Fil narratif à partir de : l’été 2022/dérèglement climatique – Christopher Whool, galerie Hufkens – bout de fer sur la route – Hubert Lucot, A mon tour, P.O.L. (2022) – Fondation Vuitton – Simon Hantaï – Georges Didi-Huberman, L’étoilement. Conversation avec Hantaï -Yves Citton, Altermodernités des lumières, Seuil 2022 – Pierre Bourdieu, Microcosmes. Théorie des champs, Raisons d’Agir 2022 – Sculpture de Luc Navet – vélo et chute —-
Bien que sous le dais des branches, sans bouger, l’ombrage ne rafraîchit plus. S’il se réfugie là, c’est par habitude, c’est l’ancien abris contre les canicules, à présent lieu où communier, avec l’arbre, dans le stress hydrique, être ensemble. Des ruelles étroites du hameau qui mènent jusqu’à la forêt, si proche, quasiment sans transition, descendent parfois des effluves humides. Peut-être juste des souvenirs de fraîcheur, des haleines, des hallucinations. Il n’écoute ni ne regarde les informations, mais elles zèbrent l’air de leurs messages anxiogènes, colportées de bouche à oreille sur les marchés, devant l’étal d’un boucher ambulant, alertes aux incendies un peu partout, sécheresse et suffocation généralisée, il suffit de rejoindre quelque promontoire dégagé pour apercevoir les fumées, dans les garrigues, les vignes, les forêts, jusque très loin vers le littoral. Il y a toujours bien dans le champ de vision un pan de colline calciné, vestige des ravages précédents. (Pourtant, un Ministre de l’intérieur avait promis d’activer une parade imparable : engager plein de « gendarmes verts », ainsi, c’est chouette, quel que soit le fléau, la logique répressive est la solution.) Tout le monde est sur le qui-vive, des outils, une brouette remplie de sable, un seau toujours à portée de main, une valise avec le strict minimum à emporter. Les témoignages se multiplient sur les dégâts causés à la biodiversité, marine et terrestre, inexorables, ne laissant que peu d’espoir. Amputation des possibles. Soudain, les gens touchent du doigt, dans leur réel, ce qu’annoncent les scientifiques depuis belle lurette, que le politique s’est efforcé de dédramatiser systématiquement, et ça fait tilt ! Vivre tétanisé.
Oiseau rhombe
A deux mètres de lui le rhombe silencieux d’une sitelle se matérialise sur un tronc squameux, sortie de nulle part, entreprend d’ausculter l’écorce ; un écureuil surgit de l’herbe rousse, l’aperçoit et saute sur le tronc (la sitelle s’envole), poil hérissé, queue agitée, signaux d’alarme et colère, puis grimpe, l’étudie sous toutes coutures, de branche en branche, diversifiant les points de vue. Ce n’est pas la première fois. il fait le mort, il fait ça très bien, il s’y croit même. L’écureuil s’affranchit et repasse près de son fauteuil, se glisse sous le buisson où il sait trouver une vasque d’eau fraîche. Plus loin, entre fleurs séchées et arbustes assoiffés, émerge une pierre sculptée par un ami d’enfance, pièce qui l’accompagne depuis longtemps, brute, à peine façonnée, bouchardée. Sa silhouette douce lui donne l’allure d’un nuage juste posé, matériau dématérialisé. Sa plasticité évoque la longue relation de l’humain à la pierre, façonnage des premiers outils qui, à leur tour, au gré de leur évolution, façonnèrent la matière grise. Ses allures vaguement phalliques rappellent la prégnance de cet organe sur l’histoire relationnelle de l’homme au reste du vivant. En même temps, c’est un crâne, c’est l’encéphale sans cesse modelé par son environnement (selon le jeu des ombres et lumières, la pierre posée sur son support, ne cesse de changer, tantôt ronde, tantôt animée de creux comme ces taches sombres aperçues de loin à la surface de la lune. Et puis, nantie d’un cratère, elle est creusée pour récolter l’eau de pluie, faire office de baignoire à oiseaux, suggérant que cette entité humaine, le cerveau, pourrait s’imaginer un devenir utile à la biosphère, à l’autre, parfaitement intégré aux enjeux du vivant. Et ils s’en donnent à cœur joie, iles oiseaux, ls défilent et, au-delà d’assouvir la soif, ils jouent sur les « berges » providentielles, se plongent, s’aspergent, se chassent l’un l’autre, socialisation. Il reste des heures ainsi à infiltrer la vie animale qui l’effleure, le tolère, inclusive. Son activité principale.
L’affût, l’écriture
Il se souvient, adolescent, une épreuve scout d’affût dans la forêt, impliquant de rédiger un compte-rendu du vu et entendu, prise de conscience de la manière dont on se rapproche des autres vies, discret, camouflé dans leur territoire. L’expérience en elle-même – disparaître, regarder, écouter – et la suite, en effectuer un compte-rendu écrit, l’avait fortement marqué. Le fait qu’écrire, raconter et décrire ce qui emplissait une durée déterminée d’attention, amplifiait le vu-entendu-senti, comme s’il s’agissait d’une archéologie mentale d’un instant, l’écriture exhumant une part importante de ce qui n’avait été que pressenti, révélant même ce qui n’avait pas été vu – à la limite de la fiction parce que découvrir grâce à l’écriture ce que le cerveau a enregistré, à l’insu de la conscience, insinue un doute : n’est-ce pas invention ? Comme de se repasser un film au ralenti et d’y voir surgir ce qui s’est vraiment passé. Cela même lui avait fait l’effet d’une libération. Une perspective s’ouvrait. De quoi faire quelque chose de sa vie. Il n’a cessé de mettre à l’épreuve cette découverte, rechercher, donner forme à ce que la mémoire ensevelit sans qu’il le sache, exhumer les dimensions du vécu qui échappe au ressenti instantané, reconstituer l’existence non-sue, la traquer, à partir d’intuitions, de correspondances, de mélancolies indicatives qu’éveillent d’autres incidents, d’autres vécus, d’autres expériences esthétiques. Explorer les plis, le visible et le caché qui est la structure du visible. Aujourd’hui, le périmètre de son action se réduit de plus en plus, il exerce sa passivité-absorbante au sein de ce qui l’entoure. Papier buvard. Organisme sténopé. Sa position la plus courante correspond à cette première expérience d’affût en forêt, mais désormais planqué dans la futaie confuse de sa vie bruissante. Qu’il remue, ressasse, recommence à l’infini, en plein air, toujours sur le seuil de la bâtisse, en pleine porosité (qui entraîne une sorte d’ivresse comme quand l’air s’engouffrant par les fenêtres grandes ouvertes d’une voiture roulant à vive allure donne le tournis). Frôlé par les ailes et les poils, bercé par les toc-toc de l’écureuil au travail, récoltant les noisettes et les conditionnant pour entrer dans ses stocks, sa rêverie bifurque, se demande s’il n’aurait pas dû tenir un journal. N’aurait-il pas, là, maintenant, un matériau mental conférant plus de consistance à ce qu’il a vécu et du coup plus apaisant ? N’aurait-il pas mieux répondu à ses pulsions précoces de graphomane, les canalisant dans quelque chose d’utile ?
Il en avait eu l’intention, il y a quelques années, avait été à deux doigts de se lancer, c’était en lisant – tardivement, soit – Hubert Lucot dont venait de paraître le dernier livre posthume, « A mon tour ». Titre magique, sur la ligne singulière que trace toute vie, pointant l’instant où cette singularité rejoint la finitude universelle, rend l’âme et se fond dans le tout.
Journal perdu
« Le bouleversement Hubert Lucot : ne devrais-je pas, aussi, entamer un « journal », cristalliser dans un style, un souffle, en quoi écrire est indissociable de toutes mes autres fonctions vitales , au quotidien ? Réussir cette objectivation de ma singularité, au moins, dans une pratique patiente au long cours ? Rien à voir avec un projet éditorial, la recherche d’un « produit » qui justifierait de démarcher un éditeur, plutôt pour l’exercice, la discipline. C’est très compliqué de « trouver » le style d’une écriture journalière. Suffit pas de raconter ce qui arrive au jour le jour, ce que l’on retient. C’est cela qui me fascine et me rend accroc dans « A mon tour », lu trop vite pour cette même raison : la force et la justesse du style, son rythme, sa recherche de ce qu’est le fil d’écriture essentiel pour lui, au centre de tout, enfin, pas une essence, un faire, un tissage des différents plans d’un vécu qui forcément, au départ, sont disparates, appartiennent à des temporalités, des géographies, des causalités disjointes. Sa volonté de devenir écrivain forgée très tôt, il a réussi à créer un style qui lui ressemble, qui au fil des années, le garde fidèle aux premiers désirs d’écrire, et à l’ambition. Dans un autre volume, antérieur, il déclare, face au sable et à ce qui s’y efface : « Je rêve de la trace suprême, que mon écriture accomplira ». J’ai eu aussi ce rêve, qui m’a fait quitter l’ornière scolaire. Puis, par constat d’échec, révision raisonnée des premières impulsions, attrait pour d’autres devenirs ? Ca s’est transformé en autre chose. Peut-être l’attrait du sans trace ? Mais j’aime renouer avec ce rêve, ça me parle comme on dit, via l’écriture de Lucot, un « faire tenir ensemble » magique qui, dans le cas d’un journal de maladie, s’engage à ne rien taire, des épreuves et dégradations, et de ce jeu de pressions, laisse fuser des éblouissements (un alliage imprévisible de souvenirs et de présents, courts-circuits de mélancolie et de joie intérieure ressuscitée). Ma situation n’a aucune similitude avec son dossier médical, dieu merci, mais quand même, son exemple avive le besoin d’un travail d’écriture pour « exorciser » ou mieux, « m’habituer à », « vivre avec, au mieux ». Avec quoi ? La présence de plus en plus familière de la fin qui se rapproche. Les interrogations sur « la suite », quelle forme va-t-elle prendre ? Ecrire un journal, entretenir l’illusion de « laisser quelque chose », subterfuge. Fasciné par l’énergie de Lucot à finir une œuvre – c’est-à-dire à l’avoir en soi, savoir exactement ce qu’il faut produire pour qu’elle ait, au moins un temps, vu de l’extérieur, l’aspect de quelque chose de fini – , la porter jusqu’au bout, le dernier souffle. Dans pareille situation de souffrance, je pense que ce serait le cadet de mes soucis, j’abdiquerais. Faut quand même y croire, au sacré de la créativité, pour fournir une telle énergie, s’imposer une telle discipline. Mais, soit, oui, ça aide, ça doit aider, surtout quand, comme chez Lucot, ça donne des « précipités » stylistiques, fascinants, seuls à même, je pense, de traduire l’état d’un cerveau, d’un psychisme, d’un organisme, en train d’encaisser une telle succession d’analyses et d’interventions thérapeutiques lourdes. Happé dans la machine d’une transformation irréversible. Quand je dis « état », je pense aux multiples adaptations des fonctions cérébrales connues et inconnues, pour rester capable de donner forme à ce qui persiste, retenir, comprendre, maintenir un récit. Ce que rend possible l’acquisition d’un important capital culturel, ça ne vient pas tout seul, ces « précipités » magiques. L’auteur évoque, allusivement, régulièrement comment il s’est constitué ce bagage culturel, investissement et discipline. Sa culture picturale par exemple – incarnée par plusieurs amitiés avec des peintres de qualité – il la doit à la découverte des reproductions en cartes postales. Et je me revois à Bruxelles, rue Saint-Jean, avec deux amis, écumant les casiers d’une boutique spécialisée dans ce genre de cartes postales. Les murs couverts de petits tiroirs en bois, un classement par siècles et par ordre alphabétique. Nous restions des heures, feuilletant les images, attendant que ça fasse « tilt ». Nos moyens étaient limités, nous sortions avec peu de cartes. Personnellement, ça n’a pas structuré une connaissance de l’histoire de la peinture, ça a favorisé certaines formes de curiosité, de boulimie. J’ai même l’impression que j’ai avancé en évitant tout ce qui pourrait déboucher sur la constitution d’un capital, quel qu’il soit, plus ou moins formalisé, homologué, restant dans quelque chose d’informel, courant après ce qui fuit. Ecrire comme Hubert Lucot, au plus près de ce qui, en principe, décourage tout projet, toute projection de soi dans l’avenir, écrire même au sortir d’un scanner, d’une perfusion, c’est sauvegarder le plus longtemps possible une « beauté » du vivre, du faire, ne pas se laisser morceler par les gestes médicaux, les inscrire dans un fil, composer avec. C’est proche aussi d’un sacrifice de soi, cette débauche de désintéressement pour que subsiste la littérature, dans une forme pure, supérieure, en faisant corps avec ce sacré, antidote magique au cancer. Je suis particulièrement ému par son refus de la rhétorique du combat avec la maladie. Il ne se bat pas, il compose avec, et avec tous les intermédiaires, corps médical, machines, technologies, médicaments, substances. « Je ne suis pas un djihadiste, je ne me bagarre pas. Je prête le flanc aux médications, l’oreille aux explications rassurantes. » Et puis, découlant probablement d’une stratégie de résistance aussi, le dispositif de trajets incessants en tram et bus, garder le contact avec la ville qu’il aime, sillonner le corps urbain, graver toujours mieux les souvenirs qu’éveillent les lieux, entretenir les bonnes ondes, maintenir vivaces les itinéraires aimés, sa géographie intime. Et l’ensemble tourné vers l’entretien et la captation des plaisirs, des joies accessibles – infimes et insondables à la fois. Tel enchaînement de bus. La chaleur d’un lainage. La lumière sur un parc. Une ambiance clinique soudain onirique. « Le 46 survient, je goûte les fraîcheurs que des sentiers roux ouvrent dans le bois de Vincennes. » « mon siège dans le 88 m’a donné bien-être ; la traversée de mon vieux quartier, le même bonheur que lors du trajet en ambulance Pompidou-Cochin ». J’ai lu en regardant les trajets effectués sur un plan des bus et métros parisiens, en localisant, sur une carte, les rues mentionnées, certaines que je connaissais bien, avec évocation d’enseignes que je visualise encore très bien. Oui, le fait que ce soit aussi la relation d’une intimité avec Paris, ça m’a agrippé, je me suis très tôt projeté dans cette ville, restes de romantisme adolescent, lieu où j’imaginais un jour rencontrer les êtres qui me comprendraient, me reconnaîtraient, du temps où je correspondais avec d’obscures revues de poésie, puis une ville que j’ai arpentée pour observer ce qu’est, à fleur de peau, la vie culturelle d’une grande cité.»
Méfiance et entrelacs, fil de fer et galerie
Puis, dans un contexte où la société s’abîmait dans la crise climatique, il a eu une grande méfiance à l’égard de tout cette activité artistique, événementielle, liée à un contexte d’extractivisme capitaliste appliqué à la moindre « créativité » humaine, conduisant à ce que, comme l’écrit Didi-Huberman en une parenthèse percutante, l’art « autonome » se retrouve phagocyté par les industries culturelles.
Il se souvient d’une longue sortie à vélo, de longues heures au pédalage soutenu, hypnotique, baigné d’endorphine, transcendé par le second souffle, ivre de la relation exosomatique avec la machine « parfaite », filant hors sol, la tête non pas vide – contrairement à ce que l’on dit souvent – mais pleine autrement, livrée à un profond set up de tous ses patrimoines, affectifs, culturels, cognitifs, procédant à un réagencement de ses ressources, tirant parti de cet instant où l’organisme en plein effort n’est plus qu’énergie parmi les autres énergies du paysage, du monde, peut-être dans ces instants où l’enveloppe s’évanouit, l’être s’avoue-t-il enfin sans complexe principalement holobionte. Et, la tête dans le guidon, un truc au sol le happe. Pas prévu. Il lui faut quelques minutes pour affermir la volonté de savoir ce que c’est, qu’a-t-il vu, ça lui a fait l’impression de quelque chose qui l’attendait, l’allure d’un truc perdu et enfin retrouvé. Il freine, redescend sur terre, demi-tour, revient à la recherche de ce qui a frappé son attention.
« Ah, oui, j’adore », c’est un entrelacs de vieux fils de fer, rouillés. Une main ouvrière ou bricoleuse l’a sans doute entortillé – sans penser qu’il la façonnait pas n’importe comment, à la manière d’une signature non réfléchie – puis jeté sur la route où de nombreuses roues, autos, motos, poids-lourds, l’ont martelé sur le macadam, graviers et ciment délité. L’environnement est celui d’une berge bétonnée, une darse industrielle, un peu en friche, avec de rares péniches, des camions, des transvasements de matériaux. J’ai un faible pour ces objets entre « rien » et « art », objets-frontières. Il y a une conjonction de lieux et circonstances qui fait que celui-ci m’a interpellé à ce point. Peu de jours avant, j’ai vu ce « genre de chose » dans une exposition de Christopher Whool dans une galerie classe (Hufkens). Pas le même décor qu’ici. Cette galerie bien en vue a investi une part de ses plus-values dans une rénovation architecturale bluffante. Un ancien hôtel de maître transformé de l’intérieur en ce que serait, précisément, une demeure de maître d’aujourd’hui. Tout en bêton lisse ou brut, un formidable agencement de volumes épurés, une science de l’éclairage et de la respiration des espaces emboîtés sur plusieurs étages, des entrailles au firmament, le tout parfaitement pensé pour sublimer l’exposition et la rencontre avec des œuvres d’art. Une cathédrale, un mausolée, une merveille.
Capital symbolique et spéculation
Mais alors que l’ensemble des œuvres présentées avec soin, agencées de façon optimale devrait m’enchanter – photos d’aridités absconses dans le désert texan, peintures de formes subjectivées en tissus tumoraux de ce qui fait image, épatantes sculptures de fils de différentes tailles -, rien, peu d’émotion, l’habitude de ce genre de situation aidant juste à un ressenti raisonné. La curiosité s’ankylosait, perdait l’envie d’investiguer, d’aller vers les œuvres, ce qui prédominait était une sorte d’exhibition froide, parfaite, d’apparition plutôt, apparition instrumentalisant la magie artistique, l’air de dire « voyez comme je ne cesse de prendre de la valeur, rien qu’en restant là, sous vos yeux, à ne rien faire ». Le formidable agencement architectural donnait alors l’impression de se promener dans les coffres souterrains d’une immense banque spirituelle. D’où une frustration que l’inégal entrelacs de fils aperçu depuis le vélo, en sa trajectoire magique, promettait fugacement de compenser, justifiant le freinage, l’arrêt, pied à terre.
Au Palais
Combien de déconvenues de la sorte n’a-t-il pas connues ? Il se souviendra toujours, se dirigeant en pleine canicule, vers un « geste architectural » fantasque, du genre que l’on verrait bien dans un décor de science-fiction, entre cathédrale ésotérique et vaisseau spatial en visite éphémère, posé en lisière d’une forêt elle-aussi déjà en grand stress hydrique. En ce temple prestigieux il va retrouver les œuvres de Simon Hantaï, rassemblées pour le centenaire de sa naissance. Profitons des anniversaires. Il avait découvert ce travail de toile-couleur-plis, dans les années 90, un article de presse avait attiré son attention sur le fait qu’une galerie montrait, de façon exceptionnelle, l’état des recherches de cet artiste qui s’était retiré du monde de l’art, en avait fui le marché. Il avait été attiré par ce positionnement politique et curieux de découvrir ce qu’il en résultait, esthétiquement. Mais plus il approche du palais prodigieux, hors normes, plus il est perplexe. Quel décalage avec le souvenir qu’il a conservé des toiles fascinantes, dépouillées de tout éclats ostentatoires ! Et il se souvient d’une note de bas de page de Didi-Huberman, dans le livre « Etoilements », fruit d’un échange long et substantiel avec l’artiste, rencontres, conversations, courriers. Cette note, rappelle que toute la démarche de l’artiste, son choix de l’isolement et de processus lents correspondent à la conviction que « donner à voir des tableaux ne soit ni les donner en spectacle, ni les mettre en vente ». Il aura erré dans la fondation Vuitton, subjugué par l’excellence logistique et ergonomique des espaces, par la perfection atteinte dans l’art de donner les peintures en spectacle, justement, tellement bien qu’on n’y pense pas sur le moment, ça en jette, ça envoie à fond. Pas possible de trouver mieux ailleurs. Puis, finalement, une grande vacuité. Malgré, au prix d’un effort constant, avoir réussi à maintenir, ténue, la relation à cette exploration du pliage de l’image mentale, de son épaisseur fuyante, d’un soi réticulé dans le vide en étoilements infinis, en recherche de ce qui s’imprime sur les faces cachées de tous les motifs de la pensée, visualiser ce que la conscience ne parvient jamais à vraiment fixer, restant focalisée sur la surface apparente des plis qu’elle prend pour le réel. En effet, dès qu’il se représente quelque chose, intérieurement, il lui semble saisir la face évidente, allant de soi, de quelque chose que, provisoirement, il peut déballer, ce déplis engendrant de l’invisible, de l’insu, de l’inaccessible, laissant l’impression que penser consiste, par l’obligation d’équilibrer la pensée par un contrepoids, à produire de l’impensé. La dimension allant de soi étant une construction sociale, la manière dont un schème mental devient collectif par inculcation naturalisée, penser, réellement, consiste à réussir à saisir ce que le plis pris par cet allant de soi met de côté, en-dessus, ou simplement minorise. C’est ça que le travail mental cherche à capter en pliant, dépliant, pliant, dépliant, ses tissus de mémoire, d’idées, de concepts, d’images, de sons. Face au toile de Hantaï, il voit l’agencement de ce visible et invisible tenter de s’instituer, de travailler ensemble, ça lui permet de mieux sentir son corps, tel qu’il est, « un organisme d’enversements et de doublures, de strates et de conversions, de plissements et de contacts. Un lointain dedans : mais il travaille à même le support, à portée de main » (p.118)
Holobionte dans le champs
Dans la chaleur, sous les branches, il suit les déplacements d’un pic épeiche. D’un tronc à l’autre. Descendant, montant, tournant. Comme ces jouets qu’on active en tirant sur une ficelle. Allure d’automate. Disparaissant, reparaissant. Le rythme des coups de becs. Exploratoires, en recherche. Ou précis et efficaces quand une nourriture est disponible sous le bois. Silencieux ou sonores, percussifs. Il suit le mouvement de l’oiseau comme on lit une phrase en développement. Bien-être. Soudaines somnolences. Le réveille le cri des loriots ou des huppes comme lancé par son rêve, venant de lui. Il reprend un livre. Lu et relu. A différents moments de sa vie. Les compréhensions et incompréhensions se superposent. Pourquoi prend-il toujours autant de plaisir, comme si cela lui donnait des clefs pour avancer, de lire la description pointue des mécanismes de champs ? « Du fait que le système de schèmes de pensée qui est pour une part le produit de l’intériorisation des oppositions constitutives de la structure du champ comme espace des prises de position possibles socialement instituées et ainsi constituées en thèses différentes et antagonistes, est inscrit dans les cerveaux de l’ensemble des participants (sous forme notamment d’oppositions fonctionnant comme principes de classement ou, mieux, de vision et de division, de marquage, de découpage et de cadrage), ce transcendantal historique procure une forme d’objectivité dotée de la nécessité transcendante des évidences partagées, c’est-à-dire admises universellement (dans les limites du champ) comme allant de soi. » (Bourdieu, « Microcosmes », p.255) Puis il revient à ces instants qu’il ne voit plus venir, ravissements en de courts endormissements, denses, précédés pourtant par de courts instants où ses neurones émettent une sorte de drone envoûtant. Ces syncopes bienveillantes accentuent son sentiment d’être holobionte, cela lui procurant alors un étrange bonheur (disparaître progressivement dans un grouillement de bactéries offre une perspective qu’une rupture brutale). Autant d’instants où la peur de mourir est masquée par la conviction, politique, chaleureuse de « n’être plus seul », « expression empruntée à Edouard Glissant, le fait de « consentir à n’être plus un seul » (consent not to be a single being), (…) formule d’une socialité première (quoique nullement primitive), qui nous fait naître ensemble avant même toute préoccupation d’être ensemble. La néoténie – le fait pour le petit humain de devoir vivre plusieurs années sous la protection et l’éducation d’autrui avant d’être capable de subvenir à ses seuls besoins – semble constituer une faiblesse de l’individu, précocement exposé aux risques de l’existence. Mais elle fait en réalité sa force, en constituant sa puissance à travers un tramage collectif excédant largement toute ressource individuelle. Consentir à n’être plus un seul implique de défaire les illusions individualistes en réinsérant toujours ce que « je » peux dans le tissu de ce que « nous » faisons, les uns par rapport aux autres. Cela implique de savoir ce que l’on doit aux esprits des ancêtres qui nous ont précédés, comme aux esprits des descendants qui nous survivront et par lesquelles nous nous survivrons… » (Yves Citton « Altermodernités des Lumières »).
Chutes et absence progressive
Chaque fois qu’il pique une tête dans un court sommeil, profond, et qu’il revient en sursaut de ces lointains, il revoit les « trous noirs » de ces quelques chutes à vélo. Il lui en reste des cicatrices, de lointaines douleurs aux pouces, aux poignets, des frayeurs.
« La chute de vélo. Un geste incontrôlé, un choc, une perte de maîtrise, la bécane à terre – un tout harmonieux homme-machine jeté désarticulé au sol comme on jetterait une poignée de dès, stop ou encore ? – brutalement, je heurte le bêton, glisse. Me relève en jurant, une voiture passe en ralentissant à peine, écrase le bidon qui roulait sur la route. Connard. Je ne suis pas loin du domicile. Je rentre faire un autre bidon. J’en profite pour désinfecter les plaies. Superficielles, mais quand même, peau bien râpée, cuissard et maillots déchirés. Pas de désinfectant doux, va pour l’alcool qui pique. Pas trop zélé. J’ai connu, enfant, le mercurochrome qui fait hurler. Je lave, je me change, j’aperçois mon visage dans la glace, tiens, pâle, très, blanc comme un linge. Je repars, pédale 80 kilomètres, sans forcer, au soleil. Tout semble se remettre en place, rien d’anormal dans les mécanismes. La nuit, je m’y attendais, mon organisme étant familier de ces réactions, fièvre et abondante suée, lit trempé. Encore la nuit d’après, la suivante, et la suivante… Pendant plus d’une semaine. Un choc dans la tête ? Dans le mental ? Qu’ai-je vu dans le vide dans la chute? Ces fractions de seconde d’absence complète. Ca va très vite, ces mini-crash, pas le temps de pérorer, mais je me souviens avoir été traversé par le genre de pensée, « ça y est, ça m’arrive, c’est mon tour ? ». »
PH