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Le jazz sort de la cale

Fil narratif de médiation culturelle à partir de : souvenirs d’un vieux médiathécaire – réminiscences jazz – Roscoe Mitchell , The solo concert, 1979 – Malcolm Ferdinand, Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le monde caribéen, Seuil 2019 – Marc Lohner, Nef’s, Félicités 2023 des Beaux-Arts de Paris – (…) –

Comment le jazz remonte à sa surface, étrange, toujours autre, archipel magnétique

Il revient au jazz. Est-ce de ne plus très bien savoir où il est, où il va, ce qui l’attend précisément, avec devant, au loin, les parages du terminus ? Tiens, comme être dans la cale du vivant approchant les rivages de la destination finale !? Promis à l’échouage dans le néant ? Est-ce de se sentir de plus en plus contraint de composer avec la fluctuation des forces, des énergies, de « faire avec » tout ce qui l’entoure et en fonction des ressources internes sauvegardées, de négocier en individu de plus en plus composite et dépendant, sans territoire propre ? Est-ce d’avoir cru jusqu’à il y a peu que toutes ses activités convergeaient vers un quelconque accomplissement assorti de retrouvailles définitives avec tout ce qu’il aimait, tout ce qui lui faisait du bien, pour finalement se rendre compte qu’au contraire, cette illusion masquait le fait qu’il s’éloignait inexorablement de ce qui lui était le plus cher, la vie gratuite, l’insouciance, l’entourage chaleureux, pour filer vers la rupture, l’abandon, la séparation, l’angoisse de la perte, les adieux? En tout cas, en découle une agitation psycho-chimique qui le remue et l’incite – par un curieux mimétisme ? – à puiser dans sa collection jazz. Sa collection mentale principalement. Il n’a quasiment plus rien comme support physique. Errant sur une vaste nébuleuse numérique, un à un, il retrouve les noms, les œuvres, les disques, le mouvement dans toute sa diversité archipelienne, telle qu’il l’avait parcouru, autrefois. Il a connu, en certaines circonstances, ponctuellement, une boulimie de jazz, en effet. Dans les années 70, le free-jazz, quelle secousse ! Inimaginable ! Étrangeté radicale, magnétique ! 

Souvenir d’une écoute organisée, disciplinée, en médiathèque, et au contact avec le public, contexte d’une écoute politique

Et puis, devenu travailleur en médiathèque, il y consacra une attention plus systématique, réfléchie, professionnelle, documentée. D’une part, une écoute individuelle, réflexive, méditative, «à soi », d’autre part, une écoute collective, organisée, en réunions de travail, formelles, avec les commentaires et les analyses d’Alberto Nogueira, conseiller musical à La Médiathèque, par ailleurs écrivain portugais. C’est lui qui a constitué l’essentiel d’une collection* discographique parmi les plus riches au monde. Il a enseigné les rudiments d’une écoute comparée, connectée aux contextes sociaux, géopolitiques, esthétiques, selon des approches transversales, humanistes, critiques et jamais verticales, jamais enfermées dans les tics jazzophiles, les manies de collectionneurs discophiles. Une écoute expérimentale, conscientisée, individuelle et collective, la seule voie pour que l’écoute de musique puisse déboucher sur des savoirs culturels utiles à la démocratie et pas simplement des « j’aime » ou des « j’aime pas ». Ce n’était pas une réunion de temps en temps qu’il fréquentait, mais un programme serré, tous les mois, une journée complète, année après année, durant des décennies. Pour être complet, disons que la possibilité de cette écoute responsable, politique, était tangible, objectivable, du fait de quelques présences attentives, impliquées mais, comme dans beaucoup de réunions de travail, la plupart des participant-e-s dormaient, rêvaient, patientaient, cultivaient la distraction, au service de l’inertie institutionnelle.

A cela s’ajoutait une écoute publique, la médiathèque était en effet perméable aux publics, ouverte dans la cité, physiquement. Et lui, médiathécaire idéaliste, il y diffusait les différentes formes de jazz, sans censure, soucieux d’en rendre perceptible la diversité, diversité en conflit avec les stéréotypes largement répandus. Cet exercice de dévoilement, il l’effectuait consciencieusement, à la manière d’un disc-jockey un peu brut, au contact des visiteurs et visiteuses, nombreux et de profils variés à l’époque, suscitant et recueillant directement leurs réactions, appréciations, exaspérations, essayant d’amorcer des bribes de dialogues à partir de ça, – des attirances et des rejets, des empathies et des aversions – d’esquisser le cadre des communs de l’écoute. De l’écoute différenciée, plurielle, parcourue de controverses. 

Musiques de l’étonnement, du désarroi, jazz de l’inouï, l’éblouissement du retour aux terres d’avant le drame, d’avant la perte, tumultes mélancoliques

Ce sont des musiques qui l’ont toujours épaté par leur inventivité formelle, leur créativité technique, leur sensibilité exacerbée. Des musiques qui l’ont aussi souvent désarçonné, elles mettaient en défaut ses capacités de compréhension par des élaborations complètement folles, venues de nulle part, fulgurances insulaires. Il éprouvait fascination et en même temps interrogation. Étonnement, c’est le mot juste, en ce que cela implique d’ignorance et de difficultés liées à l’ignorance. Désarroi. Dans cet étonnement, il pressentait une « valeur », une case départ à partager, en vue d’échapper aux certitudes du marketing musical, cette échappée lui semblant la condition première pour forger et soutenir des pratiques culturelles émancipatrices.

Elles le tourmentaient de pulsions antagonistes, ces formes du jazz, lui suggérant une célébration exubérante d’un retour vers une terre d’origine tout en exposant, par le détail de leurs développements, la volatilisation violente de cette terre, l’inanité de quelque retour que ce soit. Les rythmes, les pulsions, les chamades, les syncopes et sauts dans le vide révélaient la recherche palpitante d’autres points de chute. Des ailleurs vers lesquels se tourner, se mettre en mouvement. Des esthétiques tourmentées où il lui semblait déceler une puissante force magnétique, sombre, où s’originerait sa mélancolie. Elles l’éblouissaient, ça oui, à la manière du vierge et inédit rimbaldien, qui avait secoué ses premières lectures de poésie et l’avait dérouté de la voie scolaire toute tracée, claironnant une aube exceptionnelle, brassant par-dessous de tortueux pressentiments. C’est peu dire qu’elles surgissaient à l’époque comme quelque chose de totalement neuf, jamais entendu, ce qu’il y avait de plus proche de l’inouï. Pourtant, malgré cet air d’éclaireur ouvrant de nouveaux chemins, affichant une faconde volubile, experte, elles débordaient d’une riche ancestralité, connues d’elles seules, énigmatique. Ancestralité à la fois authentique, immémoriale, et à la fois fiction, matrice fictionnelle. Il était incapable de digérer cette nouveauté à la manière de ce qui a trait à l’histoire de l’art occidental. Où, même d’instinct, selon un sens quasiment inné, il lui est toujours possible de raccrocher l’inédit à quelques formes connues, et surtout de légitime, constituant des lignées d’autorité. Toute construction culturelle référentielle, intériorisée, se révélait, avec le jazz, en tout cas pour lui, inopérante. Beaucoup trop de pièces manquantes dans son appareil récepteur. Il s’agissait ici d’une autre histoire. Une autre ligne du temps. Il y était tout petit.

Comment il recommence l’écoute du jazz. Les amuseurs et les savants. Free jazz et après. Approche du jazz et « restitution d’œuvres d’art », même combat. L’écriture. Théorie de la savantisation.

Une ou deux décennies après, alors que ces musiques se sont assoupies, fatiguées par une réception inappropriée, balayées par le consumérisme culturel, il les redécouvre là où il les avait laissées. Sans programme établi. Une heure ou deux, tous les jours, à l’aube, en s’éveillant, pour doper les synapses engourdis, ou au crépuscule, histoire de masquer la fin du jour. Il procède un peu en zigzag. Un nom lui en rappelant un autre. Et elles lui reviennent toujours aussi étranges, neuves, mystérieuses, surprenantes, déstabilisantes. Étonnement inaltéré, et son écoute toujours mise en défaut. Ce qu’à force, il a fini par apprécier. Se coltiner étonnement et défaut, il aime, il en a besoin même, il y trouve une raison d’être. Pour lui, c’est cela que signifie « écouter ». Déformation professionnelle ? Le quintette foudroyant d’Ornette Coleman, éclaireur scintillant, en ligne brisée, dès Something Else, 1958. Don Cherry, années 60, bouleversante mise en commun des énergies, thèmes ciselés dans le chaos, boucan sacré. Religiosité archaïque, polysémique et elliptique de Wadada Leo Smith…. Ayler, Coltrane, Dolphy, Taylor, Monk, Davis, Mingus, Sanders… A l’infini. Il réécoute des parties plus anciennes, Charlie Parker bien entendu ou, antérieur, Louis Armstrong pour qui il a toujours eu un faible, depuis que son grand-père maternel lui eut offert un vinyle, alors qu’il était encore adolescent. Armstrong comme beaucoup d’autres inventeurs et pionniers qu’il faut libérer de toutes les strates de réception à l’occidentale, abusant des catégories coloniales « d’amuseur ». S’agissant de la restitution d’œuvres d’art de pays d’Afrique par les anciens États colonisateurs, l’archéologue nigérien Ekpo Eyo, dans les années 70, « insistait considérablement sur la nécessité, pour ces œuvres, d’être réintégrées dans un discours universitaire et académique pensé à partir du continent africain, complément indispensable, à ses yeux, des lectures « occidentales » appliquées aux œuvres pendant de longues décennies. » (p.241) Quelque chose de similaire est nécessaire pour les musiques de jazz que les occidentaux ont massivement reléguées dans leurs hiérarchies esthétiques, du côté de l’entertainement, de la distraction.

Il renoue particulièrement avec l’époque qu’il appelle post-free, bien que procédant de la première avalanche free, mais en en organisant les secousses, où apparaissent des personnalités qui formalisent un territoire savant – en rupture radicale avec le statut d’amuseur public que leur colle le marché colonial -, avec des écritures pleines et entières, et qui ont toujours cristallisé son attachement, ses interrogations. (Ce qu’Alberto Nogueira a théorisé comme « savantisation » des formes populaires qui n’ont rien à voir avec la dissolution dans la dimension savante des formes classiques, dites encore « supérieures », mais qui inventent d’autres formes de savoirs, alternatives, tirant parti de leurs origines populaires et d’une autre relation au réel pour miner le champ savant autoritaire, avec des écritures rigoureuses, plurielles, complexes. Le principe de « savantisation » pose que tout le monde est à même d’élaborer un langage « savant », qu’il y a plusieurs discours savants, ça n’a rien à voir avec le populisme du marketing qui entend placer toutes les expressions au même niveau, sans évolution, et condamner le « populaire » à devenir le commercial.) Pour une part de la critique « blanche », le terme « improvisation » était, au fond, lourd de préjugé, laissant entendre une incapacité à « composer », une mise à l’écart de l’histoire écrite, savante, une proximité fatale avec le sauvage, l’instinctif. Continuation du jugement colonial porté sur des peuples considérés « sans histoire ». 

La symbolique des solistes jazz. La force du discours intérieur. Parallèle avec les Sequenza de Berio. La confrontation à d’autres organisations mentales. Quel est l’événement caché qui détermine cette organisation mentale qu’il pressent comme « autre » et qui l’implique pourtant ?

Par exemple, 1979, l’enregistrement solo et public de Roscoe Mitchell. Voilà, ça, précisément, exactement ce qui l’emballe, lui semble à jamais inouï, neuf, sans racine et enraciné à la fois. Ou en train de s’enraciner au fur et à mesure que les sons sortent, s’articulent, déplient une pensée structurée, et sont absorbés, écoutés, exportent leurs idées en d’autres subjectivités, dans un processus de rencontre. Ca l’emballe, le déconcerte, sommet d’étonnement. Pourtant, il a du métier. Il ne s’agit pas du premier enregistrement d’un soliste jazz. Il y a eu Anthony Braxton dix années avant. Mais ça reste quelque chose de « premier », un exercice fondateur, revendicateur, provoquant. S’avancer seul, noir et instrumentiste, quel culot, « voyez, j’ai un discours propre, à moi, je suis un individu intégral, complexe, avec une intériorité profonde, multiple, je n’ai pas forcément besoin de l’orchestre qui vous amuse et vous fait taper du pied, je suis capable d’élaboration, de stylisation, de design sonore, sans filet, nu. » Ce ne sont pas non plus, dans l’absolu, les premières composition en solo qu’il écoute. Il est familiarisé, en tant qu’amateur, pas en tant qu’initié lisant des partitions, par exemple, avec Berio et ses Sequenza. Certes, exigeant aussi, mais plus proche, il s’outille facilement, à l’instinct, de prérequis nécessaires à leur écoute, comme des dispositions dormant en lui, attendant d’être sollicitées, des organisations mentales inclues dans ses référentiels culturels. Il peut facilement établir des liens entre les Sequenza, certaines peintures, certaines littératures modernes, d’avant-garde, comme il a appris à le faire dans les réunions d’Alberto Nogueira. C’est exigeant, néanmoins familier, inscrit dans la course à la virtuosité un peu creuse, scintillant du prestige de l’art pour l’art, c’est dans le package de son patrimoine culturel.

Les premiers solos enregistrés de Roscoe Mitchell, ah, là, c’est autre chose que Berio. Il n’y a pas, derrière, sous-jacent, le même appareil de transcendance. Pas de Conservatoire. Pas d’écho, ni d’aura, aucun théâtre de sublimation. C’est le discours intérieur, la musique intérieure d’une personne dotée d’autres organisations mentales que la sienne, et qui doit encore prouver qu’il dispose de telles organisations mentales, subjectives. Radicalement différentes. Il n’éprouve jamais cette différenciation tranchée et tranchante, par exemple, avec les formes traditionnelles africaines, même si elles appartiennent à d’autres façons de représenter le monde. Non ici, cette différence radicale, c’est comme si elle procédait d’un événement survenu dans l’histoire des personnes qui inventent ces musiques, un événement puissant, qui l’impliquerait d’une certaine façon, chamboulerait les notions d’universel dont on l’a imprégné, un événement qu’il ne parviendrait pas à identifier pleinement parce que sa culture dominante y serait rétive, et que ces musiques chercheraient à lui révéler, mais à la manière de l’évidence camouflée de la lettre « cachée » de Lacan, là, sous les yeux, déjà dans l’oreille depuis toujours !

Vers une écoute décoloniale, finalement. Adorno et ce qu’il écrivait de l’art après la Shoah. Jazz et naufragés.

Taraudé par ce mystère-qui-ne-devrait-pas-en-être-un, son cerveau établit des connexions entre des musiques écoutées et des livres lus, cherchent des indices, et cela, selon des ressources dont il ne disposait pas, évidemment, étant adolescent ou jeune adulte, lors de ses premières périodes jazz. Ainsi, il ne peut plus écouter du jazz – pas plus que du blues – sans ruminer des passages d’« Une écologie décoloniale » de Malcolm Ferdinand, sans aller y relire des passages sur la cale des navires négriers dans ce qu’elle détermine, aujourd’hui, encore, la situation écologique de tous et toutes les habitant-e-s de la Terre ravagée. Il y trouve la clé qui lui manquait pour « dire », non seulement, en quoi ces esthétiques sonores l’attirent et l’étonnent continûment, depuis toujours, ne cessent de le décentrer, mais aussi en quoi cet étonnement lui semble le départ de quelque chose qui pourrait se substituer à l’« universel » de l’habiter colonial. Une spécificité qui ne relèverait pas de sa seule subjectivité mais engagerait tout l’enjeu écologique de la vie sur terre, aujourd’hui, en plein Plantationnocène. ( Bien entendu, Alberto Nogueira, dans son analyse des musiques jazz, a toujours mentionné le poids de l’esclavage, mais les documents à ce sujet étaient moins nombreux, moins développés qu’aujourd’hui, et surtout cette horreur/abomination fondatrice du capitalisme était beaucoup moins étudiée, « philosophée », par les principaux-principales intéressée-e-s, instigateurs-trices de la pensée créole).

Cela se situe du côté où résonnent toujours en lui la réflexion d’Adorno, comment encore produire poésie, musique, beauté artistique, après les camps, la Shoah. Ca se situe de ce côté, mais avec une antériorité abyssale. Tellement abyssale qu’il y a lieu de se demander pourquoi il a fallu attendre la Shoah et Adorno pour poser ces questions ? Sinon à soupçonner une fracture « racisée » des savoirs esthétiques ? Ces musiques répondent, n’ont cessé de répondre, en recommençant tout, chaque fois, à partir de rien, de zéro, à partir des mêmes interrogations adorniennes, adorniennes avant l’heure, et où simplement « la cale » se substitue « aux camps »… Quelle musique inventer, créer, jouer en ayant été débarqué de la cale de la traite négrière !? Et donc , son étonnement, sa difficulté face à ces musiques, sont en miroir : « comment écouter ces musiques de la sortie de cale, jouées par les descendants des esclaves, alors que j’appartiens aux descendants des esclavagistes, aux héritages culturels qui ont permis aux États occidentaux de se partager le monde, d’inventer et de perpétuer encore aujourd’hui l’habiter colonial du monde !? » Et ces musiques, riches, diversifiées, exigeantes, errantes, à travers toutes les difficultés qu’elles lui présentent à l’écoute, aménageant les conditions un peu folles d’une rencontre, une rencontre malgré tout, appelée par ces jazz de naufragé-e-s.

Jazz et gouffre. Jazz et néantisation. Question universelle de commencement et de fondement dans la cale.

Ce sont des musiques qui viennent d’un gouffre. Malaxées par le gouffre. Ce qui sera rarement, exceptionnellement, le cas pour la création artistique occidentale qui se situera toujours dans une filiation de sens, de prise de propriété sur les choses, sur la Beauté, appuyée sur les Lumières. (Même chez les « maudits ».) C’est toute la question du fondement, du commencement qui est à reposer, fondement-commencement à l’échelle d’un partage entre les peuples, et non au profit d’une nation en particulier, et au sein de cette nation élue, au bénéfice d’une partie de la population, au détriment de ses autres classes. Cette exigence, face à la crise climatique, d’un fondement écologique commun, ne se résout pas par délibération policée et consensus, par la raison, sa possibilité découle d’une histoire ultra-violente que le jazz propose comme bien commun (mais pas un bien d’entertainement, un bien épistémique). 

« Le navire négrier est l’arché du monde créole dans son double sens de commencement et de fondement. (…) D’un côté s’y opère un processus de néantisation par lequel l’avant continental et africain trouve non pas une fin mais une perte. Cette rupture au sein de la cale du navire négrier prend la figure du bottomless pit trou sans fond) de Robert Nesta Marley, du « gouffre » d’Edouard Glissant où presque tout se perd, ou de cette mer geôlière de Derelk Walcott qui enferme les histoires, les mémoires, les batailles et les martyrs. D’un autre côté, ce gouffre et cette mer enfantent. Quelque chose est remonté du gouffre. (…) « Vomissures de négriers », ils furent expulsés de la cale négrière, faisant de cette cale la matrice des sociétés créoles. C’est ainsi que Raphaël Constant et Patrick Chamoiseau situent les premières traces d’une littérature créole dans un cri dans la cale du navire négrier par un captif. Un cri de révolte et de souffrance, mais surtout un cri de nouveau-né. A la fois néantisation et naissance, ce commencement fait du navire négrier selon glissant un « gouffre-matrice ». » (p.191)

Le navire négrier comme articulation du capitalisme et de l’habiter colonial du monde. Toujours dominant et responsable de la crise climatique. Le jazz et la politique de débarquement.

Le navire négrier est le dispositif qui incarne, impose et fait circuler les lois de l’habiter colonial du monde, les tisse et entretisse à la surface du globe. Il active au centre de l’économie- monde la politique du débarquement : « Tout comme le coffre de bois dans lequel les Hébreux conservaient les Tables de la Loi, le navire négrier renferme en son sein, dans son entrepont et dans sa cale, les préceptes politiques, sociaux et moraux qui structurent les rapports à la nature, à la Terre et au monde. Le trait principal de ce fondement réside dans une politique du débarquement. Le débarquement fait d’abord référence aux quatre siècles au cours desquels des navires européens ont débarqué sur les rives caribéennes et américaines des millions d’Africains captifs transformés en Nègres et esclaves coloniaux. Véritables usines négrières, ces navires « produisent cette catégorie sociopolitique d’êtres désignés comme esclaves Nègres en transformant la « matière » première de ces bois d’ébène. Par « politique de débarquement », je désigne les dispositions et ingénieries sociales et politiques qui assignent des personnes à un rapport d’extranéité à leurs corps, à la terre et au monde. La politique du débarquement du navire négrier engendre ainsi des « corps perdus » (déculturés), des naufragés (hors-Terre) et des Nègres(hors-monde). » (p.192) Vous savez, quand quelqu’un, dans un groupe, une réunion, profère une « énormité », des propos particulièrement « dé-calés », on lui dit « mais quoi, tu débarques ? » ou « d’où est-ce que tu débarques, toi ? ». Il y a de ça, au premier degré, lors de ses premières écoutes de jazz » savant » : musique de débarqués. C’était dans les années, 70, il n’avait pas encore beaucoup de repères, il ne savait pas encore à quel point cette condition de « débarqué » était à prendre littéralement. Voilà, des musique de naufragés. Depuis toujours. Et cela forme un patrimoine tellement instructif en ces temps où la Terre tout entière fait naufrage, où l’Humain file vers la catastrophe, le naufrage total du capitalisme provoquant au passage la sixième extinction. Pourtant, ce patrimoine, à part ici ou là un succès d’estime qui subsiste, est de plus en plus abandonné. Très peu écouté sur les plateformes. Et donnant lieu à très peu d’analyses et d’études sérieuses si l’on se base sur les recherches effectues sur Google. Un intérêt pour le moins confidentiel.

Jazz, une esthétique de fuite, hors de la cale. Jazz/Rêve d’un autre échouage, ailleurs, un échouage positif, réconfortant. L’impossible retour.

« Appréhender les Amériques comme étant avant tout des terres d’échouement induit une manière bien particulière de les concevoir et de se penser sur celles-ci. Une terre qui est alors perçue comme une terre de fuite de la cale des négriers n’incarne pas une terre promise, et encore moins une terre de liberté. Cette île n’est point un lieu où le naufragé se projette, mais un lieu où il survit en attendant d’être transporté ailleurs. (…) Aussi cette condition de naufragé a-t-elle pour conséquence première cette situation par laquelle des hommes et des femmes ont quitté le navire, ils ont dé-barqué, littéralement sortis de la barque, sans pour autant avoir atterri. Ils ont débarqué sans toucher Terre. » (p.198) « Loin d’être un sol pour les captifs, depuis lequel il est possible de se lever et de demeurer chez soi, la terre est rendue et maintenue étrangère, les débarqués restent hors-sol. Perdure une forme d’exil de l’île sur l’île. Tout en reconnaissant les moindres recoins de celle-ci, tout en maîtrisant ses rythmes et ses saisons, ces naufragés y demeurent comme étrangers. La déterritorialisation y est structurale. Cette terre demeure étrangère car la condition de naufragé en fait un lieu de passage en attendant soit la répétition d’un naufrage vers un ailleurs, soit l’impossible retour à une Terre-mère pré-coloniale. » (p.199)

Le jazz cherche un mouvement autre. Il propose une rencontre, au-delà du « surgissement lustral de la cale ». Le jazz face à la tempête cherche des solutions « ensemble ». Jazz et le Navire-monde.

Ces musiques le séduisent par leur volubile ardeur tournée vers les paradis perdus, le fascinent surtout parce que, dans leur exploration du chaos à traverser pour échouer ailleurs, et leurs tentatives d’organisation d’autres horizons, elles forment un contre-courant, elles échappent aux promesses fallacieuses du « retour à ». Et ce contre-courant n’est pas revanchard, réservé aux victimes des navires négriers, il invite tout le monde, y compris les descendants des négriers. « Au lieu du mouvement du retour, je propose un mouvement autre, un mouvement vers l’autre, le mouvement de la rencontre. Ce mouvement n’est plus déterminé par la direction vers un objet fantasmé à atteindre ou à saisir, « Nature », « Terre » ou même « Terre-mère », mais par un horizon. L’horizon d’une altérité vers laquelle tend sans jamais pouvoir l’atteindre, un aller vers l’autre, un aller vers le Monde. (…) Ce mouvement suppose une mise en relation avec les autres, une politique de la rencontre. La mise en relation est ce qui est occulté dans le thème du retour. Accoster, aborder, amarrer dans le slogan « retour vers » semblerait aller de soi. Pourtant la relation n’est jamais acquise ni donnée, elle s’instaure par ce mouvement qui vise à mettre en présence des altérités et se reconnaître quelque chose de commun qui n’appartient à aucun. C’est dans ces rencontres que se joue véritablement ledit retour. » (p.293) Les musiques de jazz comme laboratoire de rencontres entre altérités. La façon occidentale de classer et juger ces formes musicales, en les enfermant dans une expertise stérile de discophiles, a probablement évacué subtilement, sous une couche admirative, cette charge décoloniale. 

 Ce qu’est le surgissement du jazz, dans sa tête, mais probablement dans la société en général, la société « blanche » principalement, c’est l’action surgissante d’Aimé Césaire. « (…) L’action politique et la poésie d’Aimé Césaire ont visé à transformer le navire négrier. Par son verbe, brisant les chaînes déshumanisantes de la cale et fracassant l’écoutille de l’entrepont, il érige un sujet parlant, debout sur le pont. Mais ce surgissement lustral de la cale ne se poursuit point dans un geste du débarquement hors-monde à travers la fuite, le suicide, le cri vengeur et la lame meurtrière ou l’explosion kamikaze. Renversant l’entreprise impériale qui fit du navire négrier l’unique façon dont une pluralité pouvait être mise en présence, Césaire a osé imaginer que ce navire pouvait être autre chose qu’un négrier, il imagine un monde là-même : un navire-monde capable de faire face à la tempête. Depuis la cale, ce geste se révèle inouï par la politique du sentiment qu’il suppose. Ce compagnon de bord-là est celui dont les chevilles et les poignets portent encore les traces des lacérations des chaînes de l’autre et qui malgré tout tend une main ensanglantée à cet autre en prononçant avec conviction ces mots : « Nous vivrons ensemble. ».» (M. Ferdinand, page 286)

Roscoe Mitchell, solo, 1979. Comment ces compositions se gravent en lui, se transforment en images qui l’accompagnent, l’aident à penser, à sentir ce qu’il y a autour de lui, avant et après

Dans les solos de Roscoe Mitchell, en 1979, il y a éclosion d’un sujet parlant, pas encore répertorié, espèce à découvrir, conceptualisant, écrivant, composant. On y entend ce surgissement lustral de la cale, dans toutes ses nuances et réflexions. Tel que perpétré dans le quotidien de la communauté africaines-américaines, au jour le jour. Chancelant, ébloui, vacillant. L’intention est ferme, le cheminement des sons est, lui, accidenté, trébuchant, expérientiel. De l’ordre de la performance. Bien des sonorités sont abimées, écorchées, éprouvées, à la limite de l’audible. Des non-sonorités récupérées dans la néantisation. Elles sont soufflées, expectorées, recueillies, soignées, recollées, réanimées, revitalisées. Selon les compositions, le musicien change d’instrument, alto, soprano, ténor, basse. Les enregistrements proviennent de concerts différents. Le récital s’ouvre et se clôture par une pièce courte, haletante, staccato, précipitée, prise de vertige, formule pour franchir le vide, sauter l’obstacle, retomber au-delà, on ne sait où. Des thèmes ténus, apparaissent, émergent, se diffractent, reviennent, désarticulés, réarticulés, quelques fois avec une délicatesse renversante, juste un murmure ; A travers leurs balbutiements, des mélopées fragiles, sur le fil, déambulatoires, explorant prudemment le monde hors de la cale, arpentant le rivage, racontant l’échouage. Presque une rengaine, fantôme, étirée dans des cristaux aigus. Une chanson intérieure, de celles que l’on fredonne pour donner corps à la mémoire, faire remonter des rivages, esquisses de rituels. Ce sont des textures qui amorcent différentes figures de rencontres (il n’y a pas de telles invites dans les Sequenza de Berio régies par une toute autre stratégie de l’adresse, verticale). 

Les harpes échouées de Marc Lohner. Instruments hybrides, totems d’un monde en train de se casser la gueule, dressés sur les rivages entre humains et non-humains, bricolages de robinson sur l’île-monde en danger, cordes et vibrations d’alerte

Il a en tête ces phrases heurtées, démantibulées, finalement miraculées, traversées de vents mélodieux, depuis des heures, d’éveil et de somnolence, tout au long d’un long trajet nocturne en train. Il s’est occupé l’esprit avec ça : rémanences de cet enregistrement solo de Roscoe Mitchell, ses mélodies fragmentaires, modelées au chalumeau. Presque des fossiles mélodiques que le musicien dégage, nettoie, son souffle se chargeant d’évacuer les poussières, les scories. Exhumation. Mélodies presque faite de silence charnel. « Suis-je vraiment entrain de fredonner ? Mais oui, oui, il me semble. » Des rengaines sans âge. Il ne se souvient plus depuis combien de temps elles sont en lui. Il les a réécoutées récemment, oui, mais ça n’a fait que les réveiller en lui. Des mélodies)souches, comme on dit « cellules-souches », et qui aident à construire toutes sortes d’autres mélodies. Il s’en sert pour mettre en musique les bribes de sa propre histoire, de son cheminement., les faits saillants de sa biographie. Il les fredonne, c’est comme si il se fredonnait. Il les sifflote ainsi encore des heures, depuis la gare, marchant lentement, s’arrêtant, regardant la rue, les gens, les vitrines, la grande ville, traînant son sac de voyage. Le voici à la Seine, et là, l’escalier, la porte monumentale, il entre dans l’exposition « Des lignes de désir », et la première chose qu’il voit, ce sont des constructions d’échouages, des œuvres d’échoués. Des troncs, des souches, des bois flottés, ramassés sur la plage à l’île d’Oléron par Marc Lohner. Il les assemble en d’étranges totems. Monumentaux et irréguliers instruments de musiques. Des harpes archaïques. Sophistiquées aussi parce qu’équipées de capteurs et micros, raccordées à un système d’amplification. Des appareils singuliers. Faits pour être réellement « joués », inventer une pratique musicale adaptée à cette organologie des rivages, limites du vivant humain et non-humain, animé et inanimé, connu et inconnu. Des instruments au service de ce que des humains auraient envie d’exprimer, de non-standard, hors-normes, incompatible avec l’organologie conventionnelle. Mais aussi, des sculptures hybrides qui attendent qu’on les actionne pour raconter aux humains les forêts décimées par l’extractivisme, leur existence d’arbres emportés par les flots, déportés, usés par les vagues, échoués sur la plage, enfin. Il se dirige vers les engins totémique. Teste leurs cordes, d’abord timide, et il y va progressivement, une énergie inattendue lui passe dans les doigts, allez, vlan, de plus en plus fort, énergique, les pince et les claque, les fait sonner, résonner, vibrations prodigieuses, exaltantes, ça libère, il entre transe, ahane, court d’une harpe à l’autre, que leurs vibrations se mêlent, fusionnent, il cherche des rythmes, des figures percussives. Ca remonte en lui. Des bouillonnements jazz. Le vacarme en pagaille qui se déclenche l’enivre, amuse la galerie, les gardiens rappliquent, des visiteurs s’arrêtent, croient à une performance programmée, on fait cercle, l’excite, l’encourage, certaines collaborent, il est en sueur. Soudain effaré, à court. Il s’affale dans les fauteuils., blême, lessivé. On lui apporte un verre d’eau. OK, l’échouage final sera pour une autre fois. Certain-e-s l’ont-il filmé/photographié pour leur Instagram ? Misère.

  • A propos de « faire une collection » : Ce qu’il faut entendre par « faire une collection » de musiques enregistrées, dans le cadre « médiathèque ». Celle-ci comportant plusieurs centaines de milliers de titres, cela correspond à autant d’actes d’évaluations et d’expertise en vue de décider l’acquisition ou non, en fonction de ce qu’apporte chaque disque pour la meilleure compréhension des phénomènes d’expression à l’échelle de l’ensemble des sociétés humaines. Il n’y avait pas de logiciel pour acheter des disques au kilo chez des majors, ce n’était pas une tâche confiée à des algorithmes, en fonction de l’offre et de la demande. Il y a au départ une intervention humaine, critique. Condition première indispensable pour que cette collection puisse devenir un outil de connaissances et d’émancipation. Il fallait étudier des catalogues, faire venir des échantillons, écouter, analyser, élaborer une ligne éditoriale, une stratégie d’achat, répondant principalement à la question « acheter et mettre à disposition du public des collections de prêt public, dans quel but, pour quel message, pour quelle amélioration démocratique ? ». Ce qui revient à traiter du « contenu » d’une collection, son rôle au niveau de la constitution de savoirs individuels et collectifs, de sa dimension de communs culturels. « Communs » à situer en lien avec le statut d’asbl de l’organisme gérant ce patrimoine. Quand un tel patrimoine, de même que sur les plateformes, ne sert plus qu’à élaborer, dans le vide, des playlistes de toutes sortes, selon les attentes du marketing culturel, il perd son âme, il s’efface.

Pierre Hemptinne

Le confiné poreux et ses protocoles de réconfort

Fil narratif à partir de : confinement avril 2020, soleil et ombres, jardin et printemps, neige d’hiver et neige de pétale, paradis perdu, Kenzaburo Oé, Laurent Becquaert et Gilles Delhaye (peintures), l’harmonium et Zameer Ahmed Khan, James Blood Ulmer et guitare décoloniale, Dick Annegarn et le chant des incomplétudes, Steve Lacy et les fantômes monkiens, Betty Davis et la différence raciale, Frances-Marie Uitti et l’organologie absolue, Guy Klucevsek et la respiration accordéon…

Il y a dans le confinement, des choses qui lui conviennent parfaitement. Des bouts de lui-même, peut-être, ne pouvant s’épanouir qu’ainsi ? Des bouts vivants, sortes de ver de terre de son organisme, tout au long de la pression subie par le temps accéléré, le rythme du travail salarié qui pressure le temps à soi, ils tracent des cheminements d’aération des profondeurs, ils maintiennent en vie l’humus par lequel il se sent rattaché au sol. La retraite devenue la règle, il apprécie une relative dilution de soi dans l’impression du temps encalminé. (Un mot qui l’a très tôt impressionné, lors de ses premières lectures.) Une perméabilité plus grande, dans le silence, aux autres formes de silence environnant. Une fusion dans une multitude de silences. Entre objets, entre l’humains et le non-humain. Une forme d’existence qui l’attire depuis toujours, n’être qu’une présence versatile, ne puisant ses consistances que de ce qui la traverse. Hypothétique. N’être qu’un corps vide et observer à l’intérieur les ombres et les lumières du jour et de la nuit qui se succèdent. Rien d’autre. Se replier en soi et lire les silhouettes, les formes suggestives qu’y projette son passé, ce qu’il a vécu, de réel, ou de fantasmé, du monde en chair et en os ou de celui immatériel, onirique, imaginaire. Contempler les taches de soleil sur le mur, lumières qui apportent l’empreinte partielle d’arbres mixée à la trame ou motif d’une tenture, peut le combler durant des heures. Ces apparitions ne se produisent qu’au matin et en fin de journée, aux heures les plus mélancoliques. Sur le papier peint les contours d’une région lointaine. Un champ de colza d’or et soyeux en forme d’aile Delta encastrée à l’orée d’un bosquet vert sombre. A certains moments, des mouches, errant sur la vitre, se retrouvent en ombres chinoises traversant le flou de ces contrées fictives. Elles s’incrustent dans la sorte de cinéma  mental qu’il était en train de se faire en jouant avec la force suggestive de la tache lumineuse. Comme lorsqu’un diptère s’introduisait dans un projecteur et envahissait l’écran (est-ce encore possible avec le numérique !!). Son regard est ainsi, un soir, attiré par un rais lumineux, où dansent les poussières, qui avance vers le dessus d’une armoire. D’anciens jouets y sont remisés, des objets liés à l’histoire familiale, des ébauches d’art, des vestiges d’une époque où il dessinait à la plume tous les paysages de son quotidien, et puis, en fonction de la saison et de l’heure, voici, à travers les ramures d’arbres du jardin, la lumière du soleil transforme tout ça, provisoirement, en théâtre d’ombres, en film muet projeté sur le mur, au ras du plafond, et puis la pellicule casse, arrêt sur image. Les tentes d’indiens immobiles, inaccessibles, figées dans le passé. Combien d’heures a-t-il joué avec ça, déplaçant des figurines, inventant leurs mobiles et dialogues, combien de fois a-t-il placé un personnage dans l’une de ces tentes, pour qu’il dorme, et l’y oubliant parfois longtemps. Il aimerait être une de ces figures qu’un enfant imaginatif coucherait sous le tipi, à jamais, paisible.

Il passe – séjourner, est mieux dit – beaucoup de temps au jardin. Comme un prolongement de la maison. Pas forcément pour jardiner. Ce que l’on entend souvent par-là est l’exercice de domination du naturel à l’échelle domestique. Exercer sur son lopin de terre, ses quelques plantes et ses arbres, l’esprit extractiviste. Regardez, partout, l’acharnement à arracher la moindre mauvaise herbe, comme un rite qui rassemble. Des familles entières accroupies, appliquées à extraire le moindre brin de travers. Entendez le bruit exacerbé des machines, tondeuses, tronçonneuses, taille-haies, au-delà des limites du raisonnable, pour compenser, se soulager, souscrire à un modèle qui, au niveau macro, détruit l’équilibre entre l’humain et le reste du vivant. Non, être au jardin pour être jardiné par ce qui s’y passe, de lent, de cyclique – mais sentir que le cycle dévie, peut dérailler, capter sa fragilité – et de profondément non-linéaire aussi, comme l’activité des insectes, des oiseaux, des rongeurs. Glisser dans cette conscience que ce n’est pas « mon jardin » mais « leur jardin », la conviction d’être chez eux, hébergé par eux, observé par eux, pensé par eux. Il approche de l’âge de la retraite anticipée et, après une longue « vie active » d’employé, il ne se souvient plus avoir eu l’occasion – la chance, un facteur de confort de vie – de vivre au jour le jour, quasi heure par heure, la floraison des fruitiers. Quel préjudice irréparable ! Depuis le premier bouton jusqu’au bouquet final. Le poirier. Le prunier. Puis le pommier. Puis le cerisier. Chaque arbre selon sa temporalité. Dans le cerisier, ce sont d’abord des poignées de perles nubiles parmi le vert tendre des feuilles. Les grappes florales mûrissent, pas toutes en même temps, selon leur exposition au soleil, comme de petites ruches de dentelles, immaculées. Il faut un peu plus d’une semaine pour la totalité de l’arbre soit en fleurs. Marial, aveuglant. Chaque rameau pavoise chargé de fleurs. A peine la floraison à son apogée, pleinement épanouie, elle s’étiole. D’abord un ou deux pétales discrets. A la manière des premiers cheveux blancs qu’on néglige, qu’on oublie vite. Puis, l’image somptueuse largue ses pixels de façon plus significative, par poignée, sans impact encore perceptible sur l’ensemble. Quelques heures plus tard, coup de vent, voilà une comète de pétales qui fuse et s’évanouit. Le soleil les transforme en larmes de métal en fusion. Elles évoquent les fines braises brûlantes que le vent arrache au feu de camp brasillant. Ou, à contre-jour, elles pointillent le ciel de taches noires, comme lors d’un vertige, une baisse de tension, l’annonce d’un fléchissement, d’une chute éparpillée. L’air se réchauffe, les parfums se répandent, d’abord discrets, en provenance des fruitiers, plutôt une odeur de pollen frais – équivalent de l’iode qui caractérise l’air marin -, puis de plus en plus nets, insistants, avec l’arrivée du muguet précoce. La vie passe. Le printemps déjà décline avant même d’avoir atteint son plein développement. La fine poudre d’or des pollens recouvre la table du jardin. La fuite des pétales déshabille l’arbre, ici. Ils migrent et reconstituent, ailleurs, la transcendance du cerisier pavoisé, nuptial, cette image, cette idée ne disparaît jamais, elle doit toujours rayonner quelque part. La pluie de pétales légers suggère un effeuillage céleste, une nudité aérienne, inaccessible. Proche de ce qu’il éprouvait, chaque fois, en atteignant la nudité de son amante et qu’il basculait dans l’insatiabilité, le sentiment  que ce n’était jamais assez nu. Ses pensées alors dérivent vers un point du passé, qui ne cesse d’être disruptif, dans ce même jardin, souvenir d’une échappée érotique, étreinte nue, tentative partagée de rejouer l’enlèvement d’une jeune nymphe, pour s’enfuir et rejoindre un jardin hors du temps, enlacement brulant en plein hiver, sous une fine neige, flocons fondant sur leurs peaux chaudes, sexes obstinés à fendre l’interdit. Insatiabilité presque prise de cours, haletante. Le goût de la peau mêlé à celui de la neige élargit l’enlacement à tout ce qui fait frissonner leurs corps. Les gestes de l’amour à nouveau hésitants, comme à réapprendre. La poudre blanche se pose dans ses cheveux, sur ses cils, ses lèvres, couvre ses seins en douceur, son ventre, sa toison, se transforme en eau pure ruisselant finement, larmes délicates, tandis que d’autres blancheurs floconneuses atterrissent et affolent ses caresses. Ce mélange de peau et de neige, de froid et brûlant, excite l’impression de fusionner plus radicalement. Enfants, ils aimaient courir bouche ouverte langue tirée pour attraper les flocons, excités par la sensation des légères pelotes de cristaux se posant sur la langue, nano crépitements et fonte douce. Ici, ils réaniment le jeu, langues mêlées, exposant toute l’ouverture de leurs organes amoureux, se touchant l’une l’autre, là,  chaque fois qu’une blancheur floconneuse vient se fondre en eux. Leur corps à corps, ballet sous la neige, s’effectue dans une sorte de glaise séminale, leurs deux êtres de plus en plus poreux, perméables, restitués à l’ensemble des éléments. Depuis lors, ce jardin où il rêvasse est un jardin d’Éden, un paradis perdus. Il y reste, comme dans la maison, à saisir au fil des heures, les traits de lumière entre les branches, le surgissement lent et inexorable des fleurs et feuillages, tout un jeu de résurgences au gré de la course du soleil dont le projecteur met en évidence telle zone, tel rameau, ces quelques brindilles, cette corole et plonge dans l’ombre tel massif, parterre, tronc, touffe, tige, écorce, bourdon.

Retour près des livres, des disques dispersés dans l’ensemble des pièces, recouvrant une majorité des murs. Prendre un livre au hasard, lire quelques phrases, quelques pages d’un texte lu il y a parfois trente, quarante ans (ou plus), sélectionner un disque plus écouté parfois depuis plus de vingt ans, autant d’images, de sons, de signes qui éveillent des choses lointaines en lui, jeu d’ombres et de lumières, juste des formes qui passent, impressionnent, s’estompent, reviennent. Annoter. Il lui semble en toucher les traces, les cicatrices qui se sont formées là où ces sons, images, mots, signes, se sont greffés à son organisme. Là où, d’une manière ou d’une autre, ça soignait quelque chose. Il pense à , et retrouve ce passage d’un roman de Kenzaburo Oé où une grand-mère raconte des histoires à son petit-fils : « « Dès qu’il ne restait plus gère d’onguent dans la grande marmite, disait ma grand-mère, elle en refaisait et refaisait. Tu sais, l’onguent qu’on vous met, quand vous, les enfants, vous avez une brûlure, a été fait en ce temps dans la grande marmite ! » Justement j’avais alors une brûlure au genou, qui venait de guérir. Je me souviens d’avoir écouté ma grand-mère en caressant de mes doigts la surface lisse – l’onguent du village était réputé, dans les environs, pour ne pas laisser de cicatrice sale même en cas de brûlure grave – de ma ‘cicatrice parfaite’ rose pâle. » (p.64) La lecture actuelle recouvre celle éloignée qui l’avait déjà impressionné.

Ce qui lui manque, peut-être ? Pas les grandes sorties culturelles, on y renonce assez facilement, elles s’inscrivent trop dans la transe consumériste. Non, d’autres surprises de l’art. Comme ces toiles de Gilles Delhaye, rassembles, à peine déballées, à peine si leur disposition est destinée à être vue. Un cadeau. De fil en aiguille, il se rappelle des peintures qui, lui semble-t-il à présent, restituent assez bien la trame ressentie des jours confinés. Il exhume des photos dans la mémoire de son appareil et, en fouillant, le carton de la galerie l’aide à retrouver le nom de l’artiste, Laurent Becquaert. Ce sont des trames assez frustes, répétitives, frontales et brutales, des planches de bois perforées de trous réguliers, alignés, mais sauvages, avec dérapage et emporte-pièce sans fioriture. Ca doit être fait avec une machine percussive, une défonceuse de chantier. Ca sent aussi l’énervement, la perte de sang-froid, le défouloir, le jeu de massacre. Tir en rafale, coups acharnés au même endroit. Grilles qui arrachent mais qui, aussi, curieusement, avec l’effet de répétition, de déclinaison obsessionnelle, apaisent, réconcilient avec l’enfermement au cœur de ses propres marottes et pulsions inavouables ! Ces séries ou constellations rythment des monochromes, des états d’âmes abstraits, des fragments paysagistes, des grossissements d’épanchements sanguins, des floculations virales, des matières mimétiques, des lumières rouillées, des détails insolites, flore et faune de salpêtre sur des murs d’abandon, détails grossis et déformés de sujets standards, académiques récurrents dans la peinture, formes de pathos iconographique dézinguées.

Retrouver des morceaux de musique, superposés l’écoute d’aujourd’hui à celle enfouie profondément, parfois quasiment effacée. Réapprendre à écouter. Une discipline de l’attention. Pendant plus de vingt ans, ce fut son métier, l’essentiel de son job. Y revenir, dans le cocon confiné, ajoutant à l’interprétation des sons tels que diffusés par l’appareil, rejouant mécaniquement la musique fixée sur le support, l’interprétation de l’écoute passée, archéologique et constatant combien tout ce qui s’est passé entre la première et la nouvelle écoute, que ce soit relevant du vécu intime ou de la lecture continue de textes sur des questions recoupant les enjeux de ces musiques, cou encore d’œuvres vues dans les galeries et musées, combien de tout cela modifie et enrichit la capacité de « dire des choses » à partir de ces musiques. Autant de protocoles de réconfort, journalier. Le réconfort ne consistant pas à écouter une musique qui apaise, apporte du confort, mais au contraire, stimule souvenirs et pensées, soumet à la question tout ce qui, dans le confinement, pourrait stagner, se figer, tourner à l’aigre.

Réconfort, Zameer Ahmed Khan, « Inde du Nord : Harmonium »

Il y a toujours eu un harmonium dans la famille. Il a changé de place au gré des héritages. Mon grand-père l’avait récupéré, en fin de vie, patraque, dans une église. La pédale, le ressort grinçant, l’aspiration-expiration du soufflet asthmatique, les touches d’ivoire usé, les sons modulés, ce fut mon premier contact avec un instrument de musique. Première fois que j’en touchais un sans réserve, l’explorant librement… vu son état, je ne risquais pas d’abîmer quoi ce soit, et quand bien même, il ne valait plus rien. Le bruit du mécanisme me fascinait. Je rêvais d’en tirer un jour des musiques inouïes issues de contrées intérieures jamais explorées. D’inventer un langage complet à partir d’un harmonium déclassé, tirant parti de tous ses défauts. Avec l’intuition – évidemment informulée à l’époque – que ces défauts permettaient d’exprimer tout un registre de l’inexprimé et correspondaient à mes défauts personnels d’où découlait une difficulté à dire aux autres qui j’étais vraiment, ce que je ressentais réellement. Orgue du pauvre dans le culte catholique, les missionnaires l’apportent en Inde. Il séduit et vit là-bas une série de pérégrinations et mutations absolument passionnantes. Puis il revient un jour, si familier, si étrange, bouleversant.

J’avais déjà entendu l’harmonium dans les musiques indiennes. Mais en 2005, avec cet enregistrement de Zammer Ahmed Khan, c’est la première fois que je l’entends si affranchi de son rôle Initial de tapis volant sous la voix. Il est devenu le chant principal. De manière tout à fait semblable à ce qui se passe quand Anthony Braxton formalise la première musique pour saxophone entièrement solo (1968). Il y a une amplification et une complexification jubilatoire de ce qui jusqu’alors ne pouvait sortir qu’accompagné. Le récit musical jaillit avec une fougue irrépressible, crée de toutes pièces de nouveaux registres tant expressifs que techniques : explorer et occuper peu à peu des territoires sonore vierges. L’harmonium me revenait avec une amplitude mâture et moderne impressionnante, libérant et organisant les univers fantasques que confusément je cherchais d’atteindre en triturant l’ancêtre déglingué chez mon grand-père.

Le premier morceau – celui qui à l’époque me foudroya – commence telle une aubade claironnante, une adresse à la germination universelle de la nature. C’est un air traditionnel, qui célèbre les gestes du labour et ce qu’enfante la terre fertile. Quinze ans après, l’effet « première fois » est renouvelé. Comme si tous les neurones miroirs faisaient, qu’écoutant cette musique, j’effectue en pensée les gestes du laboureur et devient humus d’où sortent fruits, fleurs, légumes, herbes, arbres, céréales…

La musique se précipite avec un appétit insatiable de tout dire, tout chanter, tout décrire. D’apporter le renouveau. Elle projette d’abord son thème clair, cristallin. Le musicien l’explore, le souffle comme du verre, le singularise. Des phrases longues et agiles, « proustiennes », lâchées, reprises, multiplient les incises, les bifurcations, les plis et déplis soyeux, faisant germer les réminiscences lumineuses, les emboîtant en poupées russes, s’élevant, pavoisant, puis chutant, dispersées comme mercure, se rassemblant, relançant les lignes tout azimut, en spirales. Techniquement, le musicien invente des chemins inédits du populaire au savant.

Tout en se jouant : vois, je n’ai encore rien dit de l’infini ! Sans doute est-ce lié à ce phrasé et à la virtuosité prolixe, étourdissante et au fait de revivre un moment d’écoute rare mais, surtout, à l’instrument et son appareil respiratoire très charnel : mais soudain, sous l’expansion émotive, les murs s’évanouissent.

Réconfort, James Blood Ulmer, « Black Rock » Bonne pioche pour un lundi matin, me dis-je, le plein de vitamine assuré. Ca va dégommer et réveiller nos talents pour l‘air guitar. Très vite, l’évidente filiation hendrixienne re-éclabousse l’oreille. Et je revis le fait qu’il s’agit d’autre chose que de guitar hero. De cette guitare puissante, écartelée, en déséquilibre, passe-muraille, tantôt ancestrale, tantôt visionnaire, autre chose ruisselle, autre chose remonte. L’ensemble tourbillonne, brasse et fouette blues, soul, funk, rock, jazz, free, toutes les Afriques.

Des thèmes lumineux, d’une volupté loquace, sans âge, voire post-apocalypse. Puis le magma. Puis des gimmick black futuristes très « art premier », enfance de l’art, et fourmis dans les jambes, irrésistibles. James Blood Ulmer pratique l’ « harmolodique » d’Ornette Coleman dont le principe est que les musiciens entrelacent simultanément la même mélodie à différentes hauteurs et différentes tonalités, mais ensemble. Un enchevêtrement primesautier où le fond et le premier plan s’entremêlent. On lit parfois que dans cette dynamique l’improvisation doit aller aussi vite que la pensée. Entendez la pensée avant qu’elle se fige dans le linéaire, mais faite de digressions, de recherches, d’associations libres. D’où changement de rythmes, collisions, propulsions accidentelles, cadavres exquis. Le dualisme « blanc » entre tête et corps est largué, ici cérébral et tripes sont noués. L’harmolodie me fait penser à un groupe de copains et copines qui sautent, s’entrechoquent dans un trampoline, valsent, se cognent, tombent, rebondissent dans un mouvement perpétuel qui tourne à la transe, parce que le désarticulé fait jaillir une cohésion anarchique et euphorique.

L’exubérance bigarrée rime avec rage et désespoir. Exorcisme de la désespérance. Fuite en avant. Entre les points de chute très mélodiques, apaisants, « sages », c’est un précipité d’émulsions répulsions. Avec bassistes et batteurs monstrueux. C’est une musique où effondrement et résurrection ne cesse de se passer le relais, en petites fractures, déchirures, lignes de failles. Chaos et orgasme.

Avec cette folie d’inventer, d’aller toujours plus loin dans l’excellence d’un langage spécifique, de rivaliser avec l’Occident qui n’a cessé de prendre de haut la prétendue « absence d’histoire de l’Afrique ». La course poursuite guitaristique, orgiaque certes, mais très sombre aussi, me fait penser à l’obsession d’effacer la « condition nègre » née avec l’esclavagisme et le colonialisme. Sans cesse, la guitare d’Ulmer (et d’autres) lacère cet enfermement persistant. Puis, James Blood Ulmer éparpille dans le déluge chatoyant et parfois, dépressif, de petites phrases raffinées, ciselées, des thèmes piqués de mélancolie, ressemblant à ces araignées qui plongent sous l’eau avec des perles d’oxygène, nacrées.

Du coup, je fouille l’étagère, me souviens vaguement avoir d’autres disques de lui, je déniche notamment « Tales of Captain Black » (1978) avec Ornette Cileman et « Harmolodic Guitar with String » (1993) où il sublime, en lévitation inquiète, cette apnée mélancolique dans l’histoire, superbe lamento pour l’histoire des africains-américains, accompagné d’un quatuor à cordes. Un fil d’écoute qui va occuper la journée et bien au-delà…

Réconfort, Dick Annegarn au Cirque d’hiver

C’est un enregistrement public, avec la captation de cet échange entre la scène et la salle, l’artiste et les gens réunis, attentifs. Ce ne sont pas que les applaudissements mais une sorte de communauté momentanée  captée par les micros, l’aura du récital « présentiel », pas virtuel. La présence en public semble si lointaine en confinement !

Cette communion commence par l’hymne aux êtres perdus, égarés, aux existences abandonnées pour cause de différence, « Bébé éléphant ». Le chant est une plainte, un appel au secours. La musique est paradoxale, tonique, entre tristesse et furetage joyeux, détresse et cabotinage malin. Voilà le fil consistant : au départ est un manque, qu’est-ce qu’on construit avec ?

Cette recherche détermine tous les climats des chansons : pas seulement la gloire du cycliste Agostinho, mais aussi sa peine, ses douleurs, la dureté solitaire de la course. « Au passage de pic à col, la caravane caracole/ la caravane crie et passent des agneaux des rapaces/ à cause d’un chien on peut tomber, à cause d’un chien on peut chuter. »

Et de manière constante, une attention aux fragiles, aux marginaux. Que ce soit « Robert Caillet », sans domicile, qui plongeait dans le Doubs pour quelques centimes. Que ce soit « Albert », le merle maudit et la fabuleuse rencontre avec une fleur, voilà, on passe du désespoir à l’invention de coexistences nouvelles contre les exclusions. Que ce soit avec le saule pleureur personnifié, traité comme un humain, « Voûte l’épaule/ pieuvre de gaule/ pieuvre de bois/ bois le calice/ calice propice/ aux ombres d’eau. »

Pour les amateurs d’Annegarn, le côté inusable tient au mélange de chatoyant et de rugueux, d’exubérance généreuse et de rudesse, de pathos libéré assumé en même temps que moqué. Et au fait que la langue reste étrangéifiée, jouant de ses défauts, restant toujours à traduire. Une poésie et des images ostensiblement taillées à coups de serpes, mais ensuite reprises, polies, raffinées. Il cultive l’empathie et la tendresse abrasives.

Depuis toujours, contre les certitudes, il fait danser et chanter nos incomplétudes. Ce qui fait que ces propos d’Yves Citton et Jacopo Rasmi*, en 2020, disent beaucoup de ce qu’apportent les chansons de Dick Annegarn depuis les années 70 : « Ce devenir-queer nous aide à prendre la mesure des bizarreries et des richesses contradictoires de notre incomplétudes individuelle, pour faire de nos inconsistances internes des occasions de rencontres avec des compléments externes, présents dans notre surround humain et qu’ humain. » Depuis 50 ans et les premiers avertissements de « crise écologique », Dick Annegarn tisse fables et valses pour dépasser l’effondrement en cours.

Profitant de se produire dans un Cirque, il s’offre un tour de piste facétieux, chamanique, au xylophone et termine par une formidable ritournelle pour rêver à l’après confinement : « Quelle belle vallée ». Là aussi, super entraînant, à chanter et mimer avec des enfants, mais avec cassures, ruptures, respirations et pas anarchiques. La meilleure manière d’avancer.

Réconfort, Steve Lacy, « More Monk »

Un disque qui lui rappelle de nombreuses introspections (re)constituantes. Une musique elle-même toute de dialogue intérieur, dépouillé autant qu’élaboré, par lequel s’établit le contact soutenu avec un esprit inspirant, tutélaire.

Steve Lacy commence à apprendre le jazz en 1950. De 1953 à 1959, il joue avec Cecil Taylor qui lui apprend tout et lui fait découvrir Thelonious Monk. A partir de ce moment, jusqu’en 2004, date de sa mort, il n’a cessé de remettre Monk sur le métier, selon différentes formations et plusieurs fois, en solo.

L’exercice solo, s’agissant ici de restituer un ressassement spirituel, a quelque chose de religieux, dans le sens où en parle Bruno Latour : « La religion ne fait rien d’autre que designer ce à quoi l’on tient, ce que l’on protège avec soin, ce que l’on se garde de négliger. »

Steve Lacy étudie et joue les thèmes de Monk. Inlassablement. A partir de ça, il crée un jardin de circonvolutions sonores sans fin. Une vision du monde où le dernier son n’existe pas. Où le même, sans cesse repris, régénéré, engendre du neuf. Alors, le standard n’est pas un air popularisé que l’on reproduit, mais un pattern à travailler, qui permet d’explorer sa propre musicalité, ses propres mélodies et harmonies avec le vivant. Apprendre à vivre.

Les airs de Monk sont magiques. Je pense que même quelqu’un qui n’a jamais écouté du jazz a quand même du Monk dans la tête. Venu de nulle part, la nuit des temps, de l’imaginaire collectif. Diamants inusables sans âge. Steve Lacy en retrouve le « brut » et en fait son écriture musicale de chevet. Lecture, relecture, lecture de relecture… Il décortique, déconstruit, sans jamais briser l’enchantement initial.

Il traque et essaie de transcrire toutes les images, les idées, les ombres, les ondes que l’écoute de la musique de Monk a essaimé en lui. Tout ce que Monk fait bouger en lui, continuellement, il le cartographie au saxophone soprano. Formes et informes qui bougent, s’approchent, s’éloignent, durcissent, se diluent, partent, reviennent.

Voilà l’infini métamorphique de l’interprétation décliné en journal intime. Chaque reprise apporte des perspectives nouvelles, des pistes inédites pour atteindre le cœur du thème. Capter de nouvelles réverbérations jamais encore ouïes. C’est cela qui fascine : connaître par cœur et constater que, toujours, une part échappe. L’incommensurable qu’aucun algorithme ne peut prendre en compte.

L’élégance du style de Lacy peut sembler aride, il reste néanmoins au plus nu de l’émotion. Il accentue la ponctuation accidentelle du déroulé monkien. (J’ai toujours eu l’impression que chaque thème de Monk, véloce et fluide, s’organisait autour d’infimes accidents, de ce qui brise le linéaire, de l’intérieur). Les interprétations de Lacy ont l’immobilité de l’idée fixe, la fulgurance de l’évanouissement. Les bouts de phrases principales du thème originel et les points forts de l’improvisation qu’il en tire – diffraction du standard dans sa subjectivité changeante – sont assemblés, dans le vide, à la manière de mobiles de Calder. C’est beau, c’est fin, ça s’écoute sans fin.

Réconfort Betty Davis, “They say I’m Different”

Longtemps j’ai cru que la musique qui secoue était faite par des mecs agitant leur trompette sax ou manche de guitare.

Puis par hasard – enfin, intrigué par des allusions, des commentaires presque cryptés qui font « tilt «   quand je découvre la pochette de « Theys ay I’m Different », à la médiathèque de Namur, années 70 -, je « tombe » sur Betty Davis. Ah ! les choses ne sont pas si simples. L’impression d’entendre « le fond », ce qu’il y avait derrière de nombreux musiciens que j’écoutais alors, fond sur lequel ils se détachaient, captaient la lumière, mais sans lequel ils n’auraient pas beaucoup de signification.

Le fond matriciel.

Je crois que j’ai été submergé, suffoqué. Pas à cause d’une dose d’inaudible. J’avais déjà écouté des trucs assez corsés, dissonants. Non, à cause d’une « charge » que je ne n’étais pas prêt à recevoir.

Trop matriciel, trop sorcière, trop black pour un p’tit blanc.

C’est de l’excellent funk, rutilant, en fusion. Tous les ingrédients pour remuer. Tout est connu, y compris la suggestivité sexuelle. Le tout porté à une extravagance brutale, limite dérangeant. Dès lors, ça devient « en avance sur son temps » comme disent beaucoup de chroniques consacrées à ce disque.

De fait, quand elle chante être considérée comme un morceau de sucre de canne, il n’y a rien de lascif. Il faut entendre : « tu me traites comme un consommable parmi d’autres de tes plantations de canne qui t’ont bien enrichi. Et bien, je vais t’en foutre, du consommable, jets de lave dans tes oreilles. »

L’explicitation sexuelle de ses textes-musiques – elle avait été très attaquée pour son premier album – atteint une dimension « politique », par la surenchère, que je ne pouvais appréhender à l’époque.

Cet album fait partie de ceux qui m’ont inciter à écouter autrement, à ne pas en rester aux évidences, à essayer d’entendre  les charges sous-jacentes.

Les réminiscences de cet album m’apporte aussi, allez savoir pourquoi, des vestiges de Salammbô, oui, celle de Flaubert, dessinée plus tard par Druillet. Peut-être que ça vient de convergences capiteuses, somptueuses et guerrières, en miroir, tout en étant fondamentalement différentes ? Et du style précieux, toute carapace de joaillerie avec lequel Flaubert construit un imaginaire carthaginois, sensuel, confrontation d’une civilisation raffinée, épuisée avec l’éternel barbare ?  Quelque chose, là, se répétant dans les design afro-futuristes ?  Voilà un sujet séduisant de divagation, d’évasion, autre chose que « profitez-en pour ranger et récurer ».

Chaque fois que cet album m’est revenu : l’effet de bombe. Inusable. Pas une ride. Le magazine The Wire le classe parmi les « 100 disques qui ont mis le monde en feu (alors que personne n’écoutait ). »

Le funk hargneux, en ébullition, ressac jouissif presque malsain, flux de fleurs du mal, brutes, crues, black, sophistiquées.

Ils disent que je suis différente. Parce qu’elle écoute : Elmore James. John Lee Hooker. BB King. Jimmy Reed. Big Mamma Thornton. Lighting Hopkins. Chuck Berry. T. Bone Walker. Muddy Water. Sonny Terry. Brownie McGhee. Bessie Smith. Bo Diddley. Lillte Richard. Robert Johnson. Voilà, et elle mange avant tout des “chitlins », préparation de tripes de porc, considérée comme de la bouffe pour pauvres. Voilà, elle vient de là, de la plantation, de l’esclavage. Un choc qui vibre et vrombit à jamais dans son plexus solaire. C’est le « la » de ses musiques incroyables. Le plus sordide de la condition noire y est vomi tout au long d’échappées sexo-galactiques, à la poursuite de rédemptions luxuriantes, toujours possibles.

Réconfort Frances-Marie Uitti

Elle est vraiment phénoménale, Frances-Marie Uitti.

Elle est née en 1948 (Chicago). Pour appréhender sa vie, il vaut mieux quitter les sentiers battus de la musicologie et emprunter ceux d’un « devenir violoncelle », multiple, imprévisible, selon la philosophie deleuzienne.

Beaucoup de grands compositeurs classiques contemporains ont écrit pour elle. Elle a entretenu un travail plus soutenu avec Giacinto Scelsi. C’est dire si son expertise et son tempérament ont enrichi la littérature pour violoncelle. Elle a enseigné dans de grands conservatoires. Elle a pratiqué assidûment l’expérimentation non-classique. Elle a pulvérisé nombre de frontières. Elle a créé une fondation pour protéger l’héritage musical du Bouthan.

J’ai pioché un CD édité par le label BVHAAST consacré à l’improvisation, elle est seule. Je replonge prioritairement dans les plages les plus méditatives (« Choral spectra (To JH) », « Double choral (For Louis A) »,  « Rolf’s chorale »), qui m’ont toujours impressionné. Au fond, par leur simplicité abrupte et progressivement complexe. Une complexité qui nait de l’entrecroisement de lignes et vibrations simples. C’est une vague d’énergie pure, introspective, qui descend, descend toujours plus profond et éveille de plus en plus de fibres résonantes, infimes mais têtues, qui s’entrecroisent. Comme dans un récit choral où les destinées, bien distinctes, se croisent, s’influencent réciproquement sans s’en rendre compte. Ici, le chœur est ample, crépusculaire, charriant d’innombrables micro-récits intérieurs. Une multitude grouillante. Et au bout de cette multitude, il n’y a plus de barrière, plus de mur, plus de confinement, les fibres se connectent à d’autres multitudes.

Dans un contexte de retraite, d’appauvrissement d’incidences extérieures, comment, sans cesse, entendre sourdre du nouveau, de l’inentendu, depuis nos musiques intérieures… Cette capacité à éveiller une telle richesse de sensations, la musique de Uitti ne la doit pas à une grâce arbitraire mais à un travail impressionnant. Ce labeur s’illustre par une transformation ininterrompue tant de l’instrument que de l’instrumentiste, oui, une sorte de pacte avec le diable (à la Paganini, version moderne) !

En effet, avec Uitti, l’organologie devient aventure autant spirituelle que biotechnologique. Il faut reposer les termes élémentaires de l’échange. Cela pourrait donner ceci : « Je choisis de jouer de cet instrument parce qu’il convient à ce que j’ai besoin d’exprimer de ma vie intérieure. Mais l’instrument joue de moi aussi. Il laisse entrevoir des régions, des fibres de mon intériorité dont je ne soupçonnais pas l’existence. Afin de les effleurer, d’en recueillir les vibrations, je vais perfectionner mes techniques relationnelles avec l’instrument, mentales, physiques. Puis je vais élargir encore les possibles expressifs en recourant à d’autres technologies, transformer l’instrument, organe parmi mes organes. » Et cela dans une longue quête du sensible.

En la découvrant en duo explosif avec Elliot Sharp, dans un lieu improbable près de la Porte de Namur (Cyber Café ?), j’avais mesuré combien l’appétit d’invention d’Uitti est sans limite, sans tabou. Flamboyante dans sa tenue de cuir très SM, elle jouait et improvisait en coexistence volcanique avec les savoirs artisanaux luthiers les plus ancestraux, les laboratoires électroniques les plus débridés, les écritures de soi les plus intimes, les formes narratives les plus innovantes, les alchimies charnelles les plus bouleversantes.

La force de ces morceaux méditatifs tient à l’usage du double archet, technique corporelle qu’elle a inventée. C’est cela qui permet d’éveiller simultanément plusieurs sortes de son, plusieurs formes de récits musicaux des entrailles, des sonorités jusque-là inaudibles. Des effets de réverbération qui font miroiter l’infini dans des agencements très simples, presque instinctifs. Le catalogue des inventions organologique dues à Uitti est impressionnant : développement de résonateurs pour capter la « part fantôme » des tonalités, version toujours plus sophistiquée du violoncelle électronique jusqu’à l’usage de cordes virtuelles, évolution des formes d’archet…

La délivrance de parcelles polyrythmiques, polyphoniques cachées au cœur du moindre son apporte la richesse des vertus méditatives de ce violoncelle : il joue avec la dimension « pharmakon » de la musique : tout à la fois, elle soigne, en transportant, et elle tourmente, avivant la mélancolie de l’instant. Frances-Marie Uitti joue sur ce fil, en amplifie et en collecte toutes les oscillations qu’elle rassemble en une narration chorale. (Il y a sur l’album d’autres plages plus lyriques, frictionnelles, discordantes, dramatiques, liturgiques… Les registres de Uitti sont innombrables.)

Réconfort Guy Klucevsek and Ain’t Nothin’ But A Polka Band, “Polka Dots & Laser Beams”

Ca sent la guinguette printanière, les guirlandes nacrées, les bretelles de lampions, la salle de bal, les miroirs dorés, la mousse fraîche. Ca sent bon le plancher des vaches. Tout est plus vrai que vrai. On se dit « y a un truc, ça va pas durer ». Et en effet, peu à peu, il y a des feintes, des supercheries, des rafales facétieuses, des acrobaties décoiffantes. Mais où est-on ? D’où vient cette étreinte entre accordéon et guitare hawaïenne ? Dans l’univers polka de Guy Klucevsek.

Né dans les années à New York, communauté slovène. Il découvre l’accordéon à 5 ans. L’instrument est très populaire à la télévision. Pendant des années, il jouera dans les fêtes populaires, assimilant le répertoire traditionnel. Il fait des études de musique « sérieuse ». L’accordéon étant mal vu au Conservatoire, il se consacre surtout à la théorie et la composition. Il redécouvre la polka au début des années 80, via des enregistrements de Flaco Jimenez (Tex-Mex) et de Nathan Abshire (Cajun). Partie de Bohème, puis d’Europe centrale, la polkamania du XIXème siècle a en effet envahi le monde.

Il invite plusieurs compositeurs contemporains à écrire leur vision de la polka (certains ne s’y étaient jamais intéressés). En 1985, il participe au projet Cobra de John Zorn, s’emballe pour de nouvelles manières d’improviser et se lie avec la scène avant-gardiste new-yorkaise. Il va, là aussi, propager la polka et en recueillir de nouvelles versions, exubérantes, décalées, explosées, répétitives, minimalistes. Surtout très toniques et très drôles.

Chaque compositeur puise dans des références musicologiques, historiques, mais aussi dans des souvenirs, mélange des sources, y compris plus idiosyncrasiques, la polka se glissant et perturbant leurs univers mentaux. Rien à voir avec la défense d’un terroir, d’un territoire, d’une forme dont il faudrait préserver la « pureté ». Que du contraire, à bas la pureté : pour ranimer et vivifier la polka, multipliez-là, déformez-là, tordez-là dans tous les sens, faites-lui franchir toutes les frontières, tous les styles, tous les genres, allez, découvrez la polka mimétique.

Ou la polka qui se cache et soudain jaillit des notes éclatées, lunatiques, en criant coucou. La polka urbaine, pressée, aux basques d’un accordéon fantasque, brassant, mixant un nouveau style international. Ou encore explorant ses affinités avec le square dance, les rythmes gaëliques. La polka sérielle, toute en lignes pointillistes, graves, flûtées, hautes, basses, bourdonnantes ou aiguës. En voici une en patchwork électronique, organisme hybride de rémanences, collage et montage allumé d’archives. Sillons rayés. Fanfare d’outre-tombe. Bien secouée. Ou celle-ci, retrouvée chez Ellington. De bout en bout, le bastringue est bien là, les films muets, la poésie burlesque, les chapiteaux, la chaleur humaine, le tourbillon à deux. Juste que la kermesse fait le yo-yo entre populaire, musique savante et expérimentations épicées. La polka se déplace, mute, n’est jamais là où l’on croit. Plus elle est autopsiée, plus elle vit, se multiplie, procrée, prolifère.

Les coups de folies désorientent, complexifient le modèle. Mais, décomposée, désarticulée, démembrée, déconstruite, revisitée, la polka reste néanmoins le ruban  qui fait tenir l’ensemble en un formidable recueil d’histoires mouvementées, portées par des musiciens extraordinaires, inventifs, précis, incisifs, transgressifs, puissants.

De la dentelle. Une simple cellule musicale assez basique se révèle ainsi à même d’être conjuguée  en d’infinies variantes reflétant tous les états du monde et des psychismes qu’elle traverse. Et Guy Klucevsek est un virtuose et un grand érudit, profitons-en pour revisiter sa vaste discographie. Des décennies à œuvrer pour démonter les stéréotypes qui collent à la peau de l’accordéon. Dans les années 90, nous l’avions invité à Mons. Pour la sortie d’un catalogue discographique consacré à toutes les musiques d’accordéon (Le monde en accordéon, La Médiathèque). Il n’avait encore jamais vu un répertoire aussi complet consacré à son instrument. Le concert avait lieu dans la grande salle de l’hôtel de ville. En première partie, les élèves de la classe d’accordéon du Conservatoire de Mons avaient interprété quelques transcriptions classiques. Klucevsek s’était avéré un personnage simple, attentif, engagé, pratiquant à propos du réel préoccupant  un humour noir, élégant, qui ressemble assez à ces embardées-polka, jubilatoires.

Pierre Hemptinne

 

Le singulier soluble en festival

P’Tit Faystival, samedi 9 juillet 2011, Petit-Fays (Belgique)

Chaque année, le déferlement de chiffres jaugeant le succès des grands festivals sidère. A Glastonburry, 137.500 visiteurs par jour et, au final, une perte de 25 millions d’euros imputée en grande partie aux cachets mirobolants de certains artistes que l’on fait venir pour vendre encore plus de places. Pour Les Vieilles Charrues (de Lou Reed à Pierre Perret), 110.000 billets vendus dès le premier jour de la mise en vente. J’aperçois (de loin) les photos dans les journaux, les reportages à la télévision, je me demande souvent où est la musique, quel est l’espace laissé vacant pour écouter, que voit-on sur ces podiums géants sinon la disparition de la musique, sa dissolution dans le gigantisme ? Des insignes, des codes, un langage morse informant de la disparition de la musique ? N’est-ce pas une écoute par procuration ? Une mise en présence d’appareils musicaux « totalitaires » (référence aux stratégies marketing du 360°), en général tellement connus et médiatisés, tellement calibrés pour parader en des formats énormes – reproduire en surdimensionné une expérience d’écoute domestique et individuelle, écraser par du massif le frisson que l’on a pu ressentir lors d’une écoute privée, et faire croire que ce massif est une dimension supérieure, la vérité de l’expérience musicale -,  que la musique en devient virtuelle, part négligeable. Le vrai danger pour l’audition se situe plus dans cette dimension d’arnaque que dans le volume de décibels. Il n’est plus besoin de vraiment (re)sentir la musique de façon singulière, d’en avoir une expérience personnelle, les vibrations suffisent et celles-ci, les vibrations physiques, se substituent à celles, plus subtiles, que la musique peut faire surgir de l’intérieur. (Même si, rien n’est exclu, ces deux régimes vibratoires peuvent coexister.) Ce serait autre chose, certes tiré de la musique – un produit dérivé-, qui s’offrirait ainsi en spectacle. La valeur des programmations de ces festivals est évaluée à l’aune du succès de foule et des ardeurs de celle-ci. Je m’interroge aussi toujours sur cette fusion simultanée d’un si grand nombre de personnes face au même podium. Je connais, bien entendu, une part des théories qui analysent ces effets de masse (Masse et Critique, E. Canetti), je sais les effets de l’empathie et de tous les adjuvants qui introduisent aux abandons de soi dans l’excitation, répétitive ou nuageuse, d’affronter le mur du son, de le traverser, d’en être traversé, comme on peut se mesurer aux vagues de l’océan. N’empêche, ça n’explique pas tout, ce sont, selon moi, des instants si rares et fragiles que ceux ainsi marqués par l’abandon musical et qui rendent possible la danse, une danse toute relative en ce qui me concerne (mais qui en tient lieu). Il faut que la musique crée un climat de confiance afin que je m’ouvre à elle sans retenue. Elle vient alors se réfléchir, épouser la forme de l’âme qu’on lui prête et qu’elle trouve en nous, cette zone où tout l’être se met à l’écoute, un sentiment de coïncidence miraculeux s’installe comme quand, dans le sentiment amoureux, se dépasse le clivage âme/corps et que l’on se sent pressenti par un corps/âme différent, avec soulagement (une libération). La musique fait corps avec nous, intimement, elle s’amalgame et puis elle emporte tout ça vers l’extérieur, vers le haut, on s’élargit souplement dans tout l’espace, ça y est, ça peut danser. Ce processus étant à l’œuvre chez d’autres, de l’intérieur à nous se mêle à de l’intérieur jailli d’autres émois parallèles. Et c’est le trop fort, le quelque chose se passe, le je ne sais quoi qui germe et pétille dans le sang. Cela vient directement de la musique, ou, par contagion, d’autres personnes dans la foule, à moins que ce soit de nous que part la contagion ? Ces moments d’abandon providentiels ne sont pas non plus indispensables pour qu’un événement puisse être déclaré digne d’intérêt. Je peux trouver qu’une programmation musicale de festival est d’un très bon niveau, y éprouver du plaisir sans pour autant déboucher sur ces bonheurs. C’est un peu ce que j’ai éprouvé lors du dernier P’tit Faystival, globalement un bon cru mais où, contrairement aux années précédentes, je n’ai jamais connu d’instant de grâce. Je suis presque toujours resté à côté, un peu en-dehors avec, toutefois, le sentiment qu’il fallait peu de chose, peut-être qu’en commençant par faire semblant, l’engrenage magique se serait déclenché. Mais refus du leurre.  Quels sont les défauts qui m’ont refroidi ? Je dirais, avant tout, un défaut général de pensée. Pour qu’une musique crée la sensation exceptionnelle qu’elle s’adresse particulièrement à vous, elle doit être rigoureusement pensée (pas d’adresse sans cela). J’ai eu plusieurs fois l’impression qu’entre le choix du matériau musical choisi, l’impact recherché auprès de tel public et, en fonction de cela, quelle mise en forme donner au matériau (quelle esthétique), il y avait beaucoup de flottement, des hésitations, voire des errements qui consistent à rester entre plusieurs choix possibles, chevaucher plusieurs solutions, essayer tout et son contraire sous prétexte, qu’aujourd’hui, l’éclectisme peut donner réponse à tout. Si j’en parle, ce n’est pas pour déprécier tel ou tel artiste mais parce que, peut-être, le défaut dont il s’agit renseigne sur un défaut plus générique qui ronge un grand nombre de musiques actuelles (et dont la seule issue serait l’outrance festivalière). Hormis, ici ou là, quelques travers dû à l’immaturité, ce défaut n’est peut-être pas imputable précisément à une faiblesse des musiciens, c’est peut-être le symptôme d’une difficulté de ces musiques, populaires, sommées d’être originales mais de plaire à un grand nombre et immédiatement, à résoudre leur problématique (dans le sens de l’évacuer). Difficulté amplifiée par le fait que, souvent d’un bon niveau technique, ces musiciens ont des possibilités très étendues qui encouragent le jonglage approximatif (mais pouvant bluffer) et que, vu souvent leur jeunesse, ils ont une culture très mélangée et marquée par le mixage. On entend beaucoup de choses dans ces musiques, beaucoup de mélanges et d’influences, mais où se posent-elles, que tranchent-elles ? C’est le cas du trio Teme Tan, globalement de bonne tenue, bon guitariste, un ensemble bien balancé, un emballage qui évoque Keziah Jones, enjoué, tressautant. Et après ? Où veut-il en venir ? Je suis incapable de répondre – à part solliciter un battement de pieds ou d’autres parties du corps, de manière un peu creuse -, et du coup, comment pourrais-je suivre cette musique, m’y accrocher ?  Plus complexe (et passionnant), le cas de The Family Elan. Un trio de musique folk, puisant souvent dans une tradition bien réelle dotée d’un passé (une authenticité) et s’orientant vers un « ailleurs temporel » qui se détacherait de toute racine. Le choix se porte souvent sur un héritage (me semble-t-il) proche des Balkans. Ils réussissent des plages entêtantes mais, dans l’ensemble, ils semblent hésiter quant à la tournure qu’ils veulent donner à la chose. La rythmique folk est accentuée, parfois caricaturalement, comme si c’était la seule manière de conférer de l’universalité à ces structures anciennes, de les faire passer du local au global sans fioriture (d’élargir leur audience), pouvant être dansées par tout le monde et plus uniquement par ceux qui connaissent les pas de cette tradition. C’est un peu lourd (voire martial, mais pourquoi pas renvoyer des termes un peu dur pour forcer la pensée !?), mais, il faut être juste aussi, le trio distille, par ailleurs, bien des finesses, notamment par le bouzouki habile dans les entre-deux de répertoires, la fusion avec la rengaine reprise et la distance ironique dans l’art de l’accommoder, et explosif dans ses parties psychédéliques (trop courtes, trop expédiées). Etant donné les sonorités utilisées, la résurgence des anciens Three Mustapha Three est difficilement évitable. Or, avec ce groupe légendaire, on peut dire que le projet était pensé : que signifie utiliser un répertoire traditionnel, comment le présenter, comment inventer un folk imaginaire, comment le jouer, toutes ces questions, quand on écoute les Mustapha, on sait qu’elles ont été posées et ont trouvé des réponses intelligentes, sensibles, voire raffinées (même si ce n’est pas ça avant tout que l’on écoute, ça aide l’écoute à se sentir en confiance, ça confère une qualité à l’écoute). Vu l’abondance de musiques et la concurrence entre groupes, genres, musiciens, la dévalorisation de la musique (téléchargement, festivals monstres), les facilités de production et le niveau de virtuosité plus étendu, c’est comme s’il n’était plus nécessaire de se poser les questions qui doivent précéder l’expression. Plus nécessaire et plus le temps, l’appareil critique qui doit accompagner la création, en pleine déliquescence, ne s’intéresserait du reste que très peu à ça, vous serez jugé sur vos entrées aux concerts, vos quantité de téléchargement (pirates ou non), vos CD vendus (circuit commercial ou alternatif). On y va, on verra après, il suffit de savoir jouer, d’avoir une petite idée, on peut remplir la scène, occuper l’espace sonore, faire danser. (Moi, je peux pas.) – Rien à voir en soi,  mais le contraste involontaire est maximum et forcément instructif, avec le duo indien (Partha Bose & Arup Sen Gupta) qui joue de la musique savante indienne. Là, tout est pensé et précis, et de longue date. On ne jette pas au public une musique en lui disant elle est faite pour vous, venez danser (comme le disait explicitement le premier groupe) mais le commentaire introductif est sans ambiguïté : cette musique existe telle quelle depuis toujours, approchez là pour ce qu’elle est et apprenez à l’écouter comme elle le souhaite. Et en prime, le blabla, toujours agaçant même en version indienne, sur l’essence même de la musique, le message d’amour qu’elle apporte à l’univers. (Fuck, malgré le plaisir que j’ai à entrer dans ce répertoire.) Avec Vic Godard, c’est encore différent. Musicien doué et intelligent, Vic Godard est un ancien, un témoin. C’est une rareté précieuse pour les connaisseurs qui connaissent à fond l’histoire du punk anglais. Pour les autres, moins au fait des péripéties et du rôle indispensable des seconds couteaux dans le rayonnement d’un mouvement d’art (ou autre), ignorant son histoire, cela peut sembler un revival nostalgique, balayant un spectre assez large d’influences. De la nostalgie, au cœur même de cette énergie particulière, et qui peut rappeler à certains la rage de la fin des années 70, le début des 80, il y en a énormément. Le guitariste – vestige vivant qui a côtoyé/tutoyé les vraies légendes de premier plan, Sex Pistols, Clash -, a beau perpétuer l’énergie viscérale de ce qui nous brûlait dans ces années là, avec quelques flamboyances irrésistibles – tient, ça n’a pas bougé, c’est intact, c’est toujours là -, à la longue, l’ensemble échappe difficilement au goût de naphtaline. Il y a eu un déplacement et cette musique en paraît un peu autiste, passéiste, dépolitisée. Mais, l’écoute peut y trouver beaucoup de richesse : il y a de quoi se livrer à un travail d’archéologie punk remarquable de raffinement et loin de moi l’idée de nier l’importance de ces témoins qui permettent de réentendre et de voir comment ça se faisait, comment ça continue à le faire, ce que ça devient. La dernière partie du programme de ce festival rural qui n’a pas peur de juxtaposer des genres différents – non par souci d’éclectisme racoleur mais pour donner des contenus d’écoute plus organiques -, était consacrée aux affreux Hugo Sanchez & DJ Athome qui prennent possession de la scène, platines analogiques, numériques, sampler. A l’image des deux corps énormes et difformes qui s’activent et houlent en saccades, cascades de plus en plus souple, le mixage qui démarre est abrupte, un contre-mixe, comme on dirait un contre-feu, un contre-langage. Quelque chose qui contrarie et contrecarre l’écoute. Je pense à du Food for Animals aux angles plus arrondis, plus sensuels. Là, là, ça pourrait (presque) venir. Mais suis-je dans de mauvaises dispositions : après un quart d’heure, le bénéfice des secousses revêches, la construction toute jaculatoire et sale des musiques morcelées, remises en organismes monstrueux instables, impossible à saisir et immobiliser, ce bénéfice s’estompe, disparait sous le systématisme un peu autoritaire du flow techno. Uniforme transi. Tant pis. Le festival reste pour moi un rdv incontournable. (PH) – Le site du festivalArticle sur édition précédente

Baby Doll et le trompettiste

Axel Dörner, « Das Treffen », (jazzwerkstatt, 2009), UD7759, avec John Schröder (piano), Clayton Thomas (contrebasse), Oliver Steidle (percussion).

Axel Dörner est né en 1964. Il fait partie de ces musiciens surdoués et hyper formés, cumulant les formations en Conservatoire et, simultanément, les expériences où l’on désapprend en élaborant d’autres techniques, sur des terrains non académiques. S’il n’est pas connu du grand public ce n’est pas faute d’un travail sérieux et abondant, avec un palmarès épatant de concerts, créations originales et compositions, implications dans de multiples formations (du solo au grand ensemble). Une carrière dont les traces enregistrées sont consultables dans une impressionnante discographie (facilement 50 CD). Si sa réputation reste confinée à ce qu’on stigmatise en segment pointu, son œuvre écoutée d’un peu plus près fera apparaître combien ces rangements sont arbitraires et ridicules, sans souplesse., tant Axel Dörner manifeste une capacité facile à créer des formes différentes, véritable défi aux segmentations, depuis le flux intimiste le plus abrupt jusqu’au débit très fluide d’un post-be bop.  Sa grande plasticité ne se traduit pas en une virtuosité éclectique, « regarde, je sais jouer de tout » ! C’est peut-être facile, mais je dirais que ce qui l’intéresse est le passage entre les styles, les raccords, plus exactement ce qu’il y a dans les raccords, ce qui se passe dans ces instants entre deux styles, deux formes, quand la pensée hésite entre un récit narratif, une représentation figurative ou abstraite, une proposition constructive ou une esthétique régressive, une empathie ou une analyse. Aucun choix ne peut être définitif, le cerveau fonctionne constamment en passant d’un mode à l’autre, c’est peut-être même ça qui fait moteur, fait avancer des concepts, des idées, permet de résoudre des problématiques expressives. Chaque mode est un réservoir de possibles, de ressources, le cerveau butine de l’un à l’autre.

Les compositions sont d’apparence hétérogène, Axel Dörner pose d’emblée que l’on s’exprime avec des matériaux pluriels. On passe de l’informel déstructuré, du vague à l’âme sauvage à un quartet piano-trompette-batterie-contrebasse d’une facture jazz très classique ou à des réminiscences tribales perturbantes, de sons nets bien tranchés à des sonorités sales peu assurées. Il ne semble pas y avoir d’unité ni temporelle, ni spatiale, ni géométrique, à part dans certains moments de friction, recherchés ou involontaires. L’important n’est pas d’organiser cette disparité de matériaux pour donner l’illusion d’une unité, mais de s’intéresser à ce qui relie et fait fonctionner ensemble les éléments constitutifs de cette hétérogénéité.

« Das Treffen » rassemble trois compositions, trois plages plutôt longues (entre 16 et 28 minutes), aux tempéraments bien distincts. Elles ont chacune un « programme » narratif particulier et partagent la manière d’instaurer la dynamique et d’impulser le mouvement. J’ai été surtout attiré par « Baby Doll », longue plage de 28 :12. Il ne semble pas y avoir de centre, uniquement une force qui avance, une avancée freinée, tortueuse, rencontrant des obstacles, effectuant une croissance à rebours, à reculons. J’ai été fasciné par la manière de construire cette cohérence désordonnée. J’ai écouté, écouté, réécouté jusqu’à être à même d’en retracer le fil, de (me) raconter schématiquement ce qui se passe durant ces 28 minutes (comme si j’essayais de dessiner mentalement une partition graphique qui me permettrait, mentalement, de réentendre le morceau, sans devoir recourir à l’appareillage technique).

Dans les premières minutes, les musiciens construisent une trame de motifs méfiants et troués qui se jouent des tours, font trébucher ce que chaque autre instrument, à côté, essaie de mettre en place. C’est retors, ça patine, néanmoins ça avance ensemble, ça s’accroche l’un à l’autre, une dynamique collective s’instaure, paradoxale et diffuse. C’est une connivence qui joue sur les contrariétés. Une collaboration chamailleuse, sans rentre dedans, mais par observation et évitement ou en coupant l’herbe sous les pieds du partenaire, en écrasant les bords de ce qu’il rend audible. « Tu as tracé un chemin jusqu’ici ? Je le coupe, et le dévie par là, je prends les devants » Ainsi, un récit avance en course-poursuite faite de démarrages avortés, de sorties de route inopportunes, de gauche à droite, comme en tournant les pages d’un livre illustré.

Contrebasse pincée ou frottée à l’archet, percussion qui s’incruste et s’approprie la sonorité de la contrebasse, piano équilibriste et distant, pointilliste et divergent. L’électronique camouflée, espionne, traque et amplifie le souffle tapi entre les interventions de chaque musicien, révèle et amplifie des interférences, l’empreinte de ce qui se reflète de l’un à l’autre. L’archet donne l’impression de glisser sur les cordes fantômes de ces interférences, de les faire chanter, et puis ça plonge dans le sombre, le dense, le dépressif agité d’ondes trépignantes avec, dans la prolongation, une éruption de signes électroniques palpitants, appareils d’assistance respiratoire qui disjonctent.

Et l’on passe à la case suivante avec la trompette possédée par un didgeridoo, arabesques noueuses de tuyauteries ancestrales. Le piano s’isole en une méditation noble qui s’énerve progressivement. Les percussions cherchent le fil d’autres danses. Un signal d’alerte frétille toujours dans l’ombre, prompteur crachant l’annonce d’un sinistre imminent. L’électronique laisse gronder l’animosité de créatures cachées, forces obscures. Paf, exorcisme de percussions saccadées, secouées, évoquant des rituels indonésiens, en opposition avec le piano disert, savant, posé. Les percussions patinent et se convertissent en rythmique commentant la prétention du piano, cordes frottées et électronique développent les soubassements brouillons, vaguement inquiétants. Hop, changement de décor, l’électronique fait surgir un jeu de miroirs déformant les sons. À cet instant déboule un quartet jazz tout à fait orthodoxe, dans la rythmique, dans le phrasé rapide de la trompette. Il traverse l’image, sans ralentir, bien que dans ses rouages surgissent pas mal de vacheries, de piques, de bâtons dans les roues, pour faire trébucher l’autre, superbe jeu d’influences, de rivalités à fleurets mouchetés. Rencontres et combats. Ce n’est qu’un segment, une citation décortiquée autant que jouée, et l’on bascule soudain dans une autre case de l’histoire où l’écran informatique avale tous les sons de la séquence précédente, les digère, les désolidarise, les transforme, les retourne en leur contraire. Une narration musicale rembobinée. Elle n’aura pas le dernier mot, des cordes frottées amorcent une nouvelle direction, le piano rapplique de très loin, en douce, la percussion imprime une ponctuation et, donc, un sens, un découpage qui contrarie l’informe synthétique qu’étaient en train de réaliser les machines.

Ce qui surnage ensuite est un flux continu de la trompette, un seul souffle vacillant, enroulé sur lui-même, prenant de la hauteur, reléguant les autres instruments à de la figuration, dans les coulisses, juste à tapoter leurs touches, leurs cordes, leurs peaux, distraitement, à vide. Jusqu’au moment où le flux modelé de la trompette se rencontre et se dilue dans une vague d’angoisse, immense et ralentie, qui s’épuise d’elle-même, est avalée à son tour, absorbée par la trompette qui la recrache dans son flux retrouvé, qui progresse en boa constrictor. Ligne qui s’amenuise et se disperse en bruitages de distorsions, d’implosions, de trifouillages, signaux sans aucune solidarité, plaçant ici des imitations d’animaux (bruits sans passé ni avenir), là des imitations de machines (marteau pique), des rappels épileptiques de motifs précédents. Dans un crescendo chaotique.

Voilà une succession de scènes qui s’imbriquent, vont de l’avant, mais se dérobent l’une devant l’autre, des motifs qui s’étouffent mutuellement comme s’il s’agissait d’une maladie de croissance. Vous savez, quand un organisme rencontre un obstacle, génétique ou autre, et que sa croissance va se poursuivre « monstrueusement », en se tordant, en s’enroulant, en rebroussant chemin, en rentrant dans ses chairs ou traversant celles d’autres organismes voisins, colonie de formes déviantes… (PH) – VidéosAxel DörnerDiscographie en Médiathèque

Méli-Mélo (récit à travers tout)

Les couleurs printanières ont la chair de poule, légèrement frigorifiées voire fraîchement déprimées, fouettées et fouettantes, vivifiées et frissonnantes dans le choc thermique entre promesse de douceurs et retour vers le froid.  Dans ce renouveau émoustillé en voie de congélation, j’ai un rendez-vous régulier (selon la boucle cycliste hebdomadaire), sur une route où je ne passe qu’à cette période de l’année, avec la forme géométrique d’un vaste champ jaune (colza ou moutarde), vif, parcouru d’un verdâtre fantôme, tapis soyeux et grenu. Je l’aperçois de loin et de haut (d’où, il y a deux ans, j’ai été transpercé en une seconde par une brève tornade de grêle et d’eau glacée et, tout ce que je vois à cet endroit l’est toujours du cœur de ce souvenir d’orage), bordé d’un bosquet, ourlé par d’autres pâtures ou champs retournés, nus. La première fois, un ciel presque noir vient poser sur sa limite, tout en étant éclairé dans sa laine légère bouclée, agitée, par un faisceau solaire biblique. La deuxième fois, il rayonne, bloc plastique de fibres jaunes intenses, consistant, dans la lumière brumeuse d’un soleil frisquet. J’en assimile les nuances, il m’aidera à caractériser d’autres jaunes et sensations face à certaines peintures, dans des musées. J’y penserai en termes de champs et de paysage. Ou en écoutant certaines musiques (certains sons éveillent le souvenir de formes, de matières, de couleurs). « Ah, là, il y a un peu de ce jaune que savait si bien fabriquer ce champ, entre Gibecg et Brugelette. » Le souvenir d’un état physiologique, ainsi que toutes les autres sensations enregistrées, vont s’y associer : ventilation, respiration, odeur, température, bruits, ligne d’horizon. Le paysage apprend à vivre les couleurs, leurs textures et leur dynamisme : rien ne reste en place, la fois prochaine, le champ aura terni ou aura été effacé. La saison est toute jeune, mais, déjà, des choses sont à termes et meurent. Certaines prairies ont été fauchées, dans la fleur de l’âge, pétulante, pour faire du foin. La lame vient tout juste d’achever son œuvre. Je l’entends encore se prolonger dans le bruit du pneu sur le macadam et des graviers projetés. Et je respire presque cette odeur aiguisée du métal qui tranche l’herbe (souvenirs de travaux à la faux). Rien n’a encore séché pour donner le goût du foin et le parfum brut, abrupt, agonie et ruissellements de mélodies florales, déploie toute sa complexité due à la variété de plantes et de fleurs. C’est vif, humide, agité, on a l’impression de passer en vitesse le long d’un ruisseau rapide à l’eau verte. Les gerbes ont mille reflets, les tiges sont tissées naturellement comme un banc serré de poissons. Une certaine image frugale de la soif, de la faim. Lame, prairie, produits de la terre, poissons, je pense aux asperges du jardin, coupées, posées en botte dans l’herbe. Du vert tendre à manger, anguilles aux reflets argentés s’éteignant dans le vert intense des brins d’herbe. Le vert et les parures printaniers, pétales, tiges de fleurs, corolles, pollen, graines se dispersent dans toutes les directions, avec le vent et la pluie. Rejetés des parties habitées ou cultivées, ces sédiments de la reproduction migrent vers les terrains vagues, grand ou petits, y développant une végétation anarchique, en folie, qui compense (à peine) la mise au pas de la nature dans les cultures, les parcs, les jardins. Ces terrains vagues, enclaves entre les territoires urbains, le résidentiel, l’industriel et la véritable campagne, sont probablement les ultimes périmètres où se réfugient certaines espèces de bestioles. Quand j’étais gosse, observer des hannetons vivants, était fréquent (mais déjà, c’était dans un grand terrain vague, propriété redevenant sauvage, envahie d’érables ou dans d’anciens coteaux de fraisiers épousant un nouveau destin de brousse, exaltant). Aujourd’hui, j’en vois à peine un par an et, encore, pas forcément vivant. Ce qui veut dire que j’ignore leurs trajets, les endroits où ils se posent, d’où on les voit venir, vers où ils s’envolent. Ils ont l’air chu d’un désastre obscur, celui de  l’appauvrissement de la biodiversité. Cette année, c’est le chat qui en a ramené un, à l’état de cadavre. Hanneton sans doute surpris dans un déplacement entre deux terrains vagues. On peut contempler de probables formidables réserves de hanneton entre Mons et Saint-Ghislain, coincées entre la voie ferrée, une autoroute, des quartiers habités… En effet, il y a un splendide terrain vague, assez vaste (c’est relatif, les distances sont trompeuses), marécageux. Il est couvert de joncs (paille au sortir de l’hiver), de ronces, de buissons, d’aubépines illuminées… Ces zones en jachère totale, sans utilité, aident à respirer. Passer devant et essayer de voir ce qui peut bien s’y passer, est apaisant. Apaisant de savoir que ça existe encore. Des lieux où la nature n’en fait qu’à sa tête. Ça pousse comme ça vient. Des lieux idéaux pour pratiquer l’école buissonnière, couper les ponts, ce sont des déchirures dans le filet, certainement privés de « réseaux ». Rien qu’à les contempler, une pression diminue, il est toujours possible de s’évader, s’évanouir momentanément, être ailleurs, déconnecté. Un terrain vague n’a pas besoin d’être grand. Juste derrière un banc et la barrière d’une gare, ça pousse : il suffit d’un mètre pour voir autrement, se sentir sur un autre sol. En bordure des voix, près d’une autre gare, un cordon forestier a poussé et des talus délirants séparent la civilisation de ces angles sauvages, sous leur déluge de lianes embrouillées (une nouvelle génération venant recouvrir ou régénérer les couches successives, fantomatiques, des années précédentes). Je marche sur le trottoir et soudain un chemin de terre et d’herbe, vers une zone de garages mais, surtout, une magnifique vague de ronces, avant une pâture entre les rangées de maisons d’une résidence sans charmes. En face, un flot d’orties à l’assaut du mur en béton d’un jardin et de son lilas (configuration qui donne des schémas pour penser certaines musiques, ça me vient tout de suite à l’esprit). Toujours sur le trottoir de la route principale (on n’est même pas à distance du centre), une façade en ruine, arbustes et mauvaises herbes qui prennent possession de l’ancien espace habité. Entre deux maisons, les mauvaises herbes s’en donnent à cœur joie, y compris dans un ancien abreuvoir. Avant le pont, un sentier trace son fragile passage entre orties et lamiers, au flanc du talus comme un chemin de montagne, rejoignant un atelier, quelques maisonnettes. Il y a là une esthétique particulière, une mise en situation dans un environnement inhabituel, obéissant à d’autres lois. Ce sont des sols où les singularités poussent facilement, se reproduisent, se regroupent, des réserves de diversité. Regarder, sentir, apprendre à aimer ces angles du paysage à l’abandon aide à approcher plus sereinement des formes d’art inclassables, difficiles, minoritaires. En tout cas installe la possibilité d’y trouver un intérêt et du plaisir grâce à la familiarité apprise avec les paysages de terrain vague. Ce sont des topographies qui se rejoignent. Les décorations végétales en vitrine de certaines maisons ou en pots sont l’exact opposé des terrains vagues. Quoique. Des fragments fétiches de terrain vague à garder sous les yeux, sous la main ? (PH) – Après ce vagabondage succinct, matinal, de terrain vague en terrain vague du Borinage, la conversation d’une réunion de travail évoquera l’artiste Lise Duclaux, artiste du vagabondage et des « fauchages tardifs« …