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Le jazz sort de la cale

Fil narratif de médiation culturelle à partir de : souvenirs d’un vieux médiathécaire – réminiscences jazz – Roscoe Mitchell , The solo concert, 1979 – Malcolm Ferdinand, Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le monde caribéen, Seuil 2019 – Marc Lohner, Nef’s, Félicités 2023 des Beaux-Arts de Paris – (…) –

Comment le jazz remonte à sa surface, étrange, toujours autre, archipel magnétique

Il revient au jazz. Est-ce de ne plus très bien savoir où il est, où il va, ce qui l’attend précisément, avec devant, au loin, les parages du terminus ? Tiens, comme être dans la cale du vivant approchant les rivages de la destination finale !? Promis à l’échouage dans le néant ? Est-ce de se sentir de plus en plus contraint de composer avec la fluctuation des forces, des énergies, de « faire avec » tout ce qui l’entoure et en fonction des ressources internes sauvegardées, de négocier en individu de plus en plus composite et dépendant, sans territoire propre ? Est-ce d’avoir cru jusqu’à il y a peu que toutes ses activités convergeaient vers un quelconque accomplissement assorti de retrouvailles définitives avec tout ce qu’il aimait, tout ce qui lui faisait du bien, pour finalement se rendre compte qu’au contraire, cette illusion masquait le fait qu’il s’éloignait inexorablement de ce qui lui était le plus cher, la vie gratuite, l’insouciance, l’entourage chaleureux, pour filer vers la rupture, l’abandon, la séparation, l’angoisse de la perte, les adieux? En tout cas, en découle une agitation psycho-chimique qui le remue et l’incite – par un curieux mimétisme ? – à puiser dans sa collection jazz. Sa collection mentale principalement. Il n’a quasiment plus rien comme support physique. Errant sur une vaste nébuleuse numérique, un à un, il retrouve les noms, les œuvres, les disques, le mouvement dans toute sa diversité archipelienne, telle qu’il l’avait parcouru, autrefois. Il a connu, en certaines circonstances, ponctuellement, une boulimie de jazz, en effet. Dans les années 70, le free-jazz, quelle secousse ! Inimaginable ! Étrangeté radicale, magnétique ! 

Souvenir d’une écoute organisée, disciplinée, en médiathèque, et au contact avec le public, contexte d’une écoute politique

Et puis, devenu travailleur en médiathèque, il y consacra une attention plus systématique, réfléchie, professionnelle, documentée. D’une part, une écoute individuelle, réflexive, méditative, «à soi », d’autre part, une écoute collective, organisée, en réunions de travail, formelles, avec les commentaires et les analyses d’Alberto Nogueira, conseiller musical à La Médiathèque, par ailleurs écrivain portugais. C’est lui qui a constitué l’essentiel d’une collection* discographique parmi les plus riches au monde. Il a enseigné les rudiments d’une écoute comparée, connectée aux contextes sociaux, géopolitiques, esthétiques, selon des approches transversales, humanistes, critiques et jamais verticales, jamais enfermées dans les tics jazzophiles, les manies de collectionneurs discophiles. Une écoute expérimentale, conscientisée, individuelle et collective, la seule voie pour que l’écoute de musique puisse déboucher sur des savoirs culturels utiles à la démocratie et pas simplement des « j’aime » ou des « j’aime pas ». Ce n’était pas une réunion de temps en temps qu’il fréquentait, mais un programme serré, tous les mois, une journée complète, année après année, durant des décennies. Pour être complet, disons que la possibilité de cette écoute responsable, politique, était tangible, objectivable, du fait de quelques présences attentives, impliquées mais, comme dans beaucoup de réunions de travail, la plupart des participant-e-s dormaient, rêvaient, patientaient, cultivaient la distraction, au service de l’inertie institutionnelle.

A cela s’ajoutait une écoute publique, la médiathèque était en effet perméable aux publics, ouverte dans la cité, physiquement. Et lui, médiathécaire idéaliste, il y diffusait les différentes formes de jazz, sans censure, soucieux d’en rendre perceptible la diversité, diversité en conflit avec les stéréotypes largement répandus. Cet exercice de dévoilement, il l’effectuait consciencieusement, à la manière d’un disc-jockey un peu brut, au contact des visiteurs et visiteuses, nombreux et de profils variés à l’époque, suscitant et recueillant directement leurs réactions, appréciations, exaspérations, essayant d’amorcer des bribes de dialogues à partir de ça, – des attirances et des rejets, des empathies et des aversions – d’esquisser le cadre des communs de l’écoute. De l’écoute différenciée, plurielle, parcourue de controverses. 

Musiques de l’étonnement, du désarroi, jazz de l’inouï, l’éblouissement du retour aux terres d’avant le drame, d’avant la perte, tumultes mélancoliques

Ce sont des musiques qui l’ont toujours épaté par leur inventivité formelle, leur créativité technique, leur sensibilité exacerbée. Des musiques qui l’ont aussi souvent désarçonné, elles mettaient en défaut ses capacités de compréhension par des élaborations complètement folles, venues de nulle part, fulgurances insulaires. Il éprouvait fascination et en même temps interrogation. Étonnement, c’est le mot juste, en ce que cela implique d’ignorance et de difficultés liées à l’ignorance. Désarroi. Dans cet étonnement, il pressentait une « valeur », une case départ à partager, en vue d’échapper aux certitudes du marketing musical, cette échappée lui semblant la condition première pour forger et soutenir des pratiques culturelles émancipatrices.

Elles le tourmentaient de pulsions antagonistes, ces formes du jazz, lui suggérant une célébration exubérante d’un retour vers une terre d’origine tout en exposant, par le détail de leurs développements, la volatilisation violente de cette terre, l’inanité de quelque retour que ce soit. Les rythmes, les pulsions, les chamades, les syncopes et sauts dans le vide révélaient la recherche palpitante d’autres points de chute. Des ailleurs vers lesquels se tourner, se mettre en mouvement. Des esthétiques tourmentées où il lui semblait déceler une puissante force magnétique, sombre, où s’originerait sa mélancolie. Elles l’éblouissaient, ça oui, à la manière du vierge et inédit rimbaldien, qui avait secoué ses premières lectures de poésie et l’avait dérouté de la voie scolaire toute tracée, claironnant une aube exceptionnelle, brassant par-dessous de tortueux pressentiments. C’est peu dire qu’elles surgissaient à l’époque comme quelque chose de totalement neuf, jamais entendu, ce qu’il y avait de plus proche de l’inouï. Pourtant, malgré cet air d’éclaireur ouvrant de nouveaux chemins, affichant une faconde volubile, experte, elles débordaient d’une riche ancestralité, connues d’elles seules, énigmatique. Ancestralité à la fois authentique, immémoriale, et à la fois fiction, matrice fictionnelle. Il était incapable de digérer cette nouveauté à la manière de ce qui a trait à l’histoire de l’art occidental. Où, même d’instinct, selon un sens quasiment inné, il lui est toujours possible de raccrocher l’inédit à quelques formes connues, et surtout de légitime, constituant des lignées d’autorité. Toute construction culturelle référentielle, intériorisée, se révélait, avec le jazz, en tout cas pour lui, inopérante. Beaucoup trop de pièces manquantes dans son appareil récepteur. Il s’agissait ici d’une autre histoire. Une autre ligne du temps. Il y était tout petit.

Comment il recommence l’écoute du jazz. Les amuseurs et les savants. Free jazz et après. Approche du jazz et « restitution d’œuvres d’art », même combat. L’écriture. Théorie de la savantisation.

Une ou deux décennies après, alors que ces musiques se sont assoupies, fatiguées par une réception inappropriée, balayées par le consumérisme culturel, il les redécouvre là où il les avait laissées. Sans programme établi. Une heure ou deux, tous les jours, à l’aube, en s’éveillant, pour doper les synapses engourdis, ou au crépuscule, histoire de masquer la fin du jour. Il procède un peu en zigzag. Un nom lui en rappelant un autre. Et elles lui reviennent toujours aussi étranges, neuves, mystérieuses, surprenantes, déstabilisantes. Étonnement inaltéré, et son écoute toujours mise en défaut. Ce qu’à force, il a fini par apprécier. Se coltiner étonnement et défaut, il aime, il en a besoin même, il y trouve une raison d’être. Pour lui, c’est cela que signifie « écouter ». Déformation professionnelle ? Le quintette foudroyant d’Ornette Coleman, éclaireur scintillant, en ligne brisée, dès Something Else, 1958. Don Cherry, années 60, bouleversante mise en commun des énergies, thèmes ciselés dans le chaos, boucan sacré. Religiosité archaïque, polysémique et elliptique de Wadada Leo Smith…. Ayler, Coltrane, Dolphy, Taylor, Monk, Davis, Mingus, Sanders… A l’infini. Il réécoute des parties plus anciennes, Charlie Parker bien entendu ou, antérieur, Louis Armstrong pour qui il a toujours eu un faible, depuis que son grand-père maternel lui eut offert un vinyle, alors qu’il était encore adolescent. Armstrong comme beaucoup d’autres inventeurs et pionniers qu’il faut libérer de toutes les strates de réception à l’occidentale, abusant des catégories coloniales « d’amuseur ». S’agissant de la restitution d’œuvres d’art de pays d’Afrique par les anciens États colonisateurs, l’archéologue nigérien Ekpo Eyo, dans les années 70, « insistait considérablement sur la nécessité, pour ces œuvres, d’être réintégrées dans un discours universitaire et académique pensé à partir du continent africain, complément indispensable, à ses yeux, des lectures « occidentales » appliquées aux œuvres pendant de longues décennies. » (p.241) Quelque chose de similaire est nécessaire pour les musiques de jazz que les occidentaux ont massivement reléguées dans leurs hiérarchies esthétiques, du côté de l’entertainement, de la distraction.

Il renoue particulièrement avec l’époque qu’il appelle post-free, bien que procédant de la première avalanche free, mais en en organisant les secousses, où apparaissent des personnalités qui formalisent un territoire savant – en rupture radicale avec le statut d’amuseur public que leur colle le marché colonial -, avec des écritures pleines et entières, et qui ont toujours cristallisé son attachement, ses interrogations. (Ce qu’Alberto Nogueira a théorisé comme « savantisation » des formes populaires qui n’ont rien à voir avec la dissolution dans la dimension savante des formes classiques, dites encore « supérieures », mais qui inventent d’autres formes de savoirs, alternatives, tirant parti de leurs origines populaires et d’une autre relation au réel pour miner le champ savant autoritaire, avec des écritures rigoureuses, plurielles, complexes. Le principe de « savantisation » pose que tout le monde est à même d’élaborer un langage « savant », qu’il y a plusieurs discours savants, ça n’a rien à voir avec le populisme du marketing qui entend placer toutes les expressions au même niveau, sans évolution, et condamner le « populaire » à devenir le commercial.) Pour une part de la critique « blanche », le terme « improvisation » était, au fond, lourd de préjugé, laissant entendre une incapacité à « composer », une mise à l’écart de l’histoire écrite, savante, une proximité fatale avec le sauvage, l’instinctif. Continuation du jugement colonial porté sur des peuples considérés « sans histoire ». 

La symbolique des solistes jazz. La force du discours intérieur. Parallèle avec les Sequenza de Berio. La confrontation à d’autres organisations mentales. Quel est l’événement caché qui détermine cette organisation mentale qu’il pressent comme « autre » et qui l’implique pourtant ?

Par exemple, 1979, l’enregistrement solo et public de Roscoe Mitchell. Voilà, ça, précisément, exactement ce qui l’emballe, lui semble à jamais inouï, neuf, sans racine et enraciné à la fois. Ou en train de s’enraciner au fur et à mesure que les sons sortent, s’articulent, déplient une pensée structurée, et sont absorbés, écoutés, exportent leurs idées en d’autres subjectivités, dans un processus de rencontre. Ca l’emballe, le déconcerte, sommet d’étonnement. Pourtant, il a du métier. Il ne s’agit pas du premier enregistrement d’un soliste jazz. Il y a eu Anthony Braxton dix années avant. Mais ça reste quelque chose de « premier », un exercice fondateur, revendicateur, provoquant. S’avancer seul, noir et instrumentiste, quel culot, « voyez, j’ai un discours propre, à moi, je suis un individu intégral, complexe, avec une intériorité profonde, multiple, je n’ai pas forcément besoin de l’orchestre qui vous amuse et vous fait taper du pied, je suis capable d’élaboration, de stylisation, de design sonore, sans filet, nu. » Ce ne sont pas non plus, dans l’absolu, les premières composition en solo qu’il écoute. Il est familiarisé, en tant qu’amateur, pas en tant qu’initié lisant des partitions, par exemple, avec Berio et ses Sequenza. Certes, exigeant aussi, mais plus proche, il s’outille facilement, à l’instinct, de prérequis nécessaires à leur écoute, comme des dispositions dormant en lui, attendant d’être sollicitées, des organisations mentales inclues dans ses référentiels culturels. Il peut facilement établir des liens entre les Sequenza, certaines peintures, certaines littératures modernes, d’avant-garde, comme il a appris à le faire dans les réunions d’Alberto Nogueira. C’est exigeant, néanmoins familier, inscrit dans la course à la virtuosité un peu creuse, scintillant du prestige de l’art pour l’art, c’est dans le package de son patrimoine culturel.

Les premiers solos enregistrés de Roscoe Mitchell, ah, là, c’est autre chose que Berio. Il n’y a pas, derrière, sous-jacent, le même appareil de transcendance. Pas de Conservatoire. Pas d’écho, ni d’aura, aucun théâtre de sublimation. C’est le discours intérieur, la musique intérieure d’une personne dotée d’autres organisations mentales que la sienne, et qui doit encore prouver qu’il dispose de telles organisations mentales, subjectives. Radicalement différentes. Il n’éprouve jamais cette différenciation tranchée et tranchante, par exemple, avec les formes traditionnelles africaines, même si elles appartiennent à d’autres façons de représenter le monde. Non ici, cette différence radicale, c’est comme si elle procédait d’un événement survenu dans l’histoire des personnes qui inventent ces musiques, un événement puissant, qui l’impliquerait d’une certaine façon, chamboulerait les notions d’universel dont on l’a imprégné, un événement qu’il ne parviendrait pas à identifier pleinement parce que sa culture dominante y serait rétive, et que ces musiques chercheraient à lui révéler, mais à la manière de l’évidence camouflée de la lettre « cachée » de Lacan, là, sous les yeux, déjà dans l’oreille depuis toujours !

Vers une écoute décoloniale, finalement. Adorno et ce qu’il écrivait de l’art après la Shoah. Jazz et naufragés.

Taraudé par ce mystère-qui-ne-devrait-pas-en-être-un, son cerveau établit des connexions entre des musiques écoutées et des livres lus, cherchent des indices, et cela, selon des ressources dont il ne disposait pas, évidemment, étant adolescent ou jeune adulte, lors de ses premières périodes jazz. Ainsi, il ne peut plus écouter du jazz – pas plus que du blues – sans ruminer des passages d’« Une écologie décoloniale » de Malcolm Ferdinand, sans aller y relire des passages sur la cale des navires négriers dans ce qu’elle détermine, aujourd’hui, encore, la situation écologique de tous et toutes les habitant-e-s de la Terre ravagée. Il y trouve la clé qui lui manquait pour « dire », non seulement, en quoi ces esthétiques sonores l’attirent et l’étonnent continûment, depuis toujours, ne cessent de le décentrer, mais aussi en quoi cet étonnement lui semble le départ de quelque chose qui pourrait se substituer à l’« universel » de l’habiter colonial. Une spécificité qui ne relèverait pas de sa seule subjectivité mais engagerait tout l’enjeu écologique de la vie sur terre, aujourd’hui, en plein Plantationnocène. ( Bien entendu, Alberto Nogueira, dans son analyse des musiques jazz, a toujours mentionné le poids de l’esclavage, mais les documents à ce sujet étaient moins nombreux, moins développés qu’aujourd’hui, et surtout cette horreur/abomination fondatrice du capitalisme était beaucoup moins étudiée, « philosophée », par les principaux-principales intéressée-e-s, instigateurs-trices de la pensée créole).

Cela se situe du côté où résonnent toujours en lui la réflexion d’Adorno, comment encore produire poésie, musique, beauté artistique, après les camps, la Shoah. Ca se situe de ce côté, mais avec une antériorité abyssale. Tellement abyssale qu’il y a lieu de se demander pourquoi il a fallu attendre la Shoah et Adorno pour poser ces questions ? Sinon à soupçonner une fracture « racisée » des savoirs esthétiques ? Ces musiques répondent, n’ont cessé de répondre, en recommençant tout, chaque fois, à partir de rien, de zéro, à partir des mêmes interrogations adorniennes, adorniennes avant l’heure, et où simplement « la cale » se substitue « aux camps »… Quelle musique inventer, créer, jouer en ayant été débarqué de la cale de la traite négrière !? Et donc , son étonnement, sa difficulté face à ces musiques, sont en miroir : « comment écouter ces musiques de la sortie de cale, jouées par les descendants des esclaves, alors que j’appartiens aux descendants des esclavagistes, aux héritages culturels qui ont permis aux États occidentaux de se partager le monde, d’inventer et de perpétuer encore aujourd’hui l’habiter colonial du monde !? » Et ces musiques, riches, diversifiées, exigeantes, errantes, à travers toutes les difficultés qu’elles lui présentent à l’écoute, aménageant les conditions un peu folles d’une rencontre, une rencontre malgré tout, appelée par ces jazz de naufragé-e-s.

Jazz et gouffre. Jazz et néantisation. Question universelle de commencement et de fondement dans la cale.

Ce sont des musiques qui viennent d’un gouffre. Malaxées par le gouffre. Ce qui sera rarement, exceptionnellement, le cas pour la création artistique occidentale qui se situera toujours dans une filiation de sens, de prise de propriété sur les choses, sur la Beauté, appuyée sur les Lumières. (Même chez les « maudits ».) C’est toute la question du fondement, du commencement qui est à reposer, fondement-commencement à l’échelle d’un partage entre les peuples, et non au profit d’une nation en particulier, et au sein de cette nation élue, au bénéfice d’une partie de la population, au détriment de ses autres classes. Cette exigence, face à la crise climatique, d’un fondement écologique commun, ne se résout pas par délibération policée et consensus, par la raison, sa possibilité découle d’une histoire ultra-violente que le jazz propose comme bien commun (mais pas un bien d’entertainement, un bien épistémique). 

« Le navire négrier est l’arché du monde créole dans son double sens de commencement et de fondement. (…) D’un côté s’y opère un processus de néantisation par lequel l’avant continental et africain trouve non pas une fin mais une perte. Cette rupture au sein de la cale du navire négrier prend la figure du bottomless pit trou sans fond) de Robert Nesta Marley, du « gouffre » d’Edouard Glissant où presque tout se perd, ou de cette mer geôlière de Derelk Walcott qui enferme les histoires, les mémoires, les batailles et les martyrs. D’un autre côté, ce gouffre et cette mer enfantent. Quelque chose est remonté du gouffre. (…) « Vomissures de négriers », ils furent expulsés de la cale négrière, faisant de cette cale la matrice des sociétés créoles. C’est ainsi que Raphaël Constant et Patrick Chamoiseau situent les premières traces d’une littérature créole dans un cri dans la cale du navire négrier par un captif. Un cri de révolte et de souffrance, mais surtout un cri de nouveau-né. A la fois néantisation et naissance, ce commencement fait du navire négrier selon glissant un « gouffre-matrice ». » (p.191)

Le navire négrier comme articulation du capitalisme et de l’habiter colonial du monde. Toujours dominant et responsable de la crise climatique. Le jazz et la politique de débarquement.

Le navire négrier est le dispositif qui incarne, impose et fait circuler les lois de l’habiter colonial du monde, les tisse et entretisse à la surface du globe. Il active au centre de l’économie- monde la politique du débarquement : « Tout comme le coffre de bois dans lequel les Hébreux conservaient les Tables de la Loi, le navire négrier renferme en son sein, dans son entrepont et dans sa cale, les préceptes politiques, sociaux et moraux qui structurent les rapports à la nature, à la Terre et au monde. Le trait principal de ce fondement réside dans une politique du débarquement. Le débarquement fait d’abord référence aux quatre siècles au cours desquels des navires européens ont débarqué sur les rives caribéennes et américaines des millions d’Africains captifs transformés en Nègres et esclaves coloniaux. Véritables usines négrières, ces navires « produisent cette catégorie sociopolitique d’êtres désignés comme esclaves Nègres en transformant la « matière » première de ces bois d’ébène. Par « politique de débarquement », je désigne les dispositions et ingénieries sociales et politiques qui assignent des personnes à un rapport d’extranéité à leurs corps, à la terre et au monde. La politique du débarquement du navire négrier engendre ainsi des « corps perdus » (déculturés), des naufragés (hors-Terre) et des Nègres(hors-monde). » (p.192) Vous savez, quand quelqu’un, dans un groupe, une réunion, profère une « énormité », des propos particulièrement « dé-calés », on lui dit « mais quoi, tu débarques ? » ou « d’où est-ce que tu débarques, toi ? ». Il y a de ça, au premier degré, lors de ses premières écoutes de jazz » savant » : musique de débarqués. C’était dans les années, 70, il n’avait pas encore beaucoup de repères, il ne savait pas encore à quel point cette condition de « débarqué » était à prendre littéralement. Voilà, des musique de naufragés. Depuis toujours. Et cela forme un patrimoine tellement instructif en ces temps où la Terre tout entière fait naufrage, où l’Humain file vers la catastrophe, le naufrage total du capitalisme provoquant au passage la sixième extinction. Pourtant, ce patrimoine, à part ici ou là un succès d’estime qui subsiste, est de plus en plus abandonné. Très peu écouté sur les plateformes. Et donnant lieu à très peu d’analyses et d’études sérieuses si l’on se base sur les recherches effectues sur Google. Un intérêt pour le moins confidentiel.

Jazz, une esthétique de fuite, hors de la cale. Jazz/Rêve d’un autre échouage, ailleurs, un échouage positif, réconfortant. L’impossible retour.

« Appréhender les Amériques comme étant avant tout des terres d’échouement induit une manière bien particulière de les concevoir et de se penser sur celles-ci. Une terre qui est alors perçue comme une terre de fuite de la cale des négriers n’incarne pas une terre promise, et encore moins une terre de liberté. Cette île n’est point un lieu où le naufragé se projette, mais un lieu où il survit en attendant d’être transporté ailleurs. (…) Aussi cette condition de naufragé a-t-elle pour conséquence première cette situation par laquelle des hommes et des femmes ont quitté le navire, ils ont dé-barqué, littéralement sortis de la barque, sans pour autant avoir atterri. Ils ont débarqué sans toucher Terre. » (p.198) « Loin d’être un sol pour les captifs, depuis lequel il est possible de se lever et de demeurer chez soi, la terre est rendue et maintenue étrangère, les débarqués restent hors-sol. Perdure une forme d’exil de l’île sur l’île. Tout en reconnaissant les moindres recoins de celle-ci, tout en maîtrisant ses rythmes et ses saisons, ces naufragés y demeurent comme étrangers. La déterritorialisation y est structurale. Cette terre demeure étrangère car la condition de naufragé en fait un lieu de passage en attendant soit la répétition d’un naufrage vers un ailleurs, soit l’impossible retour à une Terre-mère pré-coloniale. » (p.199)

Le jazz cherche un mouvement autre. Il propose une rencontre, au-delà du « surgissement lustral de la cale ». Le jazz face à la tempête cherche des solutions « ensemble ». Jazz et le Navire-monde.

Ces musiques le séduisent par leur volubile ardeur tournée vers les paradis perdus, le fascinent surtout parce que, dans leur exploration du chaos à traverser pour échouer ailleurs, et leurs tentatives d’organisation d’autres horizons, elles forment un contre-courant, elles échappent aux promesses fallacieuses du « retour à ». Et ce contre-courant n’est pas revanchard, réservé aux victimes des navires négriers, il invite tout le monde, y compris les descendants des négriers. « Au lieu du mouvement du retour, je propose un mouvement autre, un mouvement vers l’autre, le mouvement de la rencontre. Ce mouvement n’est plus déterminé par la direction vers un objet fantasmé à atteindre ou à saisir, « Nature », « Terre » ou même « Terre-mère », mais par un horizon. L’horizon d’une altérité vers laquelle tend sans jamais pouvoir l’atteindre, un aller vers l’autre, un aller vers le Monde. (…) Ce mouvement suppose une mise en relation avec les autres, une politique de la rencontre. La mise en relation est ce qui est occulté dans le thème du retour. Accoster, aborder, amarrer dans le slogan « retour vers » semblerait aller de soi. Pourtant la relation n’est jamais acquise ni donnée, elle s’instaure par ce mouvement qui vise à mettre en présence des altérités et se reconnaître quelque chose de commun qui n’appartient à aucun. C’est dans ces rencontres que se joue véritablement ledit retour. » (p.293) Les musiques de jazz comme laboratoire de rencontres entre altérités. La façon occidentale de classer et juger ces formes musicales, en les enfermant dans une expertise stérile de discophiles, a probablement évacué subtilement, sous une couche admirative, cette charge décoloniale. 

 Ce qu’est le surgissement du jazz, dans sa tête, mais probablement dans la société en général, la société « blanche » principalement, c’est l’action surgissante d’Aimé Césaire. « (…) L’action politique et la poésie d’Aimé Césaire ont visé à transformer le navire négrier. Par son verbe, brisant les chaînes déshumanisantes de la cale et fracassant l’écoutille de l’entrepont, il érige un sujet parlant, debout sur le pont. Mais ce surgissement lustral de la cale ne se poursuit point dans un geste du débarquement hors-monde à travers la fuite, le suicide, le cri vengeur et la lame meurtrière ou l’explosion kamikaze. Renversant l’entreprise impériale qui fit du navire négrier l’unique façon dont une pluralité pouvait être mise en présence, Césaire a osé imaginer que ce navire pouvait être autre chose qu’un négrier, il imagine un monde là-même : un navire-monde capable de faire face à la tempête. Depuis la cale, ce geste se révèle inouï par la politique du sentiment qu’il suppose. Ce compagnon de bord-là est celui dont les chevilles et les poignets portent encore les traces des lacérations des chaînes de l’autre et qui malgré tout tend une main ensanglantée à cet autre en prononçant avec conviction ces mots : « Nous vivrons ensemble. ».» (M. Ferdinand, page 286)

Roscoe Mitchell, solo, 1979. Comment ces compositions se gravent en lui, se transforment en images qui l’accompagnent, l’aident à penser, à sentir ce qu’il y a autour de lui, avant et après

Dans les solos de Roscoe Mitchell, en 1979, il y a éclosion d’un sujet parlant, pas encore répertorié, espèce à découvrir, conceptualisant, écrivant, composant. On y entend ce surgissement lustral de la cale, dans toutes ses nuances et réflexions. Tel que perpétré dans le quotidien de la communauté africaines-américaines, au jour le jour. Chancelant, ébloui, vacillant. L’intention est ferme, le cheminement des sons est, lui, accidenté, trébuchant, expérientiel. De l’ordre de la performance. Bien des sonorités sont abimées, écorchées, éprouvées, à la limite de l’audible. Des non-sonorités récupérées dans la néantisation. Elles sont soufflées, expectorées, recueillies, soignées, recollées, réanimées, revitalisées. Selon les compositions, le musicien change d’instrument, alto, soprano, ténor, basse. Les enregistrements proviennent de concerts différents. Le récital s’ouvre et se clôture par une pièce courte, haletante, staccato, précipitée, prise de vertige, formule pour franchir le vide, sauter l’obstacle, retomber au-delà, on ne sait où. Des thèmes ténus, apparaissent, émergent, se diffractent, reviennent, désarticulés, réarticulés, quelques fois avec une délicatesse renversante, juste un murmure ; A travers leurs balbutiements, des mélopées fragiles, sur le fil, déambulatoires, explorant prudemment le monde hors de la cale, arpentant le rivage, racontant l’échouage. Presque une rengaine, fantôme, étirée dans des cristaux aigus. Une chanson intérieure, de celles que l’on fredonne pour donner corps à la mémoire, faire remonter des rivages, esquisses de rituels. Ce sont des textures qui amorcent différentes figures de rencontres (il n’y a pas de telles invites dans les Sequenza de Berio régies par une toute autre stratégie de l’adresse, verticale). 

Les harpes échouées de Marc Lohner. Instruments hybrides, totems d’un monde en train de se casser la gueule, dressés sur les rivages entre humains et non-humains, bricolages de robinson sur l’île-monde en danger, cordes et vibrations d’alerte

Il a en tête ces phrases heurtées, démantibulées, finalement miraculées, traversées de vents mélodieux, depuis des heures, d’éveil et de somnolence, tout au long d’un long trajet nocturne en train. Il s’est occupé l’esprit avec ça : rémanences de cet enregistrement solo de Roscoe Mitchell, ses mélodies fragmentaires, modelées au chalumeau. Presque des fossiles mélodiques que le musicien dégage, nettoie, son souffle se chargeant d’évacuer les poussières, les scories. Exhumation. Mélodies presque faite de silence charnel. « Suis-je vraiment entrain de fredonner ? Mais oui, oui, il me semble. » Des rengaines sans âge. Il ne se souvient plus depuis combien de temps elles sont en lui. Il les a réécoutées récemment, oui, mais ça n’a fait que les réveiller en lui. Des mélodies)souches, comme on dit « cellules-souches », et qui aident à construire toutes sortes d’autres mélodies. Il s’en sert pour mettre en musique les bribes de sa propre histoire, de son cheminement., les faits saillants de sa biographie. Il les fredonne, c’est comme si il se fredonnait. Il les sifflote ainsi encore des heures, depuis la gare, marchant lentement, s’arrêtant, regardant la rue, les gens, les vitrines, la grande ville, traînant son sac de voyage. Le voici à la Seine, et là, l’escalier, la porte monumentale, il entre dans l’exposition « Des lignes de désir », et la première chose qu’il voit, ce sont des constructions d’échouages, des œuvres d’échoués. Des troncs, des souches, des bois flottés, ramassés sur la plage à l’île d’Oléron par Marc Lohner. Il les assemble en d’étranges totems. Monumentaux et irréguliers instruments de musiques. Des harpes archaïques. Sophistiquées aussi parce qu’équipées de capteurs et micros, raccordées à un système d’amplification. Des appareils singuliers. Faits pour être réellement « joués », inventer une pratique musicale adaptée à cette organologie des rivages, limites du vivant humain et non-humain, animé et inanimé, connu et inconnu. Des instruments au service de ce que des humains auraient envie d’exprimer, de non-standard, hors-normes, incompatible avec l’organologie conventionnelle. Mais aussi, des sculptures hybrides qui attendent qu’on les actionne pour raconter aux humains les forêts décimées par l’extractivisme, leur existence d’arbres emportés par les flots, déportés, usés par les vagues, échoués sur la plage, enfin. Il se dirige vers les engins totémique. Teste leurs cordes, d’abord timide, et il y va progressivement, une énergie inattendue lui passe dans les doigts, allez, vlan, de plus en plus fort, énergique, les pince et les claque, les fait sonner, résonner, vibrations prodigieuses, exaltantes, ça libère, il entre transe, ahane, court d’une harpe à l’autre, que leurs vibrations se mêlent, fusionnent, il cherche des rythmes, des figures percussives. Ca remonte en lui. Des bouillonnements jazz. Le vacarme en pagaille qui se déclenche l’enivre, amuse la galerie, les gardiens rappliquent, des visiteurs s’arrêtent, croient à une performance programmée, on fait cercle, l’excite, l’encourage, certaines collaborent, il est en sueur. Soudain effaré, à court. Il s’affale dans les fauteuils., blême, lessivé. On lui apporte un verre d’eau. OK, l’échouage final sera pour une autre fois. Certain-e-s l’ont-il filmé/photographié pour leur Instagram ? Misère.

  • A propos de « faire une collection » : Ce qu’il faut entendre par « faire une collection » de musiques enregistrées, dans le cadre « médiathèque ». Celle-ci comportant plusieurs centaines de milliers de titres, cela correspond à autant d’actes d’évaluations et d’expertise en vue de décider l’acquisition ou non, en fonction de ce qu’apporte chaque disque pour la meilleure compréhension des phénomènes d’expression à l’échelle de l’ensemble des sociétés humaines. Il n’y avait pas de logiciel pour acheter des disques au kilo chez des majors, ce n’était pas une tâche confiée à des algorithmes, en fonction de l’offre et de la demande. Il y a au départ une intervention humaine, critique. Condition première indispensable pour que cette collection puisse devenir un outil de connaissances et d’émancipation. Il fallait étudier des catalogues, faire venir des échantillons, écouter, analyser, élaborer une ligne éditoriale, une stratégie d’achat, répondant principalement à la question « acheter et mettre à disposition du public des collections de prêt public, dans quel but, pour quel message, pour quelle amélioration démocratique ? ». Ce qui revient à traiter du « contenu » d’une collection, son rôle au niveau de la constitution de savoirs individuels et collectifs, de sa dimension de communs culturels. « Communs » à situer en lien avec le statut d’asbl de l’organisme gérant ce patrimoine. Quand un tel patrimoine, de même que sur les plateformes, ne sert plus qu’à élaborer, dans le vide, des playlistes de toutes sortes, selon les attentes du marketing culturel, il perd son âme, il s’efface.

Pierre Hemptinne

La main dans l’onde (mycélium mon amour)

Fil narratif à partir de : Candice Lin, Un corps blanc exquis, Bétonsalon – Haegue Yang, Quasi-ESP, Galerie Chantal Crousel – Un prunier, un bain de mésanges, une chanson de Dick Annegarn – Anna Lowenhaupt Tsing, Le champignon de la fin du monde. Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme. La Découverte 2017 – Yves Citton, Médiarchies, Seuil 2017 – Marcel Proust, La Prisonnière, Gallimard – Anne Dillard, Pèlerinage à Tinker Greek, Christian Bourgois – ETC.

Au jardin, cueillette des prunes, à même l’arbre, contorsions et météo versatile. Digression érotique, vague. 

Une courte ondée inattendue, dense, fraîche, fouette le jardin. Au-delà des nuages sombres, très localisés, peu étendus, la clarté reste intense, proche. Juché sur une échelle, plus ou moins abrité par arbres, juste éclaboussé, il cueille, mord et suce des prunes bien mûres, fermes, juteuses. Il a mangé les fruits les plus accessibles. A présent, il se contorsionne, adopte des positions risquées. Tendre le bras à l’excès. Tirer à lui, précautionneusement, des branches fragiles et chargées, jusqu’à leur point de rupture. Chaque fois qu’il atteint un nouveau trophée en fouillant l’onde des feuilles, à l’aveugle, dans ce désir tendu d’équilibriste, il palpe la peau nue parcourue d’une fente lisse, puis il sent la prune se détacher et se donner dans sa paume, il pense à l’usage érotique d’utiliser quelques fois « prune » à la place de « con » ou « chatte », diminutif gentil, tendre, fruitier. Il la caresse, retire la fine couche de pruine, la fait luire, ferme et charnue, chaque fois semblable et chaque fois différente, connue et singulière. Il mord et la chair juteuse enchante sa bouche, pulpe sucrée et parfumée. Aussitôt le noyau recraché, l’envie de recommencer lui fait replonger la main dans les branches hautes, bercé par la comptine de Dick Annegarn, Je suis une prune/ Un ovoïde de fortune/ Un avatar de demi-lunes… Il dévore goulu. Soudain, donc, il pleut. Il regarde l’impact des gouttes tantôt désinvoltes tantôt assassines sur les feuilles, les fleurs, la table d’extérieur. Une partie du jardin est tourmentée par le vent, les rafales de pluie, une autre ensoleillée, paisible. Deux saisons simultanées. La diversité météorologique sur un si petit territoire est magique. Véloce, l’averse est déjà loin, le ciel redevient uniforme, inoffensif.

Ecriture et irruption d’une musique volatile. La main dans l’onde, connectée aux flux invisibles, et pourtant, rappel des interpénétrations impossibles (leçons d’Albertine)

Quelques heures plus tard, séché, il est dans son bureau, concentré, au clavier de l’ordinateur, plongé dans les préliminaires d’une écriture, état mental semblable à ces efforts que l’on fait, en tous sens, pour rassembler et mettre en forme des souvenirs insaisissables, indéterminés, mais dont on sent pourtant l’influence, souterraine et persistante, cyclique. Des bruits ou une musique le perturbent, pas tellement les sons en tant que tels, mais le fait qu’ils soient difficiles à identifier, inconnus. Cela résonne dans des zones liminaires de l’attention, cela sonne familier, mais il ne détermine aucune composante de ces bruits, ni leur provenance, proche au lointaine, d’au-dessus ou d’en-dessous, de dehors ou dedans, rien d’évident, aucune catégorisation disponible. Frottements. Percussions. Froufrou. Cela évoquerait, s’il analysait en détail la nature de ces sons, différents souvenirs musicaux, du temps où son métier était d’écouter d’innombrables enregistrements de toutes sortes, à longueur de journées. Notamment les percussions d’eaux des Pygmées dans la rivière. D’autres dérangements bruitistes. Des dérèglements noise mélodiques, subtils. Mais évidemment, il sait que cela n’a rien à voir avec ce qu’il entend, à cet instant précis, assis à sa table d’écriture. Il lève la tête et regarde par la fenêtre, il ne découvre aucun indice, pourtant il a la conviction que ça se passe là. Juste, il lui semble qu’une très fine pluie rejaillit du toit, alors que l’averse s’est éloignée depuis longtemps. Le vent peut-être soulève au ras des tuiles ruisselantes cette imperceptible dentelle de gouttelettes ? Les bruits continuent. Dispersés, intermittents, affairés et, en quelque sorte, construits, agencés, exprimant une intention de composition. Il regarde de nouveau par la fenêtre et c’est alors qu’il surprend cinq ou six mésanges bleues. Elles prennent leur bain dans la gouttière. Quand elles y sont plongées, elles sont invisibles, mais leurs mouvements génèrent les bruits, pattes, plumes, becs frottent, cognent les parois de métal. Puis quand elles s’extirpent de l’eau et se posent sur le bord pour se secouer, se sécher, s’ébouriffer, lisser les plumages trempés, puis replonger. Il y a du jeu, du rituel, de la parade, du bonheur. Ça dure longtemps. Tous ces instants qui le happent vers la nature, l’animal, la vie végétale, minérale, nourrissent son imaginaire, l’empêche de se sentir enfermé dans l’humain, laisse la porte ouverte aux autres existences en lui, c’est comme de laisser la main flotter dans l’eau, quand la barque avance, et de sentir dans l’onde tous les flux qui le relient à celle qu’il aime, qui les ont reliés, et qui, littéralement, de plus en plus, se diluent dans la nature. C’est-à-dire, ne s’y perdent pas, mais y trouvent une nouvelle liberté, infiltrent d’autres réalités, se transforment, mais ne sont jamais bien loin, jamais tout à fait perdus. C’est là aussi qu’il rejoignait son père dans les conversations mentales qu’il entretenait avec lui, à distance, ponctuées par l’un ou l’autre courrier, et qu’il continue, d’une certaine manière, à entretenir depuis sa disparition. De l’au-delà donc. Quelque chose de ça l’a attiré dans des textes d’Annie Dillard, notamment les nouvelles du recueil « apprendre à parler à une pierre », par sa manière d’évoquer ces relations spéciales avec la nature. Mais le livre que, dans la foulée, il a entrepris de lire est un peu trop académique, longue série de descriptions remarquables mais où il manque ce qui l’intéresse, qui échappe, qui déséquilibre l’observation, fait rencontrer ce qui ne se raisonne pas. Néanmoins, dans certains passages, qui mettent le doigt sur ce qui échappe alors même que l’on croit saisir, qui échappe et pourtant laisse une impression forte et indélébile, qui inscrit le manque dans un mouvement, il reconnaît vivement ce qui l’excite dans les restes de sauvagerie qui l’animent quelques fois et qui faisaient qu’elle et lui se retrouvaient en des instants improbables, hors de toute convention, libérés. « La taupe est presque entièrement libre à l’intérieur de sa peau, et sa force est énorme. Si tu arrives à attraper une taupe, en sus d’un bon coup de dent dont tu garderas le souvenir impérissable, elle bondira hors de ta main d’une seule secousse convulsive, et à peine l’auras-tu prise, que déjà elle sera repartie ; on ne parvient jamais à la voir vraiment ; tu ne fais que sentir cet afflux et cette poussée contre ta main, comme si tu tenais un cœur qui battait dans un sac en papier. » A l’intérieur de la peau. Secousse convulsive. Afflux contre la main. Cœur qui bat. Comme quand il faufilait rapidement la main sous ses vêtements, furtivement, « presque pas », pour effleurer la nudité en tous les points tendres et chauds, pour en capturer, voler, une sorte de totalité fluctuante, improbable et bouleversante, une « vue de l’esprit » matérialisée dans la paume, tandis qu’elle faisait de même, les deux corps distincts, tâtés furtivement mais fébrilement, soumis au même désir d’interchanger leurs enveloppes, de ne faire qu’un. Tenter, à nouveau, de toucher l’âme et se la faire toucher. « Je pouvais bien prendre Albertine sur mes genoux, tenir sa tête dans mes mains, je pouvais la caresser, passer longuement mes mains sur elle, mais, comme si j’eusse manié une pierre qui enferme la salure des océans immémoriaux ou le rayon d’une étoile, je sentais que je touchais seulement l’enveloppe close d’un être qui par l’intérieur accédait à l’infini. Combien je souffrais de cette position où nous a réduits l’oubli de la nature qui, en instituant la division des corps, n’a pas songé à rendre possible l’interpénétration des âmes. » (p.386). Il revient aux mésanges affairées, coquettes, volubiles. Pourquoi se sent-il, non seulement captivé, mais sollicité et emporté soudain dans la possibilité d’un autre fil narratif ? Pourquoi regarder ce spectacle et s’y oublier lui fait éprouver la possibilité, par-là, de rejoindre la disparue ou d’habiter ailleurs, un ailleurs où il serait plus plausible qu’elle resurgisse ? Il songe alors à une note de bas de page dans un livre lu récemment, page 250 : « Thom van Dooren (Fligts ways, Columbia University Press, New York, 2014) explique que les oiseaux racontent des histoires à travers les manières dont ils transforment des lieux en chez-soi. Dans ce sens « d’histoire », de nombreux organismes racontent des histoires… »

Souvenir de rituels en maison close. Comment, l’air de rien, il se retrouve acteur d’un enchevêtrement interspéciques avec les mésanges

En regardant les volatiles transformant la gouttière, le toit, l’eau en bains privatifs, ses rêveries dérivaient vers une action similaire à laquelle il avait pris part, à la manière de ces oiseaux, et soudain cela créait un rapprochement avec ces êtres, sa part d’oiseau s’ébrouait avec eux, se faufilait dans leur imaginaire, la manière dont ils tissent leur histoire en se lavant communautairement. C’était le souvenir d’une chambre de maison close, secrète, où, à deux dans la baignoire ils inventèrent, silencieusement, ou dispersés dans un babil très ornithologique, être installés à jamais dans leur maison personnelle, cachée, inexpugnable. Si durant cette expérience il renoue avec un bien-être intense, devenu rare, et qui lui rappelle des félicités anciennes, c’est surtout que tous les éléments, tangibles et intangibles, visuels et virtuels, proches ou imaginés, factuels ou projetés le prennent dans un enchevêtrement multispécifique, pour parler comme Anna Lowenhaupt Tsing, enchevêtrement de plusieurs histoires associant différentes temporalités, différentes choses, espèces et flux, qui lui rappellent forcément les étreintes où soudain tout semblait correspondre, converger en fusion pour ouvrir des possibles inédits, un futur impensé. Etreintes durant lesquelles leurs corps unis n’étaient rien de plus qu’une main traînant dans l’onde, main multifacette, titillée par d’innombrables ombres et impressions, banc de poissons intrigués venant la frôler, la mordiller, fantômes remontant des lits de vase. Ces enchevêtrements, composés comme en laboratoire ou surgissant de manière fortuite, quels que soient leurs leçons ou débouchés, tels qu’en eux-mêmes, font du bien, instaurent des milieux où il lui semble qu’enfin la vie privilégie la compréhension et la co-construction, permet d’élaborer une attention aux choses prometteuse, guérisseuse. Un tel enchevêtrement draine des lumières – tamisées, crues, vives, chaudes, froides, foudroyantes, qu’importe – au cœur des taillis, estompe la violence d’être un individu clos sur lui-même, donne l’impression que le peu d’intelligence détenue n’est qu’une infime partie d’un mycélium qui le traverse.

Le blanc colonial, le blanc décolonial. La porcelaine, filtre bactérien. Candice Lin libère virus et bactéries de récits détournées, divergents. James Baldwin constate le massacre d’Algériens à Paris. Jeanne Baret, botaniste brillante dans l’ombre des mâles.

C’est une dynamique qui brasse toutes ces questions – l’invisible, l’interpénétration polymorphe, les agencements interspécistes – que l’artiste Candice Lin trace dans un fouillis de narrations historiques, à priori disparates, non appelées à s’entrecroiser, verrouillées de l’intérieur, hermétiques et dont la force d’inertie perpétue la force autoritaire de la logique linéaire. Elle s’emploie à rompre la morgue de cette inertie. Un corps blanc exquis, est le titre de l’enchevêtrement qu’elle réalise à Bétonsalon. Ce corps blanc exquis nomme le bien le plus désirable, indéfinissable par nature, imposé comme corps et comme couleur supérieurs à tout le reste par l’entreprise coloniale. La chair blanche occidentale, la plus accomplie.  Mais, en l’occurrence, ce blanc exquis est aussi celui de la porcelaine, objet de convoitise intense et violente de la part des forces colonisatrices découvrant ce raffinement technologique et culturel en Chine. La porcelaine devient un espace de change fantasmatique entre civilisations affrontées, l’une déterminée à dominer l’autre, en lui soutirant ses savoir-faire, son génie, sa beauté. Mais au-delà de cette tragédie, dans les faits, les deux cultures se mélangent, se contaminent, dérivent. Pour Louis Pasteur et Charles Chamberland, « les pores si fins » de la porcelaine en font « un filtre performant pour l’étude des bactéries et virus, autres voyageurs clandestins invisibles à l’œil nu ». L’agencement conçu par l’artiste est, de la même manière, un immense dispositif imaginaire de mailles finement croisées, mailles de différents récits et temporalités, de différentes sciences et fabulations à travers lesquelles circulent virus et bactéries minoritaires, recomposant sans cesse la possibilité d’histoires détournées au sein des corps dominants, altérant patiemment leur linéarité insolente, maintenant possible la fabrique de mondes impensés. « Des chercheurs du XXème siècle, en s’alignant sur les prétentions de l’homme moderne, ont concouru à nous détourner de notre capacité à faire attention aux histoires divergentes, stratifiées et combinées qui fabriquent des mondes. Obsédés par la possibilité d’étendre certains modes de vie à tous les autres, ces chercheurs ont ignoré tout ce qui se passait ailleurs. Néanmoins, à mesure que le progrès perd de son attrait discursif, il devient possible de voir les choses autrement. » (p.59) Candice Lin élève une sorte de mausolée bactériologique aux destins de deux personnages historiques, n’ayant pu se rencontrer, car appartenant à des siècles séparés, mais tous les deux refoulés, bâillonnés, tourmentés à cause de leur genre. L’un est l’écrivain James Baldwin, africain américain, homosexuel et en tant que tel discrédité par le mouvement viril des Black Panthers. Forcément peu accepté par les Blancs, moqué par les Noirs guerriers, condamné à se chercher entre deux eaux. Candice Lin en fait aussi la plaque sensible sur laquelle s’est imprimé le massacre des Algériens dans la Seine, à commencer par un effet de vide. Revenant de New York, il remarque avant tout la désertification des cafés arabes, la disparition de nombreux visages qu’il avait l’habitude de côtoyer, avant de découvrir l’horrible explication de cette disparition brutale avec laquelle, en tant que Nègre appartenant à une communauté connaissant esclavage et lynchage, il ne pouvait que résonner. L’autre personnage est une femme, une botaniste, Jeanne Baret, inconnue au bataillon, et pour cause, au XVIIIème siècle, les femmes n’avaient pas droit au chapitre. Elle a contribué à faire évoluer la connaissance des plantes, dans l’ombre de son « mari et maître », distillant dans la science masculine des savoirs venant de tradition de soins très féminins. Connaissance des simples, infusions et décoctions de « bonne femme ». Elle a participé à la grande expédition Bougainville, accompagnant secrètement son mari, déguisée en homme car les femmes n’étaient pas tolérées sur les navires, par superstition (encore une histoire de menstruation). Une femme, découverte en mer, comme les algériens, était susceptible d’être balancée par-dessus bord. Même engeance.

Une couche dépravée. Arrosé par l’eau de la Seine dans laquelle sont morts les algériens. Aspergé par l’urine de visiteurs-visiteuses. Une couche bactérienne. Tout autour le récit d’exposition botaniste dans laquelle se cachait une femme.

Au centre de la halle bétonnée, nue, il y a un lit. En porcelaine non cuite. Poreuse, perméable, altérable. C’est la couche d’amants telle que décrite dans un roman de Baldwin, un lieu de confrontations, de germination douloureuse, de pourrissoir sentimental, d’incubateur paradoxal. La chambre est en désordre, un foutoir typiquement bohème qui atteste d’une difficulté à vivre là. Mais de toute façon, le lit, celui-ci ou un autre, c’est toujours un espace d’échanges, de corps à corps qui se refilent leurs fièvres, bonnes ou mauvaises, froides ou torrides. Sueurs, salives, poils, cheveux, pellicules, gouttes d’urine, morve, sperme, cyprine, larme, peaux mortes et quelques fois, suintant d’ici ou là, sang et pus. Et, c’est étrange, ce lit, cette chambre, au milieu du vide, juste délimités par de longues bâches de plastique transparent, donnent l’impression d’un espace confiné, étouffé. Poisseux. Il y a la vasque d’un urinoir, des tuyaux, un alambic, un glouglou fluvial. Une poubelle remplie d’eau de la Seine. Tant que le massacre des algériens ne sera pas reconnu, élucidé totalement, faisant l’objet d’excuses, leurs âmes croupissent dans cette eau. Peut-être est-ce du reste la poubelle remplie de pisse dans laquelle se plongea un Algérien pour échapper à la noyade mains jointes (la prière, l’Eglise n’est jamais loin quand on fabrique des martyrs). Dans cette eau, des plantes séchées, de celles qui furent identifiées par Jeanne Baret pour soigner la gangrène de son époux, sont plongées. Une sorte de soin symbolique pour conjurer la pourriture idéologique que représente la noyade forcée d’innombrables humains, concertée, décidée par les forces de l’ordre. Et puis l’alambic gargouille, en pleine activité. C’est de la pisse. Elle provient des dons des visiteurs et visiteuses. Dans de petits pots, comme lors des visites médicales ou, directement, via l’urinoir disposé à l’entrée. Des pisses-debout sont à la disposition des femmes. Ce mélange d’eau de Seine infusée et de pisse distillée est aspergé sur le lit, via un dispositif similaire aux appareils anti-incendie, la chambre en désordre. La terre non cuite absorbe, réagit, craque, se fend, change de couleurs, verdit, pourrit lentement. « Je pense au liquide, à la condensation, comme à un souffle, comme au halètement nerveux de l’attente, de la tension sexuelle, de la possibilité. Et aussi à la moisissure, à la rosée qui ne peut s’évaporer, qui se condense sous une bâche en plastique ou à l’intérieur d’une vitrine et qui croupit, détruisant les fragiles plantes, faisant pourrir les graines et « saigner » l’encre des archives jusqu’à ce que l’écriture ne soit plus lisible. » (Candice Lin, guide du visiteur) Tout autour, des documents que l’artiste a examinés pour explorer les éléments de son installation, des traces de vie laissées par Baldwin et Baret, des informations sur la vie sur les navires, les explorations botaniques du XVIIIème siècle, des échanges épistoliers, des objets exotiques, le massacre des algériens. Des archives et des tentatives d’appropriation, des dessins, des textes manuscrits, un espace d’étude, de recherche, de compréhension.

Feuilleté multi-spéciste. Ce qui jadis ne se passait que dans les fables intègre les régimes de vérité. Pour changer le rapport au genre, aux savoirs, aux colonies.

En guise de corps blancs exquis, donc, un urinoir et, épars, des linges de corps, petite culotte, chaussette blanche, chaussures vides abandonnées, raides. Tout cela, un enchevêtrement complexe, avec des lignes directrices, mais surtout une majorité de lignes de fuite, l’ensemble reste difficile à circonscrire dans le profil d’une œuvre uniforme, univoque. Ça déborde de partout, ça fuite, ruisselle. Les textes d’accompagnement, la vidéo, ne proposent aucune synthèse, au contraire, ils ajoutent des couches, des perspectives, complexifient le feuilleté multi-spéciste. Ce n’est pas embrassable d’un seul regard, quel que soit le point d’où l’on se place. C’est un lieu d’études et de recherches, c’est un dispositif flottant comme un radeau pour voyager à travers les non-dits de l’histoire, les versions officielles, les interprétations biaisées, qu’il s’agisse d’histoire des sexes, des colonies, des savoirs. « Les enchevêtrements interspécifiques que l’on pensait autrefois être le matériel de base des fables sont désormais pris en compte dans les discussions très sérieuses entre biologistes et écologistes qui ont montré comment la vie avait besoin des échanges réciproques entre de multiples êtres différents. » (p.21) La prise en compte des fables, désormais, se répand à tout régime de vérité, non sans susciter de multiples résistances, parfois virulentes. C’est cela aussi, penser, sentir, la main vacante dans l’onde (au sens large, la part d’électricité commune à tout ce qui nous entoure, la circulation de fantômes), antenne ou gouvernail intuitif.

Yves Citton répertorie les « chiffons palimpsestueux brouillant la succession bien ordonnée des générations techniques ». Il faut revoir l’histoire des technologies. 

Yves Citton ne fait rien d’autre quand, pour mieux penser l’actuelle médiarchie, il plaide pour une archéologie des médias qui exhume les imaginaires les plus loufoques, étudiant quelques textes fantaisistes de siècles anciens qui, sous prétexte d’inventer des machines fantastiques, sans le savoir ni vouloir préfigurer quoi que ce soit, saisissaient le rayonnement envoûtant, toujours déjà là et que captent, instrumentalisent nos médias modernes, via aussi nos ordinateurs ou autres interfaces numériques. Tout est important, « bricolages surprenants », « rêves impossibles », autant de « chiffons palimpsestueux brouillant la succession bien ordonnée des générations techniques ». (p.196) C’est, notamment, la « machine à tisser les flux aériens » décrite, dessinée, conceptualisée par James Tilly Matthews, un britannique interné comme fou. Elle permet de contrôler les humeurs et d’orienter les actes des citoyens par émission de « fluides sympathiques » prenant le contrôle des esprits. « (…) Les «Assassins » – nom par lequel Matthews désigne ces « pneumaticiens » et « magnétiseurs » malfaisants – conspirent à contrôler la vie politique du pays à travers tout un travail de « façonnage d’événements » » et que l’auteur appelle joliment la cerf-voltance. (p.199) Pas besoin de beaucoup extrapoler pour établir un parallèle avec la mainmise de l’environnement numérique sur nos comportements au quotidien, largement synchronisés, rythmés par une politique de l’événementialité grand public laissant de moins en moins de place à tout ce qui est minoritaire. Mais c’est aussi s’intéresser à l’invention de cette « machine universelle d’enregistrement et de programmation musicale» décrite minutieusement, dans les moindres détails techniques, par trois frères habitant Bagdad autour des années 850. Le fonctionnement de cet « instrument qui joue de lui-même » repose sur un principe qui n’est pas sans un air de famille avec nos cartes perforées bien plus tardives. Ces choses circulent, baignent dans des courants d’idées qui nous irriguent tous. Ces élucubrations farfelues peuvent nous faire sourire, elles ont alimenté probablement un courant d’inspirations, d’esquisses, de projets et de désirs qui, à un moment ou l’autre, se concrétisent, s’incarnent de façons plus « plausibles», « réelles ». Cela participe des essais et erreurs d’une intelligence collective appréhendée sur des siècles. L’ubiquité du numérique relève sans doute, pas seulement mais aussi, d’une aspiration lointaine, profonde qui recoupe toutes les histoires de magnétisme, de voyance, de mesmérisme, et cette généalogie explique en partie la fascination qu’exerce cet univers numérique. Machine à tisser les flux aériens, instrument qui joue, enregistre et diffuse de la musique dans les airs, seul, voilà des dispositifs qui invitent à élargir nos connaissances du cosmos dans lequel nous baignons, matrice qui fabrique individuation et transindividuation.

Une machine de l’inédit et de l’hétérogène, ouverture aux irrégularités temporaires des histoires, le laboratoire de l’artiste et son mycélium

Une installation comme celle de Candice Lin est à la croisée de tout ça : restitution véridique de bouts d’histoires, utilisation de fragments machiniques ou morceaux technologiques bien réels et actuels, mais aussi élaboration d’une machine inédite et hétérogène, aux contours et mécanismes insaisissables dans leurs détails, mais lancée, impossible à arrêter, rendue folle, cumulant de plus en plus de vécus et de témoignages de ce qui, autour des histoires soulevées, a été jeté dans l’ombre, occulté, censuré, rectifié, broyé, opprimé, déformé, exterminé. Les liens qu’elle tisse entre tous les éléments qu’elle convoque, matériellement ou non, sont fragiles, pas forcément de l’ordre de l’enchaînement logique ni de l’emboîtement mécanique incontournable, mais inscrits dans une dynamique plus aléatoire, relèvent du saut dans le vide, du « blanc » qui sépare deux sortes d’intitulés ou de marques. En ce sens, même souligner l’absence de lien est une invitation à creuser, à sentir autrement, à se dire que, oui, en grattant on peut trouver qu’une liaison, en fait, passe ailleurs. Ce travail d’artiste ressemble à un mycélium, en fait, qui trame son réseau parfois longtemps sans donner de fruit, et soudain, parfois sans que cela s’explique rationnellement, éclot en fruits rares et épars ou abondants. Cette précarité de la coordination de tous les ingrédients qui font que là, soudain, ça porte des fruits, cette précarité est justement ce qui compte, c’est la trame de l’œuvre (en tout cas tel que lui, en situation, la sent, sans doute est-il particulièrement réactif à ces ondes), la trame que l’on perçoit et qui aide à penser autrement, livré à l’expérience esthétique face à de telles œuvres. C’est ce qu’explique Anna Lowenhaupt Tsing dans son étude sur les matsutakes. En fonction des tailles, des incendies, de l’exploitation forestière qui modifie le biotope, les champignons peuvent ne pas porter pendant plusieurs années. « Le fait qu’il n’y en ait pas pendant de longues années est en soi une qualité : une ouverture à l’irrégularité temporelle des histoires que les forêts tissent d’elles-mêmes. La fructification intermittente, spasmodique, nous rappelle la précarité de la coordination ainsi que tout cet ensemble intriguant de circonstances qui caractérise la survie collaboratrice. » Remarquez que l’histoire officielle de l’homme sur terre essaie de se présenter en texte dense, sans faille, une progression réussie et parfaite, évacuant toutes les irrégularités, toute précarité. Les histoires alternatives incorporent les irrégularités temporelles pour mieux les escamoter. Face à une installation artistique à percevoir comme la « fructification intermittente spasmodique » d’un travail souterrain bien plus étendu, il ne peut s’empêcher de vibrer, vibrer à partir de ce qu’il identifie comme le travail souterrain, mystérieux, qui continue à le réunir, malgré tout, sans visibilité objective, à celle à présent perdue. Le mycélium qui les a réunis, a donné quelques fructifications spasmodiques remarquables, déjà anciennes – courriers échangés, conjonctions écrits et dessins, SMS délirants, échanges de regards, mais aussi ce qui, vu par d’autres, ne serait rien d’autres que déchainement pornographique et leur semblait floraison irréelle de leurs corporéités amoureuses insoupçonnées – , avance patiemment, interminablement, se développe, trouve d’autres sols, et inévitablement, un jour ou l’autre, donnera de nouvelles fructifications tout autant intermittentes, coordinations précaires et irrégulières, en un point encore inconnu de la trame tissée sous terre.

Bifurcation imprévue, accidentelle, entre animal, végétal, et humain, des instances de mutations poétiques

Mais, pour l’heure, tout est dormant, comme l’automne qui s’installe. Comme des scènes de vies hétérogènes immobilisées dans la laque. Les tableaux de Haegue Yang où se figent des configurations  « ESP » (« perception extrasensorielle aussi connue sous le nom de sixième sens ou seconde vue »). Des collages de feuilles, de racines, en conjonctions cosmologiques, en suspension dans une épaisse couche de vernis séché à l’air libre, ayant absorbé poussières et insectes. Des assemblages qui vivent, continuent à croître, comme vus sous une couche de glace les protégeant de l’extérieur. Des assemblages de « perceptions extrasensorielles », c’est, selon lui, ce que les échanges avec son amante, ont engendré. C’est ce qui reste, « quelque part », de leur amour. A explorer. Leurs flores et faunes intérieures se sont mêlés et reproduites, ont engendré des hybrides qui continuent à pousser, s’enchevêtrer, forment le mycélium fantasque qui, espèrent-ils, chacun séparé et distant, finira par réunir encore, quelque part, des bouts de leurs deux vies. Chaque ensemble d’ESP de Haegue Yang évoque un « tout » né d’une bifurcation imprévue, accidentelle, entre animal, végétal, et humain, des instances de mutations poétiques. Des configurations qu’il contemple fixement, intensément, avec l’impression, effectivement, de se déplacer dans l’onde, de changer de place dans le mycélium, se rapprocher de fructifications spasmodiques et éphémères, un jour peut-être, dans une grâce extrasensorielle.

Pierre Hemptinne