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A l’affût de ce qui fuit

Fil narratif à partir de : l’été 2022/dérèglement climatique – Christopher Whool, galerie Hufkens – bout de fer sur la route – Hubert Lucot, A mon tour, P.O.L. (2022) – Fondation Vuitton – Simon Hantaï – Georges Didi-Huberman, L’étoilement. Conversation avec Hantaï -Yves Citton, Altermodernités des lumières, Seuil 2022 – Pierre Bourdieu, Microcosmes. Théorie des champs, Raisons d’Agir 2022 – Sculpture de Luc Navet – vélo et chute —-

Bien que sous le dais des branches, sans bouger, l’ombrage ne rafraîchit plus. S’il se réfugie là, c’est par habitude, c’est l’ancien abris contre les canicules, à présent lieu où communier, avec l’arbre, dans le stress hydrique, être ensemble. Des ruelles étroites du hameau qui mènent jusqu’à la forêt, si proche, quasiment sans transition, descendent parfois des effluves humides. Peut-être juste des souvenirs de fraîcheur, des haleines, des hallucinations. Il n’écoute ni ne regarde les informations, mais elles zèbrent l’air de leurs messages anxiogènes, colportées de bouche à oreille sur les marchés, devant l’étal d’un boucher ambulant, alertes aux incendies un peu partout, sécheresse et suffocation généralisée, il suffit de rejoindre quelque promontoire dégagé pour apercevoir les fumées, dans les garrigues, les vignes, les forêts, jusque très loin vers le littoral. Il y a toujours bien dans le champ de vision un pan de colline calciné, vestige des ravages précédents. (Pourtant, un Ministre de l’intérieur avait promis d’activer une parade imparable : engager plein de « gendarmes verts », ainsi, c’est chouette, quel que soit le fléau, la logique répressive est la solution.) Tout le monde est sur le qui-vive, des outils, une brouette remplie de sable, un seau toujours à portée de main, une valise avec le strict minimum à emporter. Les témoignages se multiplient sur les dégâts causés à la biodiversité, marine et terrestre, inexorables, ne laissant que peu d’espoir. Amputation des possibles. Soudain, les gens touchent du doigt, dans leur réel, ce qu’annoncent les scientifiques depuis belle lurette, que le politique s’est efforcé de dédramatiser systématiquement, et ça fait tilt ! Vivre tétanisé. 

Oiseau rhombe

A deux mètres de lui le rhombe silencieux d’une sitelle se matérialise sur un tronc squameux, sortie de nulle part, entreprend d’ausculter l’écorce ; un écureuil surgit de l’herbe rousse, l’aperçoit et saute sur le tronc (la sitelle s’envole), poil hérissé, queue agitée, signaux d’alarme et colère, puis grimpe, l’étudie sous toutes coutures, de branche en branche, diversifiant les points de vue. Ce n’est pas la première fois. il fait le mort, il fait ça très bien, il s’y croit même. L’écureuil s’affranchit et repasse près de son fauteuil, se glisse sous le buisson où il sait trouver une vasque d’eau fraîche. Plus loin, entre fleurs séchées et arbustes assoiffés, émerge une pierre sculptée par un ami d’enfance, pièce qui l’accompagne depuis longtemps, brute, à peine façonnée, bouchardée. Sa silhouette douce lui donne l’allure d’un nuage juste posé, matériau dématérialisé. Sa plasticité évoque la longue relation de l’humain à la pierre, façonnage des premiers outils qui, à leur tour, au gré de leur évolution, façonnèrent la matière grise. Ses allures vaguement phalliques rappellent la prégnance de cet organe sur l’histoire relationnelle de l’homme au reste du vivant.  En même temps, c’est un crâne, c’est l’encéphale sans cesse modelé par son environnement (selon le jeu des ombres et lumières, la pierre posée sur son support, ne cesse de changer, tantôt ronde, tantôt animée de creux comme ces taches sombres aperçues de loin à la surface de la lune. Et puis, nantie d’un cratère, elle est creusée pour récolter l’eau de pluie, faire office de baignoire à oiseaux, suggérant que cette entité humaine, le cerveau, pourrait s’imaginer un devenir utile à la biosphère, à l’autre, parfaitement intégré aux enjeux du vivant. Et ils s’en donnent à cœur joie, iles oiseaux, ls défilent et, au-delà d’assouvir la soif, ils jouent sur les « berges » providentielles, se plongent, s’aspergent, se chassent l’un l’autre, socialisation. Il reste des heures ainsi à infiltrer la vie animale qui l’effleure, le tolère, inclusive. Son activité principale. 

L’affût, l’écriture

Il se souvient, adolescent, une épreuve scout d’affût dans la forêt, impliquant de rédiger un compte-rendu du vu et entendu, prise de conscience de la manière dont on se rapproche des autres vies, discret, camouflé dans leur territoire. L’expérience en elle-même – disparaître, regarder, écouter – et la suite, en effectuer un compte-rendu écrit, l’avait fortement marqué. Le fait qu’écrire, raconter et décrire ce qui emplissait une durée déterminée d’attention, amplifiait le vu-entendu-senti, comme s’il s’agissait d’une archéologie mentale d’un instant, l’écriture exhumant une part importante de ce qui n’avait été que pressenti, révélant même ce qui n’avait pas été vu – à la limite de la fiction parce que découvrir grâce à l’écriture ce que le cerveau a enregistré, à l’insu de la conscience,  insinue un doute : n’est-ce pas invention ? Comme de se repasser un film au ralenti et d’y voir surgir ce qui s’est vraiment passé. Cela même lui avait fait l’effet d’une libération. Une perspective s’ouvrait. De quoi faire quelque chose de sa vie. Il n’a cessé de mettre à l’épreuve cette découverte, rechercher, donner forme à ce que la mémoire ensevelit sans qu’il le sache, exhumer les dimensions du vécu qui échappe au ressenti instantané, reconstituer l’existence non-sue, la traquer, à partir d’intuitions, de correspondances, de mélancolies indicatives qu’éveillent d’autres incidents, d’autres vécus, d’autres expériences esthétiques. Explorer les plis, le visible et le caché qui est la structure du visible. Aujourd’hui, le périmètre de son action se réduit de plus en plus, il exerce sa passivité-absorbante au sein de ce qui l’entoure. Papier buvard. Organisme sténopé. Sa position la plus courante correspond à cette première expérience d’affût en forêt, mais désormais planqué dans la futaie confuse de sa vie bruissante. Qu’il remue, ressasse, recommence à l’infini, en plein air, toujours sur le seuil de la bâtisse, en pleine porosité (qui entraîne une sorte d’ivresse comme quand l’air s’engouffrant par les fenêtres grandes ouvertes d’une voiture roulant à vive allure donne le tournis). Frôlé par les ailes et les poils, bercé par les toc-toc de l’écureuil au travail, récoltant les noisettes et les conditionnant pour entrer dans ses stocks, sa rêverie bifurque, se demande s’il n’aurait pas dû tenir un journal. N’aurait-il pas, là, maintenant, un matériau mental conférant plus de consistance à ce qu’il a vécu et du coup plus apaisant ? N’aurait-il pas mieux répondu à ses pulsions précoces de graphomane, les canalisant dans quelque chose d’utile ? 

Il en avait eu l’intention, il y a quelques années, avait été à deux doigts de se lancer, c’était en lisant – tardivement, soit – Hubert Lucot dont venait de paraître le dernier livre posthume, « A mon tour ». Titre magique, sur la ligne singulière que trace toute vie, pointant l’instant où cette singularité rejoint la finitude universelle, rend l’âme et se fond dans le tout.

Journal perdu

« Le bouleversement Hubert Lucot : ne devrais-je pas, aussi, entamer un « journal », cristalliser dans un style, un souffle, en quoi écrire est indissociable de toutes mes autres fonctions vitales , au quotidien ? Réussir cette objectivation de ma singularité, au moins, dans une pratique patiente au long cours ? Rien à voir avec un projet éditorial, la recherche d’un « produit » qui justifierait de démarcher un éditeur, plutôt pour l’exercice, la discipline. C’est très compliqué de « trouver » le style d’une écriture journalière. Suffit pas de raconter ce qui arrive au jour le jour, ce que l’on retient. C’est cela qui me fascine et me rend accroc dans « A mon tour », lu trop vite pour cette même raison : la force et la justesse du style, son rythme, sa recherche de ce qu’est le fil d’écriture essentiel pour lui, au centre de tout, enfin, pas une essence, un faire, un tissage des différents plans d’un vécu qui forcément, au départ, sont disparates, appartiennent à des temporalités, des géographies, des causalités disjointes. Sa volonté de devenir écrivain forgée très tôt, il a réussi à créer un style qui lui ressemble, qui au fil des années, le garde fidèle aux premiers désirs d’écrire, et à l’ambition. Dans un autre volume, antérieur, il déclare, face au sable et à ce qui s’y efface : « Je rêve de la trace suprême, que mon écriture accomplira ». J’ai eu aussi ce rêve, qui m’a fait quitter l’ornière scolaire. Puis, par constat d’échec, révision raisonnée des premières impulsions, attrait pour d’autres devenirs ? Ca s’est transformé en autre chose. Peut-être l’attrait du sans trace ? Mais j’aime renouer avec ce rêve, ça me parle comme on dit, via l’écriture de Lucot, un « faire tenir ensemble » magique qui, dans le cas d’un journal de maladie, s’engage à ne rien taire, des épreuves et dégradations, et de ce jeu de pressions, laisse fuser des éblouissements (un alliage imprévisible de souvenirs et de présents, courts-circuits de mélancolie et de joie intérieure ressuscitée). Ma situation n’a aucune similitude avec son dossier médical, dieu merci, mais quand même, son exemple avive le besoin d’un travail d’écriture pour « exorciser » ou mieux, « m’habituer à », « vivre avec, au mieux ». Avec quoi ? La présence de plus en plus familière de la fin qui se rapproche. Les interrogations sur « la suite », quelle forme va-t-elle prendre ? Ecrire un journal, entretenir l’illusion de « laisser quelque chose », subterfuge. Fasciné par l’énergie de Lucot à finir une œuvre – c’est-à-dire à l’avoir en soi, savoir exactement ce qu’il faut produire pour qu’elle ait, au moins un temps, vu de l’extérieur, l’aspect de quelque chose de fini – , la porter jusqu’au bout, le dernier souffle. Dans pareille situation de souffrance, je pense que ce serait le cadet de mes soucis, j’abdiquerais. Faut quand même y croire, au sacré de la créativité, pour fournir une telle énergie, s’imposer une telle discipline. Mais, soit, oui, ça aide, ça doit aider, surtout quand, comme chez Lucot, ça donne des « précipités » stylistiques, fascinants, seuls à même, je pense, de traduire l’état d’un cerveau, d’un psychisme, d’un organisme, en train d’encaisser une telle succession d’analyses et d’interventions thérapeutiques lourdes. Happé dans la machine d’une transformation irréversible. Quand je dis « état », je pense aux multiples adaptations des fonctions cérébrales connues et inconnues, pour rester capable de donner forme à ce qui persiste, retenir, comprendre, maintenir un récit. Ce que rend possible l’acquisition d’un important capital culturel, ça ne vient pas tout seul, ces « précipités » magiques. L’auteur évoque, allusivement, régulièrement comment il s’est constitué ce bagage culturel, investissement et discipline. Sa culture picturale par exemple – incarnée par plusieurs amitiés avec des peintres de qualité – il la doit à la découverte des reproductions en cartes postales. Et je me revois à Bruxelles, rue Saint-Jean, avec deux amis, écumant les casiers d’une boutique spécialisée dans ce genre de cartes postales. Les murs couverts de petits tiroirs en bois, un classement par siècles et par ordre alphabétique. Nous restions des heures, feuilletant les images, attendant que ça fasse « tilt ». Nos moyens étaient limités, nous sortions avec peu de cartes. Personnellement, ça n’a pas structuré une connaissance de l’histoire de la peinture, ça a favorisé certaines formes de curiosité, de boulimie. J’ai même l’impression que j’ai avancé en évitant tout ce qui pourrait déboucher sur la constitution d’un capital, quel qu’il soit, plus ou moins formalisé, homologué, restant dans quelque chose d’informel, courant après ce qui fuit. Ecrire comme Hubert Lucot, au plus près de ce qui, en principe, décourage tout projet, toute projection de soi dans l’avenir, écrire même au sortir d’un scanner, d’une perfusion, c’est sauvegarder le plus longtemps possible une « beauté » du vivre, du faire, ne pas se laisser morceler par les gestes médicaux, les inscrire dans un fil, composer avec. C’est proche aussi d’un sacrifice de soi, cette débauche de désintéressement pour que subsiste la littérature, dans une forme pure, supérieure, en faisant corps avec ce sacré, antidote magique au cancer. Je suis particulièrement ému par son refus de la rhétorique du combat avec la maladie. Il ne se bat pas, il compose avec, et avec tous les intermédiaires, corps médical, machines, technologies, médicaments, substances. « Je ne suis pas un djihadiste, je ne me bagarre pas. Je prête le flanc aux médications, l’oreille aux explications rassurantes. » Et puis, découlant probablement d’une stratégie de résistance aussi, le dispositif de trajets incessants en tram et bus, garder le contact avec la ville qu’il aime, sillonner le corps urbain, graver toujours mieux les souvenirs qu’éveillent les lieux, entretenir les bonnes ondes, maintenir vivaces les itinéraires aimés, sa géographie intime. Et l’ensemble tourné vers l’entretien et la captation des plaisirs, des joies accessibles – infimes et insondables à la fois. Tel enchaînement de bus. La chaleur d’un lainage. La lumière sur un parc. Une ambiance clinique soudain onirique. « Le 46 survient, je goûte les fraîcheurs que des sentiers roux ouvrent dans le bois de Vincennes. » « mon siège dans le 88 m’a donné bien-être ; la traversée de mon vieux quartier, le même bonheur que lors du trajet en ambulance Pompidou-Cochin ». J’ai lu en regardant les trajets effectués sur un plan des bus et métros parisiens, en localisant, sur une carte, les rues mentionnées, certaines que je connaissais bien, avec évocation d’enseignes que je visualise encore très bien. Oui, le fait que ce soit aussi la relation d’une intimité avec Paris, ça m’a agrippé, je me suis très tôt projeté dans cette ville, restes de romantisme adolescent, lieu où j’imaginais un jour rencontrer les êtres qui me comprendraient, me reconnaîtraient, du temps où je correspondais avec d’obscures revues de poésie, puis une ville que j’ai arpentée pour observer ce qu’est, à fleur de peau, la vie culturelle d’une grande cité.»

Méfiance et entrelacs, fil de fer et galerie

Puis, dans un contexte où la société s’abîmait dans la crise climatique, il a eu une grande méfiance à l’égard de tout cette activité artistique, événementielle, liée à un contexte d’extractivisme capitaliste appliqué à la moindre « créativité » humaine, conduisant à ce que, comme l’écrit Didi-Huberman en une parenthèse percutante, l’art « autonome » se retrouve phagocyté par les industries culturelles. 

Il se souvient d’une longue sortie à vélo, de longues heures au pédalage soutenu, hypnotique, baigné d’endorphine, transcendé par le second souffle, ivre de la relation exosomatique avec la machine « parfaite », filant hors sol, la tête non pas vide – contrairement à ce que l’on dit souvent – mais pleine autrement, livrée à un profond set up de tous ses patrimoines, affectifs, culturels, cognitifs, procédant à un réagencement de ses ressources, tirant parti de cet instant où l’organisme en plein effort n’est plus qu’énergie parmi les autres énergies du paysage, du monde, peut-être dans ces instants où l’enveloppe s’évanouit, l’être s’avoue-t-il enfin sans complexe principalement holobionte. Et, la tête dans le guidon, un truc au sol le happe. Pas prévu. Il lui faut quelques minutes pour affermir la volonté de savoir ce que c’est, qu’a-t-il vu, ça lui a fait l’impression de quelque chose qui l’attendait, l’allure d’un truc perdu et enfin retrouvé. Il freine, redescend sur terre, demi-tour, revient à la recherche de ce qui a frappé son attention. 

« Ah, oui, j’adore », c’est un entrelacs de vieux fils de fer, rouillés. Une main ouvrière ou bricoleuse l’a sans doute entortillé – sans penser qu’il la façonnait pas n’importe comment, à la manière d’une signature non réfléchie – puis jeté sur la route où de nombreuses roues, autos, motos, poids-lourds, l’ont martelé sur le macadam, graviers et ciment délité. L’environnement est celui d’une berge bétonnée, une darse industrielle, un peu en friche, avec de rares péniches, des camions, des transvasements de matériaux. J’ai un faible pour ces objets entre « rien » et « art », objets-frontières. Il y a une conjonction de lieux et circonstances qui fait que celui-ci m’a interpellé à ce point. Peu de jours avant,  j’ai vu ce « genre de chose » dans une exposition de Christopher Whool dans une galerie classe (Hufkens). Pas le même décor qu’ici. Cette galerie bien en vue a investi une part de ses plus-values dans une rénovation architecturale bluffante. Un ancien hôtel de maître transformé de l’intérieur en ce que serait, précisément, une demeure de maître d’aujourd’hui. Tout en bêton lisse ou brut, un formidable agencement de volumes épurés, une science de l’éclairage et de la respiration des espaces emboîtés sur plusieurs étages, des entrailles au firmament, le tout parfaitement pensé pour sublimer l’exposition et la rencontre avec des œuvres d’art. Une cathédrale, un mausolée, une merveille. 

Capital symbolique et spéculation

Mais alors que l’ensemble des œuvres présentées avec soin, agencées de façon optimale devrait m’enchanter – photos d’aridités absconses dans le désert texan, peintures de formes subjectivées en tissus tumoraux de ce qui fait image, épatantes sculptures de fils de différentes tailles -, rien, peu d’émotion, l’habitude de ce genre de situation aidant juste à un ressenti raisonné. La curiosité s’ankylosait, perdait l’envie d’investiguer, d’aller vers les œuvres, ce qui prédominait était une sorte d’exhibition froide, parfaite, d’apparition plutôt, apparition instrumentalisant la magie artistique, l’air de dire « voyez comme je ne cesse de prendre de la valeur, rien qu’en restant là, sous vos yeux, à ne rien faire ». Le formidable agencement architectural donnait alors l’impression de se promener dans les coffres souterrains d’une immense banque spirituelle. D’où une frustration que l’inégal entrelacs de fils aperçu depuis le vélo, en sa trajectoire magique, promettait fugacement de compenser, justifiant le freinage, l’arrêt, pied à terre.

Au Palais

Combien de déconvenues de la sorte n’a-t-il pas connues ? Il se souviendra toujours, se dirigeant en pleine canicule, vers un « geste architectural » fantasque, du genre que l’on verrait bien dans un décor de science-fiction, entre cathédrale ésotérique et vaisseau spatial en visite éphémère, posé en lisière d’une forêt elle-aussi déjà en grand stress hydrique. En ce temple prestigieux il va retrouver les œuvres de Simon Hantaï, rassemblées pour le centenaire de sa naissance. Profitons des anniversaires. Il avait découvert ce travail de toile-couleur-plis, dans les années 90, un article de presse avait attiré son attention sur le fait qu’une galerie montrait, de façon exceptionnelle, l’état des recherches de cet artiste qui s’était retiré du monde de l’art, en avait fui le marché. Il avait été attiré par ce positionnement politique et curieux de découvrir ce qu’il en résultait, esthétiquement. Mais plus il approche du palais prodigieux, hors normes, plus il est perplexe. Quel décalage avec le souvenir qu’il a conservé des toiles fascinantes, dépouillées de tout éclats ostentatoires ! Et il se souvient d’une note de bas de page de Didi-Huberman, dans le livre « Etoilements », fruit d’un échange long et substantiel avec l’artiste, rencontres, conversations, courriers. Cette note, rappelle que toute la démarche de l’artiste, son choix de l’isolement et de processus lents correspondent à la conviction que « donner à voir des tableaux ne soit ni les donner en spectacle, ni les mettre en vente ». Il aura erré dans la fondation Vuitton, subjugué par l’excellence logistique et ergonomique des espaces, par la perfection atteinte dans l’art de donner les peintures en spectacle, justement, tellement bien qu’on n’y pense pas sur le moment, ça en jette, ça envoie à fond. Pas possible de trouver mieux ailleurs. Puis, finalement, une grande vacuité. Malgré, au prix d’un effort constant, avoir réussi à maintenir, ténue, la relation à cette exploration du pliage de l’image mentale, de son épaisseur fuyante, d’un soi réticulé dans le vide en étoilements infinis, en recherche de ce qui s’imprime sur les faces cachées de tous les motifs de la pensée, visualiser ce que la conscience ne parvient jamais à vraiment fixer, restant focalisée sur la surface apparente des plis qu’elle prend pour le réel. En effet, dès qu’il se représente quelque chose, intérieurement, il lui semble saisir la face évidente, allant de soi, de quelque chose que, provisoirement, il peut déballer, ce déplis engendrant de l’invisible, de l’insu, de l’inaccessible, laissant l’impression que penser consiste, par l’obligation d’équilibrer la pensée par un contrepoids, à produire de l’impensé. La dimension allant de soi étant une construction sociale, la manière dont un schème mental devient collectif par inculcation naturalisée, penser, réellement, consiste à réussir à saisir ce que le plis pris par cet allant de soi met de côté, en-dessus, ou simplement minorise. C’est ça que le travail mental cherche à capter en pliant, dépliant, pliant, dépliant, ses tissus de mémoire, d’idées, de concepts, d’images, de sons. Face au toile de Hantaï, il voit l’agencement de ce visible et invisible tenter de s’instituer, de travailler ensemble, ça lui permet de mieux sentir son corps, tel qu’il est, « un organisme d’enversements et de doublures, de strates et de conversions, de plissements et de contacts. Un lointain dedans : mais il travaille à même le support, à portée de main » (p.118)

Holobionte dans le champs

Dans la chaleur, sous les branches, il suit les déplacements d’un pic épeiche. D’un tronc à l’autre. Descendant, montant, tournant. Comme ces jouets qu’on active en tirant sur une ficelle. Allure d’automate. Disparaissant, reparaissant. Le rythme des coups de becs. Exploratoires, en recherche. Ou précis et efficaces quand une nourriture est disponible sous le bois. Silencieux ou sonores, percussifs. Il suit le mouvement de l’oiseau comme on lit une phrase en développement. Bien-être. Soudaines somnolences. Le réveille le cri des loriots ou des huppes comme lancé par son rêve, venant de lui. Il reprend un livre. Lu et relu. A différents moments de sa vie. Les compréhensions et incompréhensions se superposent. Pourquoi prend-il toujours autant de plaisir, comme si cela lui donnait des clefs pour avancer, de lire la description pointue des mécanismes de champs  ? « Du fait que le système de schèmes de pensée qui est pour une part le produit de l’intériorisation des oppositions constitutives de la structure du champ comme espace des prises de position possibles socialement instituées et ainsi constituées en thèses différentes et antagonistes, est inscrit dans les cerveaux de l’ensemble des participants (sous forme notamment d’oppositions fonctionnant comme principes de classement ou, mieux, de vision et de division, de marquage, de découpage et de cadrage), ce transcendantal historique procure une forme d’objectivité dotée de la nécessité transcendante des évidences partagées, c’est-à-dire admises universellement (dans les limites du champ) comme allant de soi. » (Bourdieu, « Microcosmes », p.255)  Puis il revient à ces instants qu’il ne voit plus venir, ravissements en de courts endormissements, denses, précédés pourtant par de courts instants où ses neurones émettent une sorte de drone envoûtant. Ces syncopes bienveillantes accentuent son sentiment d’être holobionte, cela lui procurant alors un étrange bonheur (disparaître progressivement dans un grouillement de bactéries offre une perspective qu’une rupture brutale). Autant d’instants où la peur de mourir est masquée par la conviction, politique, chaleureuse de « n’être plus seul », « expression empruntée à Edouard Glissant, le fait de « consentir à n’être plus un seul » (consent not to be a single being), (…) formule d’une socialité première (quoique nullement primitive), qui nous fait naître ensemble avant même toute préoccupation d’être ensemble. La néoténie – le fait pour le petit humain de devoir vivre plusieurs années sous la protection et l’éducation d’autrui avant d’être capable de subvenir à ses seuls besoins – semble constituer une faiblesse de l’individu, précocement exposé aux risques de l’existence. Mais elle fait en réalité sa force, en constituant sa puissance à travers un tramage collectif excédant largement toute ressource individuelle. Consentir à n’être plus un seul implique de défaire les illusions individualistes en réinsérant toujours ce que « je » peux dans le tissu de ce que « nous » faisons, les uns par rapport aux autres. Cela implique de savoir ce que l’on doit aux esprits des ancêtres qui nous ont précédés, comme aux esprits des descendants qui nous survivront et par lesquelles nous nous survivrons… » (Yves Citton « Altermodernités des Lumières »). 

Chutes et absence progressive

Chaque fois qu’il pique une tête dans un court sommeil, profond, et qu’il revient en sursaut de ces lointains, il revoit les « trous noirs » de ces quelques chutes à vélo. Il lui en reste des cicatrices, de lointaines douleurs aux pouces, aux poignets, des frayeurs.

« La chute de vélo. Un geste incontrôlé, un choc, une perte de maîtrise, la bécane à terre – un tout harmonieux homme-machine jeté désarticulé au sol comme on jetterait une poignée de dès, stop ou encore ? – brutalement, je heurte le bêton, glisse. Me relève en jurant, une voiture passe en ralentissant à peine, écrase le bidon qui roulait sur la route. Connard. Je ne suis pas loin du domicile. Je rentre faire un autre bidon. J’en profite pour désinfecter les plaies. Superficielles, mais quand même, peau bien râpée, cuissard et maillots déchirés. Pas de désinfectant doux, va pour l’alcool qui pique. Pas trop zélé. J’ai connu, enfant, le mercurochrome qui fait hurler. Je lave, je me change, j’aperçois mon visage dans la glace, tiens, pâle, très, blanc comme un linge. Je repars, pédale 80 kilomètres, sans forcer, au soleil. Tout semble se remettre en place, rien d’anormal dans les mécanismes. La nuit, je m’y attendais, mon organisme étant familier de ces réactions, fièvre et abondante suée, lit trempé. Encore la nuit d’après, la suivante, et la suivante… Pendant plus d’une semaine. Un choc dans la tête ? Dans le mental ? Qu’ai-je vu dans le vide dans la chute? Ces fractions de seconde d’absence complète. Ca va très vite, ces mini-crash, pas le temps de pérorer, mais je me souviens avoir été traversé par le genre de pensée, « ça y est, ça m’arrive, c’est mon tour ? ». »

PH

Le désir de ce que l’humus désire

Fil narratif tissé à partir de : des paysages – des congères de semences – John Cowper Powis, Wolf Solent, Gallimard – James C. Scott, L’œil de l’État, La Découverte 2021 – Yves Citton, Faire avec. Conflits, coalitions, contagions, Les liens qui libèrent 2021 – Subject Matters, exposition chez melissa ansel, Bruxelles, juin 2021

Sieste végétative, libérée du capitalisme, mélangeant les temporalités, infusant en divers héritages lointains

La porosité croissante aux éphémérides, du fait de vivre essentiellement seul et dehors, à l’abris sur la terrasse, en observateur intemporel, oublieux peu à peu de son propre parcours, ses souvenirs perdant aspérité et personnalisation, perles neutres d’un chapelet égrené en tous sens, il jouxte, longe ou s’immerge quelques fois en des strates antérieures de la civilisation considérées comme forcloses, à jamais dépassées et que de nouvelles manières de pratiquer l’histoire et l’archéologie, pourtant, réaniment partiellement. Elles ont toujours été là, en fait, dans les humeurs que traversent les individus. Dans l’humus des héritages. Comme si en chaque cerveau individuel, fragment du système nerveux de l’humanité de ses débuts à aujourd’hui, se conservait le souvenir des premières organisations humaines, toujours prêtes à servir au cas où. Ca tombe bien, l’humanité est dans un cul-de-sac et a perdu la capacité à élaborer des alternatives, après des décennies de néolibéralisme triomphant (T.I.N.A.). Ce sont des âges qui lui ont toujours souris – qu’il citerait comme réponse à la question « en quelle époque auriez-vous aimé vivre ? » – , où le contrôle étatique n’avait pas encore quadrillé le réel pour assoir une emprise progressivement totale sur toutes les dimensions de la vie en vue d’organiser au mieux le prélèvement de l’impôt, assignant les gens et les choses dans des cases bureaucratiques et une connaissance stéréotypée de leurs parcours individuels et collectifs. Ce temps lointain où régnait une certaine indistinction entre les gens et les lieux, ou plutôt une autre manière d’éprouver ce que l’on est, qui l’on est, selon d’autres usages de la langue et de l’art de nommer, décentrés, accueillants et polyvalents en lieu et place de l’installation d’une raison basée sur le tri, l’exclusion, la hiérarchie. Ainsi, sieste ou pas sieste, il aime s’orienter vers des états végétatifs volontaires où lèvent des rêveries confuses mais tenaces, l’aidant à s’échapper de tous les cadastres, cloud et big data. Alors, il lui semble se rapprocher d’une harmonie féconde, anarchiste, susceptible de prolonger et densifier ce qu’il lui reste à vivre. Au moins de lui procurer la sensation d’atteindre une compréhension des choses, décantée, propre à la (sa) vieillesse (« allez, rien que pour ça, ça valait la peine d’arriver jusqu’ici »).

Autre filiation, autre façon de se situer, autre ancrage

« Au moins jusqu’au XIVème siècle, la grande majorité des Européens n’avaient pas de patronymes permanents. Un individu possédait en général pour tout nom son prénom, qui suffisait à l’identifier localement. Si une information supplémentaire était nécessaire, une seconde désignation pouvait être ajoutée, indiquant son métier (en anglais ; smith/forgeron ou baker/boulanger), sa situation géographique (hill/colline, edgewood/orée du bois), le prénom de son père ou un trait personnel (short/petit, strong/fort). Ces désignations secondaires n’étaient pas des noms de familles permanents ; elles ne survivaient pas à ceux qui les portaient, sauf s’il se trouvait, par exemple, que le fils d’un boulanger entreprenne la même carrière que son père et reçoive de ce fait la même seconde appellation. » (p.108) 

Et n’est-ce pas ainsi qu’il nomme – dans sa tête –  les gens avec qui se tissent des relations épisodiques, au village, au bistrot, au marché, lors du passage des marchands itinérants (boucherie, poissonnier, épicerie), lors des marches en forêt et des randonnées cyclistes ? Il n’use d’aucun nom propre, sauf s’il est affiché en grand sur la camionnette du maraîcher, mais uniquement des prénoms qu’il a entendu prononcés par d’autres, des surnoms parfois approximatifs car il n’est jamais certain de les avoir entendu convenablement, des périphrases qu’il invente pour « situer » tel ou telle. Il identifie les personnes en fonction de traits physionomiques distinctifs, de leur manière de s’habiller et de se tenir, de leur accent, locutions caractéristiques et tics de langage, ainsi que des topographies et des circonstances dans lesquelles il les rencontre habituellement. Cela développe, dans la transposition mentale de l’écosystème  – le miroir intériorisé et interprété de l’extérieur – où il évolue, une toute autre cartographie des interdépendances, beaucoup plus ancrées, terriennes autant qu’aériennes, fermes mais avec un vaste potentiel d’ouverture et de métamorphose, moins bornées que celles préfigurées par l’idéologie cadastrale (soumettre tout au recensement, au principe d’une description computationnelle, rendre tout comptabilisable et localisable dans des identités rigides, binaires et peau de chagrin).

La source, la baguette, la nudité

La chaleur monte, une fine brume, comme un nuage de pollen. Les robiniers et leurs cascades de grappes fleuries épanchent lumière blanche et parfum subtil. Assis, il boit l’eau fraîche ramenée de la fontaine de Lasalle, plusieurs bidons dans la remorque arrimée au vélo. Une expédition de plusieurs heures démarrée à l’aube. Il prend son temps, gère l’effort, déguste un café en terrasse au village, fait des poses. Il s’est arrêté pour admirer les accumulations de semences au bord des chemins, dans l’herbe, ressemblant à des voies lactées posées au sol ou en germination avant de s’envoler vers l’infini céleste. Cette profusion de graines volantes puis amassées, chaque année ça le surprend et l’enchante, chaque année il les photographie avec son smartphone et les adresse à la dernière femme de sa vie (quel titre !), comme il faisait au tout début de leur relation. S’aventurant dans un talus pour atteindre un point de vue sur les lointaines estives jaunies de genêts, il s’est taillé une baguette de saule afin d’écarter ronces et orties. Elle est encore là sur ses genoux. Machinalement, il la triture et détache des lambeaux d’écorce. Le jeune bois apparaît alors blanc, humide, doux. Émouvant. Il se rappelle une lecture où l’image d’une baguette écorcée représente, pour le personnage, la conjonction entre ses désirs érotiques les plus secrets et son aspiration à une vie intérieure toujours plus enfouie dans le paysage naturel. Un trait de blancheur, vif, matériel et insaisissable, révélateur de sa mystique personnelle, naturaliste et voluptueuse. Un trait qui peut générer des ondes autant positives que destructrices. Cela l’émeut et il cherche en vain à se rappeler exactement en quelle lecture il avait ainsi retrouvé la baguette magique. Durant des heures – la notion du temps s’estompe de plus en plus dans sa retraite -, il fouille les carnets de notes où sa vie durant il a recopié, gribouillé des morceaux de textes ayant déclenché en lui des vibrations dont il reste marqué. Il finit par retrouver le passage en question. Alors que le personnage principal quitte une existence urbaine où il s’est fourvoyé et abîmé, en route vers une région qui est le berceau de sa famille et de ses premières communions avec la nature, il espère redéployer et épanouir ce qui l’émeut vraiment. Bercé dans la carriole qui le conduit à son logis, il s’abandonne à ses rêveries. « Il entrecroisa nerveusement ses doigts osseux.  « Une fille qui me laissera l’aimer, blanche comme, sous l’écorce, une baguette de saule, l’aimer au cœur d’un bois de coudrier… mousse verte… primevère… moscatelle… blancheur… » Il desserra les doigts, puis ses mains se nouèrent de nouveau, la gauche cette fois par-dessus la droite. » (p.19) 

Il se rappelle combien cette liaison entre baguette écorcée et fille à aimer l’avait comme submergé d’une émotion, oubliée, enfouie, mais qui ne l’avait jamais abandonné, elle attendait son heure. Il avait été décontenancé par l’amplitude de ce que cette évocation de la blancheur de baguette écorcée, motif qui revient scander toute la narration, soulevait en lui. De fort, de confus, de pur. Combien de fois, dans leurs jeux de gamins et adolescents, n’avaient-ils pas écorcé de fines baguettes souples, et pourquoi ? Juste pour voir ? Pour le contraste entre l’écorce et ce qu’il a en dessous, tendre, mouillé de sève, désarmé ? Au départ, ils s’appliquaient à détacher les lanières d’écorce les plus longues possibles, ils s’en servaient comme liens dans la confection de cabanes. Ensuite, il y avait une sorte d’emballement, ils s’adonnaient à cette activité pour elle-même, gratuitement, comme pris d’une sorte de fièvre sans but, maniant leurs canifs en prenant des airs virils. Une ivresse collective, virale, irradiait ensuite de ces tiges fines, nues, qu’ils agitaient comme des fleurets, comme des antennes. Ce genre d’ivresse qui s’empare des corps et esprits quand un groupe en vient à franchir un interdit. Ils couraient en tous sens, animés et conduits par les énergies occultes que les baguettes écorcées distillaient dans l’air. Tirés, conduits par des forces irrépressibles. Ils mimaient sans le savoir l’emprise d’un désir incontrôlable. Ils retrouvaient des gestes ancestraux, antérieurs à la rationalité moderne, ceux des sourciers, notamment. « Il est encore l’arbre des sourciers après avoir été celui des alchimistes et des médecins. Souple, il nous aide à découvrir, en nous et les autres, ce qu’il y a de plus profond. » (Site internet « plantes & santé »). Ils se laissaient guider jusqu’à ficher leur tige vibratile dans le sol, entre les serpents de racines exubérantes, dans l’entaille d’une vieille écorce épaisse et rugueuse, criant « à la source, à la source, de l’eau, de l’eau ». Ils célébraient l’extase du sixième sens. Puis, ils se visaient mutuellement, se touchaient, entre copains, mais vite, les sœurs des copains devenait les cibles préférées, baguettes nues sur peaux nues, « à la recherche de ce qu’il y a de plus profond » et pour quoi ils ne disposaient pas encore des mots, ni même des images, juste des pressentiments troublants. C’est en errant dans ces souvenirs de lecteur et en ressuscitant ce que la lecture de ce texte avait éveillé en lui que, tel un puissant flashback, il réalise que la nudité de la femme qui a le plus durablement secoué son imaginaire avait le goût de ces baguettes écorcées de saule ou coudrier. Et que les ébats avec elle avait la même vivacité indéchiffrable  que leurs jeux de gamins dans les bois. En regardant de façon parfois suspecte filer devant lui les jambes nues et blanches des jeunes filles, il ne succombait pas au penchant sénile pour la chair fraiche quelle qu’elle soit, mais il guettait cette correspondance entre tel type de peau, de nu humain femelle, et telle fibre végétale, troublante, magique, capable de le relier aux sources multiples et polymorphes du désir, à l’enfance des premiers désirs, pas encore canalisés. Rester en contact avec les âges antérieurs.

Sexe et cache-cache, chant du merle

Il replonge dans ses cahiers de note, cherchant vaguement quelque chose qui prolongerait, complèterait ce que vient d’ouvrir ces images de baguettes vibratiles. Est-ce un journal intime ? Est-ce juste un répertoire de citations ? Il rumine. Les réminiscences de lectures et les souvenirs de sa vie réelle se confondent, se répondent, s’entretissent en un même vécu. Et puis, voilà. C’est ça. Une clé pour aller encore plus profond dans la nudité, le dépouillement. Rarement, des phrases lui auront foutu une telle chair de poule. Le personnage (toujours Wolf Solent) a repéré dans le village une jeune femme d’une beauté éblouissante. Il l’emmène un jour promener dans les bois et les champs avec l’intention de la posséder (l’abuser). Pas sotte, la fille, à un moment donné, s’évanouit, disparaît, entame un jeu de cache à cache. Familière des paysage et leurs cachettes, qu’elle connaît comme sa poche, la partie est inégale. Il se résigne et attend. 

« Alors, tandis qu’il éteignait sa troisième cigarette contre une pierre calcaire, en écartant les menus bourgeons verts d’une minuscule tige de polygala, il entendit un merle qui, dans la pénombre des noisetiers, lançait des notes d’une extraordinaire et poignante pureté.

Il écouta, fasciné. L’intonation particulière du chant du merle, plus imprégné qu’aucun autre son terrestre de l’âme même de l’air et de l’eau, avait toujours pour Wolf une attirance mystérieuse. Ce  chant semblait contenir dans le domaine des sons ce que contiennent, dans le domaine de la matière, les mares pavées d’ambre et entourées de fougères scolopendre. Il semblait chargé de toute la tristesse qu’il est possible d’éprouver sans franchir la ligne subtile où elle devient désespoir. Il écoutait sous le charme, oubliant les hamadryades, les genoux de nacre de Daphné et tout le reste. » (p.102) Chair de poule de lire son chant de merle comme jamais il n’aurait pu l’exprimer, quelque chose de si particulier et de si surprenant à trouver tel quel, sublimé, chez un autre. En effet, combien d’heures n’a-t-il pas passé au jardin à écouter les merles, au sommet de l’épicéa, cachés dans l’érable, sur les cimes du bois voisin ? Comme seul remède aux fatigues, aux angoisses, au stress, aux blessures. Il les suivait avec la même attention qu’il dédiait, à une époque, aux solos de Charlie Parker, comparant les enregistrements successifs d’un même thème, s’exerçant à identifier les nuances, les différences dans le même. Les variations de l’humus d’où surgit, soudain, des trilles individualisées, individuantes. Le crépuscule s’installait au jardin et la musique des merles apaisait ses nerfs en y instillant « l’âme de l’air et de l’eau », ça anesthésiait les douleurs, il restait jusqu’à la nuit, jusqu’au dernier chant, sirotant un verre de vin, vidant la bouteille, la saveur de la boisson avec ses vestiges d’un terroir précis se mêlant à la musicalité du merle, son être entier se transformant en « mare pavée d’ambre et entourée de fougères scolopendre » (l’ivresse aidant). Et puis, surtout, en lisant ainsi avec une telle précision visionnaire la description de ce chant d’oiseau, il sait que c’est ainsi que ça chantait dans l’abandon amoureux, chair contre chair, quand il embrassait le ventre offert de sa compagne, en plein vertige perte et don de soi, avec le sentiment ambivalent d’atteindre à la fois ce qu’il désirait le plus et de l’avoir déjà perdu à peine touché, mélange d’exultation, d’accomplissement heureux, inespéré et de profonde mélancolie. 

Le merle dans la gorge de la femme, chant électrique, vers le chant de l’humus primal

Mais ce n’est pas tout. Wolf attend, s’abandonne à l’ivresse d’écouter le merle. Et soudain, sans aucune indication matérielle et objective, mais selon une profonde intuition, il comprend que c’est elle, c’est là qu’elle se trouve. « Soudain, sans se relever, il se redressa contre le tronc du sycomore, et ses joues hâlées s’empourprèrent. Même ses cheveux couleur d’étoupe qui avançaient sous la visière de sa casquette semblèrent conscients de son humiliation. Des ondes électriques s’y propagèrent, tandis que des gouttes de sueur coulaient sur son front jusqu’à ses sourcils froncés. Car il avait compris, dans une bouffée de honte, que le merle, c’était Gerda ! Il le compris avant d’avoir entendu un autre son que ces vocalises prolongées et vibrantes. Il le comprit d’un seul coup, avec une certitude soudaine et absolue, comme s’il avait reçu une gifle. Et puis, un instant après, elle apparut, calme et fraîche, écartant les branches de noisetier et de sureau. » (p.102) D’un coup, la jeune villageoise bonne à culbuter dans un bosquet de coudriers change de statut, devient magique et sacrée, intouchable. Quel trait de génie de faire coïncider le chant du merle avec la bouche, les lèvres, la langue, la gorge de la femme qu’il désire. Imaginer les lèvres en position de moduler modeler le chant, reproduire sa plastique sonore, incorporant dans ses organes de femme la technique du souffle ornithologique, visualiser toute la chair féminine humaine incarnant l’oiseau, son organe siffleur en exergue, voilà qui constitue un summum d’érotisme. Mais, encore une fois, polymorphe. En traquant tel potentiel de trouble chez cette femme, c’est un enchevêtrement de vies et vécus que recherche le  désir. C’est une confusion. C’est une indistinction prolixe, à partir de quoi se distille l’espoir de sortir des cases, d’échapper au cadastre, de réinventer une relation amoureuse démesurée,  encore jamais vécue. Renouer avec l’humus, zone frontière entre réserve de vivant et décomposition ultime. Une fécondité dont les finalités resteraient libres de tout déterminisme. A l’instar de ces voies lactées poudreuses, duvetteuse, palpitant au long des chemins, vacantes et à disposition (le ciel soudain à terre). Ces semences d’étoiles blanches, souvenirs de tant de douceurs échangées et perdues (se vider de son sang), la musicalité et la plasticité des phrases sur le chant du merle, la réactivation de tous les chants de merle gravés en lui depuis l’origine de son ouïe, (déjà dans le ventre ?), le reconduit vers la nudité vécue la plus bouleversante. Si, alunissant de toute sa peau amoureuse sur le ventre de sa maîtresse (sa Gerda à lui), il se sentait envahi d’un mélange détonant de joie nubile et de nostalgie sans âge, c’est que tout le corps qui s’offrait à lui, vibrant, entonnait lui-même, depuis l’ombilic et du plus profond des limbes cérébraux, le chant du merle, pour l’accueillir. S’ils se fondaient et s’augmentaient mutuellement de façon si intense, c’était réunis dans ce même chant. Ils se conjuguaient pour lancer, silencieusement, « des notes d’une extraordinaire et poignante pureté ». Sans appel. Sans attendre de réponse. Comme une fin en soi. D’où l’ivresse mélancolique dont le saturent crépuscule et répertoire des merles, au jardin, depuis leur distanciation.

Cheminer, déphaser

L’acuité avec laquelle il jouit de la dimension polymorphe de son désir – qui fut désir de s’accomplir dans la vie, de conquérir une « belle situation », de maîtriser ses facultés intellectuelles, de développer sa force physique, de s’unir à la femme de ses rêves, et qui n’est plus que désir de voir comment ça se termine, lentement, attentif à la montée de l’humus en toutes ses cellules, attentif à cet « événement en train de se faire » à travers lui – n’est pas une faculté innée ou qui lui serait tombée dessus comme une révélation. C’est un cheminement. Probablement encouragé par son penchant pour les récits « mineurs » et de vies jugées mineures. Cela, induit par son parcours social, exfiltré des filières scolaires, déclassé et déporté vers les marges, de plus en plus sensible – rendu capable, par empathie, de reconnaître l’importance des trajets alternatifs – à ce qui grouille loin du mode majeur, « ces tendances structurelles majeures, qui assurent la reproduction massive du même » et qui ne peuvent demeurer saines et bienveillantes que si, en permanence, l’humus de toutes les formes mineures vient le régénérer de ces « variations, écarts, décalages, déphasages plus ou moins imperceptibles ou dérangeants ». (Yves Citton, Faire avec). Cette disposition s’était accrue, de plus en plus autonomisée dans ses faire, en ces périodes désespérantes où la conscience exacerbée de « la casse du siècle » avait rendu crucial en termes de dernière chance pour l’humanité la formalisation, la coalition et la viralité de nouveaux récits. 

L’atelier de peinture, ses levures iconographiques, reprendre le fil du « en tain de se faire »

Mais ça ne vient pas ainsi. Encore faut-il forger les savoir-faire individuels et collectifs adéquats à enclencher ces narrations salutaires. Parmi les outils qu’il a souvent mis à contribution dans ses gymnastiques mentales pour se décentrer du capitalisme et de ses droits de propriété sur tout ce que produit l’humain et le non-humain, il garde les images d’une exposition dans une galerie bruxelloise. Trois peintres réunis en une seule entité baptisée Subject Matter présentaient leurs travaux récents. L’intention était, à une époque où l’idéologie du solutionnisme par la technologie, à tous les étages de l’activité humaine, perpétue la domination destructrice de l’homme sur la biosphère, de revenir au humble et patient faire du peintre, comme lieu et instant pour reconsidérer l’état des lieux des interdépendances entre l’homme, son imaginaire, les autres, les non-humains, les devenirs fragiles, ténus que crée le partage d’expériences symboliques et de biens esthétiques. En revenant à la main, au geste premier de peindre, la main et sa prothèse-pinceau, comment cet organisme et cette exosomatisation, de l’ordre du singulière et du patrimoine collectif, projette (ou pas) un imaginaire de possibles pour contrer le blackout de la crise climatique, à la manière dont des groupes primitifs s’organisèrent pour décorer les parois de cavernes enfouies. Cela impliquait, pour le trio, de questionner le marché de l’art dont la finalité est de marchandiser, à travers des objets dont la vocation est d’être cotés en bourse, non pas seulement les œuvres, mais les imaginaire qu’elles inspirent. La prise de position s’illustrait, physiquement, dès l’accrochage. L’espace d’exposition n’avait pas été divisé en trois parties où chaque peintre aurait montré son travail de façon distincte, en entité se suffisant à elle-même. Les œuvres étaient mélangées, bord à bord, il était impossible de les regarder sans voir leurs contenus s’interpeller, passer d’une toile à l’autre, voyager. Déteindre sur les autres, se teindre des ondes des autres. Les styles, quant à eux, aux caractères bien affirmés, empêchaient d’embrouiller l’identification. La mise en correspondance, par l’accrochage, des différences et similitudes, faisant ressortir les convergences autant que les inaliénables différences, créait dans l’interprétation et la production neuronale de subjectivité du visiteur des œuvres hybrides, immatérielles, une respiration incommensurable échappant à l’économie galeriste. Celle-ci pouvait bien vendre des pièces individualisées, il lui était impossible de monnayer ce que la mise en correspondance de l’ensemble de ces pièces, via un dispositif pour rendre visible de l’oeuvre au-delà de l’œuvre, avait généré, éphémèrement, comme potentiel imaginaire autre, « mineur ». La mise en scène des toiles des trois peintres, plutôt que de montrer le résultat d’un travail achevé, constituait une matrice par laquelle, dans l’exposition même, les peintures continuaient à travailler, à évoluer selon leur humus originel et la lumière et la chaleur venant l’activer, dans une « fidélité à l’événement en train de se faire, à la « pré-accélération » en train de prendre force, à la vie en train de se vivre, c’est-à-dire à ce qui, au sein de l’expérience, excède les normes, étalons, attentes, cadrages qui la structurent par avance. » (Citton, 82) L’expérience de cet « en train de se faire » dans la galerie, cette après-midi ensoleillée, l’image conservée dans sa mémoire de toiles groupées en constellations ouvertes, se transformèrent en outil, en lexiques pour persévérer vers un nouveau récit de sa vie. Au même titre que les innombrables gravures en ses sillons de chants de merle semblables et tous différents (faisant collection dans l’ensemble des sons mis en mémoire). Au même titre que les innombrables satellites textuels, littéraires, mis sur orbite lors de ses lectures dans son cosmos personnel, intérieur, comme autant d’autres existences vécues aussi réellement que sa biographie authentifiée. L’un d’eux, du reste, peignait des paysages intérieurs. Pas des état d’âmes abstraits. Mais l’intérieur de la matière même, organique, inorganique. Particulièrement, ce que l’on qualifie de « matière inerte », en y soulignant, agissant, au travail, l’importance de géométries chaotiques (résolument non euclidiennes, non computationnelles), des foisonnements anarchistes, des jungles de bactéries-pigments rétives à toute nosographie, des engrenages et des levures essentielles, insoupçonnés, des pièces techniques orphelines, sidérales. Voilà, c’est ce désordre qui fait tenir l’apparence ordonnée édifiée par l’humain, de là, viennent les ondes de survie. Un autre revisite une iconographie bien répertoriée, une image champêtre avec meules de foin, des nuages nus sur ciel bleu, seuls ou avec lampadaire rouillé, la course d’une silhouette désarticulée sur fond de feux d’artifices guerriers, des fragments de nature mortes. Mais la surface – là où l’image se révèle, là où se pose le regard pour la recueillir en son système nerveux – est criblée d’impacts réguliers, quadrillés, violents. Des trous, des points aveugles par où, à travers l’image-surface, ce qui est représenté phagocyte l’œil, l’attire dans sa matière, sa face cachée. Des stigmates dont certains saignent de couleurs. Chaque toile ainsi ravagée d’une rafale de coups suggère l’état compliqué d’un monde saturé de visuels, jusqu’à l’écœurement, jusqu’à vider de sens la moindre iconographie. Montrer une chose et, en même temps, montrer la cécité virale qui empêche de regarder (à l’instar de ces appareils photographiques où le photographe n’a plus besoin de regarder et d’ajuster quoi que ce soit, l’IA s’en charge). Cette sauvagerie restitue aux images, curieusement, une nouvelle spontanéité, comme s’il lui était permis, à nouveau, de surgir, de perturber le regard, de tromper les attentes, de se faufiler là où on ne les attendait pas, depuis des horizons à décrypter. Le troisième s’est engagé dans la réalisation d’un lexique paysager. Ce sont des paysages archétypes du genre, selon l’histoire de l’art, ou selon des fragments de campagnes – végétations et minéraux hirsutes, broussailles anonymes, lueurs râpées de lisière, façade blanche sous les frondaisons noires -, qui cristallisent ce qu’il reste des lieux de l’enfance. Dans l’un comme l’autre cas, ce sont des paradis perdus – ces montagnes et lacs d’altitude n’existent quasiment plus dans cette inhospitalité romantique, on ne retrouve jamais les paysages de son enfance, on les mâchonne par les racines, le plus longtemps possible. Avec un mélange d’angoisse occidentale et de patience orientale – qui aboutit dans la patte, dans la matière, à du lisse finement heurté, zen et chaotique à la fois, mélancolique et silencieusement explosif (ou implosif), le peintre se perd dans chacune de ces images perdues. Entre figuratif et calligraphie. Couche après couche. Au fil des années. D’abord, juste une topographie fantomatique. Peu à peu, elle se révèle, prend consistance, peu à peu, jusqu’à outrance. Évidemment, chaque peintre peut se regarder isolément, ça fonctionne. Mais la conjonction, le fait que les ligne de fuite que chacun trace et propose, s’entretissent au loin, quelque part, entraînant dans leur iconographie toutes les surfaces et objets environnant (ce que donne à voir une publication accompagnant l’exposition, grille de lecture strictement visuelle, sans mot), donnait à l’ensemble une force inaccoutumée. C’est quelque chose de cette conjonction qui se transforma en lui en outil pour soutenir les recherches d’autres récits, pour se rapprocher et amadouer l’humus qui le gagne de plus en plus, peu à peu, au fil des années. Un outil qui l’accompagne à jamais.

Pierre Hemptinne

Cervelle mijotée en son milieu, sans bords

Fil narratif à partir de : Un rêve de cuisine de cervelles – José Maria Sicilia, La Locura del ver (« Folie de voir »), Galerie Chantal Crousel – Yves Citton, Médiarchie, Seuil 2017 – Antonio Damasio, L’Ordre étrange des choses. La vie, les sentiments et la fabrique de la culture, Odile Jacob 2017 – Jacques Rancière, Les Bords de la fiction, Seuil 2017 – …

Le rêve et l’empire de ses répliques, oeuvre vidéo immersive

C’est le rêve le plus étrange qu’il fait, depuis longtemps, probablement dans une période agitée où il oscille encore entre veille et sommeil, mélange les deux états, ne sait plus s’il est en train de rêver ou occupé à accomplir réellement, sous hypnose, ce qui s’accomplit sous ses yeux. Plus exactement, ce qu’il se voit faire ! Le rêve se propage sous forme de répliques, variantes, tout au long de la nuit. Car, se levant pour aller à la toilette ou boire un verre d’eau, les images ne s’évanouissent pas, au contraire, elles s’impriment et l’endormissement les ravivent, les propulse en suite encore plus étrange qu’il contemple comme fasciné par l’acquisition d’une œuvre d’art vidéo, unique, jamais vue ailleurs, implantée en ses neurones, ou par la greffe soudaine d’un nouvel organe, d’une nouvelle fonction organique, incroyable, qu’il lui faut chérir. Quelque chose hors de prix.

En cuisine, affairé à préparer des cervelles. Cela crée un malaise, chacun et chacune ayant l’impression que c’est un bout d’eux-mêmes qui passe à la casserole

Il cuisine, affairé, pour des invités qui arrivent au compte-goutte, s’installent dans la maison, pointent leur nez à la cuisine pour voir ce qu’il fricote. Ils ont l’habitude de bien manger quand ils viennent ici, ça les met de bonne humeur. Or, sur le plan de travail, il manipule un cerveau, ce qui suscite une forte incrédulité – difficulté à reconnaître, là, cet organe si intérieur, si sacré, nu dans ces mains qui le malaxent – qui évolue vers une indignation balbutiante qui coupe les appétits. « Allez, bon, bon », dit-il, essuyant les mains sur son tablier, « pourtant, on cuisine et l’on mange fréquemment de la cervelle, c’est un classique de la gastronomie française. » Donc, pour la suite, il dit « cervelle » plutôt que « cerveau ». Pour normaliser ce qui est en train de se passer – manipuler cet organe cru, comme encore vivant – il explique le mode d’emploi pour l’accommoder selon les règles classiques de l’art culinaire. Il se réfère aux livres de recette. Et il semble alors, que, dans sa démonstration, il procède sous les yeux des invités, à la cuisson de plusieurs cervelles, successivement pochées puis poêlées et, éveillé, il lui semblera bizarre que dans cette séquence précise, il soit plutôt fait référence à des ris de veau sous la mère saisis dans le beurre. Mais la texture crue de ces organes, cerveau et ris, n’est pas sans similitude. Et peut-être cette confusion vise-t-elle à attirer l’attention sur ce qui, dans le cerveau, correspondrait à une glande parasitée, maladive ? Tout en s’affairant aux fourneaux, cuisant cervelle après cervelle, il explique qu’elles sont toutes différentes, elles auront toutes un goût unique, singulier, et que ce sera le thème du repas de ce soir. C’est tout un art de choisir les cervelles. Car, ce qui importe n’est pas leur goût naturel, générique, comme on parle du goût de la viande de bœuf, ou de celui du foie de veau. Le goût de ces autres viandes ou tripes peut varier, être meilleur ou moins bon selon la qualité du produit et le savoir-faire du cuisinier, tout en restant génériquement le même. Ce n’est pas de cela qu’il s’agit avec les cervelles. Car là, le raffinement consiste à restituer les saveurs des émotions, sentiments et pensées qui ont voyagé et imbibé leurs limbes, entre chair et esprit. Voire, peut-être réussir à déguster les images qui de manière continue, à la manière d’un film en train d’être continûment monté, démonté et remonté, a habité et façonné de façon spécifique chaque millimètre carré de ces cervelles. Une cervelle ayant passé beaucoup de temps à penser à telle chose, à cultiver telle marotte, à organiser la répétition d’un même plaisir, en aura pris la saveur secrète, immatérielle et la restituera sous le palais de celui ou celle qui la déguste. Cette idée, dans son rêve, est une extension fantasmatique d’une pratique courante de fumigation, soit imprégner un aliment d’une saveur particulière en le passant au fumoir, en jouant sur les différences de combustible pour nuancer les caractéristiques de la fumée, cela avec des chairs de poissons, de volaille ou de bœuf, mais aussi des légumes, ainsi que divers liquides intervenant dans la composition de sauce, lait ou crème.

Délire onirique, les cervelles permettent de manger les pensées, les images, les idées, les souvenirs qui s’y sont déployés

Une cervelle dans les circonvolutions de laquelle aura germé, cheminé, se sera déployé tel concept philosophique, ou telle fixation obsessionnelle la plus abracadabrante, en rendra perceptible la nature et compréhensible les développements les plus abscons, charnellement, par les sens, via l’activité des papilles gustatives et l’absorption par le système de digestion. Mais ce qu’il ambitionne de saisir, en cuisinant ainsi les cervelles comme moulages toutes sortes de vies mentales, est d’arriver à déguster ses propres circonvolutions cérébrales, complètement colonisées par les images, les souvenirs de sa maîtresse disparue, et des infinies productions de fantasmes qui en découlent et peuplent les limbes neuronaux. Manger l’autre en soi, variante raffinée d’auto-cannibalisme. Le plus exquis et le plus fou restant probablement de s’imaginer pouvoir accommoder la cervelle même de cette maîtresse, avoir sur la langue, sous le palais, toute l’immensité de ses pensées, rêves, émotions, sentiments, toute sa chair la plus sensible, quasiment abstraite, fondante. Tout ce à quoi elle aura pensé, cet infini sensible, qu’il entrevoyait quelques fois très loin dans les yeux rendus illimités par l’orgasme, et l’aimant lui, toutes les connexions qu’elle aura établi entre ce qu’il représentait pour elle et tout le reste du monde qui lui aura rendu possible de vivre. Gober son esprit et s’y retrouver digéré.

Etreinte amoureuse, entre-dévoration de cervelles, lui dans celle de l’amante, elle dans sa propre cervelle, échangeant leurs saveurs les plus intimes, les plus idéales

Préparer des cervelles ordinaires, s’entraîner à identifier, au niveau des sensations gustatives, les idées qui les faisaient vivre et palpiter, n’est qu’une phase préparatoire, initiatique, non seulement en attente de pouvoir apprêter « la » cervelle la plus convoitée, celle de la personne l’ayant le plus aimé, désiré, ayant vécu avec lui dans sa tête, dans ses pensées quotidiennes. Et poussant encore plus loin le raffinement, trouver l’astuce qui lui permettrait de savourer, à travers sa propre cervelle fondant sur sa langue et sous son palais, l’essence de la femme la plus chérie, à travers les innombrables images intimes qu’elle aura laissé infuser en lui, longtemps, avant de se retirer, parsemant son esprit, ses souvenirs, sa fabrique d’images, de coquilles vides, évoquant, sur la plage, ses traces animales de mue, d’habitacle organique abandonnés pour d’autres. Et, parvenant à saisir ainsi, par la même occasion, le goût que lui-même aurait pris à l’intérieur de la cervelle de la femme aimée, s’étant lui-même englouti en elle, ayant été dévoré par elle, l’ayant obsédée aussi, leurs deux cervelles, à présent éloignées et souffrant comme des jumelles distantes, ayant réussis plus d’une fois à ne faire qu’une. Le goût de cette union singulière, vue de l’esprit, pourtant inscrite dans les chairs. Ni plus ni moins qu’une forme subtile de cannibalisme et d’auto-cannibalisme qui ne le réduit jamais à néant – il ne se mange jamais intégralement, mais par petits bouts qui se régénèrent et dont la volonté de vivre le réinventent inlassablement.

Il se réveille, palpitant et humide, coi, aux aguets ; mais non, personne ne le poursuit pour outrage à l’humanité, tout est délicieusement calme, il a bravé les interdits en ne s’attirant aucun ennui, aucunes représailles, poussant à l’extrême l’habitude de se prendre l’un l’autre en bouche

C’est, somme toute, à travers cette image de cuisine et de cerveau, cet acte de manger la chair la plus intime, la plus proche de l’esprit, le siège de l’âme, une aspiration à vivre en se jouant des barrières entre matériel et immatériel, passé et présent, corporéités de catégories différentes. Dans la convocation de telles images culinaires surprenantes, il ne faut pas négliger l’influence des situations érotiques de dévorations réciproques, cette frénésie, cette sorte de focalisation acharnée, absolue, totale, sur les parties sexuelles, avides de jouissances sans fin, qui donne l’impression quelques fois de s’escrimer dans le vide – mais de mâcher la texture hallucinatoire du vide dans l’excitation mutuelle, de l’incorporer, de faire partie du vide –, de lécher et branler des idées, à même leur pulpe immatérielle, à même la chair dardée, ouverte, dilatée, humide, disparue, en disruption. De disparaître eux-mêmes. De n’être plus que de la matière ondulatoire, l’une dans l’autre, fluant selon les obstacles et les ouvertures, s’échangeant des ondulations. Vulve et bite pris en bouches ou pétris dans les mains, avalés, liquéfiés et circulant dans le corps entier, érotisant la moindre parcelle de peau, l’un l’autre écartelés pour donner à manger à l’autre son cœur amoureux, dilaté, battant à rompre, sortis de sa cage, et leurs entre-deux n’étant plus qu’écume et vagues diffractées, jusqu’à ériger dans ce désordre un « point sans limites, moment sans mesure », une « infinité qui ne s’étend qu’au plus près de ce point final où toute histoire racontée doit s’achever .» (p .183) Dans cette folie de (se) voir toujours plus nus, toujours plus vulnérable à l’autre, un commencement bouleversant accouche de quelque chose de définitif, passage de l’autre côté, libération radicale du temps dominant, imprégnée d’autres temporalités, matrice de récits multiples.

Ce rêve où manger librement les cervelles que l’on aime, renvoie à la très vieille fabrique d’images à partir des émotions, des sentiments, au coeur des viscères, des peuples de bactéries et de leurs cartographies

Il s’agit toujours de rendre perceptibles, de matérialiser des entités, des occurrences invisibles, tapies dans l’ombre et dont il devine qu’elles ont des choses à lui dire, voire qu’elles tirent les ficelles de certains sentiments et manières d’être. A propos de quoi il doit réagir, apporter des réponses émotionnelles. Une activité très ancienne, peut-être à l’origine de l’esprit humain. Les premières bactéries déjà, de même que celles innombrables qui nous colonisent, s’adonnaient à quelque chose de ce genre. Détecter des présences dans l’environnement, réagir, pour se préserver et se développer. Au fil de milliards d’années, ces formes primaires se complexifient, deviennent multicellulaires et se dotent (une volonté de se doter qui s’étale sur des milliards d’années) d’un système nerveux pour réagir plus finement à toutes les données à prendre en compte, non seulement pour survivre, mais pour croître, se reproduire, acquérir de nouvelles capacités de développement. Saisir les opportunités. Avant même toute formalisation de la conscience, une capacité à cartographier, à partir des stimuli, les états et circonstances avec lesquelles compter. Du plus profond et lointain de notre être, une fabrique d’images s’est mise en place pour décrire le fonctionnement intérieur connecté à l’extérieur. Depuis le règne des viscères, « le premier et le plus ancien des mondes intérieurs, lié à l’homéostasie de base (…) Dans un organisme multicellulaire, il s’agit du monde intérieur du métabolisme assorti de ses substances chimiques, des viscères (cœur, poumons, intestins et peau) et des muscles lisses (que l’on peut trouver partout dans l’organisme, où ils contribuent à la construction des parois des vaisseaux sanguins et des capsules des organes). Les muscles lisses, en eux-mêmes, font aussi partie des organes ». Les images « de ce vieux monde intérieur ne sont autres que les composants centraux des sentiments. » (p.119) Puis, cet être de viscères va se trouver envelopper d’une « ossature globale » dans laquelle finissent par prendre place des « portails sensoriels, incrustés tels des joyaux dans un bijou des plus complexes. » C’est là que se situent les « sondes sensorielles », chacune se consacrant « à l’échantillonnage et à la description de certains aspects spécifiques des innombrables caractéristiques du monde extérieur. » Plus précisément – et rentrer dans ce genre de descriptif devrait modifier grandement le regard et les attentes portées sur nos expériences esthétiques -, ce sont « des terminaisons nerveuses qui transmettent les informations depuis l’extérieur vers l’intérieur à l’aide des signaux chimiques et électrochimiques. Ces derniers traversent les voies et structures nerveuses périphériques des éléments du système nerveux central inférieur, tels que des ganglions nerveux, des noyaux de la moelle épinière et des noyaux du tronc cérébral inférieur. » (p.118) Cela, c’est pour la mécanique. La récolte d’informations, continue. Mais pour transformer ça en image, c’est une autre paire de manches. « La fabrication d’images dépend toutefois d’une fonction essentielle : la cartographie (souvent macroscopique) – capacité permettant de reporter les différentes données recueillies dans le monde extérieur sur une sorte de carte, un espace sur lequel le cerveau peut retracer des modèles d’activité ainsi que la relation spatiale des éléments actifs dans ce modèle. C’est ainsi que le cerveau cartographie un visage que vous regardez, les contours d’un son que vous entendez ou la forme de l’objet que vous êtes en train de toucher. » (p.118) Et il est intéressant de bien se représenter la manière dont le cerveau fabrique une image en fonction des informations qu’il capte, centralise, recoupe : « Lorsque le cerveau cartographie un objet en forme de X, il active les neurones placés le long de deux rangées linéaires qui se croisent au bon endroit et au bon angle. Une carte neuronale d’un X est ainsi créée. Les lignes des cartes cérébrales représentent la configuration d’un objet, ses caractéristiques, ses mouvements ou son emplacement dans l’espace. La représentation n’est pas forcément photographique, même si elle peut l’être. » (p.110) La quantité de choses ainsi cartographiées par le cerveau, consciemment ou non, en permanence, à tout instant, doit être prodigieuse !

La production d’images intérieures, enfouies, comme système de régulation, activité correspondant au montage, démontage et remontage continuel du même film, du même récit biographique, mais jamais fini, jamais abouti.

Mais revenons à l’importance de « l’imagerie du vieux monde », le plus enfoui, le plus primal, le plus ancien, celui qui nous rapproche le plus de nos origines viscérales. C’est un « monde de régulation fluctuante du vivant » dont le rôle est fondamental. Cette «imagerie du vieux monde intérieur en action – l’état des organes, les répercussions des substances chimiques – doit être à l’image de l’état (bon ou mauvais) de cet univers interne. L’organisme doit absolument être influencé par ces images. Il ne peut se permettre de rester de marbre, car sa survie dépend de ces images et de ce qu’elles disent de la vie. » (p.121) La production incessante, sans relâche, d’images intérieures – partitions partielles de notre voix intime -, rassemble et combine les images de différentes origines, des mondes différents, ingérés, chacun en écho d’un stade de l’évolution, du monde extérieur, et « c’est comme si l’on montait un film en sélectionnant des images visuelles et des morceaux de bande sonore, en modifiant leur ordre en fonction des besoins, sans jamais publier le résultat final. Ce résultat survient dans « l’esprit », sur le vif ; il s’évanouit avec le temps, ou laisse la place à un vestige mémoriel sous une forme codée. » (p.128) La production d’images par le vieux monde intérieur – celui qui en nous semble avoir toujours été là, nous avoir précédé et devoir nous survivre -, n’est pas quelque chose qui est supplanté, au cours de l’histoire, par un appareillage plus sophistiqué, des fonctions plus évoluées. Ce n’est pas successif, linéaire, ce n’est pas une série télé. Non, si l’humain s’est bien doté de capacités cartographiques bien plus complexes et perfectionnées, la part primale qui provient du vieux monde intérieur, cette part qui est la permanence du vivant en des formes antérieures, reste toujours à sa place, toujours indispensable. Jusqu’à la nuit des temps.

Les trames immenses, irrégulières et pourtant chorales, non délimitées, de Sicilia, poussent par le milieu, complexes, graphiques et chantantes, restituent ces images premières que le cerveau réalise pour prendre l’empreinte des sons indéchiffrables des chants d’oiseaux et les intégrer à sa langue

Dans les étranges compositions de José Marie Sicilia, qui n’ont plus rien à voir avec quelque fonctionnement linéaire de l’entendement que ce soit, quelque chose de ce montage jamais fixé, toujours en suspens dans une spatialité non définie, non finie, se laisse appréhender. Rien n’y est clair de manière évidente, ça brouillonne, foisonne, cacophone. Et, surtout, quelque chose, dans la trame, ressemble à la manière dont on peut se représenter les premières cartographies « mentales », sommaires, plutôt une ébauche de « mentalisation », mais fondamentales à l’établissement d’un métabolisme, quelque chose qui correspond à ce qui guette et interprète en gestes ce qui flue en nous, à travers nous, au départ de nous, en notre milieu, et s’applique à le mettre en formes, tant bien que mal, avec les moyens du bord. Tous ces flux transitoires de matières informes en migration constante, en tous sens, à travers nos cellules, à l’œuvre dans les milliards de bactéries en nous, et qu’il faut intercepter, formes changeantes qu’il faut transcrire en graphiques, en schémas, en images, en bouts de sons et de mots, pour formaliser des états, satisfaisants ou inquiétants (et toutes les nuances entre ces pôles extrêmes), afin de déterminer, approximativement, où se situer, où aller, comment progresser. S’orienter dans ce que l’on aime, ce que l’on craint, ce que l’on assimile ou rejette, en espérant faire les meilleurs choix de survie. Ce genre de partition ou manuscrit multi-sensoriel, forcément marqué par l’aléatoire, marqué de déchirures, de trous, de volontés parfois rassembleuses, partiellement magnétiques, obsessionnelles, voilà ce qu’évoque les trames immenses, irrégulières et pourtant chorales, non délimitées, de Sicilia. Des constellations de taches de couleurs, de géométries étrangères – faisant signe vers notre système géométrique, mais appartenant à une autre tradition, à une autre géométrie de l’être dans le cosmos -, et qui sont les traductions visuelles, graphiques de chants d’oiseaux. Selon quel procédé ou quel programme informatique, quels algorithmes traducteurs ? Cela n’est pas explicité. Le mode d’emploi n’est pas moins elliptique s’agissant d’expliquer comment telle sculpture est la transcription du niveau de radioactivité à Fukujima (Accidente), ou telle autre immortalise la voix d’une veilleuse se sacrifiant pour alerter de l’arrivée du tsunami (Miki Endo). Et pourtant, soudain, c’est bien cela qu’elles figurent, de façon incontestable : la voix d’alerte face aux éléments naturels destructeurs, le taux mortel de radioactivité, objets à l’esthétique ambigüe qui exhibent les relations frictionnelles entre nature et culture en objets «qui ne passent pas », bijoux mortels ressemblant aussi à des formes tordues de munitions ayant percuté et troué leurs victimes. L’intervention d’un appareillage scientifique et technique sophistiqué désacralise la transformation de telle manifestation en données qui, à leur tour, selon tel programme, permettent de donner forme à une matière tangible. Mais, finalement, dans la galerie d’art, cet intermédiaire techno-scientifique n’étant pas assez détaillé, juste évoqué, s’apparente à une formule fictionnelle et protège l’effet magique, interpellant. Cette manière de faire préserve la dimension mystérieuse du processus de transformation, ce qui conserve du vide entre le chant initial de l’oiseau et sa transposition cosmogonique éclatée et colorée sur la toile, un saut dans l’inconnu, la place d’un chaînon manquant qui permet d’interpréter et de réentendre le chant. De sentir la présence de l’oiseau, pas à l’extérieur, pas ailleurs, pas distinct dans un autre plan du vivant, mais par le milieu. Autour, quelque part dans l’espace, en nous, venant à nous tout en étant au départ de nous. Les taches de couleur disposées, n’importe comment, et cependant avec précision, ne sont-elles pas de ces images premières que le cerveau réalise pour prendre l’empreinte des sons indéchiffrables des chants d’oiseaux? Juste l’empreinte, le moulage, à partir de quoi développer des pensées de chants d’oiseaux, intégrer à nos autres manières de penser, ce langage ornithologique.

Mise en abîme du sensible, vacillement du réel. Jacques Rancières: « Il n’y a de vérité du sensible que là où il ne fait rien apparaître, là où il est seulement un bruit, un choc, une saveur détachée de toute promesse de sens, une sensation qui renvoie seulement à une autre sensation. » Et l’épreuve de l’inséparabilité qui constitue notre univers.

Et puis, comme sur un autre plan, mais entrecroisé à celui des chants métamorphosés en paysages graphiques, prennent place des broderies, s’assemblant et affleurant à l’instant, ou, à d’autres endroits, fatiguées, immémoriales, rescapées, abîmés, éprouvées. Mais vivantes, mouvantes. Elles donnent l’impression de continuer à s’étendre, se recouvrir, former des images, dessiner des formes, emprisonner des ondes, des bruits, des chocs, des objets volants dans leurs fils. Continuer une course, vivre en expansion constante. Ici, juste des parasites brodés dans le vide, tremblant. Là, des accumulations de fibres, surabondantes, maladives, portant la trace d’accidents, d’attaques, d’interruption. Des traces de réseaux très anciens, peut-être donc le genre de premier relevé secrété par un système nerveux pour essayer de prendre prise sur ce qui se passe en lui et autour de lui, rien de tel pour cela qu’élaborer une représentation, une image, posséder par l’image, en tout cas, esquisser par là une compréhension des choses et un savoir qui puisse donner un ascendant sur leurs cours. « Il n’y a de vérité du sensible que là où il ne fait rien apparaître, là où il est seulement un bruit, un choc, une saveur détachée de toute promesse de sens, une sensation qui renvoie seulement à une autre sensation. » (Rancière, p.49) Des tissus qui lui parlent, en miroir de ce qui se trame dans ses entrailles, ses abîmes viscéraux. Alors, ces filets vivants, aux structures mouvantes, complexes, sont des interprétations, nous dit le « guide du visiteur » d’une expérience ancienne (1801) dite des « interférences de Thomas Young, observation scientifique à partir de laquelle sera déterminée la nature ondulatoire de la lumière. » Aussi appelée «fentes de Young », nous précise-t-on en note de bas de page, il s’agit d’observer la « diffraction de la lumière ou de la matière face à un obstacle. Ce phénomène est un des fondements de la physique quantique qui a conduit certains scientifiques à remettre en cause la perception de notre réalité quotidienne. » Voilà, ces filets perceptifs, organes ramifiés constitués de ce qui touche la sensibilité et de ce qui réceptionne et organise le sensible en réseaux attentifs, représentent des ruissellements de matières diverses, lumineuses, sonores – la luminosité de chants d’oiseaux, par exemple –, à travers les obstacles que constituent nos corps opaques. Des obstacles apparemment clos, hermétiques mais qui, comme dans l’expérience de Young, présentent des ouvertures, des fentes, des porosités localisées par où s’infiltre la matière ondulatoire, porosités qui sont autant de zones de perception, œil, oreille, muqueuses de la bouche et du nez, peau de la main, organes sexuels… Le style des ondulations, déterminé par la nature de la matière et les caractéristiques de l’obstacle et de ses fentes, dessine des trames singulières aux motifs particuliers, tantôt naturels, tantôt abstraits, évoquant plutôt des entités indépendantes, à l’intersection de plusieurs corporéités, connues, répertoriées ou non. Filets, napperons, toiles d’araignées, infinis de brumes striés de fines écritures en tous sens, indéchiffrables. Ces organes-tissés, surtout, ne sont pas orphelins, indépendants, dérivant dans une réalité hermétique, qui leur serait propre, sans lien organique avec le reste du monde, ils semblent relever de ce qu’il y a de « troublant dans la physique quantique », à savoir « qu’elle s’efforce de comprendre, non une rencontre épisodique entre individus indépendants, mais une inséparabilité inhérente à cela même dont tout notre univers est fait – la matière du milieu qui non seulement nous entoure, mais qui nous constitue. » (Citton p.107) A propos d’une nouvelle de Guimaraes Rosa, La troisième Rive du fleuve, Rancière commente : « la troisième rive, de fait, est bien plutôt son milieu, mais un milieu singulier, devenu bord immobile, le milieu d’une fleuve-étang qui ne se dirige vers aucune mer. » (p.174)

Dérives dans l’illimité, le sans bords, l’insaisissable du milieu, pour échapper au linéaire dominant, le temps de la succession et de la destruction du vivant, attraper les fils de fictions nouvelles

Voilà, ces trames, ces grilles, ces filets, ces œuvres de tisserands inconnus, sont des structures qui dérivent dans l’illimité, le sans bord et l’insaisissable de la « matière du milieu ». Et aussi, autant de graphiques produits par les ressentis des premiers mondes intérieurs, prolifiques, modelant et tissant sans cesse de nouvelles données où se cherchent l’ajustement vivable entre intérieur et extérieur. Une écriture spatiale, en quelque sorte, qui correspond à ce que Rancière décrit comme « contre-travail de la fiction, parcourant les espaces non pour collectionner les raretés mais pour inventer une autre image du temps : un temps de la coexistence, de l’égalité et de l’entre-expressivité des moments, opposé au temps de la succession et de la destruction. » (p.136) Temps de la succession qui a été celui de la colonisation du vivant et de la nature par l’homme voulant imposer son métabolisme au centre du monde. Tout cela se raconte dans les étranges rideaux tissés par José Maria Sicilia où, associant matériaux de science pure, outils techniques sophistiqués, élaborations imaginaires et pratiques manuelles, il décloisonne et désaxe perception du réel et expérience esthétique, les fait se mélanger infiniment, en de multiples trames, tantôt denses, tantôt lâches, tantôt anarchiques, tantôt mathématiques, organiques ou désincarnées, mais jamais homogènes, plutôt fouillis conflictuel autant qu’harmonieux, libéré d’un cours narratif dominateur et excluant les autres, écosystème touffu traversé par « les fils d’une fiction nouvelle» cachés, à débusquer. (p.139) Ou plutôt les fils de fictions nouvelles, pour éviter de créer des courants aspirés par une raison unique. « Le bon fil est à chercher dans une autre cartographie du temps que celle de la succession gouvernée par l’enchaînement des causes et des effets. » (p.137) Ces autres cartographies sont favorisées par les phrases dont les bords ne sont pas délimités, mais ouverts, en points de suspensions. A l’instar des sismographies ondulatoires fluantes, brodées, tissées, florales, animales, minérales, oniriques, de Sicilia. La folie de voir cela laisse sur la langue l’arrière-goût de la cervelle de l’aimée cuisinée et mangée en rêve, et même, plus lointain, subtilement, le goût de sa propre cervelle fondante sur la langue de l’amante, à force de lui avoir vu la langue parcourir sa peau, l’oindre de salive chaude à bulles et laper ses parties intimes, si palpitantes au fond, en tant que portes sensorielles, du désir de vie qui irrigue sa cervelle, son être le plus profond, ses mondes intérieurs les plus anciens, cette dévoration envoûtante lui donnant l’image de son corps et âme aspirés, déglutis, ingérés, avec délices, abandonné dans le sans-bord, le non-commencé, l’espoir du renouveau, du printemps.

Pierre Hemptinne


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La main dans l’onde (mycélium mon amour)

Fil narratif à partir de : Candice Lin, Un corps blanc exquis, Bétonsalon – Haegue Yang, Quasi-ESP, Galerie Chantal Crousel – Un prunier, un bain de mésanges, une chanson de Dick Annegarn – Anna Lowenhaupt Tsing, Le champignon de la fin du monde. Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme. La Découverte 2017 – Yves Citton, Médiarchies, Seuil 2017 – Marcel Proust, La Prisonnière, Gallimard – Anne Dillard, Pèlerinage à Tinker Greek, Christian Bourgois – ETC.

Au jardin, cueillette des prunes, à même l’arbre, contorsions et météo versatile. Digression érotique, vague. 

Une courte ondée inattendue, dense, fraîche, fouette le jardin. Au-delà des nuages sombres, très localisés, peu étendus, la clarté reste intense, proche. Juché sur une échelle, plus ou moins abrité par arbres, juste éclaboussé, il cueille, mord et suce des prunes bien mûres, fermes, juteuses. Il a mangé les fruits les plus accessibles. A présent, il se contorsionne, adopte des positions risquées. Tendre le bras à l’excès. Tirer à lui, précautionneusement, des branches fragiles et chargées, jusqu’à leur point de rupture. Chaque fois qu’il atteint un nouveau trophée en fouillant l’onde des feuilles, à l’aveugle, dans ce désir tendu d’équilibriste, il palpe la peau nue parcourue d’une fente lisse, puis il sent la prune se détacher et se donner dans sa paume, il pense à l’usage érotique d’utiliser quelques fois « prune » à la place de « con » ou « chatte », diminutif gentil, tendre, fruitier. Il la caresse, retire la fine couche de pruine, la fait luire, ferme et charnue, chaque fois semblable et chaque fois différente, connue et singulière. Il mord et la chair juteuse enchante sa bouche, pulpe sucrée et parfumée. Aussitôt le noyau recraché, l’envie de recommencer lui fait replonger la main dans les branches hautes, bercé par la comptine de Dick Annegarn, Je suis une prune/ Un ovoïde de fortune/ Un avatar de demi-lunes… Il dévore goulu. Soudain, donc, il pleut. Il regarde l’impact des gouttes tantôt désinvoltes tantôt assassines sur les feuilles, les fleurs, la table d’extérieur. Une partie du jardin est tourmentée par le vent, les rafales de pluie, une autre ensoleillée, paisible. Deux saisons simultanées. La diversité météorologique sur un si petit territoire est magique. Véloce, l’averse est déjà loin, le ciel redevient uniforme, inoffensif.

Ecriture et irruption d’une musique volatile. La main dans l’onde, connectée aux flux invisibles, et pourtant, rappel des interpénétrations impossibles (leçons d’Albertine)

Quelques heures plus tard, séché, il est dans son bureau, concentré, au clavier de l’ordinateur, plongé dans les préliminaires d’une écriture, état mental semblable à ces efforts que l’on fait, en tous sens, pour rassembler et mettre en forme des souvenirs insaisissables, indéterminés, mais dont on sent pourtant l’influence, souterraine et persistante, cyclique. Des bruits ou une musique le perturbent, pas tellement les sons en tant que tels, mais le fait qu’ils soient difficiles à identifier, inconnus. Cela résonne dans des zones liminaires de l’attention, cela sonne familier, mais il ne détermine aucune composante de ces bruits, ni leur provenance, proche au lointaine, d’au-dessus ou d’en-dessous, de dehors ou dedans, rien d’évident, aucune catégorisation disponible. Frottements. Percussions. Froufrou. Cela évoquerait, s’il analysait en détail la nature de ces sons, différents souvenirs musicaux, du temps où son métier était d’écouter d’innombrables enregistrements de toutes sortes, à longueur de journées. Notamment les percussions d’eaux des Pygmées dans la rivière. D’autres dérangements bruitistes. Des dérèglements noise mélodiques, subtils. Mais évidemment, il sait que cela n’a rien à voir avec ce qu’il entend, à cet instant précis, assis à sa table d’écriture. Il lève la tête et regarde par la fenêtre, il ne découvre aucun indice, pourtant il a la conviction que ça se passe là. Juste, il lui semble qu’une très fine pluie rejaillit du toit, alors que l’averse s’est éloignée depuis longtemps. Le vent peut-être soulève au ras des tuiles ruisselantes cette imperceptible dentelle de gouttelettes ? Les bruits continuent. Dispersés, intermittents, affairés et, en quelque sorte, construits, agencés, exprimant une intention de composition. Il regarde de nouveau par la fenêtre et c’est alors qu’il surprend cinq ou six mésanges bleues. Elles prennent leur bain dans la gouttière. Quand elles y sont plongées, elles sont invisibles, mais leurs mouvements génèrent les bruits, pattes, plumes, becs frottent, cognent les parois de métal. Puis quand elles s’extirpent de l’eau et se posent sur le bord pour se secouer, se sécher, s’ébouriffer, lisser les plumages trempés, puis replonger. Il y a du jeu, du rituel, de la parade, du bonheur. Ça dure longtemps. Tous ces instants qui le happent vers la nature, l’animal, la vie végétale, minérale, nourrissent son imaginaire, l’empêche de se sentir enfermé dans l’humain, laisse la porte ouverte aux autres existences en lui, c’est comme de laisser la main flotter dans l’eau, quand la barque avance, et de sentir dans l’onde tous les flux qui le relient à celle qu’il aime, qui les ont reliés, et qui, littéralement, de plus en plus, se diluent dans la nature. C’est-à-dire, ne s’y perdent pas, mais y trouvent une nouvelle liberté, infiltrent d’autres réalités, se transforment, mais ne sont jamais bien loin, jamais tout à fait perdus. C’est là aussi qu’il rejoignait son père dans les conversations mentales qu’il entretenait avec lui, à distance, ponctuées par l’un ou l’autre courrier, et qu’il continue, d’une certaine manière, à entretenir depuis sa disparition. De l’au-delà donc. Quelque chose de ça l’a attiré dans des textes d’Annie Dillard, notamment les nouvelles du recueil « apprendre à parler à une pierre », par sa manière d’évoquer ces relations spéciales avec la nature. Mais le livre que, dans la foulée, il a entrepris de lire est un peu trop académique, longue série de descriptions remarquables mais où il manque ce qui l’intéresse, qui échappe, qui déséquilibre l’observation, fait rencontrer ce qui ne se raisonne pas. Néanmoins, dans certains passages, qui mettent le doigt sur ce qui échappe alors même que l’on croit saisir, qui échappe et pourtant laisse une impression forte et indélébile, qui inscrit le manque dans un mouvement, il reconnaît vivement ce qui l’excite dans les restes de sauvagerie qui l’animent quelques fois et qui faisaient qu’elle et lui se retrouvaient en des instants improbables, hors de toute convention, libérés. « La taupe est presque entièrement libre à l’intérieur de sa peau, et sa force est énorme. Si tu arrives à attraper une taupe, en sus d’un bon coup de dent dont tu garderas le souvenir impérissable, elle bondira hors de ta main d’une seule secousse convulsive, et à peine l’auras-tu prise, que déjà elle sera repartie ; on ne parvient jamais à la voir vraiment ; tu ne fais que sentir cet afflux et cette poussée contre ta main, comme si tu tenais un cœur qui battait dans un sac en papier. » A l’intérieur de la peau. Secousse convulsive. Afflux contre la main. Cœur qui bat. Comme quand il faufilait rapidement la main sous ses vêtements, furtivement, « presque pas », pour effleurer la nudité en tous les points tendres et chauds, pour en capturer, voler, une sorte de totalité fluctuante, improbable et bouleversante, une « vue de l’esprit » matérialisée dans la paume, tandis qu’elle faisait de même, les deux corps distincts, tâtés furtivement mais fébrilement, soumis au même désir d’interchanger leurs enveloppes, de ne faire qu’un. Tenter, à nouveau, de toucher l’âme et se la faire toucher. « Je pouvais bien prendre Albertine sur mes genoux, tenir sa tête dans mes mains, je pouvais la caresser, passer longuement mes mains sur elle, mais, comme si j’eusse manié une pierre qui enferme la salure des océans immémoriaux ou le rayon d’une étoile, je sentais que je touchais seulement l’enveloppe close d’un être qui par l’intérieur accédait à l’infini. Combien je souffrais de cette position où nous a réduits l’oubli de la nature qui, en instituant la division des corps, n’a pas songé à rendre possible l’interpénétration des âmes. » (p.386). Il revient aux mésanges affairées, coquettes, volubiles. Pourquoi se sent-il, non seulement captivé, mais sollicité et emporté soudain dans la possibilité d’un autre fil narratif ? Pourquoi regarder ce spectacle et s’y oublier lui fait éprouver la possibilité, par-là, de rejoindre la disparue ou d’habiter ailleurs, un ailleurs où il serait plus plausible qu’elle resurgisse ? Il songe alors à une note de bas de page dans un livre lu récemment, page 250 : « Thom van Dooren (Fligts ways, Columbia University Press, New York, 2014) explique que les oiseaux racontent des histoires à travers les manières dont ils transforment des lieux en chez-soi. Dans ce sens « d’histoire », de nombreux organismes racontent des histoires… »

Souvenir de rituels en maison close. Comment, l’air de rien, il se retrouve acteur d’un enchevêtrement interspéciques avec les mésanges

En regardant les volatiles transformant la gouttière, le toit, l’eau en bains privatifs, ses rêveries dérivaient vers une action similaire à laquelle il avait pris part, à la manière de ces oiseaux, et soudain cela créait un rapprochement avec ces êtres, sa part d’oiseau s’ébrouait avec eux, se faufilait dans leur imaginaire, la manière dont ils tissent leur histoire en se lavant communautairement. C’était le souvenir d’une chambre de maison close, secrète, où, à deux dans la baignoire ils inventèrent, silencieusement, ou dispersés dans un babil très ornithologique, être installés à jamais dans leur maison personnelle, cachée, inexpugnable. Si durant cette expérience il renoue avec un bien-être intense, devenu rare, et qui lui rappelle des félicités anciennes, c’est surtout que tous les éléments, tangibles et intangibles, visuels et virtuels, proches ou imaginés, factuels ou projetés le prennent dans un enchevêtrement multispécifique, pour parler comme Anna Lowenhaupt Tsing, enchevêtrement de plusieurs histoires associant différentes temporalités, différentes choses, espèces et flux, qui lui rappellent forcément les étreintes où soudain tout semblait correspondre, converger en fusion pour ouvrir des possibles inédits, un futur impensé. Etreintes durant lesquelles leurs corps unis n’étaient rien de plus qu’une main traînant dans l’onde, main multifacette, titillée par d’innombrables ombres et impressions, banc de poissons intrigués venant la frôler, la mordiller, fantômes remontant des lits de vase. Ces enchevêtrements, composés comme en laboratoire ou surgissant de manière fortuite, quels que soient leurs leçons ou débouchés, tels qu’en eux-mêmes, font du bien, instaurent des milieux où il lui semble qu’enfin la vie privilégie la compréhension et la co-construction, permet d’élaborer une attention aux choses prometteuse, guérisseuse. Un tel enchevêtrement draine des lumières – tamisées, crues, vives, chaudes, froides, foudroyantes, qu’importe – au cœur des taillis, estompe la violence d’être un individu clos sur lui-même, donne l’impression que le peu d’intelligence détenue n’est qu’une infime partie d’un mycélium qui le traverse.

Le blanc colonial, le blanc décolonial. La porcelaine, filtre bactérien. Candice Lin libère virus et bactéries de récits détournées, divergents. James Baldwin constate le massacre d’Algériens à Paris. Jeanne Baret, botaniste brillante dans l’ombre des mâles.

C’est une dynamique qui brasse toutes ces questions – l’invisible, l’interpénétration polymorphe, les agencements interspécistes – que l’artiste Candice Lin trace dans un fouillis de narrations historiques, à priori disparates, non appelées à s’entrecroiser, verrouillées de l’intérieur, hermétiques et dont la force d’inertie perpétue la force autoritaire de la logique linéaire. Elle s’emploie à rompre la morgue de cette inertie. Un corps blanc exquis, est le titre de l’enchevêtrement qu’elle réalise à Bétonsalon. Ce corps blanc exquis nomme le bien le plus désirable, indéfinissable par nature, imposé comme corps et comme couleur supérieurs à tout le reste par l’entreprise coloniale. La chair blanche occidentale, la plus accomplie.  Mais, en l’occurrence, ce blanc exquis est aussi celui de la porcelaine, objet de convoitise intense et violente de la part des forces colonisatrices découvrant ce raffinement technologique et culturel en Chine. La porcelaine devient un espace de change fantasmatique entre civilisations affrontées, l’une déterminée à dominer l’autre, en lui soutirant ses savoir-faire, son génie, sa beauté. Mais au-delà de cette tragédie, dans les faits, les deux cultures se mélangent, se contaminent, dérivent. Pour Louis Pasteur et Charles Chamberland, « les pores si fins » de la porcelaine en font « un filtre performant pour l’étude des bactéries et virus, autres voyageurs clandestins invisibles à l’œil nu ». L’agencement conçu par l’artiste est, de la même manière, un immense dispositif imaginaire de mailles finement croisées, mailles de différents récits et temporalités, de différentes sciences et fabulations à travers lesquelles circulent virus et bactéries minoritaires, recomposant sans cesse la possibilité d’histoires détournées au sein des corps dominants, altérant patiemment leur linéarité insolente, maintenant possible la fabrique de mondes impensés. « Des chercheurs du XXème siècle, en s’alignant sur les prétentions de l’homme moderne, ont concouru à nous détourner de notre capacité à faire attention aux histoires divergentes, stratifiées et combinées qui fabriquent des mondes. Obsédés par la possibilité d’étendre certains modes de vie à tous les autres, ces chercheurs ont ignoré tout ce qui se passait ailleurs. Néanmoins, à mesure que le progrès perd de son attrait discursif, il devient possible de voir les choses autrement. » (p.59) Candice Lin élève une sorte de mausolée bactériologique aux destins de deux personnages historiques, n’ayant pu se rencontrer, car appartenant à des siècles séparés, mais tous les deux refoulés, bâillonnés, tourmentés à cause de leur genre. L’un est l’écrivain James Baldwin, africain américain, homosexuel et en tant que tel discrédité par le mouvement viril des Black Panthers. Forcément peu accepté par les Blancs, moqué par les Noirs guerriers, condamné à se chercher entre deux eaux. Candice Lin en fait aussi la plaque sensible sur laquelle s’est imprimé le massacre des Algériens dans la Seine, à commencer par un effet de vide. Revenant de New York, il remarque avant tout la désertification des cafés arabes, la disparition de nombreux visages qu’il avait l’habitude de côtoyer, avant de découvrir l’horrible explication de cette disparition brutale avec laquelle, en tant que Nègre appartenant à une communauté connaissant esclavage et lynchage, il ne pouvait que résonner. L’autre personnage est une femme, une botaniste, Jeanne Baret, inconnue au bataillon, et pour cause, au XVIIIème siècle, les femmes n’avaient pas droit au chapitre. Elle a contribué à faire évoluer la connaissance des plantes, dans l’ombre de son « mari et maître », distillant dans la science masculine des savoirs venant de tradition de soins très féminins. Connaissance des simples, infusions et décoctions de « bonne femme ». Elle a participé à la grande expédition Bougainville, accompagnant secrètement son mari, déguisée en homme car les femmes n’étaient pas tolérées sur les navires, par superstition (encore une histoire de menstruation). Une femme, découverte en mer, comme les algériens, était susceptible d’être balancée par-dessus bord. Même engeance.

Une couche dépravée. Arrosé par l’eau de la Seine dans laquelle sont morts les algériens. Aspergé par l’urine de visiteurs-visiteuses. Une couche bactérienne. Tout autour le récit d’exposition botaniste dans laquelle se cachait une femme.

Au centre de la halle bétonnée, nue, il y a un lit. En porcelaine non cuite. Poreuse, perméable, altérable. C’est la couche d’amants telle que décrite dans un roman de Baldwin, un lieu de confrontations, de germination douloureuse, de pourrissoir sentimental, d’incubateur paradoxal. La chambre est en désordre, un foutoir typiquement bohème qui atteste d’une difficulté à vivre là. Mais de toute façon, le lit, celui-ci ou un autre, c’est toujours un espace d’échanges, de corps à corps qui se refilent leurs fièvres, bonnes ou mauvaises, froides ou torrides. Sueurs, salives, poils, cheveux, pellicules, gouttes d’urine, morve, sperme, cyprine, larme, peaux mortes et quelques fois, suintant d’ici ou là, sang et pus. Et, c’est étrange, ce lit, cette chambre, au milieu du vide, juste délimités par de longues bâches de plastique transparent, donnent l’impression d’un espace confiné, étouffé. Poisseux. Il y a la vasque d’un urinoir, des tuyaux, un alambic, un glouglou fluvial. Une poubelle remplie d’eau de la Seine. Tant que le massacre des algériens ne sera pas reconnu, élucidé totalement, faisant l’objet d’excuses, leurs âmes croupissent dans cette eau. Peut-être est-ce du reste la poubelle remplie de pisse dans laquelle se plongea un Algérien pour échapper à la noyade mains jointes (la prière, l’Eglise n’est jamais loin quand on fabrique des martyrs). Dans cette eau, des plantes séchées, de celles qui furent identifiées par Jeanne Baret pour soigner la gangrène de son époux, sont plongées. Une sorte de soin symbolique pour conjurer la pourriture idéologique que représente la noyade forcée d’innombrables humains, concertée, décidée par les forces de l’ordre. Et puis l’alambic gargouille, en pleine activité. C’est de la pisse. Elle provient des dons des visiteurs et visiteuses. Dans de petits pots, comme lors des visites médicales ou, directement, via l’urinoir disposé à l’entrée. Des pisses-debout sont à la disposition des femmes. Ce mélange d’eau de Seine infusée et de pisse distillée est aspergé sur le lit, via un dispositif similaire aux appareils anti-incendie, la chambre en désordre. La terre non cuite absorbe, réagit, craque, se fend, change de couleurs, verdit, pourrit lentement. « Je pense au liquide, à la condensation, comme à un souffle, comme au halètement nerveux de l’attente, de la tension sexuelle, de la possibilité. Et aussi à la moisissure, à la rosée qui ne peut s’évaporer, qui se condense sous une bâche en plastique ou à l’intérieur d’une vitrine et qui croupit, détruisant les fragiles plantes, faisant pourrir les graines et « saigner » l’encre des archives jusqu’à ce que l’écriture ne soit plus lisible. » (Candice Lin, guide du visiteur) Tout autour, des documents que l’artiste a examinés pour explorer les éléments de son installation, des traces de vie laissées par Baldwin et Baret, des informations sur la vie sur les navires, les explorations botaniques du XVIIIème siècle, des échanges épistoliers, des objets exotiques, le massacre des algériens. Des archives et des tentatives d’appropriation, des dessins, des textes manuscrits, un espace d’étude, de recherche, de compréhension.

Feuilleté multi-spéciste. Ce qui jadis ne se passait que dans les fables intègre les régimes de vérité. Pour changer le rapport au genre, aux savoirs, aux colonies.

En guise de corps blancs exquis, donc, un urinoir et, épars, des linges de corps, petite culotte, chaussette blanche, chaussures vides abandonnées, raides. Tout cela, un enchevêtrement complexe, avec des lignes directrices, mais surtout une majorité de lignes de fuite, l’ensemble reste difficile à circonscrire dans le profil d’une œuvre uniforme, univoque. Ça déborde de partout, ça fuite, ruisselle. Les textes d’accompagnement, la vidéo, ne proposent aucune synthèse, au contraire, ils ajoutent des couches, des perspectives, complexifient le feuilleté multi-spéciste. Ce n’est pas embrassable d’un seul regard, quel que soit le point d’où l’on se place. C’est un lieu d’études et de recherches, c’est un dispositif flottant comme un radeau pour voyager à travers les non-dits de l’histoire, les versions officielles, les interprétations biaisées, qu’il s’agisse d’histoire des sexes, des colonies, des savoirs. « Les enchevêtrements interspécifiques que l’on pensait autrefois être le matériel de base des fables sont désormais pris en compte dans les discussions très sérieuses entre biologistes et écologistes qui ont montré comment la vie avait besoin des échanges réciproques entre de multiples êtres différents. » (p.21) La prise en compte des fables, désormais, se répand à tout régime de vérité, non sans susciter de multiples résistances, parfois virulentes. C’est cela aussi, penser, sentir, la main vacante dans l’onde (au sens large, la part d’électricité commune à tout ce qui nous entoure, la circulation de fantômes), antenne ou gouvernail intuitif.

Yves Citton répertorie les « chiffons palimpsestueux brouillant la succession bien ordonnée des générations techniques ». Il faut revoir l’histoire des technologies. 

Yves Citton ne fait rien d’autre quand, pour mieux penser l’actuelle médiarchie, il plaide pour une archéologie des médias qui exhume les imaginaires les plus loufoques, étudiant quelques textes fantaisistes de siècles anciens qui, sous prétexte d’inventer des machines fantastiques, sans le savoir ni vouloir préfigurer quoi que ce soit, saisissaient le rayonnement envoûtant, toujours déjà là et que captent, instrumentalisent nos médias modernes, via aussi nos ordinateurs ou autres interfaces numériques. Tout est important, « bricolages surprenants », « rêves impossibles », autant de « chiffons palimpsestueux brouillant la succession bien ordonnée des générations techniques ». (p.196) C’est, notamment, la « machine à tisser les flux aériens » décrite, dessinée, conceptualisée par James Tilly Matthews, un britannique interné comme fou. Elle permet de contrôler les humeurs et d’orienter les actes des citoyens par émission de « fluides sympathiques » prenant le contrôle des esprits. « (…) Les «Assassins » – nom par lequel Matthews désigne ces « pneumaticiens » et « magnétiseurs » malfaisants – conspirent à contrôler la vie politique du pays à travers tout un travail de « façonnage d’événements » » et que l’auteur appelle joliment la cerf-voltance. (p.199) Pas besoin de beaucoup extrapoler pour établir un parallèle avec la mainmise de l’environnement numérique sur nos comportements au quotidien, largement synchronisés, rythmés par une politique de l’événementialité grand public laissant de moins en moins de place à tout ce qui est minoritaire. Mais c’est aussi s’intéresser à l’invention de cette « machine universelle d’enregistrement et de programmation musicale» décrite minutieusement, dans les moindres détails techniques, par trois frères habitant Bagdad autour des années 850. Le fonctionnement de cet « instrument qui joue de lui-même » repose sur un principe qui n’est pas sans un air de famille avec nos cartes perforées bien plus tardives. Ces choses circulent, baignent dans des courants d’idées qui nous irriguent tous. Ces élucubrations farfelues peuvent nous faire sourire, elles ont alimenté probablement un courant d’inspirations, d’esquisses, de projets et de désirs qui, à un moment ou l’autre, se concrétisent, s’incarnent de façons plus « plausibles», « réelles ». Cela participe des essais et erreurs d’une intelligence collective appréhendée sur des siècles. L’ubiquité du numérique relève sans doute, pas seulement mais aussi, d’une aspiration lointaine, profonde qui recoupe toutes les histoires de magnétisme, de voyance, de mesmérisme, et cette généalogie explique en partie la fascination qu’exerce cet univers numérique. Machine à tisser les flux aériens, instrument qui joue, enregistre et diffuse de la musique dans les airs, seul, voilà des dispositifs qui invitent à élargir nos connaissances du cosmos dans lequel nous baignons, matrice qui fabrique individuation et transindividuation.

Une machine de l’inédit et de l’hétérogène, ouverture aux irrégularités temporaires des histoires, le laboratoire de l’artiste et son mycélium

Une installation comme celle de Candice Lin est à la croisée de tout ça : restitution véridique de bouts d’histoires, utilisation de fragments machiniques ou morceaux technologiques bien réels et actuels, mais aussi élaboration d’une machine inédite et hétérogène, aux contours et mécanismes insaisissables dans leurs détails, mais lancée, impossible à arrêter, rendue folle, cumulant de plus en plus de vécus et de témoignages de ce qui, autour des histoires soulevées, a été jeté dans l’ombre, occulté, censuré, rectifié, broyé, opprimé, déformé, exterminé. Les liens qu’elle tisse entre tous les éléments qu’elle convoque, matériellement ou non, sont fragiles, pas forcément de l’ordre de l’enchaînement logique ni de l’emboîtement mécanique incontournable, mais inscrits dans une dynamique plus aléatoire, relèvent du saut dans le vide, du « blanc » qui sépare deux sortes d’intitulés ou de marques. En ce sens, même souligner l’absence de lien est une invitation à creuser, à sentir autrement, à se dire que, oui, en grattant on peut trouver qu’une liaison, en fait, passe ailleurs. Ce travail d’artiste ressemble à un mycélium, en fait, qui trame son réseau parfois longtemps sans donner de fruit, et soudain, parfois sans que cela s’explique rationnellement, éclot en fruits rares et épars ou abondants. Cette précarité de la coordination de tous les ingrédients qui font que là, soudain, ça porte des fruits, cette précarité est justement ce qui compte, c’est la trame de l’œuvre (en tout cas tel que lui, en situation, la sent, sans doute est-il particulièrement réactif à ces ondes), la trame que l’on perçoit et qui aide à penser autrement, livré à l’expérience esthétique face à de telles œuvres. C’est ce qu’explique Anna Lowenhaupt Tsing dans son étude sur les matsutakes. En fonction des tailles, des incendies, de l’exploitation forestière qui modifie le biotope, les champignons peuvent ne pas porter pendant plusieurs années. « Le fait qu’il n’y en ait pas pendant de longues années est en soi une qualité : une ouverture à l’irrégularité temporelle des histoires que les forêts tissent d’elles-mêmes. La fructification intermittente, spasmodique, nous rappelle la précarité de la coordination ainsi que tout cet ensemble intriguant de circonstances qui caractérise la survie collaboratrice. » Remarquez que l’histoire officielle de l’homme sur terre essaie de se présenter en texte dense, sans faille, une progression réussie et parfaite, évacuant toutes les irrégularités, toute précarité. Les histoires alternatives incorporent les irrégularités temporelles pour mieux les escamoter. Face à une installation artistique à percevoir comme la « fructification intermittente spasmodique » d’un travail souterrain bien plus étendu, il ne peut s’empêcher de vibrer, vibrer à partir de ce qu’il identifie comme le travail souterrain, mystérieux, qui continue à le réunir, malgré tout, sans visibilité objective, à celle à présent perdue. Le mycélium qui les a réunis, a donné quelques fructifications spasmodiques remarquables, déjà anciennes – courriers échangés, conjonctions écrits et dessins, SMS délirants, échanges de regards, mais aussi ce qui, vu par d’autres, ne serait rien d’autres que déchainement pornographique et leur semblait floraison irréelle de leurs corporéités amoureuses insoupçonnées – , avance patiemment, interminablement, se développe, trouve d’autres sols, et inévitablement, un jour ou l’autre, donnera de nouvelles fructifications tout autant intermittentes, coordinations précaires et irrégulières, en un point encore inconnu de la trame tissée sous terre.

Bifurcation imprévue, accidentelle, entre animal, végétal, et humain, des instances de mutations poétiques

Mais, pour l’heure, tout est dormant, comme l’automne qui s’installe. Comme des scènes de vies hétérogènes immobilisées dans la laque. Les tableaux de Haegue Yang où se figent des configurations  « ESP » (« perception extrasensorielle aussi connue sous le nom de sixième sens ou seconde vue »). Des collages de feuilles, de racines, en conjonctions cosmologiques, en suspension dans une épaisse couche de vernis séché à l’air libre, ayant absorbé poussières et insectes. Des assemblages qui vivent, continuent à croître, comme vus sous une couche de glace les protégeant de l’extérieur. Des assemblages de « perceptions extrasensorielles », c’est, selon lui, ce que les échanges avec son amante, ont engendré. C’est ce qui reste, « quelque part », de leur amour. A explorer. Leurs flores et faunes intérieures se sont mêlés et reproduites, ont engendré des hybrides qui continuent à pousser, s’enchevêtrer, forment le mycélium fantasque qui, espèrent-ils, chacun séparé et distant, finira par réunir encore, quelque part, des bouts de leurs deux vies. Chaque ensemble d’ESP de Haegue Yang évoque un « tout » né d’une bifurcation imprévue, accidentelle, entre animal, végétal, et humain, des instances de mutations poétiques. Des configurations qu’il contemple fixement, intensément, avec l’impression, effectivement, de se déplacer dans l’onde, de changer de place dans le mycélium, se rapprocher de fructifications spasmodiques et éphémères, un jour peut-être, dans une grâce extrasensorielle.

Pierre Hemptinne

Camp retranché et maison close

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Fil narratif de médiation culturelle à partir de : Hiroshi Sugimoto, Aujourd’hui le monde est mort, Palais de Tokyo – Patrick Chamoiseau, Biblique des derniers gestes, Gallimard/Folio – Yves Citton (sous la direction de), L’Economie de l’attention. Nouvel horizon du capitalisme ?, La Découverte, 2014 …

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Archives d’une fin du monde toujours en cours

Ce n’est pas la fin du monde annoncée. Ni une enfilade de chambres mortuaires. En fait, nulle désolation. Le labyrinthe est baigné de soleil, mélancolique certes, mais exempt de lamentations. Dans chaque alcôve, stations d’un chemin de croix profane, sont archivées les traces narratives d’une existence singulière autant que générique – un apiculteur devenu « l’apiculteur », un historien d’art devenu «l’esthète» -, récits d’une fin du monde qui s’est produite, témoignages et aussi, parfois, confessions. De n’avoir pas pu empêcher ? D’avoir contribué malgré soi ? Ils disent comment leur monde a rendu l’âme, eux compris probablement. L’installation de chaque chambre est commentée, noir sur blanc et à la main sur des feuillets volants, un descriptif de chaque fois la même apocalypse, la nôtre, vue sous l’angle spécifique des personnages types, depuis l’effondrement des connaissances en leurs cerveaux spécifiques, identifiant les signes avant-coureurs et l’incident déclencheur de catastrophe, selon leur situation dans l’univers. La nôtre d’apocalypse, celle dont nous procédons finalement toujours encore et encore, puisque nous sommes là, a posteriori, pour prendre connaissance de ce qui s’est passé, de ce qu’elle fut.

L’architecture de tôles, installée par Sugimoto, le renvoie à la fabrique des cabanes, avec végétaux et rebuts, espaces clos où il entraînait son esprit à recommencer le monde, imaginer un autre type de connaissances devenant gestes actifs dans la fibre de ses muscles

Cependant, l’atmosphère lui semble légère et, y déambulant, il renoue avec la sensation bienfaisante d’une enceinte protectrice autant que symbolique, ultime rempart contre les forces destructrices. Ici, quelque chose se conserve, des objets, des images, du vide surtout, peut-être partiellement généré par cette économie d’objets et d’images survivants. On dirait un camp retranché de fortune, déserté, privé de sens, comme s’il n’y avait plus de valeurs à protéger. (Peut-être est-ce dû à l’effet de mise en abîme qui rayonne de quelques reliques duchampiennes ?) À vrai dire, les palissades en tôles ondulées métalliques, rouillées, l’enchantent. Inattendues en un musée, elles lui rappellent des édifices branlants souvent aperçus dans les campagnes, abris pour le bétail au fond des pâtures, près d’une rivière, sous l’ombrage de vieux saules. Ou les vestiges de ces grands séchoirs à tabac alignés dans les prairies en bordure de la Semois, avec leurs claies de bois vermoulues, effondrées. Autant de refuges de fortune, signalant la perspective toujours possible d’une bohème champêtre, d’une errance à travers la campagne. Vie de maraude. Surtout, cela lui évoque l’usage personnel qu’il fit de ce matériau industriel brut, sommaire, l’une ou l’autre de ces tôles dérobées sur des chantiers, trophées qui intégraient la confection de ses cabanes forestières. Une sorte d’action de tissage, pour reprendre l’expression de l’anthropologue Tim Ingold, tisser plusieurs matériaux hétérogènes, la cabane comme tissu où s’enrouler. Or, il n’érigeait jamais ces constructions de bois, pailles, lianes et divers rebuts tels que toiles cirées, plastiques ou précisément tôles industrielles usagées, tordues et rongées, sans démarrer une narration sur la coupure totale avec le monde existant et l’obligation, suite à la disparition de l’existant, de reconstruire un habitat précaire, ailleurs, dans un territoire dont il allait falloir recommencer la découverte et la connaissance. Mais une connaissance autre, parce que d’emblée, il lui semblait que celle qu’on lui dispensait l’écartait de la vie qu’il rêvait de saisir. Conviction qui s’accompagnait d’une étrange et confuse nostalgie pour la transmission orale. Ce qu’évoque, dans son agonie, le personnage de Patrick Chamoiseau, Balthazar Bodule-Jules, se rappelant la manière dont il apprenait au contact de la femme l’ayant éduqué au fond des bois: « Les connaissances y étaient moins transmises que captées, moins offertes que cueillies par une attention qui sait imaginer. Au contact de Man l’Oubliée, Toutes les personnes de connaissance devenaient attentives, guettant ses attitudes, ses mots ou ses silences, le moindre de ses bougers. » (P. Chamoiseau, Biblique des derniers gestes, Gallimard Folio, p. 481) Ce qui, tout au long de sa vie, allait se manifester autrement que sous forme d’idées organisées intellectuellement, mais dans la chair même, « il se découvrait ainsi peuplé – non de souvenirs seuls – mais de gestes, actifs dans la fibre de ses muscles. » (Chamoiseau, p.470) Dans l’enclosure des cabanes – mais il faudrait inverser le terme et parler de désenclosure parce que refermer un espace permettait de libérer, ensauvager cette « attention qui sait imaginer » et par là de se tisser avec le reste du monde -, il devenait possible de repenser, d’aménager autrement son espace mental, après s’être représenté virtuellement la disparition de tout ce qu’il connaissait et de le ressusciter progressivement, petit bout par petit bout, régurgitation. Mais cet essai pour imaginer l’écosystème le plus harmonieux –et invoquer sa venue magique – représentait aussi un effort d’attention et de soin vers tout ce qui compose un habitat partagé par d’infinies espèces, rêvant de corriger les injustices, les inégalités, les souffrances, les violences.

Dans ses cabanes-alcôves, écrire, rédiger des lettres, raconter la désintégration mémorielle, chronique de la disparition

La construction bricolée des cabanes s’accompagnait – dans les gestes, dans la fibre des muscles – de la rédaction ressassée, mimée, d’une sorte de lettre pour la postérité, ressemblant à celles placées par Hiroshi Sugimoto dans chaque alvéole de son installation. Fragment du journal d’une vie qui s’éteint en donnant naissance à de nouvelles consciences. Chaque fois le deuil d’un passé récent et de ses expériences auxquelles il considérait devoir mettre un terme avant de passer à autre chose, ce transit entre vif et inerte, préalable à l’émergence du sens et du retour du vivant, lui permettait d’organiser sa mémoire, de tirer profit de ce qu’il avait engagé dans les vécus successifs, accumulant une matière narrative en gestation, appelant une suite. Se désagrégeant, une histoire se constitue. « (Je devais m’accommoder de cette idée inconcevable : c’est en se désintégrant que sa mémoire s’organisait, traçait ses lignes de force et mettait en esquisse ce qu’il était vraiment. Il lui avait fallu le désordre de cette agonie pour découvrir ce que sa vie lui avait appris. Il avait dû partir – non du clair et de l’assuré – mais de l’obscur et du trouble, de l’instable et du labile, de l’incertitude et de la confusion. )» (P. Chamoiseau, p. 470) Et puis se lover dans la cabane, disparaître, attendre, rêvasser, muer.

Dans les mises en scène rituelles, une collection de derniers instants, les dernières choses vues et retenues, ce qui aspire le regard est ce qui manque, tout ce que le tamis des sens n’a pas retenu. 

Il traverse le décor et oscille dans le vide qui en irradie, les intervalles entre les choses, là où ça ne dit rien de spécial, où la possibilité de sens se délite et reflue. Une sensation étrange d’attraper ce qui se dérobe ou de voir se dérober ce qu’il attrape. Comme dans certaine étreinte où l’impression de prendre et se fondre dans ce qu’il désirait le plus se borne à sentir que rien ne lui reste, rien de solide en tout cas. Cette odeur et texture chancelante, rêche, du vide sur la langue quand elle touche la peau pourtant douce de l’amante, nuque, épaule, poignet. Déception et pourtant, c’est cela qu’il voulait plus que tout. Ce dépouillement. Exactement ce qui est mis en scène dans le camp retranché de Sugimoto où, par le récit choral de plusieurs témoins clés racontant « comment j’ai senti venir les derniers jours », représentation multifocale du crépuscule de l’humanité, arrêts sur image d’ultimes errements ou replis autarciques, lucides, hystériques précédant un nouveau big bang, se dégonfle toute une civilisation hypertrophiée, complexe, étouffante. Tout ça pour ça ? Mais il ne reste rien ? N’y a-t-il que cela à retenir de l’épopée humaine ? Chapelles de tôles où expirent les vanités ! ? Où se déclarent les errements ? À la limite, on espérait qu’arrive la conclusion pour que, toutes les couches et chicanes se dissolvant, le mot de la fin apparaisse enfin, implacable, terrible explication, la vérité. Or, la mascarade est finie et tout est toujours aussi opaque. C’est finalement avec le genre de choses telles que les boîtes Campbell, alignement de vides esthétiques marchands ou le porte bouteilles de Duchamp, sorte d’épine dorsale du manque ou de l’absence, qu’il aura approché au plus près ce qu’est vraiment la vie. L’art. Tout passe au travers de ses muscles nerfs neurones papilles comme du sable glissant entre les doigts. Tout glisse et pourtant tout s’enlise. L’ombre d’un vide mortel court en lui dont il tire une consistance, le sentiment d’être. Perméabilité. Ce qui compose les petits décors sont là comme des objets survivants, retenus par le filet, mais ce qui aspire le regard est ce qui manque entre ces objets, tout ce que le tamis des sens n’a pas retenu. Et, dans ce vide, ce que l’œil-cerveau croit apercevoir de grouillement imperceptible, de grésillement, frétillements d’ombres et de lumières semblable à ces immenses bancs de sardines dans la mer, voir ce qui s’échappe de l’organisme qui l’abrite et s’écoule vers l’infini. « Pour autant, je ne connaîtrai jamais le nombre de poissons qui ont échappé à mon filet. Car le monde, plus fin que les mailles de mon filet, passe au travers. Alors, je compte mon maigre butin, en cherchant s’il ne reste pas parmi mes proies quelques traces remontant aux origines, de l’ordre de ce que Niépce a pu photographier avant que le monde ne se referme sur lui-même. De temps à autre un caillou brille au milieu des grains de sable, et je me sens alors comme un poète créant une œuvre ancienne à partir d’une ancienne. » (Hiroshi Sugimoto, dans la revue Palais, à propos de son geste photographique qui «dénoue les tensions » de ce qu’il veut photographier, attendant qu’apparaisse « un interstice » dans le réel, pour appuyer sur le bouton.) Cette aspiration vers le vide que libère les installations de l’artiste – autant de trames d’images et d’objets qui retiennent certains éléments de notre attention et en laisse filer une bonne part vers le néant, autre chose, ailleurs, peut-être – rappelle une porosité fondamentale qui n’est pas à sens unique. L’étanchéité n’existe pas, n’est qu’un fantasme de soldats égarés qui vivent leur vie en permanence sur un rivage de Syrtes, entre leur intériorité et l’univers, eux et les autres, âmes enragées de colons. Il n’y a pas de réelles frontières entre organismes, tout circule en tout, tout contamine tout, même si les chemins d’infiltration sont parfois détournés, sinueux. La pollution donne des exemples édifiants de ces mélanges quand l’homme empoisonne la nature qui l’empoisonne à son tour, comme le révèle l’envahissement des océans par les plastiques rejetés. «  (…) ces microfragments, ces grains de polystyrène, polyéthylène, nylon, polyuréthane… sont « des éponges », alerte Gaby Gorsky. « Ils fixent bien les polluants organiques persistants – DDT, PCB, dioxines – ou les perturbateurs endocriniens comme le bisphénol-A, utilisé d’ailleurs dans la composition de nombreux plastiques. » Ces polluants organiques persistants à la nocivité démontrée (cancérigènes et mutagènes) peuvent ensuite passer dans le système digestif des micro-organismes colonisateurs, du zooplancton ou des poissons et s’accumuler dans leur organisme. « Des quantités infinitésimales de ces polluants remontent ainsi jusqu’à nos assiettes. Aujourd’hui, on est incapable de filtrer complètement dans l’eau les résidus de nos médicaments, des pesticides ou des perturbateurs endocriniens. On sait que c’est à ce type de pollution que les alligators de Floride doivent d’avoir vu se réduire leur zizi, et on s’étonne que la fécondité de l’homme baisse ? » » (Libération, 20 juin 2014)

Tableaux testamentaires aiguisant le plaisir de mastiquer le creux des choses, chaque fois l’ouverture sidérale d’une miette de cosmos.

Le camp de tôles d’Hiroshi Sugimoto ouvre un espace de célébration fictif, ce que l’on trouverait après la fin de l’humanité, quelques testaments organisés en tableaux, natures mortes, pour tenter que « ça parle» même à quelqu’un qui ne serait pas équipé des mêmes référents grammaticaux. Alors, notre visiteur se laisse prendre au dispositif, y mesure avant tout son propre appétit énigmatique pour les vides, une envie jamais apaisée de chercher à mastiquer le creux des choses, dénicher des alimentations chimériques substantielles, avaler du rien pour respirer et cerner le goût du néant, dévorer l’absence, le manque, le recracher ou le savourer, s’y diluer, mais ne pas laisser ça de côté, faire avec. Cela participe de sa manière, noyé dans le monde, de fabriquer de l’oxygène. Ingérer des particules d’espace pour se relier au cosmos et petit à petit y disparaître, ce dont il trouve trace dans l’éblouissante épopée anticolonialiste de Chamoiseau – contre tout ce qui colonise -, s’agissant de nourritures terrestres dont raffolent d’étranges créatures féminines. Une faim trahissant un désir d’osmose avec… quoi, au juste !? « « Elle accompagnait leurs rêveries de thés d’étamines chauds, de crèmes jaunes d’un pollen récupéré sur des abeilles, de galettes de farine-coco mélangée aux bourgeons du jasmin. Elles adoraient mâcher des tiges d’herbe kabouya, ou de tendres feuilles-citron que la bonne épiçait avec des gouttes de rosée… Une nourriture étrange à laquelle Déborah-Nicole avait voulu goûter, et qu’elle avait trouvée sinon fade mais toute creuse, comme si ses papilles gustatives basculaient dans un vide, lui laissant entre les dents l’ouverture sidérale d’une miette de cosmos. » (P. Chamoiseau, p. 403)

Récits d’extinction, regret de n’avoir pas cultiver dans chaque geste l’art du « geste ultime de son existence », conscience de se connecter à la transmission des connaissances par les femmes (reconnaissance de l’écoféminisme)

Les lettres du camp retranché révèlent qu’a manqué au système dans lequel vivaient les êtres dont elles retracent les protocoles d’extinction, une symbiose intelligente avec la nature, une complicité sensible avec les technologies de vie. Que « l’individualisme de masse » néolibéral a ruiné toute chance «d’individuation de masse », comme dirait Bernard Siegler. Le personnage de Patrick Chamoiseau, incarnant la lutte contre tous les colonialismes à la surface du globe, et par là même, essayant d’infléchir l’histoire totale de l’humanité pour une réécriture de ses destinées, en inventant un autre type de mâle, a été éduqué dans la forêt par une femme douée de tous ces savoirs dits de « bonnes femmes » (la sorcière/la magicienne), a été façonné ensuite par l’influence de plusieurs femmes transmettant des formes de savoir à l’encontre de ce que modélisent l’école des savoirs masculins. Il devient ainsi un être à part, un héros de roman radicalement différent, une avant-garde forcément très solitaire, orpheline. Sa mère adoptive s’appelle Man l’Oubliée : « Elle était sûre d’elle. Impériale. La couleur immuable de son esprit, les battements maîtrisés de son cœur, l’énergie foudroyante de ses déplacements, son allant sans fatigue se déversaient dans le corps de l’enfant qui s’efforçait de vivre en fusion avec elle. Elle lui sculpta le corps et l’esprit de cette manière, sans un mot – par osmose. » Osmose avec cette femme elle-même en osmose avec les forces naturelles avec lesquelles vivre, aussi bien malveillantes que bienveillantes, ce qui conférait à chacun de ses actes une valeur déterminante où l’enfant pressentait toujours un enjeu brûlant, imprimant en lui une relation à la durée bien différente de celle qu’inocule la prétention à installer un règne indéterminé sur les choses. « Chaque jour pour lui fut le dernier, et chaque nuit aussi. Ce sentiment se voyait renforcé par le soin que Man l’Oubliée apportait au moindre de ses actes : couper une liane, cueillir une écorce, éplucher une graine, pêcher une écrevisse, s’arrêter, écouter le silence, s’asseoir… elle faisait tout comme s’il s’agissait du geste ultime de son existence. (…) Dans la chose la plus infime, ou la plus insignifiante, elle découvrait toujours un plaisir, une perspective, un enseignement. Elle dormait à fond comme un bébé et pouvait s’éveiller en une seconde comme un serpent. Cette manière très intense de vivre au quotidien décuplait l’angoisse de l’enfant qui croyait y déceler de petits testaments ; mais il se rendit vite compte que chacun de ces gestes était un concentré de vie : ils résultaient d’une autorité qui s’imposait au monde avec l’ardeur d’une naissance d’oxygène. » (Chamoiseau, p.166) Ce qui le prépara à vire son agonie de manière intense, comme s’il y finalisait un métabolisme à transmettre, mais aussi, au cours de ses aventures, le dota d’un art fantastique du camouflage déroutant les chiens de chasse les plus féroces : « (…) ces fauves ne pouvaient rien flairer de lui : il avait fini par prendre l’odeur des grands poiriers ou la traîne obsédante des écorces de cannelle. Il pouvait sentir le piment vert, la citronnelle ou la caïnite trop mûre. Impossible aussi de le dénicher dans le feuillage d’un acacia. Il avait l’art de devenir une liane, de mimer une racine de fougère.» (Chamoiseau p. 693) Et c’est cet enseignement qui lui permit de subsister dans des conditions de guérilla extrême, en se nourrissant de nourritures improbables, représentant le don exceptionnel de la nature à ceux et celles qui la comprennent au plus près. « En Indochine, il prétendit avoir trouvé dans l’obscur des forêts des corolles nourrissantes, des champignons laiteux, des drupes à peine visibles, des spores et des écorces dont il identifiait la moindre des vertus rien qu’en les reniflant. Il prétendit avoir aimé une vase de mangrove fine comme un flan au coco, des larves grises à goût de bière et les ailes d’un insecte immangeable qui craquaient sous les dents comme des frites de manioc. Il prétendit avoir picoré sur les sables d’Algérie, aux pires instants d’encerclement par les paras du général Bigeard, de petits insectes blancs qui trottinaient dans les désolations, et expliqué à ses comparses comment sucer certaines épines, d’insignifiantes écailles et des folioles roulées sur d’insensibles gouttes d’eau. » (Chamoiseau, p. 245) Cette transmission de connaissances par des femmes exclusivement fait de Balthazar Bodule-Jules un homme qui rompt la filiation des mâles dominants et c’est une partie confuse du rêve fabuleux (au sens littéral de fable) que lui-même (notre visiteur du camp retranché) entretenait en bricolant ses cabanes, préméditant d’instaurer une autarcie salutaire, libératrice. Ce sont les traces d’une activité mentale et manuelle semblable qu’il retrouve dans les dédales de l’expo où sont accrochées notamment les images de la dernière scène, le bulbe électrique d’éclairs orageux ressemblant aux terminaisons nerveuses secouant la nuit des corps, ou ces pièces de moteurs échouées sur la plage photographiées comme les sculptures abstraites d’une vie effacée, à réinventer. Pièces manquantes réinventées. Ces apparitions lui évoquent en outre, sur la cime des arbres entourant son jardin au soir, la silhouette d’oiseaux vigiles, leurs chants répétitifs gravant dans sa mémoire auditive des bonheurs éphémères, joyeux et mélancoliques, célébrant la vie comme si elle s’apprêtait à se retirer, comme si l’organe chanteur sentait la mort venir avec la nuit. Ou, marchant somnambule dans la ville, des carcasses de bestiaux accrochées dans un fourgon transportant de la viande nue, coulisses d’une ville carnivore refoulant sa consommation incessante de chairs fraîches, sans aucun ménagement pour les générations qui viennent. Pornographie.

Le numérique, gangrène des systèmes d’attention

Et puis, par opposition à l’évocation de ce mode de vie supposant l’harmonie complexe de systèmes très développés de soins réciproques – entre les individus, les choses, les objets, les végétaux, les aliments, les éléments -, l’installation d’Hiroshi Sugimoto élabore un début d’archéologie figurale de l’effondrement tragique des systèmes d’attention caractérisant le monde hyperindustrialisé des derniers siècles. Notamment, ces modèles d’économie virale recourant aux technologies de plus en plus intrusives du numérique, ruinant toute singularisation des capacités d’attention. Ce qui subsiste ici – sous forme de fictions artistes, chambres à soi éventées et squelettes laconiques de dispositifs d’attention -, ce sont tantôt quelques débris iconiques de ce qui exalta la nouvelle organologie digitale, tantôt ce qui résista vaille que vaille à tout ce que charriait « l’attraction fatale des masses pour Google » qui « semble s’appuyer davantage sur son pouvoir mystique d’attribuer une valeur spectaculaire à n’importe quoi et n’importe qui, plutôt que sur la précision de son résultat. » (Matteo Pasquinelli dans « L’économie de l’attention », ouvrage collectif sous la direction d’Yves Citton, p. 177) Les clics d’une attraction destructrice qu’évoque aussi Jonathan Crary : « Mais jusque dans la répétition des mêmes habitudes, un espoir demeure – un faux espoir sciemment entretenu : qu’un énième clic de souris ou qu’un nouveau toucher d’écran puisse faire surgir quelque chose qui nous fasse échapper à l’écrasante monotonie qui nous submerge. » (J. Crary, 24/7, Le capitalisme à l’assaut du sommeil, Zones, 201, p.100)

Pagode de verre, vide, où le regard avide rejoint ce qui s’écoule sans fin.

Puis, il reste en arrêt devant un objet de verre singulier, ellipse cabalistique lui suggérant une urne qui aurait recueilli les millions de regards qu’il a déjà, depuis sa naissance, promenés en d’autres surfaces ou formes transparentes, non pas au travers pour voir de l’autre côté d’une vitre, mais dans la vitre, dans la transparence même. Dressé sur une colonne, un petit autel où se recueillir. Entre instrument d’optique, sceptre religieux, jouet pornographique, engin cabalistique, cristal astrologique, abstraction matérielle. Il y voit le croisement entre plusieurs mondes, un embranchement où choisir une nouveau départ. Perspective dans le vide, rencontre de plusieurs lumières, aveuglantes, laiteuses, bruineuses ou noires, directes ou indirectes. Il y aperçoit, à certains moments, sous certains angles, un peu de cette matière d’horizon indistinct que Sugimoto a su si bien capté dans ses grandes photographies de mer. Non pas la lumière entre ciel et mer, mais cette lumière-là, sans plus aucun support de paysage, dans son grain même, suspendue, sans mer et ciel. Comment l’œil voyageant dans la lumière, de particule réfléchissante en particule réfléchissante, file vers nulle part, ce qui s’écoule sans fin, c’est ce qui se passe à l’intérieur de cette pagode, un sablier de regards. « Cette petite pagode (gorintô) a cinq anneaux, chacun représentant l’un des cinq éléments – la terre, l’eau, le feu, l’air et le vide – réunit sous une forme unique la Sainte Trinité de la religion, la science et l’art. Cette pagode montre peut-être le point d’aboutissement de l’Histoire et du temps qui s’écoule sans fin. Elle est à mes yeux la borne qui nous indique le chemin du retour, vers un paysage de mer dénué de présence humaine, enfermé dans une sphère de verre optique. » (H. Sugimoto, cartel de l’œuvre « Five Elements 301, Carribean Sea », Jamaïque). Et ce que la géométrie érotique de ces cinq anneaux permet d’entrapercevoir, à la manière d’un télescope tourné vers l’espace, fugacement, dans certains éclats ou miroitement mat en tournant autour de la pagode sans la quitter des yeux, c’est précisément ce qui ne se voit pas, ce qui s’écoule sans fin. Exactement comme ces lueurs dans les yeux sans fond de son amante au moment du plaisir, yeux qui semblent voir tout, regarder tout et pourtant absents, sans regard, presque révulsés, envahis rincés et dérivant dans des eaux tendres et très claires, nuageuses, frangées par de légères écumes épileptiques. La petite pagode le transporte dans ses « chambres closes » où l’exercice effréné de l’amour coïncide avec le vertige de jouir du vide, du vide autour de soi et vide en soi qu’avec la femme correspondante au décor, peut-être fantasmée en fonction du décor, ils s’échinent à instaurer pour ne garder plus rien à soi, tout donner, se transvaser dans l’autre – même pas, user de l’autre pour se transvaser ailleurs, dans l’oubli -, être deux en un, juste un écoulement de sable fin, brûlant et glacé, entre toutes leurs cellules embrasées, leurs sucs et jus lumineux enfermés dans une carapace optique, au cœur d’une pagode transparente, pagode de vides, de riens, d’absences.

De la pagode et des rituels d’extinction, échappée vers la maison close, jouissance du vide

Souvenir de chambre close parmi les pages de son journal : « Une fois dans le dédale feutré, tout l’être est palpé de membranes, aspiré par ascenseur vers les pacotilles de chambres à thèmes, sans âge, sans lieu, sans valeur, sans interdit. Fragments affriolants de décors en carton-pâte défilant sur les rivages d’un Léthé illusoire. Sur les tapis moelleux capiteux, tout est de toc, la voie des sens se dégage, libre. Jusque dans le sarcophage des voluptés, rutilance étouffée, palpitations, murmures. Le plafond et ses moulures de plâtres – végétations, tresses, acanthes, fougères, chevelures, torsades où glissent des angelots sexués – reçoivent par le hublot factice un peu de phosphorescence de voie lactée. Reliefs vaguement d’albâtre. D’abusives dorures rococo encadrent les portes, rampent près des jalousies, surgissent des draperies. Table de nuit laquée, placard d’ébène ciré, portes de l’enfer aux poignées d’argent, formes suggestives, serpentines. Luminaires adoucis de foulards semés de sequins, coquillages irisés, conques roses, luisantes. L’alcôve et sa banquette romaine, lit d’orgie pour varier les étreintes, flanquée de colonnes d’écailles miroitantes, mosaïque de petits miroirs dépolis. Le baldaquin comme une tonnelle de fer forgé, pampres, roseaux, oiseaux, l’ensemble sertis de billes brillantes, collection d’yeux avides. L’ancienne cheminée et ses panneaux de cuivre martelé représentant des postures sacrilèges, humaines et non humaines, capte dans ses reliefs métalliques les lueurs vacillantes de bougies factices. Sur le guéridon faux acajou resplendissant, une tête de mort fantaisie sous globe, vanité bon marché, et une collection de jouets phalliques, chromés, sur un napperon fripon (flèches et rameaux couronnant le corps d’une archère, nue jusqu’à la ceinture, essaim duveteux d’abeilles sur ses seins et lui butinant les aisselles, un ibis flamboyant, paradisiaque, piquetant son sexe charnu). Figures animalières transgressives en inox et plastique dans une vitrine capitonnée comme un cercueil. Quelques spécimens de ces innombrables gravures libertines, historiques et banales, mises sous verre au pied du lit. Calendrier pornographique en papier glacé dans un angle discret. Sur un ancien prie-dieu – bois ouvragé, velours rouge râpé -, boules de cristal biseautées, reliées en chapelet et rassemblées dans une coupe d’étain poli. Abats jours d’opaline décorés d’élytres, diaprures qui jettent des ombres. Miroirs amovibles de la coiffeuse, perspective d’abîme. Émail brillant et robinetterie opulente de la salle de bain, logée dans une espèce de grotte scintillante de petits galets, non loin de la couche. Et au centre de ce palais des glaces, sur le matelas, les corps pantelants des amants, n’en revenant toujours pas, hors d’haleine, se contemplant morcelés dans l’infini du filet spéculaire qui les caresse, masculin, féminin, tous genres mélangés à jamais. Morcelés de s’être mis l’un dans l’autre, échangés leurs organes, joués tous les rôles. Bouches, pupilles, oreilles, pertuis, méats, vagins, orbites, narines, anus, lèvres, cratères, glands, moules, nombrils, sillons, mains, fossettes, cristallins, mamelons, dans les multiples facettes réfléchissantes, continuent de s’ouvrir se fermer, battre et respirer, prendre et déprendre. Chœur qui chante l’enfilade des assomptions magiques. Comme les ronds à la surface d’une eau mordorée, dérivant, se multipliant, béances agiles, hypnotiques, entre surface et ténèbres, eux et les choses. Clignements. S’apercevant dans le lointain, mêlés à la faune et flore bestiales des amours fantastiques, diables et nymphes, indémodables, impersonnels sauf soudain, là, revêtant tour à tour leurs traits, elle et lui. Transformistes, échangés. Sueurs, mouilles, spermes, humeurs, vapeurs, ruissellement, brume s’élevant des buissons de poils, buée recouvrant toutes les surfaces miroitantes, climat d’étuves, bain fumant. Jambes ouvertes emmêlées verges et chattes presque tuméfiées. Les ventres les croupes à l’abandon, veines et artères saccadés, cascade et galop qui s’éloignent, peau soulevée puis se creusant, chamade pourpre au cou, vestiges du rythme bacchanale cavalant sans fin dans les miroirs et autres objets organes réflecteurs incrustés dans le cuir modelé recouvrant l’intérieur de la cellule coupée du temps, obscènes innocents dans leur écrin mélancolique… »

De la chambre close à l’émoi sous la tôle, sous la chanson de la pluie, extase au bord du monde

Revenir au camp retranché et à l’esprit des cabanes… Ce qu’il aimait pressentir comme sagesse, trop jeune pour la mettre en œuvre mais la sentant charnellement à portée, l’attirant, comme une ivresse future, l’ivresse adulte, image d’un futur idéal, désiré, accomplissement de ses sens en solitude plénière ressemble à ceci : « Je sais à présent le bonheur de la pluie sur les tôles. J’apprécie d’être à l’abri tandis que les vents et les brouillards battent le monde au-dehors. Je reste sur la terrasse pour recevoir le plaisir des embruns sur ma peau, ou alors je me vautre dans ma couche vibrant d’un petit enchantement. La case résiste à la furie. Les tôles grondent. Un déluge va bientôt noyer la création, et moi, je m’apprête à renaître comme une fleur du désert. Je ne comprends pas cette extase ; c’est peu de chose et c’est immense, je l’explore à chaque fois et à chaque fois elle me semble infinie. En fait, mon esprit me projette dehors, je suis au chaud dans mon corps à l’abri, et en même temps exposé nu aux éléments ; et, dans cette distorsion, j’éprouve le tremblement glacial et le chaud du cocon véritable. La nuit, cette extase est encore plus profonde, je m’endors, puis je prends plaisir à m’éveiller pour juste me rendormir sous l’émoi de la tôle. » (Patrick Chamoiseau, page 830) La chambre close, comme une cabane, caverne tapissée de pacotilles, leurs chairs lovées, mouillées, plissées, gluantes comme celle des nouveaux-nés, recréant un cocon, écoutant les bruits à l’extérieur, la pluie sur les tôles, une extase au bord du monde.

Pierre Hemptinne

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Médiathèques, plate-formes indisciplinaires

Yves Citton, L’avenir des humanités. Economie de la connaissance ou cultures de l’interprétation ? La Découverte, 195 pages, 2010

Un livre aubaine sur le paradoxe du capitalisme cognitif. – C’est une contribution stimulante pour penser un rôle des bibliothèques et médiathèques en phase avec les sociétés dites de la connaissance, en les imaginant comme des pôles où exercer, individuellement et collectivement, l’art de l’interprétation des œuvres littéraires, musicales et cinématographiques. La créativité dans les pratiques culturelles. De manière à correspondre à l’air du temps mais aussi d’en corriger certains travers! Dans un contexte où les outils de la communication sont présentés comme donnant accès à tous les savoirs et les faisant circuler de plus en plus vite au sein de la société (comme si cette vitesse était une chance et un idéal à atteindre), Yves Citton relève le paradoxe systémique de ce capitalisme appelé cognitif, par rapport à quoi il allume le contre-feu des Humanités. En effet, si la logique de ce capitalisme pousse le maximum de personnes à utiliser les nouveaux outils de communication, réseaux sociaux ou autres, pour s’exprimer et faire circuler du savoir, son but est tout autant d’organiser la captation de ces savoirs qui circulent afin de les faire rentrer dans des circuits de rentabilité à court terme. « D’une part, il faut que ça circule librement pour produire de la richesse ; d’autre part, le capitalisme élève des barrières pour profiter de ces richesses de façon privative. Au sein d’un tel schéma, que je simplifie à dessein, la dimension cognitive de l’économie de la connaissance apparaît comme un facteur émancipateur, tandis que le capitalisme fait figure de frein au développement, en cherchant à accaparer les richesses ainsi produites et en menaçant d’en tarir la source. » – Lecture et interprétation. –  Une grande partie des richesses qui alimente ce capitalisme de la connaissance provient des activités intellectuelles et culturelles, elle repose sur les capacités des uns et des autres à lire et commenter ce qu’ils lisen (lecture au sens large). La lecture, en soi, est un appel à l’émancipation, mais capter les modes de lectures est une voie subtile pour accéder au cerveau (son temps disponible), aux goûts et de développer des forces prescriptives impressionnantes. C’est ce que démontre Yves Citton en décryptant ce qui se passe vraiment dans le travail de lecture et d’interprétation que nous réalisons tous, ne serait-ce que pour nous situer, nous orienter. (Et il faut ici faire le lien avec les analyses de Giffard des lectures classiques et industrielles). Le mode de lecture le plus massivement induit consiste à reconnaître les signes lus, reconnaître le message, en laissant le moins de place entre réception du sens et réaction, l’enchaînement entre le « symbolique » et le sensori-moteur est presque instantané. Il y a reproduction de cadres déjà assimilés antérieurement, le cheminement de la sensibilité est frayé. L’interprétation par contre a besoin d’une césure, une distance entre la réception du message et ce que l’on en fait, la réaction ou réponse, elle ne s’accommode pas de la ligne directe. Elle cherche. Grâce au blanc, au vide durant lequel les informations reçues sont plongées dans un bain d’indétermination (caractérisé par le bagage culturel de chacun), mises en contact avec des correspondances, des résonances, des analogies, des affects réveillés par le nouveau message. Et ce qui en sortira comportera de la nouveauté, de la créativité, de nouvelles combinaisons. L’interprétation ajoute des possibles, élargit la perception, multiplie les nuances et éclairages. Quand la lecture ordinaire fonctionne selon un schéma de recognition fonctionnel, l’interprétation ouvre les horizons et n’hésite pas à s’engager sur des voies de garage, pour essayer, pour chercher d’autres issues, d’autres satisfactions, des compréhensions plus riches. « Alors que la recognition reposait sur la contraction du souvenir et sur un court-circuit mémoriel, grâce auquel la perception déclenchait immédiatement le comportement moteur, l’interprétation consiste au contraire en un redoublement de parcours et de traçage, en un détour qui ouvre un circuit (au lieu de lui couper court), en un déploiement par nappes et en la patiente (re)constitution d’un tissu. » Ce qui nous préoccupe est ce fonctionnement ordinaire de la société marchande qui cultive le goût des perceptions directement suivies de comportements moteurs. Des circuits courts, des rentabilités à très court terme des émotions et des investissements qui tiennent lieu d’esthétique de vie. C’est bien ça qui court-circuite le rôle des bibliothèques et médiathèques dans la relation aux œuvres, dans les processus d’apprentissage de lectures interprétatives. – Le temps dont on dispose. – Comme Hartmut Rosa qu’il cite d’ailleurs explicitement, comme Gilles Deleuze qu’il interprète pour clarifier l’action d’interpréter, Yves Citton insiste sur le temps nécessaire pour « avoir des choses à dire ». « Le travail interprétatif interpose un mouvement inverse de dilatation, d’allongement du circuit. Il faut avoir de la place (vide) et du temps (disponible) pour se livrer au travail d’interprétation inventrice qui est au cœur de la production de nouveau. Il faut disposer d’un espace assez ouvert pour qu’on puisse y sauter d’un niveau à l’autre ; il faut disposer d’un horizon temporel assez distant pour qu’on puisse « essayer des sauts successifs », « rater », « recommencer le saut ». » Ce qui est bien évidemment visé est la saturation sollicitative et l’espèce d’obligation à communiquer, à être transpercé (à la Saint-Sébastien) par tous les flux de communication. « Penser la socialité à partir des conditions de l’interprétation implique au contraire de se méfier profondément des ambivalences propres aux logiques de la communication et de la circulation d’informations. Tout autant que de permettre que ça communique, l’impératif est de s’assurer que ça ne communique pas partout ni tout le temps : il relève d’une exigence à la fois intellectuelle et politique qu’on puisse bloquer la communication, s’en protéger, se retirer au sein d’une vacuole qui soit hors d’atteinte des flux de sollicitations, de stimulations et de demandes variées. » Quand on voit en quoi consiste les politiques qui ambitionnent de résorber la fracture numérique, on peut se demander si le but réel n’est pas de faire en sorte que les populations qui échappent encore à ces flux saturant, faute d’équipements, puissent aussi y être soumis et rentrer dans la dynamique de profit des opérateurs de la communication forcenée (les restituer à un état de clients rentables pour la société de communication). Vacuoles est le terme utilisé par Deleuze, « chambre à soi » par Virginia Woolf, Harmut Rosa parle lui d’« oasis de décélération », c’est chaque fois la même chose : renouer avec le silence, un peu de solitude, de déconnexion, à partir desquelles « avoir enfin quelque chose à dire ». Les bibliothèques et médiathèques, en parallèle aux opérateurs culturels proposant des programmes événementiels, doivent inventer des dispositifs qui favorisent la dissémination de vacuoles, de « chambres à soi », d’oasis de décélération, – selon des modèles individuels ou collectifs, mais traversés de dynamiques transindividuelles, d’inter-prêts. (Comme le projet Archipel mis au point par la Médiathèque de la communauté française de Belgique et exposé à la Bpi). Des dispositifs qui vont inspirer l’art de l’interprétation en art de résistance. Bien entendu, c’est un art pratiqué par les chercheurs qui cultivent leur intuition, c’est un art qui a besoin de tâtonner, de perdre du temps, de rater, mais c’est une activité à laquelle tout le monde se livre, un tant soi peu. C’est une production diffuse d’où émerge régulièrement des trouvailles, du recyclage génial, des pistes lumineuses. Ce diffus est important et Yves Citton explique bien comment « tout le monde participe », de près ou de loin, mais pourvu qu’il interprète, à l’émergence d’idées. Le va et vient de citoyens dans les bibliothèques et médiathèques, traversant les dispositifs favorables à l’éclosion de vacuoles, enrichit ce diffus comme bien collectif. Lieu de ressources, proliférations de matières culturelles « premières », de flux spirituels où circulent les chances de voir germer des idées porteuses, salutaires. Que ce diffus soit stimulé par des politiques publiques doit aussi le prémunir contre la privatisation. Il est difficile de quantifier ce qui se passe vraiment dans ce « diffus », pourtant on sait que là « se forge et se régénère une bonne partie des ressources dont nous disposons collectivement pour interpréter activement et transformer intelligemment notre monde. » – Médiathèque et enjeu social, question d’avenir. – En donnant accès, dans des lieux publics, à des patrimoines immenses de cultures enregistrées (sons, images), avec un personnel formé à la médiation, à la discussion, les Médiathèques sont des moteurs de l’activité interprétative inventive au quotidien. Elles ont ce qu’il faut pour enrayer la marchandisation des pratiques culturelles qui s’appuient sur des modes de lecture qui privent les citoyens de leur potentiel interprétatif (aliénation du travailleur dans la société cognitive où chaque cerveau peut être conçu comme une unité de production)). Il suffit de leur donner (aux médiathèques) des moyens d’action adaptés. Alors que l’utilitarisme inspiré par la science domine et impose des protocoles rationnels dans toutes les actions humaines (ainsi avec un idéal de communication de plus en plus rapide, input output simultanés, circulation hyper speed), ce que Citton exalte sont les compétences que l’on acquiert dans la fréquentation de textes littéraires. (Philip Roth, dans un entretien au Monde, disait qu’il y avait immanquablement de moins en moins de lecteurs, quoi qu’en pense les sondages et enquête, parce que le temps de lire existe de moins en moins, encore le problème du temps. Bien sûr, ce que Philip Roth prend en compte est un certain niveau de lecture, ce que signifie réellement lire un auteur, par exemple, mais c’est bien un niveau de lecture qui produira plus de richesses inventives pour la société que ce que Giffard caractérise comme « lectures industrielles ».) Ce sont tous les outils de connaissance non rationnels qu’il faut prendre en compte, encourager, exercer: l’intuition, le pressentiment, le sentiment esthétique, les techniques intellectuelles de l’errance… Parce qu’il faut inventer. « Le plus important n’est plus d’éviter l’illusion ou l’erreur, ni même de dire le « vrai », mais de solliciter nos capacités de fabulation pour contribuer à fabriquer de nouvelles croyances, qui tireront le donné vers une fiction présente, traduisible en réalité future. L’interprétation ne vise plus à casser les images (immédiatement visibles) pour nous faire reconnaître une réalité déjà existante qui se cacherait derrière elles, et qui expliquerait leur production leurrante : s’il convient parfois de casser les clichés qui nous aveuglent, c’est seulement pour permettre l’émergence d’autres images, qui ne correspondent à rien d’existant, mais dont la force d’aspiration et d’inspiration pourra nous amener à reconfigurer le donné. Les sociétés de l’information paraissent se contenter de connaître le monde ; ce qui importe pour les cultures de l’interprétation, c’est de le transformer… » – Médiathèques, bibliothèques, lecture publique, le rôle de filtre. – C’est en examinant comment définir, en tenant compte de l’importance qu’il y a à tirer parti des ressources de l’interprétation, des projets pour le monde éducatif, des politiques pour la recherche scientifique et des actions pour faire fleurir la critique sociale, qu’Yves Citton esquisse le profil de filtres à mettre en place pour replacer les Humanités au cœur du projet d’avenir. Encore une fois, les Médiathèques correspondent parfaitement à cette définition de filtre chargé d’aider l’émergence de réponses correctes à ce genre de question : «que mettre dans les 30 minutes du journal télévisé ? comment choisir entre des dizaines de films nouveaux, des milliers de CD ? qui accepter dans les grandes écoles ? » La conclusion est un mélange de propositions combatives, de foi en l’activité humaine trop humaine (souvent discréditée comme non scientifique) et de lucidité douloureuse. « De nombreux symptômes, plus ou moins ténus, laissent espérer que les nouvelles formes de socialité (en particulier celles qui émergent à l’occasion du développement de l’Internet) sauront se réapproprier, réinventer, disséminer et multiplier les inter-prêts de sentiments, d’intuitions, d’espoirs, d’indignations et d’intellections qui nourrissent cette culture des Humanités. Force est toutefois de reconnaître – sans nostalgie pour aucun âge d’or passé, ni aucun goût particulier pour les théories de la conspiration – que cette culture se trouve aujourd’hui pour le moins négligée, par rapport à l’attention et aux financements qu’il conviendrait de diriger vers elle, lorsqu’elle n’est pas directement attaquée par des réductions budgétaires, des contraintes administratives, des évictions des grilles de programmes, des asphyxies de revues, d’éditeurs et de libraires, voire des dénonciations idéologiques menées sous couvert de « retour aux savoirs », de « fondamentaux » et de « socle commun » ». Depuis que, face à la dématérialisation (montée en épingle à cheveux, alors qu’elle est le « faux problème », celui qui masque la réelle problématique), une réflexion cherche sa voie ici ou là pour dessiner un avenir des médiathèques, je dis régulièrement qu’il y a un bel avenir pour elle, à condition de « trouver autre chose à dire ». C’est tout à fait ce dont parle ici Yves Citton, sans pleurnicher, mais avec un plan. (PH)