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Le désir de ce que l’humus désire

Fil narratif tissé à partir de : des paysages – des congères de semences – John Cowper Powis, Wolf Solent, Gallimard – James C. Scott, L’œil de l’État, La Découverte 2021 – Yves Citton, Faire avec. Conflits, coalitions, contagions, Les liens qui libèrent 2021 – Subject Matters, exposition chez melissa ansel, Bruxelles, juin 2021

Sieste végétative, libérée du capitalisme, mélangeant les temporalités, infusant en divers héritages lointains

La porosité croissante aux éphémérides, du fait de vivre essentiellement seul et dehors, à l’abris sur la terrasse, en observateur intemporel, oublieux peu à peu de son propre parcours, ses souvenirs perdant aspérité et personnalisation, perles neutres d’un chapelet égrené en tous sens, il jouxte, longe ou s’immerge quelques fois en des strates antérieures de la civilisation considérées comme forcloses, à jamais dépassées et que de nouvelles manières de pratiquer l’histoire et l’archéologie, pourtant, réaniment partiellement. Elles ont toujours été là, en fait, dans les humeurs que traversent les individus. Dans l’humus des héritages. Comme si en chaque cerveau individuel, fragment du système nerveux de l’humanité de ses débuts à aujourd’hui, se conservait le souvenir des premières organisations humaines, toujours prêtes à servir au cas où. Ca tombe bien, l’humanité est dans un cul-de-sac et a perdu la capacité à élaborer des alternatives, après des décennies de néolibéralisme triomphant (T.I.N.A.). Ce sont des âges qui lui ont toujours souris – qu’il citerait comme réponse à la question « en quelle époque auriez-vous aimé vivre ? » – , où le contrôle étatique n’avait pas encore quadrillé le réel pour assoir une emprise progressivement totale sur toutes les dimensions de la vie en vue d’organiser au mieux le prélèvement de l’impôt, assignant les gens et les choses dans des cases bureaucratiques et une connaissance stéréotypée de leurs parcours individuels et collectifs. Ce temps lointain où régnait une certaine indistinction entre les gens et les lieux, ou plutôt une autre manière d’éprouver ce que l’on est, qui l’on est, selon d’autres usages de la langue et de l’art de nommer, décentrés, accueillants et polyvalents en lieu et place de l’installation d’une raison basée sur le tri, l’exclusion, la hiérarchie. Ainsi, sieste ou pas sieste, il aime s’orienter vers des états végétatifs volontaires où lèvent des rêveries confuses mais tenaces, l’aidant à s’échapper de tous les cadastres, cloud et big data. Alors, il lui semble se rapprocher d’une harmonie féconde, anarchiste, susceptible de prolonger et densifier ce qu’il lui reste à vivre. Au moins de lui procurer la sensation d’atteindre une compréhension des choses, décantée, propre à la (sa) vieillesse (« allez, rien que pour ça, ça valait la peine d’arriver jusqu’ici »).

Autre filiation, autre façon de se situer, autre ancrage

« Au moins jusqu’au XIVème siècle, la grande majorité des Européens n’avaient pas de patronymes permanents. Un individu possédait en général pour tout nom son prénom, qui suffisait à l’identifier localement. Si une information supplémentaire était nécessaire, une seconde désignation pouvait être ajoutée, indiquant son métier (en anglais ; smith/forgeron ou baker/boulanger), sa situation géographique (hill/colline, edgewood/orée du bois), le prénom de son père ou un trait personnel (short/petit, strong/fort). Ces désignations secondaires n’étaient pas des noms de familles permanents ; elles ne survivaient pas à ceux qui les portaient, sauf s’il se trouvait, par exemple, que le fils d’un boulanger entreprenne la même carrière que son père et reçoive de ce fait la même seconde appellation. » (p.108) 

Et n’est-ce pas ainsi qu’il nomme – dans sa tête –  les gens avec qui se tissent des relations épisodiques, au village, au bistrot, au marché, lors du passage des marchands itinérants (boucherie, poissonnier, épicerie), lors des marches en forêt et des randonnées cyclistes ? Il n’use d’aucun nom propre, sauf s’il est affiché en grand sur la camionnette du maraîcher, mais uniquement des prénoms qu’il a entendu prononcés par d’autres, des surnoms parfois approximatifs car il n’est jamais certain de les avoir entendu convenablement, des périphrases qu’il invente pour « situer » tel ou telle. Il identifie les personnes en fonction de traits physionomiques distinctifs, de leur manière de s’habiller et de se tenir, de leur accent, locutions caractéristiques et tics de langage, ainsi que des topographies et des circonstances dans lesquelles il les rencontre habituellement. Cela développe, dans la transposition mentale de l’écosystème  – le miroir intériorisé et interprété de l’extérieur – où il évolue, une toute autre cartographie des interdépendances, beaucoup plus ancrées, terriennes autant qu’aériennes, fermes mais avec un vaste potentiel d’ouverture et de métamorphose, moins bornées que celles préfigurées par l’idéologie cadastrale (soumettre tout au recensement, au principe d’une description computationnelle, rendre tout comptabilisable et localisable dans des identités rigides, binaires et peau de chagrin).

La source, la baguette, la nudité

La chaleur monte, une fine brume, comme un nuage de pollen. Les robiniers et leurs cascades de grappes fleuries épanchent lumière blanche et parfum subtil. Assis, il boit l’eau fraîche ramenée de la fontaine de Lasalle, plusieurs bidons dans la remorque arrimée au vélo. Une expédition de plusieurs heures démarrée à l’aube. Il prend son temps, gère l’effort, déguste un café en terrasse au village, fait des poses. Il s’est arrêté pour admirer les accumulations de semences au bord des chemins, dans l’herbe, ressemblant à des voies lactées posées au sol ou en germination avant de s’envoler vers l’infini céleste. Cette profusion de graines volantes puis amassées, chaque année ça le surprend et l’enchante, chaque année il les photographie avec son smartphone et les adresse à la dernière femme de sa vie (quel titre !), comme il faisait au tout début de leur relation. S’aventurant dans un talus pour atteindre un point de vue sur les lointaines estives jaunies de genêts, il s’est taillé une baguette de saule afin d’écarter ronces et orties. Elle est encore là sur ses genoux. Machinalement, il la triture et détache des lambeaux d’écorce. Le jeune bois apparaît alors blanc, humide, doux. Émouvant. Il se rappelle une lecture où l’image d’une baguette écorcée représente, pour le personnage, la conjonction entre ses désirs érotiques les plus secrets et son aspiration à une vie intérieure toujours plus enfouie dans le paysage naturel. Un trait de blancheur, vif, matériel et insaisissable, révélateur de sa mystique personnelle, naturaliste et voluptueuse. Un trait qui peut générer des ondes autant positives que destructrices. Cela l’émeut et il cherche en vain à se rappeler exactement en quelle lecture il avait ainsi retrouvé la baguette magique. Durant des heures – la notion du temps s’estompe de plus en plus dans sa retraite -, il fouille les carnets de notes où sa vie durant il a recopié, gribouillé des morceaux de textes ayant déclenché en lui des vibrations dont il reste marqué. Il finit par retrouver le passage en question. Alors que le personnage principal quitte une existence urbaine où il s’est fourvoyé et abîmé, en route vers une région qui est le berceau de sa famille et de ses premières communions avec la nature, il espère redéployer et épanouir ce qui l’émeut vraiment. Bercé dans la carriole qui le conduit à son logis, il s’abandonne à ses rêveries. « Il entrecroisa nerveusement ses doigts osseux.  « Une fille qui me laissera l’aimer, blanche comme, sous l’écorce, une baguette de saule, l’aimer au cœur d’un bois de coudrier… mousse verte… primevère… moscatelle… blancheur… » Il desserra les doigts, puis ses mains se nouèrent de nouveau, la gauche cette fois par-dessus la droite. » (p.19) 

Il se rappelle combien cette liaison entre baguette écorcée et fille à aimer l’avait comme submergé d’une émotion, oubliée, enfouie, mais qui ne l’avait jamais abandonné, elle attendait son heure. Il avait été décontenancé par l’amplitude de ce que cette évocation de la blancheur de baguette écorcée, motif qui revient scander toute la narration, soulevait en lui. De fort, de confus, de pur. Combien de fois, dans leurs jeux de gamins et adolescents, n’avaient-ils pas écorcé de fines baguettes souples, et pourquoi ? Juste pour voir ? Pour le contraste entre l’écorce et ce qu’il a en dessous, tendre, mouillé de sève, désarmé ? Au départ, ils s’appliquaient à détacher les lanières d’écorce les plus longues possibles, ils s’en servaient comme liens dans la confection de cabanes. Ensuite, il y avait une sorte d’emballement, ils s’adonnaient à cette activité pour elle-même, gratuitement, comme pris d’une sorte de fièvre sans but, maniant leurs canifs en prenant des airs virils. Une ivresse collective, virale, irradiait ensuite de ces tiges fines, nues, qu’ils agitaient comme des fleurets, comme des antennes. Ce genre d’ivresse qui s’empare des corps et esprits quand un groupe en vient à franchir un interdit. Ils couraient en tous sens, animés et conduits par les énergies occultes que les baguettes écorcées distillaient dans l’air. Tirés, conduits par des forces irrépressibles. Ils mimaient sans le savoir l’emprise d’un désir incontrôlable. Ils retrouvaient des gestes ancestraux, antérieurs à la rationalité moderne, ceux des sourciers, notamment. « Il est encore l’arbre des sourciers après avoir été celui des alchimistes et des médecins. Souple, il nous aide à découvrir, en nous et les autres, ce qu’il y a de plus profond. » (Site internet « plantes & santé »). Ils se laissaient guider jusqu’à ficher leur tige vibratile dans le sol, entre les serpents de racines exubérantes, dans l’entaille d’une vieille écorce épaisse et rugueuse, criant « à la source, à la source, de l’eau, de l’eau ». Ils célébraient l’extase du sixième sens. Puis, ils se visaient mutuellement, se touchaient, entre copains, mais vite, les sœurs des copains devenait les cibles préférées, baguettes nues sur peaux nues, « à la recherche de ce qu’il y a de plus profond » et pour quoi ils ne disposaient pas encore des mots, ni même des images, juste des pressentiments troublants. C’est en errant dans ces souvenirs de lecteur et en ressuscitant ce que la lecture de ce texte avait éveillé en lui que, tel un puissant flashback, il réalise que la nudité de la femme qui a le plus durablement secoué son imaginaire avait le goût de ces baguettes écorcées de saule ou coudrier. Et que les ébats avec elle avait la même vivacité indéchiffrable  que leurs jeux de gamins dans les bois. En regardant de façon parfois suspecte filer devant lui les jambes nues et blanches des jeunes filles, il ne succombait pas au penchant sénile pour la chair fraiche quelle qu’elle soit, mais il guettait cette correspondance entre tel type de peau, de nu humain femelle, et telle fibre végétale, troublante, magique, capable de le relier aux sources multiples et polymorphes du désir, à l’enfance des premiers désirs, pas encore canalisés. Rester en contact avec les âges antérieurs.

Sexe et cache-cache, chant du merle

Il replonge dans ses cahiers de note, cherchant vaguement quelque chose qui prolongerait, complèterait ce que vient d’ouvrir ces images de baguettes vibratiles. Est-ce un journal intime ? Est-ce juste un répertoire de citations ? Il rumine. Les réminiscences de lectures et les souvenirs de sa vie réelle se confondent, se répondent, s’entretissent en un même vécu. Et puis, voilà. C’est ça. Une clé pour aller encore plus profond dans la nudité, le dépouillement. Rarement, des phrases lui auront foutu une telle chair de poule. Le personnage (toujours Wolf Solent) a repéré dans le village une jeune femme d’une beauté éblouissante. Il l’emmène un jour promener dans les bois et les champs avec l’intention de la posséder (l’abuser). Pas sotte, la fille, à un moment donné, s’évanouit, disparaît, entame un jeu de cache à cache. Familière des paysage et leurs cachettes, qu’elle connaît comme sa poche, la partie est inégale. Il se résigne et attend. 

« Alors, tandis qu’il éteignait sa troisième cigarette contre une pierre calcaire, en écartant les menus bourgeons verts d’une minuscule tige de polygala, il entendit un merle qui, dans la pénombre des noisetiers, lançait des notes d’une extraordinaire et poignante pureté.

Il écouta, fasciné. L’intonation particulière du chant du merle, plus imprégné qu’aucun autre son terrestre de l’âme même de l’air et de l’eau, avait toujours pour Wolf une attirance mystérieuse. Ce  chant semblait contenir dans le domaine des sons ce que contiennent, dans le domaine de la matière, les mares pavées d’ambre et entourées de fougères scolopendre. Il semblait chargé de toute la tristesse qu’il est possible d’éprouver sans franchir la ligne subtile où elle devient désespoir. Il écoutait sous le charme, oubliant les hamadryades, les genoux de nacre de Daphné et tout le reste. » (p.102) Chair de poule de lire son chant de merle comme jamais il n’aurait pu l’exprimer, quelque chose de si particulier et de si surprenant à trouver tel quel, sublimé, chez un autre. En effet, combien d’heures n’a-t-il pas passé au jardin à écouter les merles, au sommet de l’épicéa, cachés dans l’érable, sur les cimes du bois voisin ? Comme seul remède aux fatigues, aux angoisses, au stress, aux blessures. Il les suivait avec la même attention qu’il dédiait, à une époque, aux solos de Charlie Parker, comparant les enregistrements successifs d’un même thème, s’exerçant à identifier les nuances, les différences dans le même. Les variations de l’humus d’où surgit, soudain, des trilles individualisées, individuantes. Le crépuscule s’installait au jardin et la musique des merles apaisait ses nerfs en y instillant « l’âme de l’air et de l’eau », ça anesthésiait les douleurs, il restait jusqu’à la nuit, jusqu’au dernier chant, sirotant un verre de vin, vidant la bouteille, la saveur de la boisson avec ses vestiges d’un terroir précis se mêlant à la musicalité du merle, son être entier se transformant en « mare pavée d’ambre et entourée de fougères scolopendre » (l’ivresse aidant). Et puis, surtout, en lisant ainsi avec une telle précision visionnaire la description de ce chant d’oiseau, il sait que c’est ainsi que ça chantait dans l’abandon amoureux, chair contre chair, quand il embrassait le ventre offert de sa compagne, en plein vertige perte et don de soi, avec le sentiment ambivalent d’atteindre à la fois ce qu’il désirait le plus et de l’avoir déjà perdu à peine touché, mélange d’exultation, d’accomplissement heureux, inespéré et de profonde mélancolie. 

Le merle dans la gorge de la femme, chant électrique, vers le chant de l’humus primal

Mais ce n’est pas tout. Wolf attend, s’abandonne à l’ivresse d’écouter le merle. Et soudain, sans aucune indication matérielle et objective, mais selon une profonde intuition, il comprend que c’est elle, c’est là qu’elle se trouve. « Soudain, sans se relever, il se redressa contre le tronc du sycomore, et ses joues hâlées s’empourprèrent. Même ses cheveux couleur d’étoupe qui avançaient sous la visière de sa casquette semblèrent conscients de son humiliation. Des ondes électriques s’y propagèrent, tandis que des gouttes de sueur coulaient sur son front jusqu’à ses sourcils froncés. Car il avait compris, dans une bouffée de honte, que le merle, c’était Gerda ! Il le compris avant d’avoir entendu un autre son que ces vocalises prolongées et vibrantes. Il le comprit d’un seul coup, avec une certitude soudaine et absolue, comme s’il avait reçu une gifle. Et puis, un instant après, elle apparut, calme et fraîche, écartant les branches de noisetier et de sureau. » (p.102) D’un coup, la jeune villageoise bonne à culbuter dans un bosquet de coudriers change de statut, devient magique et sacrée, intouchable. Quel trait de génie de faire coïncider le chant du merle avec la bouche, les lèvres, la langue, la gorge de la femme qu’il désire. Imaginer les lèvres en position de moduler modeler le chant, reproduire sa plastique sonore, incorporant dans ses organes de femme la technique du souffle ornithologique, visualiser toute la chair féminine humaine incarnant l’oiseau, son organe siffleur en exergue, voilà qui constitue un summum d’érotisme. Mais, encore une fois, polymorphe. En traquant tel potentiel de trouble chez cette femme, c’est un enchevêtrement de vies et vécus que recherche le  désir. C’est une confusion. C’est une indistinction prolixe, à partir de quoi se distille l’espoir de sortir des cases, d’échapper au cadastre, de réinventer une relation amoureuse démesurée,  encore jamais vécue. Renouer avec l’humus, zone frontière entre réserve de vivant et décomposition ultime. Une fécondité dont les finalités resteraient libres de tout déterminisme. A l’instar de ces voies lactées poudreuses, duvetteuse, palpitant au long des chemins, vacantes et à disposition (le ciel soudain à terre). Ces semences d’étoiles blanches, souvenirs de tant de douceurs échangées et perdues (se vider de son sang), la musicalité et la plasticité des phrases sur le chant du merle, la réactivation de tous les chants de merle gravés en lui depuis l’origine de son ouïe, (déjà dans le ventre ?), le reconduit vers la nudité vécue la plus bouleversante. Si, alunissant de toute sa peau amoureuse sur le ventre de sa maîtresse (sa Gerda à lui), il se sentait envahi d’un mélange détonant de joie nubile et de nostalgie sans âge, c’est que tout le corps qui s’offrait à lui, vibrant, entonnait lui-même, depuis l’ombilic et du plus profond des limbes cérébraux, le chant du merle, pour l’accueillir. S’ils se fondaient et s’augmentaient mutuellement de façon si intense, c’était réunis dans ce même chant. Ils se conjuguaient pour lancer, silencieusement, « des notes d’une extraordinaire et poignante pureté ». Sans appel. Sans attendre de réponse. Comme une fin en soi. D’où l’ivresse mélancolique dont le saturent crépuscule et répertoire des merles, au jardin, depuis leur distanciation.

Cheminer, déphaser

L’acuité avec laquelle il jouit de la dimension polymorphe de son désir – qui fut désir de s’accomplir dans la vie, de conquérir une « belle situation », de maîtriser ses facultés intellectuelles, de développer sa force physique, de s’unir à la femme de ses rêves, et qui n’est plus que désir de voir comment ça se termine, lentement, attentif à la montée de l’humus en toutes ses cellules, attentif à cet « événement en train de se faire » à travers lui – n’est pas une faculté innée ou qui lui serait tombée dessus comme une révélation. C’est un cheminement. Probablement encouragé par son penchant pour les récits « mineurs » et de vies jugées mineures. Cela, induit par son parcours social, exfiltré des filières scolaires, déclassé et déporté vers les marges, de plus en plus sensible – rendu capable, par empathie, de reconnaître l’importance des trajets alternatifs – à ce qui grouille loin du mode majeur, « ces tendances structurelles majeures, qui assurent la reproduction massive du même » et qui ne peuvent demeurer saines et bienveillantes que si, en permanence, l’humus de toutes les formes mineures vient le régénérer de ces « variations, écarts, décalages, déphasages plus ou moins imperceptibles ou dérangeants ». (Yves Citton, Faire avec). Cette disposition s’était accrue, de plus en plus autonomisée dans ses faire, en ces périodes désespérantes où la conscience exacerbée de « la casse du siècle » avait rendu crucial en termes de dernière chance pour l’humanité la formalisation, la coalition et la viralité de nouveaux récits. 

L’atelier de peinture, ses levures iconographiques, reprendre le fil du « en tain de se faire »

Mais ça ne vient pas ainsi. Encore faut-il forger les savoir-faire individuels et collectifs adéquats à enclencher ces narrations salutaires. Parmi les outils qu’il a souvent mis à contribution dans ses gymnastiques mentales pour se décentrer du capitalisme et de ses droits de propriété sur tout ce que produit l’humain et le non-humain, il garde les images d’une exposition dans une galerie bruxelloise. Trois peintres réunis en une seule entité baptisée Subject Matter présentaient leurs travaux récents. L’intention était, à une époque où l’idéologie du solutionnisme par la technologie, à tous les étages de l’activité humaine, perpétue la domination destructrice de l’homme sur la biosphère, de revenir au humble et patient faire du peintre, comme lieu et instant pour reconsidérer l’état des lieux des interdépendances entre l’homme, son imaginaire, les autres, les non-humains, les devenirs fragiles, ténus que crée le partage d’expériences symboliques et de biens esthétiques. En revenant à la main, au geste premier de peindre, la main et sa prothèse-pinceau, comment cet organisme et cette exosomatisation, de l’ordre du singulière et du patrimoine collectif, projette (ou pas) un imaginaire de possibles pour contrer le blackout de la crise climatique, à la manière dont des groupes primitifs s’organisèrent pour décorer les parois de cavernes enfouies. Cela impliquait, pour le trio, de questionner le marché de l’art dont la finalité est de marchandiser, à travers des objets dont la vocation est d’être cotés en bourse, non pas seulement les œuvres, mais les imaginaire qu’elles inspirent. La prise de position s’illustrait, physiquement, dès l’accrochage. L’espace d’exposition n’avait pas été divisé en trois parties où chaque peintre aurait montré son travail de façon distincte, en entité se suffisant à elle-même. Les œuvres étaient mélangées, bord à bord, il était impossible de les regarder sans voir leurs contenus s’interpeller, passer d’une toile à l’autre, voyager. Déteindre sur les autres, se teindre des ondes des autres. Les styles, quant à eux, aux caractères bien affirmés, empêchaient d’embrouiller l’identification. La mise en correspondance, par l’accrochage, des différences et similitudes, faisant ressortir les convergences autant que les inaliénables différences, créait dans l’interprétation et la production neuronale de subjectivité du visiteur des œuvres hybrides, immatérielles, une respiration incommensurable échappant à l’économie galeriste. Celle-ci pouvait bien vendre des pièces individualisées, il lui était impossible de monnayer ce que la mise en correspondance de l’ensemble de ces pièces, via un dispositif pour rendre visible de l’oeuvre au-delà de l’œuvre, avait généré, éphémèrement, comme potentiel imaginaire autre, « mineur ». La mise en scène des toiles des trois peintres, plutôt que de montrer le résultat d’un travail achevé, constituait une matrice par laquelle, dans l’exposition même, les peintures continuaient à travailler, à évoluer selon leur humus originel et la lumière et la chaleur venant l’activer, dans une « fidélité à l’événement en train de se faire, à la « pré-accélération » en train de prendre force, à la vie en train de se vivre, c’est-à-dire à ce qui, au sein de l’expérience, excède les normes, étalons, attentes, cadrages qui la structurent par avance. » (Citton, 82) L’expérience de cet « en train de se faire » dans la galerie, cette après-midi ensoleillée, l’image conservée dans sa mémoire de toiles groupées en constellations ouvertes, se transformèrent en outil, en lexiques pour persévérer vers un nouveau récit de sa vie. Au même titre que les innombrables gravures en ses sillons de chants de merle semblables et tous différents (faisant collection dans l’ensemble des sons mis en mémoire). Au même titre que les innombrables satellites textuels, littéraires, mis sur orbite lors de ses lectures dans son cosmos personnel, intérieur, comme autant d’autres existences vécues aussi réellement que sa biographie authentifiée. L’un d’eux, du reste, peignait des paysages intérieurs. Pas des état d’âmes abstraits. Mais l’intérieur de la matière même, organique, inorganique. Particulièrement, ce que l’on qualifie de « matière inerte », en y soulignant, agissant, au travail, l’importance de géométries chaotiques (résolument non euclidiennes, non computationnelles), des foisonnements anarchistes, des jungles de bactéries-pigments rétives à toute nosographie, des engrenages et des levures essentielles, insoupçonnés, des pièces techniques orphelines, sidérales. Voilà, c’est ce désordre qui fait tenir l’apparence ordonnée édifiée par l’humain, de là, viennent les ondes de survie. Un autre revisite une iconographie bien répertoriée, une image champêtre avec meules de foin, des nuages nus sur ciel bleu, seuls ou avec lampadaire rouillé, la course d’une silhouette désarticulée sur fond de feux d’artifices guerriers, des fragments de nature mortes. Mais la surface – là où l’image se révèle, là où se pose le regard pour la recueillir en son système nerveux – est criblée d’impacts réguliers, quadrillés, violents. Des trous, des points aveugles par où, à travers l’image-surface, ce qui est représenté phagocyte l’œil, l’attire dans sa matière, sa face cachée. Des stigmates dont certains saignent de couleurs. Chaque toile ainsi ravagée d’une rafale de coups suggère l’état compliqué d’un monde saturé de visuels, jusqu’à l’écœurement, jusqu’à vider de sens la moindre iconographie. Montrer une chose et, en même temps, montrer la cécité virale qui empêche de regarder (à l’instar de ces appareils photographiques où le photographe n’a plus besoin de regarder et d’ajuster quoi que ce soit, l’IA s’en charge). Cette sauvagerie restitue aux images, curieusement, une nouvelle spontanéité, comme s’il lui était permis, à nouveau, de surgir, de perturber le regard, de tromper les attentes, de se faufiler là où on ne les attendait pas, depuis des horizons à décrypter. Le troisième s’est engagé dans la réalisation d’un lexique paysager. Ce sont des paysages archétypes du genre, selon l’histoire de l’art, ou selon des fragments de campagnes – végétations et minéraux hirsutes, broussailles anonymes, lueurs râpées de lisière, façade blanche sous les frondaisons noires -, qui cristallisent ce qu’il reste des lieux de l’enfance. Dans l’un comme l’autre cas, ce sont des paradis perdus – ces montagnes et lacs d’altitude n’existent quasiment plus dans cette inhospitalité romantique, on ne retrouve jamais les paysages de son enfance, on les mâchonne par les racines, le plus longtemps possible. Avec un mélange d’angoisse occidentale et de patience orientale – qui aboutit dans la patte, dans la matière, à du lisse finement heurté, zen et chaotique à la fois, mélancolique et silencieusement explosif (ou implosif), le peintre se perd dans chacune de ces images perdues. Entre figuratif et calligraphie. Couche après couche. Au fil des années. D’abord, juste une topographie fantomatique. Peu à peu, elle se révèle, prend consistance, peu à peu, jusqu’à outrance. Évidemment, chaque peintre peut se regarder isolément, ça fonctionne. Mais la conjonction, le fait que les ligne de fuite que chacun trace et propose, s’entretissent au loin, quelque part, entraînant dans leur iconographie toutes les surfaces et objets environnant (ce que donne à voir une publication accompagnant l’exposition, grille de lecture strictement visuelle, sans mot), donnait à l’ensemble une force inaccoutumée. C’est quelque chose de cette conjonction qui se transforma en lui en outil pour soutenir les recherches d’autres récits, pour se rapprocher et amadouer l’humus qui le gagne de plus en plus, peu à peu, au fil des années. Un outil qui l’accompagne à jamais.

Pierre Hemptinne

Le corps à corps sur du vide

Fil narratif inspiré par : Bernard Aspe, Les fibres du temps, Nous 2018 – Hartmut Rosa, Résonance. Une sociologie de la relation au monde, La Découverte 2018 – Frédéric Lordon, La condition anarchique, Seuil 2018 – Emanuele Coccia, Hors de la maison. De l’alimentation ou de la métaphysique de la réincarnation.Multitudes N°72 – Jean-Marie Mahieu, A vrai dire, exposition à La Fabrique de Théâtre, La Bouverie – des images, des souvenirs…

L’intrusion des ombres, mélange de temporalités

Soudain, comme le début d’un film quand la première image jaillit au centre de l’écran, des ombres chinoises se dessinent sur une tenture du bureau, réunissant en une seule créature, une tête de cow-boy sur balancier et la trompe d’un éléphant ramené du Congo par les grands-parents. Etant donné l’orientation de la maison, la configuration des fenêtres, les arbres et les buissons dans le jardin, ces ombres n’apparaissent que quelques jours de l’année, en hiver, pour peu que le soleil soit au rendez-vous tôt le matin. La fragile et éphémère silhouette, mêlant rappels d’enfance et récits exotiques familiaux, apparue comme par magie, déjà en train de pâlir et s’estomper, excite en lui une anarchie de nostalgie, délicieuse douloureuse, jamais très loin depuis quelques jours, à fleur de peau, voire présente à la manière d’un haut le cœur en suspens. Il y voit le signe d’ un temps qui a eu lieu et dont l’avoir-eu-lieu persiste peut-être quelque part, peut-être nulle part – en tout cas n’y avons-nous nul accès…Il en avait eu la première alerte, dans un restaurant, récemment, quand il s’était abîmé, à l’infini, dans la contemplation d’une tenture de velours pourpre en flot figé, le long d’un papier peint fleuri, ancien, immémorial, dans un de ces lieux-auberges dont l’on peut dire qu’il en a vue défiler des tonnes, qu’il a été témoin de plusieurs générations, avec leurs goûts, leurs habitudes, leurs préoccupations, leurs conversations, leurs ivresses, leurs appétits, leurs affaires, leurs joies et vicissitudes. Un point de fuite qui avait happé toute son attention.

La chose perdue, différente pour chacun-e, d’où rayonne l’auto-engendrement, toute la vie

Cette chose perdue qui l’appelle, obstinément. Cela ne peut être satisfait, apaisé, il en acquiert la conviction au cours du temps, au fur et à mesure que l’âge l’éloigne de l’instant où les choses se présentent dans leurs premières fois. Quelle chose ? Quelle perte ? Quel appel ? Ce qu’il considère comme lui ayant donné le jour, lui avoir procuré la sensation de commencer vraiment à vivre après de longues années de latence. Une chose à propos de laquelle aucune certitude ne peut se couler dans le béton mais s’érige dans un flux d’hypothèses qui se recoupent. Un flux narratif qui bégaie, tâtonne, se fourvoie, s’illumine, s’entête et entretient le sentiment qu’aucun « de fil en aiguille » biographique ne peut prétendre à l’univoque. D’emblée pluriel, contradictoire, au mieux polyphonique, jouant avec tous les registres de l’incertain. Cet appel, donc, correspond à la possibilité même de naître, félicité abrupte perdue, pas appelée à se répéter, et dont il lui faut entretenir l’illusion de la permanence, qu’il peut la vivre et continuer à la vivre, qu’elle est toujours à résoudre, accouchement toujours en cours, toujours susceptible d’interruption, accidentel ou non. Garder un contact avec l’instant initial, symbolique bien entendu, essayer de comprendre ses expansions dans ce que devient le morceau de matière auquel il s’identifie, avec quoi il fait corporéité close dans son enveloppe, illimitée dans ses neurones. Comment peut-il s’en saisir ? L’effort pour exister, « le conatus n’est en aucun cas un fait de conscience ou de volonté : il est un dynamisme du corps. » (Lordon, 164) C’est là depuis toujours, ça préexiste à son existence, c’est par là aussi, probablement, qu’il découvre appartenir à une histoire partagée, multiple. Il imagine difficilement que ce soit ainsi pour lui et pas pour les autres, là au fond, ça se rejoint, et pourtant, à un moment donné, il semble y avoir une cristallisation et un commencement se dessine, une configuration originelle à lui, d’où tout le reste découle, prend forme. C’est là que tout a commencé, pourra-t-il dire, à chaque tentative pour se raconter (à soi-même, à d’autres, au jardin, au chat), voulant capitaliser une connexion narrative fondatrice. Connexion avec quoi et qui ? Rien de spécial, du vide, des flux. C’est autour de ça qu’il se confronte à la liberté d’instituer un commencement de soi, exercice anxiogène qui procure parfois, néanmoins, lorsque par magie il y adhère sans réserve, une assurance bienfaisance, le sentiment d’une délimitation protectrice. C’est très fragile. Inévitablement, le doute s’insinuera selon les circonstances de vie, les rencontres, les silences, les passages à vide. Régulièrement, il devra reconnaître qu’il ne possède aucune preuve tangible, objective de la manière dont ça s’est passé. Il élabore sa version des faits premiers au fur et à mesure qu’il s’en éloigne. Des répliques se produiront, d’intensités variables, d’authenticité discutable, là aussi en distillant d’autres formes de doutes et croyances quant à la véracité du perçu et la foi en une seule origine. Mais, grosso modo, s’il forme un tout, une entité distincte avec un parcours biographique spécifique, cela tient au jeu d’attirances et de tensions entre quelques morceaux de monde qu’il s’est assimilé, selon la portée errante et fouillante de ses désirs, mais surtout, par hasard, suite à des concours de circonstance, en réagissant selon une plasticité animale, intuitive, à la force des choses. D’où l’impression d’une construction aléatoire, involontaire, de destinée décidée ailleurs, un ailleurs à se concilier, à transformer en terrain connu, pour atténuer le fait d’être totalement livré à une bonne ou mauvaise fortune. Sans cela, sans ce mécanisme d’une distance qui introduit l’imprévisible et sauvegarde la capacité de surprise, aurait-il goûté quelque joie à se retrouver dans les bras de cette femme première, providentielle, tombée de nulle part ? Et même s’il en connu d’autres, avant, après, même s’il sait, bien entendu, qu’il est sorti du ventre de sa mère et que tout a commencé dans ce ventre, quand il tente de voir et sentir ce qu’étaient les premiers instants de sa vie, de ses yeux ouverts, ce sont des souvenirs de cette femme qui lui offrent les fibres inaugurales d’un récit. Ce ne sont pas des lignes qui racontent son histoire avec cette femme, pas du tout, mais les marques de cette aventure singulière se sont transformées, en lui, au fil des années, en fragments de mondes sans âge, brillants et sombres, vibrants et mutiques, météorites qui traversent sans fin ces cieux intérieurs. Ils condensent tout ce que le monde a, pour lui, de résonant. Ils sont familiers et en même temps insaisissables, de l’ordre du réel incontestable et du registre fictionnel le plus sauvage. Véridiques et irréels, comme deux besoins vitaux, car il a autant besoin de se sentir posé sur quelque chose de vrai, d’avéré, que de savoir se concilier une part d’irréalisme. Ce qu’il ressasse ce sont « les scènes fictives de sa genèse conceptuelle » (J.Lordon), pas les chapitres certifiés conformes de son roman familial ou de ses amours initiatiques. Le philosophe, pour parler de l’engendrement des affects communs qui font tenir ensemble les institutions sociales, politiques, économiques, explique qu’il est impossible de raconter vraiment comment ça démarre, à partir de quoi ça prend, la version historique de ce genre de faits est impossible, illusoire, et que seule une genèse conceptuelle est non seulement possible, mais utile. Avec, in fine, l’impression de s’auto-engendrer, la révélation que toutes les institutions auxquelles il s’adosse sont bâties sur du sable, suspendues dans le vide, ne se fracassant pas uniquement grâce à la croyance de tous et toutes. Donc, aussi, forcément, grâce à ce que sécrète chacun individuellement, sans calcul, sans  conscience de contribuer à un effort commun. A la manière des scrutateurs de l’univers, traquant les traces du premier big bang, il s’emploie à sans cesse explorer ce qui entre elle et lui a résonné, ce qui les a mis en résonance avec le monde connu et inconnu. Et plus il ressasse, décortique les vestiges amoureux, cherche à en exprimer et à amener à la surface leur force révélatrice, et plus ces matières se dépersonnalisent, deviennent des essences presque sans visage, gagnant proportionnellement en puissance. Plus la présence de ce qui a eu lieu s’affirme et plus elle manque, plus elle s’affirme comme d’emblée perdue. Leurs transfigurations passées, preuves d’une harmonie incendiaire entre leurs peaux, leurs membres, leurs yeux, leurs bouches, leurs neurones, laissent la place à l’étrangeté. Ses mains, ses lèvres, sa langue se baladaient à tout instant, avec grande familiarité sur son corps à elle, confortés par la réciproque, épousaient ses formes, les incorporaient le plus naturellement possible. Rétrospectivement, il ne comprend plus comment il pouvait la toucher de façon si intime. Quel genre d’autorité permettait cela ? Poser son front là où il aimait reposer, glisser ses doigts dans les plis chauds, lui semble incongru, irréalisable. C’est cette étrangeté radicale, ceci dit – il le redécouvre après coup – qui rendait possible les fusions et transfigurations. La corde vibratoire entre deux corps ne produit d’ivresse que de pouvoir transcender les différences en un seul diapason, rien de tout cela ne pouvant se résumer aux usages habituels de la possession (bien des récits « amoureux » s’effectuent encore dans le registre de « conquêtes », de femmes – surtout -, mais d’hommes aussi que « l’on a eu »). Dans les images qu’il entretient d’elle – images mentales de moins en moins figuratives, avec le temps, soit de plus en plus proches des représentations d’états intérieurs, la faim, la soif, soit de plus en plus génériques à la manière des zones érogènes réifiées à outrance dans la pornographie – elle devient étrangère, morcelée, lointaine, plus les instants incroyables qui ont capté la matière de ces images émettent des signaux mélancoliques, et plus les fragments de transfiguration charnelle et spirituelle qu’il sait avoir été provoquée par telles interrelations entre telles parties physiques, élastiques, deviennent les morceaux de monde incorporés, devenus parties inaccessibles de elle et lui, mais où il souhaiterait retourner, qui lui évoque « la maison », chimère bâtie à partir de cette relation amoureuse spécifique (les autres y contribuant, toute expérience usant des références spécifiques aux autres expériences, par métonymie) et recouvrant, palimpseste précis, tous les souvenirs de la maison de l’enfance heureuse qui, eux, ne semblent n’avoir plus aucun ancrage concret, matériel, temporel. De cette étrangeté, de cet épuisement des choses matérielles qui laisse transparaître le halo d’un foyer au-dessus du vide, ils en avaient le pressentiment lors de leurs baises effrénées, ébahies, abruties, incapables d’arrêter les mouvements frénétiques, hystériques, brassant comme des diables leurs intérieurs avec tout l’extérieur cosmique, cherchant à changer de condition, fouillant après l’issue, perdant progressivement haleine, se noyant dans les caresses étreintes fornication, se rendant compte aussi extatiques que terrorisés qu’ils ne secouaient que du vide, que tout cela ne tenait qu’à du vide, que le vide même scellait leur union, que cette communion même dans le vide, dans le rien, surpassait la jouissance et inondait le relâchement de tendresse tristesse qui les unissait alors dans l’acceptation de leur contingence nue. Dans leurs sueurs et odeurs mélangées, repus et inassouvis à la fois, ils pouvaient se laisser envahir par des songes ressemblant à quelque chose comme « Nous ne cessons de changer de maison, d’occuper la vie et le corps des autres. Nous ne cessons de devenir la maison et le corps des autres. Personne n’est jamais chez soi. »

Rester amoureux dans l’engloutissement, embrasser Heimat

Désormais, quand il fait des rêves dont les actions évoquent cette maison de l’enfance comblée, de près ou de loin, de façon évidente ou dissimulée, il sait qu’il se rêve dans son corps à elle, fragment du monde qu’elle assimile pour résonner avec ce qui lui procure un sens à sa vie. Maison et corps tout autant disparus, inaccessibles, il y erre, il y est en quête mouvementée, il y explore le foyer de sa vie où il aimerait déchiffrer le secret du bonheur et de la tranquillité, toutes choses englouties, vues de l’esprit. La résonance qui les liait ne se mesure réellement que longtemps après, quand toute l’agitation des surfaces s’est dissipée, par quoi il éprouve ce que signifie rester amoureuxen dépit de tout, longtemps après, érigeant du vide en règle de vie. « Il a souvent été remarqué que le concept allemand de Heimat est un concept spécifiquement moderne en ce qu’il désigne une chose qui est toujours déjà perdue. (…) Si nous éprouvons comme Heimat un fragment de monde devenu une partie de notre histoire et de notre identité, ce fragment ne peut se mettre à résonner pour nous qu’une fois que nous le percevons comme autre, comme séparé de nous, que nous avons pris conscience qu’il n’est pas simplement donné et ne fait pas partie de nous-mêmes mais appartient à un monde indisponible et changeant. La Heimat n’acquiert de signification que par l’expérience d’une dichotomie entre des fragments de monde assimilés en nous et d’autres qui nous restent étrangers, indifférents. Elle ne devient en ce sens résonante que lorsqu’elle apparaît à la fois contingente et nouée à notre identité tout en se dérobant à nous dès le départ. Voilà pourquoi la Heimat est nécessairement toujours déjà perdue; mais en même temps nous trouvons en elle l’idée d’un monde qui nous répond, qui nous accueille. Comprise ainsi comme un fragment de monde assimilé et résonant, la Heimat peut se délier de toute fixation spatiale… La Heimat peut faire mal et apparaît comme cette chose perdue qui nous appelle. C’est pourquoi lorsque Ernst Bloch écrit que le « foyer » (Heimat) est ce qui reste encore à créer, « ce qui apparaît à tous dans l’enfance et où personne n’a jamais été » – c’est-à-dire rien de moins que le dépassement de l’aliénation -, j’y entends non pas un abandon du concept romantique de Heimat mais bien sa radicalisation: si le monde résonant est la promesse de la modernité, celle-ci ne l’a encore réalisée nulle part et le moyen de s’assimiler le monde préconisé par Bloch – l’appropriation démocratique – n’était guère connu encore au temps du romantisme… » (Hartmunt Rosa)

Aux portes du foyer où l’on voit le jour, rencontre avec un artiste âgé (Jean-Marie Mahieu)

L’embrasure de ce rester amoureux, où il assemble, déconstruit, recompose les éléments réels-fictifs du foyer où il a vu le jour, qui lui donne naissance, qui ne renaîtra pas mais continue à lui procurer l’énergie vitale minimale, ressemble à l’atelier d’un artiste dont il fit connaissance, un soir, alors que revenant d’une langue échappée à vélo, il s’arrêtait essoufflé pour rassembler des forces en buvant et avalant un morceau de tartine. C’était dans un village à corons, il était sur le seuil d’une sorte de grand garage dont la porte métallique était relevée. Le crépuscule était beau et doux. Ils engagèrent la conversation, d’abord pour échanger des souvenirs de cyclistes. Ensuite, apprenant qu’il était artiste, il lui demanda quel genre d’artiste il était. C’est ainsi qu’il en vint à raconter son ancrage, imaginaire et réel, qui prenait la forme, avant tout, de fouilles conduites, répétées, obsessionnelles et rituelles au cœur d’un territoire où il a toujours vécu, qui l’a vu naître et grandir, un territoire de mines et de migrations. C’est un vieil artiste détaché du marché, retrouvant une indépendance totale, qui se dédie à entretenir des gestes qu’il aime faire. Tout en écoutant les esquisses de récits – ce n’est pas la première fois qu’il se raconte, il use de  certaines formules bien rodées, mais il cherche encore ses mots, il y a toujours quelque chose de neuf à dire dans le récit de soi -, son regard plonge dans l’atelier où se dresse une grande table couverte d’étranges maisons bricolées. La pénombre lui rappelle certaine cave, précisément de l’ancienne maison de ses parents, où il construisait un vaste diorama (montagnes, prairies, rivières, villages, monuments, ponts, circuit de train). Ce qu’il aperçoit, construit de la main de l’artiste, se confond avec les paroles de l’artiste, leurs musicalités, leurs évocations figuratives. Comme si ces paroles convoquaient, faisaient apparaître ces objets sur la table, à la manière d’un faisceau lumineux qui éclaire puis occulte des constructions dans la nuit.

Gestuelle luminescente, Petit Poucet bricoleur dans le dédale des mémoires du Borinage (terrils, galeries, corons…)

Il est difficile de distinguer entre les outils, les meubles, les matériaux bruts, les objets à recycler, les dispositifs et les œuvres créées. L’établi voisine un secrétaire avec des plans, des livres, des papiers couverts d’écriture manuscrite (rien de numérique). C’est un espace d’élaboration où les concrétions intérieures, infinies, remettent sans cesse en question ce qui borne les territoires familiers – séparation et inséparation. C’est une salle de projection où l’artiste rapporte les ombres, les formes, les silhouettes, les vestiges, les marques, les sons, les architectures éphémères ou intemporelles, naturelles ou industrielles qu’il croise, étudie, photographie au fil de ses promenades dans le Borinage. Un Borinage qu’il décrit volontiers comme un labyrinthe qu’il n’est toujours pas fatigué d’arpenter. Cet homme raconte un labyrinthe inépuisable et un laboratoire nomade – nomade à l’échelle de son périmètre vital et de sa liberté mentale -, il rumine, transforme, développe les impressions ramenées, collectées lors de ces déambulations ou processions expérimentales. Il n’exploite pas quelques impressions récentes, apparences nouvelles. Mais des impressions accumulées, sédimentées depuis près de septante ans et qui, forcément, se croisent, bifurquent en elles-mêmes, se répètent, se recouvrent, se creusent mutuellement, s’entretissent, s’interrogent… Et, pour saisir ce qui travaille dans le terril de toutes ces impressions, terril toujours en combustion, toujours en métamorphose, pour l’exprimer au mieux, l’artiste développe une gestuelle, mentale et corporelle. Plutôt, le terril, le labyrinthe de rues et galeries lui ont transmis une gestuelle qui sont devenues techniques artistiques et narratives. Ce sont des gestes qui naissent, des gestes porteurs d’une attention et d’une histoire qui ont effacé leurs commencements. Autant de points luminescents dispersés à la manière d’un Petit Poucet. Après une obstination de plusieurs décennies (plus de cinquante ans), ils ont acquis une telle patine, un tel halo d’inexprimable que le moindre de leur mouvement soulève un discours muet sur les choses, qui ne ressemble à rien d’autre, qui se trouve réintégré aux choses et aux faits du territoire exploré, qui illumine indirectement ce qu’aucune mémoire ne peut raconter, ce que même toutes les mémoires individuelles mises bout à bout ne pourraient raconter. C’est l’âme qui se dégage de cet ensemble de maisons-jouets construites par l’artiste, un quartier résidentiel imaginaire, quelque part, probablement au centre du labyrinthe Borinage, d’où partent et convergent tous les trajets que l’artiste a tracé dans ces chemins, sentes, routes, terrains vagues, escaliers. Espace fantasmé autant que réel. Échouage fantastique de bicoques, on les dirait aussi légères que si elles étaient assemblées de bois flottés, sculptés par les vagues, les profondeurs océaniques. Cette âme ne pouvait se dégager que par la vertu du bricolage, la discipline du bricolage, parce que ces assemblages, ces colloques d’objets, ces agoras de flux hétérogènes agrégés, ces forces agglutinées comme provisoirement et aux airs de mirages sont des « tout » riches en jointures, en interstices qui laissent fuiter leur spiritualité brute et subtile, céleste, terrestre, populaire. C’est l’artiste qui a capté, canalisé et donné forme aux forces qu’il sentait sourdre de la matière et des objets, répondant à une image interne, suscitant une émotion organique, excité par une bribe d’archive, la trace recueillie, spectrale, d’un autre habitant du labyrinthe. Captant par magie les innombrables petits heimat des habitants.

Des abris dans le « hors nous », habiter l’immémorial

Ce quartier résidentiel rayonne sur un vaste plateau en altitude. Familier et étrange, il évoque aussi d’autres ensembles construits. Par exemple certains grands cimetières dont on parcourt les allées en ayant l’impression de se promener entre des allées de maisons. A l’intérieur de ces dernières demeures, grandiloquentes, désuètes, kitsch, les morts finissent toujours par ne plus être là. Lotissement de cénotaphes. De sépultures érigées pour des morts abstraits, absents, dont les dépouilles n’ont pas été retrouvées, par exemple des marins disparus en mer. On parle parfois alors de sépultures imaginaires où vient séjourner la part immatérielle de l’être plutôt que la dépouille organique, dégradable. Les maisons-hommages bricolées par l’artiste, ont cette dimension de monument funéraire, d’installations commémoratives. Je ne veux pas dire tristes et en deuil, mais comme tout habitat, dressées entre mort et vie, vie et mort, actives et mélancoliques. L’habitat du Borinage, déterminé par une ère industrielle où il fallait construire vite, pas cher, pas loin des charbonnages, est uniforme à l’instar des corons, des maisons de rangées, toutes sur le même moule, architecture sociale indifférenciée. Une uniformisation qui renvoie un peu au panoptique de Bentham comme si, organiser un modèle de logement aligné, concentré et anonyme, permettait de mieux surveiller une population. Puis, de l’intérieur, au fil des ans et des générations, ces maisons se différencient, dérivent sur place. Elles se multiplient aussi avec des penchants anarchiques, en contrariant la volonté d’organiser géométriquement l’implantation des vies, en glissant vers le bordel-labyrinthe. Ce sont des édifices personnels qui font oublier, par les usages singuliers que les habitants y développent, la structure normalisante décrétée par l’urbanisation d’inspiration carcérale. Des monuments de plus en plus personnels, idiosyncrasiques, nourris des mémoires individuelles et collectives qui s’y nouent et dénouent à l’intérieur, au fil des générations, suivies ou interrompues, harmonieuses ou heurtées. Ces maisons vivent et vibrent d’être le théâtre des affrontements entre poussées vers l’épanouissement personnel, terrestre et épicurien, et enfermement dans un travail abrutissant ou une inactivité destructrice. Surtout, ce sont des abris qui conservent quelque chose d’aléatoire, de fragile, ils gardent un air de famille avec les cabanes, ces lieux de fortune, construits de bric et de broc, ou institués dans les ruines d’un cabanon, d’une grange, où l’on cherche à sortir du temps, entrer en retraite, se donner du champs pour rêvasser, lire, échafauder des plans sur la comète. La «cabane à soi » comme extension cosmogonique de la « chambre à soi ». Du coup, les façades de ces maisons, ce qu’elles laissent deviner de leur structure intérieure – probablement une réplique personnalisée, sans fin, à fonds perdus, du labyrinthe-Borinage -, sont bien les pièces du puzzle d’une mémoire collective atomisée, tapie, toujours en attente d’être rassemblée, reconstituée, mais aussi et surtout, pavoisée d’éléments prosaïques, ils sont chargés de l’immémorial collectif. L’immémorial, selon le philosophe Bernard Aspe est « le temps irrémédiablement perdu, un temps qui a eu lieu et dont l’avoir-eu-lieu persiste peut-être quelque part, peut-être nulle part – en tout cas n’y avons-nous nul accès. Les membres d’un collectif doivent trouver à se rapporter à l’immémorial comme à ce qui importe au moins autant que les dispositions acquises sédimentées qui permettent la dynamique de l’enveloppe commune. L’essentiel de la mémoire collective se joue à l’endroit où elle est proprement amnésique, sans souvenirs, et où elle continue à indiquer non seulement l’oublié, mais l’effacé, ce qui est absolument hors de nous.»  Toutes ces façades écrites, peintes, sculptées, s’emploient à rendre visible, selon un art dit modeste, quelque chose de cet effacé, cet « hors de nous ». Juste des signaux lointains de tout l’englouti, retourné au vide, et qui permet de faire tenir le tout.

Parade de cagibis et cabanons surréalistes

L’artiste, dans ses pérégrinations, recueille le reliquat du ressac des vies qui se sont débattues, épousées, transcendées ou rompues dans le Borinage. Il court les brocantes. Quand les maisons sont vidées et que s’éparpillent leur somme de souvenirs dans la circulation des biens alternatifs. Meubles, objets, photos encadrées, albums, négatifs, vêtements, breloques, livres, cette chair de vie cultivée entre les murs se retrouve sur les marchés aux puces. Tout ce qui atteste d’existences disparues et leur donnent parfois un visage, permet d’identifier des « types » de femmes, d’hommes, des allures, des dégaines, des costumes, des modes, tout ça qui construisait l’atmosphère sociale des lieux, l’esthétique des endroits de convergences, de réunions, églises, Maisons du peuple, bistrots, rues, épiceries, courtils mitoyens. Ces vestiges dotent d’identités éparses ce qui a disparu, permet de se représenter des bouts de vie, des généalogies, des strates temporelles, des itinéraires, mais cerne surtout ce qui a disparu irrémédiablement et la manière inénarrable dont ça persiste, en commun. Les chapelets d’objets attestent de points de vie précis, ancrés là et nulle part ailleurs, ensuite évanouis et se retrouvant éperdus sur un étal à tout vent, attendant le regard qui va s’accrocher, ces résurgences attestent du tissage bricolé, du tracé chimérique que chacun et chacune tente de rassembler au fil de ses jours, solitaires ou partagés, sédentaires ou nomades à l’intérieur d’un territoire où ils se promènent en croisant d’autres êtres. Ces objets de mémoire jaillissent du corps des logis comme autant d’antennes diffusant des signaux singuliers égarés et nourrissant un temps collectif, plus large. Des excroissances sensorielles. Elles font signe depuis ce « nulle part », cet « avoir-eu-lieu » inaccessible, pourtant essentiel. Les maisons de rangées sont tapissées, à l’extérieur, de cartes topographiques, système nerveux et réseau lymphatique des territoires, imprimés à même leurs murs, affichant les lieux dits qui façonnent l’imaginaire, « Carrefour de la mort », « Coron de l’amour », « La Crachoulette », Là-Dessous », « Fosse N°12 dite Noirchain ». Des pans de murs en peaux reptiliennes, en tissu damassé, en arborescences marbrées, luisantes. D’autres maisons de rangées sont découpées, individualisées, réorganisées comme des éléments de presses-livres et enserrent entre leurs volumes les strates figées de vies énigmatiques, agendas d’où débordent des billets, des lettres, des carnets de notes, livrets de mariage, journaux intimes, missels, feuilletés de photos de famille, portraits endimanchés. Certaines de ces pièces à conviction ont été embaumées, trempées dans l’or. Le toit d’une bâtisse élevée s’avère un cahier cartonné d’où ruissellent deux rubans colorés, signets désœuvrés, d’où débordent des photos, des feuillets volants, jaunis, des secrets, des confidences. Évidemment, des fils de fer jaillissent des murs et les lestent de gemmes anthracites, morceaux de houille. Pendeloques tirées des entrailles terrestres, d’où l’on vient. Certaines de ces roches sombres ont été transmuées en pépite d’or et trône à l’entrée d’un cabanon ligne clair. Les silhouettes de maisons, hybrides, s’inspirent aussi des constructions industrielles, profils de hangars, laminoirs, châssis à molette transformés en sorte d’obélisques modernes, design épuré de phalanstères ou cubes tout en longueur, aveugles, froid, moulage stylé des galeries souterraines qui constituaient la demeure principale de beaucoup de vies, ici. Leurs intrications évoquent la culture des dépendances prolifiques, des cagibis et cabanons bichonnés. De plusieurs logis s’échappent des vibrisses irrégulières portant à leur extrémité un bouton clinquant, argenté ou nacré, monnaies de singes, signalant que les existences incubées et forgées là-dedans, à partir de ces maisons, s’inventaient leurs propres valeurs, leur propre système d’échange, toujours à la recherche d’une économie du bonheur. Perchée sur une pyramide, une maisonnette martienne, voyageuse du temps, murs manuscrits et pignon vermeil, antennes vibratiles terminées par des perles oculaires sondant les moindres recoins interstellaires.

Immigrés et immigrées, métamorphose constante des formes de vie

Ces maisons imaginaires attestent des multiples formes d’enracinements eux-aussi bricolés, au jour le jour, avec les moyens du bord. Elles racontent les milles et une manières de prendre possession, malgré tout, d’un bout de terre, d’un volume, d’un chez soi. Poésie de tous et toutes. Néanmoins, de ce que contiennent ou ont contenu ces formes, ces murs, ces tuiles, ces objets de mémoire, rien ne reste, rien n’est fixe, quelque chose ne cesse de passer, de déborder des maisons, de suinter et changer, s’échapper, retourner au rien, s’échanger, migrer sur place, rester immigré. « Personne sur terre n’a une maison : non seulement nous n’avons pas de possession, des choses qui nous appartiennent par nature ou par généalogie, et tout doit être négocié, fait et refait sans cesse ; mais surtout, personne sur terre ne vit dans son corps comme dans sa maison : la relation à soi n’est jamais naturelle, spontanée, ni définitive. Nous ne cessons de changer de maison, d’occuper la vie et le corps des autres. Nous ne cessons de devenir la maison et le corps des autres. Personne n’est jamais chez soi. Personne dans ce monde ne suit les usages de la maison.» ** Une métamorphose constante des formes de vie que parvient à saisir, sur le vif, les gestes de l’artiste dans son atelier et ailleurs (dans le labyrinthe, sur le marché aux puces, dans les archives à ciel ouvert), parce qu’il en est devenu dans sa chair, le sismographe, à force d’en épouser le labyrinthe et le témoin de tout ce qui se transvase de maison en maison, ses bricolages formalisant des états successifs, changeant, évolutifs, jamais stables, toujours modifiés par de nouveaux influx intérieurs et extérieurs, à vrai dire.

Pierre Hemptinne