il organisait de fausses queues, comme nouvelles formes de vie. L’absurde de la situation économique à l’Est correspondant, par les performances humoristiques et caustiques de l’artiste, au postulat qu’il y a toujours quelque chose à attendre. La vie est attente. Alignement de vies, de profils et de parcours composites qui, dans l’expectative prosaïque et métaphysique, par les bords, finissent par déteindre les unes sur les autres. Il a aussi réalisé une courte vidéo où l’on voit des parents apprendre à leurs enfants à faire la queue, à bien vivre donc, devant diverses portes ou grilles fermées. Enfin, il réunit et expose le témoignage de toutes ces expériences collectives de queues, sous forme de photos dans des catalogues d’expositions, dans des vitrines bricolées par ses soins, à partir de matériaux de récupérations, reflet d’une autre pratique courante dans son pays de pénurie. Et si je devais représenter le fulgurant chapelet de bulles fantomatiques – qui m’a électrisé et enivré à l’instant où, saisissant des feuilles mortes, j’eu l’impression d’arracher un bout de tissu vivant -, semblable en tous points au vif argent des ondes transitoires qui relient et transpercent les modules sonores de Sven-Ake Johansson, Axel Dörner et Andrea Neuman, sans doute utiliserais-je des photos de cette autre œuvre d’Ondak, Steamers, où un fil de perles quelconques, chemine, relie un ensemble de bouts de buses, disparates, l’intérieur noire de suie. C’est aussi simple et aussi magique que ça.

(Pierre Hemptinne) – Acheter le livre du blog Comment c’est?, Lectures terrains vagues

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L’iPod et le différé, culture et scénario du pire

Il y a une semaine, le journal Le Soir, dans sa page « Polémiques » pose la quesion « L’iPod a-t-il tué ou sauvé la musique ? » Par musique, vous savez bien, il faut entendre « industrie du disque ». C’est une pleine page, coupée verticalement en deux, à gauche le pour, à droite le contre. – Le pour. – Du côté pour, c’est Raphaël Charlier qui s’y colle. C’est un animateur de radio (Pire FM) qui a basé son émission sur ce que les gens écoutent avce leur iPod. Genre, il se balade dans la rue, accoste des passants en train de sadonner à leur prothèse sonore et leur demand e : « vous écoutez quoi, là, en ce moment » ? S’en suit une petite interview de la personne, sympa. « C’est intéressant de voir que deux personnes peuvent écouter la même chanson au même endroit et s’en faire une interprétation complètement différente. » Outre la perfection technique de l’appareil merveilleux d’Apple, son principal bénéfice réside, selon Raphaël Charlier en « ce qu’il permet à chacun de se promener où il veut tout en écoutant sa musique préférée ». Entendez bien, « sa musique préférée », comme dans tous les slogans des opérateurs qui vendent du flux vers des sources sonores. A la manière des parents qui enclenchent toujours la même ritournele mécanique pour calmer et endormir bébé. Il est déjà bizarre, au fond, de ne jamais rencontrer quelqu’un qui serait en train d’écouter, dans son iPod, une musique qui ne fasse pas partie de ses « préférées ». Et qui répondrait à Raphaël Charlier : « là, j’écoute un truc, je sais pas du tout ce que c’est, je m’interroge, peut-être pouvez-vous m’aider ? écoutez-en un bout, dites-moi ! ». Pourtant, s’intéresser à la musique, se cultiver, implique aussi d’écouter attentivement beaucoup de créations « non préférées », sinon, comment entretenir son « agilité » sensorielle et mentale sur toutes les questions musicales, sur les multiples aspects de la relation à la musique, comment pouvoir être un auditeur dont les choix peuvent aider l’émergence de nouvelles formes, en soutien au progressisme ? Je n’écoute pas cette émission sur PureFM sponsorisée, d’une ceraine manière, par iPod ! Mais on m’en a parlé, quelqu’un, même, une fois qui semblait s’y être penché de très près. Voici son commentaire : « une fois que le contact a été établi avec un adepte de l’iPod, l’animateur va chercher dans la discothèque de son émission le titre que son « client » était en train d’écouter, et le diffuse sur antenne. Il trouve quasi toujours le disque correspondant dans la discothèque de la radio. Or, celle-ci est très réduite, limitée à tout ce qui est le plus connu, mainstream de chez mainstream ». Que peut-on en tirer comme conclusion ? Qu’il trie au préalable les personnes qu’il présente dans l’émission ou que, globalement, les gens écoutent les mêmes choses relevant d’un répertoire étroit ? Bizarre que le présentateur ne se pose pas cette question, qu’il ne soit pas lui-même surpris, interpellé par cette coïncidence entre ce que des gens en principe choisis au hasard écoute et le choix arbitraire opéré par une discothèque très coonsensuelle. Non, ça ne l’effleure même pas. Comme s’il n’imaginait pas que l’on puisse écouter d’autres choses, inconnues de lui et qui n’existeraient pas en support physique dans la discothèque de son employeur (radio publique). Comme s’il n’y avait pas d’ailleurs musicaux en-dehors de ce qui fait tourner son émission. Une étrange manière de clôturer le champ des goûts et des couleurs aux intérêts d’une démarche, ici radiophonique, et, de ce fait, de contribuer à coincer la pratique musicale dans une production « immédiate », sans « différé » possible, sans recul de la perception mais bien dans l’obligation du « préféré ». – Le contre, sans surprise. – Pour fairr valoir un avis contraire, Le Soir fait appel à Olivier Maeterlinck, représentant des industries, directeur de la Belgian Entertainment Association. A part préciser quelques données historiques (iPod arrivé avant iTunes), la position d’Olivier Maeterlinck est sans surprise : l’iPod est un appareil qui s’inscrit dans une dynamique qui fait surgir le téléchargement illégal et met en danger l’économie musicale. Mais, pas trop de panique, l’industrie « propose de nouveaux modèles de distribution » et de citer le sempiternel bon élève : Radiohead. Le « pour » et le « contre », finalement, sont plutôt assez proches, s’entendent sur le fond (de commerce) et cherchent des solutions au devenir de l’industrie des supports musicaux, dont ils dépendent, en créant l’enfermement des goûts musicaux dans ce qui est le plus facilement exploitable et correspond à la discothèque d’une émission radio draguant l’audience jeune la plus large. Tant Raphaël Charlier qu’Olivier Maeterlinck, en forçant à peine le trait, apparaissent comme les chevilles ouvrières de ce qui vient écraser l’espace d’action des institutions et associations oeuvrant à élargir et structurer la curiosité culturelle, à promouvoir une interrogation vive sur la diversité des expressions. Parce qu’ils agissent, consciemment ou non, en promouvant une économie (l’iPod est aussi un accélérateur économique des goûts les mieux formatés en faveur de ce qui peut s’écouter n’importe où) basée sur la satisfaction rapide, immédiate. Ce sont des acteurs de tout ce qui court-circuite le long terme du culturel. En conclusion, nous pourrions dire aussi que cette pleine page du journal Le Soir est au service de cette manière d’envisager l’économie culturelle. Peu « polémique ». – Rappelons l’enjeu du différé.- Dans son livre Philosophie du vivre (Gallimard, 2011), François Jullien nous fournit une approche très utile du différé (et qui rejoint ce que nous avions présenté déjà dans ce blog, en parlant de Harmut Rosa et de ses « oasis temporelles ») :  « … la société contemporaine est portée à négliger une telle valeur du différé (et que, par exemple, l’éducation, qui compte nécessairement sur du différé, y est rendue si difficile). Une culture telle que l’actuelle, anticipant toujours davantage et par suite se précipitant vers ses buts, et cédant à la fascination de « l’en temps réel » (la technologie de la communication y pourvoit), méconnaît cet apport généreux du délai. Or une civilisation n’est forte – à l’instar de l’individu – qu’à hauteur du différé qu’elle peut supporter : de ce qu’une génération sait planter (comme ressource à venir) sans prétendre elle-même récolter – je ne verrai pas ombreux les chênes dont j’ai reboisé la colline. » (F. Jullien) La manière même de consacrer une page aux dix ans d’une petite machine commerciale à écouter la musique en dit long sur la mécanique médiatique qui réduit ce temps/espace différé dont l’éducation et la culture ont besoin. – Prospectives culturelles, le pire n’est pas exclu. – Quand on évoque la possibilité que, sous peu, la politique culturelle des Etats soit menée presque exclusivement par les industries, on se fait traité assez souvent de paranos. Le ministère de la culture français a commandé une analyse sur nos futurs culturels au Département des études, de la prospective et des statistiques (DEPS). Plusieus futurs possibles ont été testé et confrontés aux avis de spécialistes du milieu (théâtres, bibliothèques, musées). Quatre grands scénarios émergent, depuis la continuation des priorités actuelles centrées sur « l’exception culturelle » et qui couperaient la politique publique du grand public, jusqu’au recentrage sur des questions « d’identité nationale et régionale », en passant par une hypothèse ambitieuse mais très utopique d’une démarche européenne associant l’art et la culture dans une politique du « durable » à tous niveaux du projet sociétal. La piste la plus crédible est celle du « marché culturel » : il « valide en quelque sorte les sombres pronostics des syndicats. Le ministère disparaît, la politique culturelle s’efface au profit d’un renforcement des acteurs économiques de la culture. Les productions « médiatiques valorisables au sein des industries culturelles » fleurissent. Par contraste, « nombre de troupes, compagnies ou ensembles disparaissent », ou survivent… » (Le Monde, Clarisse Fabre). Ce n’est que de la prospective, mais c’est la première fois que cela est écrit, noir sur blanc, comme une hypothèse banalisée, qui plus est dans une étude officielle commanditée par un ministère. Même si les auteurs de l’étude concluent par des pirouettes du genre « Les quatre scénarios sont faux, mais d’une certaine manière, ils vont se produie », c’est inquiétant. – L’exemple anglais en avant-garde. – La rigueur budgétaire mise en place an Angleterre a des impacts immédiats : « Des centaines de lieux culturels anglais sacrifiés » (Le Monde, Virginie Malingre, 1-04-11) le budget public de la culture a été diminué de 15%. « Sur 1330 lieux qui ont sollicité une aide à l’ACE pour 2012-2015, seuls 695 ont obtenus quelque chose. » Ce sont les institutions phares qui s’en sortent le mieux, celles dont le prestige permet par ailleurs de draîner l’essentiel du mécénat et sponsoring pour équilibrer leurs comptes. Celles aussi qui rivalisent le mieux avec les industries du diverstissement, sur le même terrain qu’elles, pour attirer de l’audience, celles donc qui préparent le terrain au scénario du pire décrit dans la prospective française (celui du « marché culturel », disparition du ministère). Les restrictions des subventions culturelles vont frapper les petites structures, plus fragiles, plus proches de démarches sociales et de démocratisation de la culture, plus attentives aux nouvelles esthétiques, aux artistes émergents, aux acteurs de la diversité culturelle. On peut s’attendre à une grave détérioration du tissu artistique et culturel, à une dramatique destruction de ce qui rend possible le différé, le tout préparant d’autant mieux le terrain aux industries de programme dans leur ambition de se substituer aux ministères. J’aurais bien déguster une brésilienne en lisant ces articles de presse et en ressassant colère et amertume qu’ils éveillent, mais elle se fait rare. (PH) – Prospectives culturelles, lire l’étude. –

Rébétiko, entre dub, punk et noise

Yannis Kyriakides, Andy Moor – « Rebetika, reinterpretations of classic Rebetika songs », (unsounds, 2010), XK993U – (Article à paraître dans le N°13 de La Sélec, consacré à la reprise.)

D’emblée, on écoute le son original d’une époque antérieure, un climat lointain et l’on devine comment et pourquoi il nous touche, par cette dramaturgie de la marge, sociale et sentimentale, ce chant tendu parcouru de pauses éblouissantes, électriques, des secousses vides qui pourraient chaque fois annoncer son évanouissement. Pourtant, il repart, rien ne l’arrête. Il y a dans ce chant tout le pathos d’une modernité dont la marche en avant blesse les corps et les esprits, inventant de nouvelles exclusions, propageant de nouveaux états d’âme « maladifs », formes inédites de la nostalgie et autres neurasthénies. La créativité et la verve populaires transforment ces affections en forces et en styles, en mode de vie revendiqué, longues plaintes lyriques pouvant aller jusqu’à l’oubli transi. (Et la reconnaissance de ce pathos singulier, lié à une exclusion, fait que l’on perçoit aussi qu’il correspond à une date lointaine, à un âge reculé de la modernité, mais que cela n’a pas cessé, la machine à blesser n’a cessé d’avancer et d’exclure, on endure depuis longtemps. Ainsi, on entend là le début d’une histoire qui continue d’éprouver ou simplement de menacer, d’être suspendue au-dessus de nos têtes, car on bascule vite dans une marge… Le rébétiko est entendu comme revenant à travers la mécanique de la platine, celle-ci fonctionnant comme machine à fantôme.) Le rébétiko est né dans les années 20, il s’ouvre à des influences orientales, ce n’est pas qu’un style musical, c’est toute une culture qui chante les bas-fonds, la prison, la prostitution, la drogue, l’amour perdu, la violence et, surtout, la différence. Tout cela, d’un coup, rejaillit avec le vieil enregistrement qui ouvre ce CD de 2010. Le grésillement régulier du microsillon fait partie intégrante de la mélodie, fin crachat mélancolique, mécanique. Ce que l’on entend à l’œuvre est une procédure mécanique et spirituelle par laquelle s’opère une  transmission de mémoire : un peu comme si on entendait une petite machine avec une mémoire objet alunir au cœur d’une mémoire vivante, en train de capter de nouveaux éléments, d’absorber comme une éponge tout ce dont elle se souviendra plus tard. C’est par l’étude rapprochée de ces enregistrements historiques qu’Andy Moor et Yannis Kyriakides ont décidé de reprendre ce qui leur semblait « immortel » dans le rébétiko. Ils se penchent sur la mémoire du rébétiko qui se déploie et intègre leur appareil de mémoire. Le témoignage conservé dans un objet industriel en vinyle se réveille et migre d’un support rigide vers un support vivant où il devient autre chose sans pour autant perdre ses premières caractéristiques. Le cerveau des musiciens actuels va en donner une interprétation contemporaine. Le bruit de l’aiguille dans le sillon évoque la manière dont le son se grave dans la matière humaine, les sillons neuronaux. Les deux musiciens indiquent ainsi comment ils ont été submergés par l’atmosphère du rébétiko, comment il s’est dressé comme un écran flamboyant, un héritage fascinant, immense. Alors, comme dans un certain film de Woody Allen (La rose pourpre du Caire) où un spectateur, dans une salle de cinéma, traverse l’écran pour entrer dans le film, Andy Moor et Yannis Kyriakides, avec leurs instruments, guitare et ordinateur, et leur propre histoire d’écorchés de la modernité avancée, se glissent délicatement dans ce premier chant. Ils ont franchi l’écran et deviennent acteurs discrets de cette musique. Ils l’accompagnent à distance, renforcent, soulignent des détails, introduisent l’amorce de bifurcations – par des rythmes, des sonorités, des échos -, vers une autre actualité du son marginal, mais sans insistance. C’est la voie qu’ils développeront dans les morceaux suivants sans pour autant sombrer dans la transposition totalement libre, affranchie du modèle. Car, pour chaque plage, le titre d’un rébétiko classique est renseigné et, même dans la digression la plus éclatée, où, par exemple, le passé punk et déjanté de Moor se contemple dans l’âme rejetée du rébétiko et alors s’embrase, la pulsation est maintenue, elle parcourt les éclats soniques de frissons saccadés. Citation, imitation, reproduction, déformation, coupure, réverbération, collage, déviation, explosion sont les diverses techniques, hétérogènes, employées pour projeter le rébétiko dans toutes les dimensions musicales du présent. Les deux musiciens réussissent de très belles choses comme cette noce allumée, pétillante du dub et du rébétiko qui prend l’allure de retrouvailles charnelles de musiques qui se trouveraient des sources communes. Si des convergences fictionnelles sont montrées, des dilutions aussi sont mises en scène. Des couches de guitare et de sons électroniques éparpillent des bribes de chant et de cordes traditionnels tout au long d’errances urbaines stressantes, il n’y a plus de repères (or le rébétiko se construisait avec un vocabulaire bien établi et un corpus de repères « obligés »). Il n’y a plus de centre. On entend une tradition se défaire, se décomposer et se fondre dans d’autres tissus sonores. Le rythme de l’hyper industrialisation urbaine recouvre et balaie de son réseau bruyant les fragments linéaires des chansons anciennes. On ne pleure et n’exhibe plus ses stigmates comme avant. Mais ces chansons restent, leurs particules se collent dans les espaces, les intervalles et agissent comme des fantômes. La marge musicale urbaine s’est déplacée et s’exprime autrement, dans d’autres célébrations nocturnes du corps et du psychisme, dans des déconstructions sonores nerveuses, dans l’élaboration d’organologies musicales de résistance où s’associent, au corps des musiciens et danseurs, diverses technologies et technos sciences. Ça chante autrement, mais de façon souterraine, le lien est conservé avec les anciens répertoires marginaux. Une filiation se construit de singularité en singularité, à travers les époques. À certains carrefours, la fontaine du passé coule intacte, lumineuse, comme un mirage, avant que ne se reforme le dôme assourdissant et multiforme des villes rongées par la drogue, l’emprisonnement, la violence, l’amour impossible, l’alcool, le refus de la différence. Pour rendre hommage à cette coulée rafraîchissante lointaine, Kyriakides agrandit à l’ordinateur certains détails extatiques du rébétiko – ces instants magiques où dans la dynamique incroyable de la voix et des bouzoukis, une immobilité contradictoire, silencieuse dans le cri puissant, brille avant de rejoindre la face obscure de la musique -, et construit de splendides miroirs sonores virtuels où aujourd’hui se contemple dans hier, et vice-versa. Une stridence réfléchissante, un rideau de larmes figées. – (PH) – Discographie en médiathèque de KyriakidesDiscographie en médiathèque d’Andy MoorCompile de rébétiko en streaming