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Printemps de larmes et d’espoir (avec Beethoven)!

Fil narratif à partir de : Beethoven, quinzième quatuor à cordes, troisième mouvement – Guillaume Le Blanc, Oser pleurer, Albin Michel 20024 – Sayre Gomez, Heaven ‘N’ Earth, galerie Xavier Hufkens

Du mal aux larmes, une naissance encordé aux pertes, les siennes, les autres, toutes les pertes

La première fois qu’il pleure ce long mouvement du quinzième quatuor à cordes de Beethoven, il est novice, vierge. Surpris. D’où viennent ces larmes ? Quelle source ? Il a bien déjà été marqué, creusé, raviné par une perte énorme, inexplicable, celle de sa mère, trop jeune elle aussi. En plein printemps, pleine adolescence, la mort de plein fouet, sans rien comprendre, secoué. Explosion de larmes irrépressibles. Quelque chose, au cœur de sa vie, désintégré en plein vol, perdu, soudainement. Quoi, comment ? Rien, on ne parle pas de ça, la vie doit suivre son cours. Ca va passer, ce n’est pas un mal qui ne s’empare que de toi, il est partout, il frappe ici ou là, ça vient ça va, faut faire avec. Il découvre donc que la vie peut faire mal à tout moment et que finalement, il ne contrôle rien, il n’a aucune espèce de souveraineté sur son petit territoire de vie, aucun moyen d’échapper à cet inévitable « mal de la perte inconsolable, mal de l’absence intolérable », incontournable acte de naissance, livraison d’une composante importante du devenir de tout un chacun. Impossible de vivre sans pertes. Dans la foulée, peut-être dans une dynamique de cause à effet, manière confuse de « faire son deuil », il intensifie ses visites à la Médiathèque, boulimie de musiques. Puis un jour, par hasard, les quatuors de Beethoven. Il emprunte le coffret de l’intégrale. (Attirance pour le prestige des coffrets substantiels, pour les « intégrales » et leur côté « savant », réservé aux connaisseurs, recherche de références culturelles à incorporer, capitaliser, pour se transformer, se distinguer, gagner de la valeur. Il ne souvient plus du nom de la formation. Quartetto Italiano ? Le Julliard ?) Il écoute scrupuleusement, plaque après plaque. Jour après jour. Appliqué, égaré, ennuyé. Et puis arrive le quinzième, le troisième mouvement. Il frémit. Il ne le sait pas encore, mais cela a à voir avec les larmes de sa mère, pour sa mère. 

Quinzième, troisième mouvement, échos d’une intensité vitale terrassante

En descendant dans la matière lente de ce mouvement, comme on entre dans l’eau d’un fleuve, au fur et à mesure que la fluidité consistante des cordes l’imbibe, ému, égaré par l’émotion, il renoue avec ses premières vraies larmes, complètement irrépressibles, lâcher-prise total, et pressent qu’elles l’ont placé sur la trajectoire d’une histoire à venir, une poly-narration qui n’aura plus de fin, intime et poreuse à tout ce que charrie le flux des archets sur les cordes sensibles, depuis des siècles et des siècles, depuis que les larmes brillent dans l’histoire humaine. Il entrevoit, encore vaguement, qu’il y a quelque chose dans ces larmes, à récolter, à sanctuariser et à transformer. L’émotion musicale ne ravive pas uniquement l’instant tragique, passé, d’où jaillirent les larmes, il l’y entend revenir pour à jamais s’entremêler à celles des larmes futures, les siennes, mais aussi toutes celles autour de lui, au réseau hydrographiques de tous les pleurs à la surface de la terre, et cela donne du sens aux premiers sanglots, à la première collision frontale avec le néant. Il endosse confusément son statut de pleureur qui ne fera qu’évoluer au gré des coups et blessures, des catastrophes, des sinistres, des violences rencontrées, les siennes, intimes, et bien plus nombreuses, effroyables, celles de la marche du monde, notamment toutes les vies broyées par la politique migratoire de l’Europe. Il entend venir ça, à la manière dont l’ouïe des éléphants, hyper sensible aux « basses et très hautes fréquences », anticipe les catastrophes. « Dans la mesure où le sonore est une intensité excessive qui engendre les pleurs, ne peut-on pas dire, par un autre tour, que nous pleurons quand une intensité vitale nous terrasse et est quasiment insupportable ? » (p.248) Le troisième mouvement du quinzième quatuor naissait et se déroulait, à son oreille, comme une émission sonore hors radars, des fréquences en principe pas captées par l’humain en situation normale, et qu’il lui était donné de recueillir selon un don momentané, une grâce particulière, une vitalité terrassante.

Passage musical entre larmes et pleurs, pertes et disparition, présence et absence. La métamorphose des larmes et le vertige prolongé de l’apparition, vers un état de grâce

Dans les premières mesures du troisième mouvement, il reconnaît l’humeur qui le baigne, et qu’il refusait de nommer, une stagnation prostrée, ankylose dépressive des forces vives. Une traîne épurée, un souffle minimal. Une tresse rauque, sans voix, de perte inconsolable et d’absence intolérable. Et ça l’accroche d’emblée, d’entendre exprimé par les musiciens, spiritualisé, son climat affectif, éploré, refoulé. C’est, transformé en phrase encordée, abstraite, le recueillement désespéré tentant d’amortir, jadis, le fracas des larmes. Puis en avançant, le mouvement s’éclaire faiblement, une lueur se maintient, s’intensifie, certains événements surgissent, irruption d’énergie improbable, à partir de rien, du néant, précisément, et il suit, le mouvement le guide, il mime ce qui se passe dans la musique, ça le met en marche vers un usage inattendu des larmes, une alchimie qui fait qu’elles deviennent aussi la possibilité d’une autre vie, une autre forme d’amour du vivant. Là où il croyait avoir perdu le don de chanter, il muse, les filaments d’une chanson fragile s’ébauchent, remuent, tissent le fantôme d’une mélodie dépouillée. « Dans cette durée dilatée des larmes survient en nous cela même qui les efface et les rend invisibles : non pas que leur sensibilité ait disparu, mais elle est recomposée dans une allure de vie entièrement neuve rendue possible par l’avant-goût effrayant du néant. Les larmes ne sont jamais la mort de l’amour mais la pluie qui le nettoie et le rend possible sous une autre forme. » (p.62) Musique de passage, d’un col brumeux entre tourments et réconforts, hiver et été, la canzona du quinzième quatuor se présente à lui en maillage d’amour et de néant, une ligne de crête entre effondrement et état de grâce, tracée, ténue et têtue, par les violons, l’alto et le violoncelle, solidaires. Il revit le flux de ses larmes en un bonheur paradoxal, douloureux autant qu’inespéré, celui de retrouvailles, dans les tréfonds, avec ce qu’il croyait avoir perdu. « Désormais, je sais que je pourrai renouer avec ce que j’ai perdu, dans ce mouvement de ce quatuor ». Et dans la relation avec toutes les œuvres où situations esthétiques de même famille que ce mouvement de quatuor à cordes. Ce qui allait fortement orienter son penchant pour l’art, recherchant autant les expériences esthétiques continuant cette première effusion de larmes que celles apportant, en réponse, les éléments d’une vie autre, régénérée, nouvelle. Ce qu’il était bien incapable de formuler à l’époque, c’est qu’en ayant dorénavant en tête cette musique de Beethoven, il se trouvait doté d’une matrice narrative et poétique pour, peu à peu, transformer la perte en disparition, faire l’apprentissage des pleurs comme « métamorphose des larmes » qui maintient « le disparu dans le vertige prolongé de l’apparition ». L’apprentissage de l’absence présente, de la vie s’accommodant du mal inconsolable. « Tandis que dans l’épreuve de la perte le survivant se consume et se perd dans les larmes, la disparition est une recomposition de la vie avec les pleurs. Les larmes sont l’impossible à réprimer ; brusquement, toute intentionnalité est suspendue, seul advient leur mouvement irrésistible. Les pleurs sont une autre affaire, un pli dans la vie où se côtoient au plus près la présence et l’absence, la vie et la mort. Les larmes surgissent comme l’absolument irrépressible alors que les pleurs métamorphosent la vie en vie précaire. » (p.36) Canzona di ringraziamento offerta alla divinità da un quarito, in modo lidico (molto adagio) – Sentendo nuova forza (Andante).

Larmes et empathie. Par les pleurs, l’autre entre nous. Pleurs et écriture la nuit.

Irrigué par les larmes – autant les siennes que celles qu’épanchent tout humain frappé du mal de vivre (perte, injustice, maladie, violence) -, c’est la sève de l’empathie qui perle en lui, y trace un chemin. Un fluide le parcourt, tantôt en surface, tantôt dans les profondeurs, qui estompe les frontières entre intérieur et extérieur, et transforme en argile le socle de toute maîtrise. Touché par les larmes de sa mère, pour sa mère – pleurant sa mort, il avait l’impression que les larmes étaient la dernière chose transmise par elle, un legs ultime, littéralement expirant en larmes entre ses bras – , il acquiert peu à peu la capacité d’être touché par les autres. « (…) Pour se laisser toucher par autrui, encore faut-il perdre l’illusion d’une maîtrise totale de sa vie et reconnaître que les frontières entre les existences sont poreuses. Si nous sommes à ce point sensible que nous sommes émus par l’autre, au point de nous mettre en mouvement vers lui, de nous transporter jusqu’à lui, c’est que, certes, nous ne sommes pas lui mais qu’il est à ce point entré en nous que nous ne pouvons imaginer notre vie sans imaginer la sienne. » (p.191) Le réseau des larmes, dans l’histoire, à la surface de la planète, canalise l’impuissance solitaire face au destin et la transforme en force revendicative, solidaire, énonçant l’injustice, appelant justice, explorant sans cesse de nouvelles voies pour réparer, soigner, améliorer la société, exactement de la même manière que l’eau, dans la nature, cherche à s’écouler coûte que coûte. C’est une ressource, un liquide protecteur, un fluide qui porte. Et cela a à voir avec son penchant à écrire, écrire, sans cesse écrire, pour rien, la fenêtre ouverte. « L’hiver depuis des années, déjà. Mais il y eut de vrais étés. Peu de sommeil. Longues journées. Écrire la nuit, à trois heures du matin, toutes fenêtres ouvertes et l’air d’été venu des prairies et des champs de blé, jusqu’ici, jusqu’à nous, en ville, et jusqu’à moi, dans la chambre. L’écrire aussitôt dans le livre ! L’air d’été. Si léger, sent si bon. » (p.152) Écrire, pleurer, expier, panser, renaître. Tamiser la nuit espérant récolter des particules de la canzona de Beethoven

Le cloud extractiviste. L’émeute et l’entropie. Le précaire, nouvelles ruines mélancoliques du l’hyper-capitalisme. Rivages et dépotoir ultime.

D’où le choc devant les toiles de Sayre Gomez, braquées sur un monde sans larmes. Non pas libéré des raisons de pleurer. Mais où la capacité de pleurer, selon un « ordre venu d’en haut », fait l’objet d’un apartheid systématique, négation des pertes, des douleurs, des afflictions et mutilations. Invisibilisation redoutable de tous les êtres de peu de valeur marchande, en marge, désaffiliés, exclus du capitalisme, chair à canon de la croissance. Ce qui règne dans ces images vides, c’est l’âme damnée d’un système qui juge inutile de s’émouvoir de la désolation et la dépossession qui broient les fragiles, au quotidien. Ceux et celles chez qui, dès lors, les pleurs se transforment en rage impuissante, totalement impuissante, stérile, auto-destructrice.

Le frappe d’emblée une méta-image, avec à l’avant-plan une effrayante plate-forme d’extractivisme, en lévitation dans le cloud, transcendance de l’emprise industrielle sur tout ce qui touche au vivant, avec en arrière-plan et contrebas, une vaste étendue urbaine, artificialisation triomphante du globe, avec son bouquet puissant de gratte-ciels décisionnels, et au-delà, le sommet du cratère, l’infini minéralisé, dévitalisé, des flancs de montagne dénudés par l’exploitation (peut-être massif montagneux factice, reconstitué).  

D’autres toiles hyper-réalistes, hallucinées, saisissent des restes de révolte, les signes d’une émeute dispersée – ou tombée d’elle-même dans une forme d’entropie radicale, soudainement dépourvue de sens, d’espérance – , caddies renversés en pleine flambée sur macadam, feux de circulation culbutés ; poubelle gorgée de déchets de fast-food, fondue par un départ de feu, en gros-plan devant un coin de banlieue calme, quelconque, avec vaste ciel orangé parcouru de nuages captant les reflets du soleil ou les lueurs et fumées d’un brasier pas très éloigné. Sayre Gomez peint aussi les abris précaires posés sur les trottoirs, les modes d’existence provisoires devenus permanents, dans la débouille et la récupération de déchets et rebuts. Survivre à ciel ouvert dans les détritus, l’œil sec. 

Sur du sable fin, face aux flots où se reflète l’éclaircie solaire trouant un ciel gris, des contreforts de débris, amoncellement sinistre de pièces détachées de la société de consommation, en vrac, dépotoir rejeté par les flots, retour à l’expéditeur, l’ensemble évoque les châteaux de sable, enclos chimérique où réinventer une vie, à partir des moignons d’une vaste machine morte, mécaniques concassées, électro-ménagers périmés, caddies, parasol coloré au sommet des scories indiquant que, là, trône un marginal, bricoleur de ferrailles déclassées. Des flots marins ne jaillira plus le début de la vie, ni même l’incomparable vénus. Cette marine sordide ressemble à un cul-de-sac métaphysique irrémédiable.

Engendrer l’inhumain

L’accumulation des images sordides balaie froidement les dégâts du capitalisme, sonde ses entrailles malades. L’immensité affolante de tout le laissé pour compte, ce qui n’a plus aucun intérêt. Toutes les vies abîmées, dépouillées, dont les multiples deuils, incommensurables, restent en suspens, sans valeur, sans reconnaissance, niés, refusés, objets d’une déshumanisation systémique, routinière. Il émane de ces scènes d’une apocalypse en cours, lente et inexorable, une impression de mélancolie foudroyante. 

Voilà les décors où les fragiles voient leur vie à jamais perdue. La « réceptivité de la souffrance de l’autre », comprendre ceux et celles qui n’ont pas pu réussir dans l’écosystème néo-libéral, y est proscrite. Premier et principal engrenage d’aliénation. « Plus fondamentalement encore, ne pas répondre à l’annihilation des conditions de réceptivité de la vie perdue en ne répondant pas aux pleurs qui font vivre la perte jusque dans l’imploration, c’est à la fois déshumaniser la perte (le sujet perdu), les pleurs (le sujet pleurant la perte) et la société qui refuse de répondre à ses pleurs, de les reprendre en son sein, de les entendre. C’est alors, à proprement parlé, engendrer l’inhumain. Car ne pas répondre aux pleurs de l’autre, c’est refuser de se laisser traverser par les affects de l’autre et ainsi d’engager sa vie dans la vie des autres. » (p.212) Dans les toiles de Sayre Gomez, il n’y a plus d’autres. Privés de larmes, de pleurs, ils se terrent, ne sont plus que des fantômes (absents des toiles). « (…) la négation du travail de deuil du pleureur, engendrée par la formation politique et sociale dominante, crée tout un complexe mélancolique dans lequel le deuil n’est tout simplement pas pris en considération en étant rendu totalement invisible. Il faut insister ici sur le fait que la mélancolie n’est précisément pas le fait du pleureur mais est bien engendrée au contraire par la formation sociale et politique hégémonique qui s’exerce dans le dos du pleureur en le niant. La mélancolie est alors une hallucination de la formation sociale hégémonique. » (p.224) La mélancolie a pétrifié, englouti la civilisation peinte par l’artiste. Rien ni personne n’y a résisté. 

Choisir son camp ?

Mais de quel côté est le peintre ? Ces toiles ne pleurent pas, ni lamentation ni rage, ni offuscation, elles ne fustigent pas l’injustice, parées d’une certaine esthétique clinique, froide. Cynique ? En miroir ? Il y a dans les couleurs une certaine taie blanchâtre qui évoque, peut-être, une empathie refoulée, figée. Un effroi paralysé ? Juste un voile. Quand on regarde le lieu dans lequel ces toiles sont montrées, riche et aseptisé, galerie-bunker-coffre-fort du marché de l’art, on pourrait même soupçonner qu’exhiber ce savoir-faire artistique dédié à la représentation de la misère de l’effondrement, aux sinistrés mélancoliques privés de tout, à la perte de tout espoir de paradis sur terre, est juste là pour émoustiller les amateur-trices bien nantis, leur donner le vertige d’une puissance face au monde écrasé, privé du sensible qu’ils accaparent et cultivent quant à eux dans leurs collections, leurs achats et expositions, leurs célébrations-vernissages. Que signifie acheter à prix non négligeable une toile représentant les dégâts morbides, à grande échelle, du totalitarisme néo-libéral ? Achète-t-on ce genre de peinture parce qu’on trouve ça « beau » ? Va-t-on accrocher ça dans son salon pour sensibiliser les invité-e-es, à l’occasion, et suggérer la nécessité de changer de modèle de société ? Ou est-ce réservé pour des musées soucieux de thématiques sociétales, musées fréquentés par des minorités éclairées ? Une partie de l’argent généré par cet art est-il versé à des organisations, des associations, des réseaux qui luttent contre la mélancolie totalitaire, « hallucination de la formation sociale hégémonique », proposant des formes de guérison !?

Pierre Hemptinne

Les feuilles mortes et les lointains

feuillesFil narratif de médiation culturelle à partir de : Feuilles mortes ramassées, touchées, fouillées, maniées… – Wang Bing, Le Fossé – Sven-Ake Johansson, Andrea neumann, Axel Dörner, Grosse Gartenbauausstellung (Olofbright, 2012) – Roman Ondak, Measuring the universe, Steamer, … (Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris) – Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence, La découverte 2012.

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Spleen automnale. Les mains dans les feuilles mortes, découvrir des dispositifs, sorte de cartes mémoires végétales, qui ouvrent les communications entre intériorité et extériorité, l’humain et le non-humain, le proche et le lointain, le visible et l’invisible

Depuis cet automne, dès que mes pensées décrochent et rêvent de hors-piste, je pense en feuilles mortes. C’est un feuilletage mi-vif mi-mort qui se met à réfléchir. Un dispositif inventé à partir de quelque chose que j’ai touché à l’extérieur, au jardin, et a pris les commandes du système de transmission émotionnel de mon organisme. Comme si je vivais sous un tas de feuilles et que ce matelas de lamelles végétales séchées conduisait vers mes pores les moindres vibrations de l’extérieur, et répercutait vers le lointain la transe apparemment éparse, stressée, de mes terminaisons nerveuses. Un peu de ça, oui. Les dernières feuilles étaient tombées de l’érable, du saule, du catalpa, du cerisier, du cornouiller et des pommiers. La pelouse était recouverte, disparue, une bâche tirée sur le décor familier. Elles étaient légères, dissociées, plus rien ne les réunissait. Dans le sillage des pas, elles glissaient légères, se déplaçaient, froissements, craquelures, indifférentes à la place qu’elles devaient chacune occuper. Un mouvement de main dans la couche sèche et elles volaient, bruissantes. Elles ne tenaient plus à rien. Privées de vie, d’adhérence à quoi que ce soit. Puis, une nuit, le vent a soufflé. Les feuilles se sont accumulées dans des angles, au pied de certains buissons, contre les haies de buis, comme les congères de neige. La pelouse était dégagée, revenue. Courbé en deux, ganté, j’ai entrepris d’empoigner les feuilles, de les fourrer dans un grand sac pour les déverser dans le bois voisin où elles enrichissent la couche de terreau. Mais là, soudain, elles opposaient une résistance. Elles tenaient toutes ensemble, elles étaient liguées, ne voulaient plus quitter le lieu. J’ai dû insister, produire un effort pour finalement arracher un fragment feuilleté, aux bords déchirés, avec le sentiment d’interrompre une cohérence, de rompre une structure soudée, solidaire. La surprise était vive comme lorsque, saisissant une branche on découvre qu’elle fait corps avec un hérisson qui la défend, ou quand, tirant sur une plante séchée qui devrait s’extirper du sol sans difficulté, elle oppose une résistance acharnée, se débattant, s’enfonçant, un rongeur étant occupé à tirer sur ses racines. Toujours cette même étrange sensation : du non-humain se révèle plein de vivacité, de déterminisme et, l’espace d’une seconde, il me semble alors tenir un brin ténu parcouru de toute l’énergie d’un vivant insoupçonné, situé ailleurs. Cet ensemble de feuilles mortes était parvenu à recréer un organisme. De la matière inerte imitant à merveille la matière vivante. Plus exactement, ces matières mortes, liguées, établissaient un lien – vague, multidirectionnel et néanmoins bien accentué – avec ce qu’il y au-delà du senti. Plus loin, ailleurs, à côté, en dessous, au-dessus. Et grâce à quoi il est possible de sentir, en fait, car il ne suffit pas de posséder un appareil sensible. Des organes extérieurs, faisant caisse de résonance ou échangeur, quelque part, sont nécessaires, cela pouvant être sous forme réticulaire, disséminés dans les interstices et rétifs à tout assujettissement à un quelconque Tout privatisant la résonance. Les feuilles, attachées, organisaient une subsistance animée, soudée, un empilement stratifié anarchiquement dont les ondes se propageaient de l’inerte au plus lointain – ou au plus proche, je m’y perds – là où il devient malaisé, scabreux, de séparer le vif du mort. La première fois, elles venaient de trépasser, sèches, embaumées, encore individuelles ; quand je repassai voir, la première neige avait fait son œuvre, elles commençaient à se mélanger, confondues déjà, gorgées d’eau, flasques mais toujours liguées. Elles se regroupent de la sorte pour mieux se décomposer et retourner groupées à la terre.

Le parchemin de feuilles mortes ressemble aux scripts où s’écrivent nos prescriptions pour le devenir. Mais l’image des mêmes feuilles, pourries, en tambouille sommaire, renvoie soudain aux images d’êtres affamés, exténués, subsistant en grattant la terre, dans un camp chinois

Je tenais en main un agrégat qui me faisait penser aux scripts que l’on ne cesse de cracher, crépiter, d’agencer, intellectuellement et corporellement, pour se maintenir en place et, surtout, pour se mettre en mouvement, se maintenir en trajectoire. Ces scripts décrivent les interactions recherchées et ainsi projetées magiquement entre nous, les objets, les gens, les autres en général, les événements, les invisibles, et organisent de la sorte notre reptation à travers les faits et les désirs. Avec cet agrégat vivant de feuilles mortes dans la main gantée (caoutchouc grainé sur la peau, enveloppe trouée par les attaques obstinées des rosiers), le lointain que je sens vibrer tout au bout de ce feutre humoral de feuilles mortes, concaténées les uns avec les autres, n’a rien d’une « grande transcendance ». C’est plutôt comme de coller l’oreille sur le sol et d’entendre ruisseler de l’eau en tous sens, empruntant des pentes opposées, complémentaires, recoupées. C’est garder le contact avec une opacité qui a donné, par déformation, le concept de transcendance, mais en l’atteignant désormais dans une pensée courbe. Penser courbe dissout un peu l’opaque. Accroupi dans cette attention courbe aux choses infimes, au plus près du dépouillement total – il ne reste plus rien de la splendeur de l’été, que ces couches de lamelles brunes presque disparues – je respirai et caressai, par un toucher quasi archéologique, le passage furtif d’un fossile de vie, un courant d’air étendu, la palpation d’un immense mycélium. Merveilleux au premier stade de la perception immédiate, mais morbide, passage d’un dernier souffle qui fait froid dans le dos, lorsqu’une association d’idée et d’images (dont je ne vais pas démêler tous l’enchaînement) me rappela le spectacle d’êtres humains exténués, accablés, dont les peut-être derniers gestes consistaient à extraire le peu de vie résidant encore dans de rares touffes d’herbes desséchées ou dans des chairs culturellement incomestibles, taboues, celles de rats ou de cadavres humains. Gestuelle atroce et pourtant fantastique, fébrile et famélique, excessivement complexe en termes de combinaison d’ultimes énergies et de créativité, le frottement des mains se substituant à ceux de machines sophistiquées pour séparer le grain de l’ivraie, tamis résiduel avide d’extraire quelque poussière farineuse. C’est, dans le film de Wang Bing, ce prisonnier à quatre pattes, à bout, qui moissonne de maigres plantes entre ses doigts faméliques, recueille quelques graines qu’il glisse en poche. L’énergie du désespoir canalisé dans des actes de survie dont l’intelligence intuitive est remarquable : reconnaître les plantes, trouver le geste et l’habileté, coordonner les mouvements malgré l’absence de force, ne pas dépenser plus de calories que n’en rapporte la « récolte », réussir à survivre un peu plus grâce à cette pitance chimérique, un simulacre de nourriture, du vent et de la poussière, moins que rien et pourtant mieux que rien. Ou encore cet autre prisonnier qui rampe pour venir trier et récupérer ce que son compagnon de terrier vomit. Ou, l’extrême inanition de leurs carcasses corporelles secouée par la volonté, elle aussi cadavérique, pour retrouver l’instinct et l’ingéniosité du chasseur qui bidouille ses pièges et la patience et finir par écrabouiller un rongeur et le transformer en infâme tambouille. Survivre. Dans des trous, dans des steppes désertes, glaciales, sans alimentation régulière, sans chauffage digne de ce nom, sans soins, sans ressources, sans contacts, sans perspectives. Sans rien, effroyablement. Humains emmitouflés, crasseux, raides, sur le fil de la mort. Spectacle qui pétrifie, dresse les cheveux sur la tête comme si c’était toujours possible, à tout instant, un tel déchaînement d’arbitraire. Une telle indifférence à détruire au nom d’une idéologie impliquant une invraisemblable certitude d’avoir raison sur tout !? (Et, dans le film d’Assayas, Après mai, ces soixante-huitards barbus, sentencieux, faisant la leçon à un jeune qui lit une critique du maoïsme : « ce sont des agents de la CIA, ils ont peur des acquis de la Révolution Culturelle, méfies-toi de ces manipulateurs » !! Misère des révolutionnaires. ) Voilà, ce sinistre spectacle, ce sont les retombées épouvantables du « penser droit » dans sa version communiste chinoise, la volonté de réduire le réel à un seul plan obligatoire pour tous, d’imposer à tous et toutes une seule et même manière de penser et de formuler sa pensée. Ce qui ne peut qu’engendrer le délire chez ceux qui dirigent pareille manœuvre démente et  l’oppression de ceux et celles qu’il faut manœuvrer, incarcérer dans une réalité à une seule dimension.

La démence totalitaire du régime Chinois. A nu. A l’os. Et, la traversant, des vies persécutées, ravagées, accrochées à leur amour singulier. Fragile.

Le Fossé de Wang Bing montre la réalité des camps chinois, fin des années 60, où le Parti envoyait les intellectuels « droitiers » se rééduquer. (Au fait, comment imaginer un prix Nobel de littérature chinois qui, semble-t-il, ne consacre pas prioritairement son écriture à cette monstruosité ? D’une manière ou d’une autre, cela ne constitue-t-il pas une déplorable complaisance.) Rééduquer, c’est épuiser, humilier, animaliser, dans des travaux absurdes, du genre creuser un fossé chimérique, à la main, dans le désert, pour l’irriguer, le rendre cultivable. Surtout, suite à l’incapacité délibérée à administrer ce genre de camp, cela revenait à instaurer un immense abandon, une lente élimination des intellectuels, un mouroir à ciel ouvert. Quand le désastre prit des proportions intolérables, les camps furent dissous, les survivants renvoyés chez eux. Puis, quelques années après, rebelote dans le cadre, cette fois, de la Révolution Culturelle. Le Fossé, reconstitution, fiction, est complété par Fengming, chronique d’une femme chinoise. Trois heures durant, face caméra, une femme raconte son dévouement de jeune fille à la ligne du parti, l’exaltation pour cette nouvelle voie, ainsi que la détermination de son mari à défendre l’authenticité de la révolution en publiant des articles. Son mari – son amour – sera harcelé, jugé droitier majeur, envoyé dans un camp où il mourra comme un chien affamé. Elle-même fut classée droitière mineure, déportée, réintégrée, puis de nouveau expulsée lors de la Révolution Culturelle, avant d’être totalement réhabilitée et d’écrire un livre sur ce déraillement épouvantable de l’histoire chinoise, collectant les témoignages, prenant contact avec les survivants et rescapées, organisant une mémoire envers et contre tout. Filmée dans son intérieur, la vieille dame raconte, digne, sa vie persécutée, volée, les souffrances, le dénuement, l’amour de sa vie brisé, jamais remplacé. Jamais remplacés la tendresse et les mots qu’ils inventaient et s’échangeaient pour résister, supporter l’acharnement du Parti à les démolir, à les traiter comme « ennemis du peuple ». En filigranes des événements qu’elle imbrique, agrège comme le script fatal d’une existence bouleversée, elle raconte comment cet amour lui a permis de tout traverser. Les pauses, les silences émus, les quelques troubles qui perturbent le récit lui sont dédiés. Les larmes aux yeux, quand elle se souvient comment, plusieurs décennies après, elle s’est rendu dans le cimetière sommaire du camp où plus aucun enseveli n’était identifiable, pour accomplir enfin les rites pour que son amour puisse enfin reposer en paix, prière et lecture de poèmes, on mesure avec effroi ce que c’est que de porter en son cœur un tel sentiment qui s’est trouvé déchiré, agoni, au nom d’une logique de Parti politique totalitaire, obsédé par le penser droit. Je vivrai longtemps avec l’image et la voix de cette vieille dame comme si elle m’avait reçu dans son appartement, que j’y avais écouté sa parole en direct, médusé, la lumière du jour déclinant au fil du récit, puis l’éclairage électrique et l’atmosphère nocturne de solitude, cellule de vie qui se souvient.

Feuilleté de feuilles décomposées, objet transitionnel vers l’humus de toute vie. On dirait un morceau de musique, de certaines musiques, minoritaires. Musique des accidents du hasard organique, social ou cosmique, de l’hybridation et de l’altéré, du non-musical indispensable à la musique, et qui ramifie d’innombrables petites transcendances, entre le vif et le mort, aller-retour.

Toucher de l’inerte et recevoir une décharge électrique parce que l’on y sent circuler du vivant – principe du miracle -, une part de soi, aspirée, conduite dans le matériau disparate. Un fluide qui se réveille au contact de notre chaleur et galvanise un peu notre jus, puis aussitôt fuit en un éclair, s’engouffre dans des lointains insaisissables, vides. Dans cette poignée de feuilles mortes, arrachée à sa structure insoupçonnée de tissu stratifié, irrigué, palpitant, je sens encore frémir le feuillage des arbres et déjà l’humus et la terre nouvelle, l’eau, des fibres décomposées, des vers, de multiples vermines. Des musiques fonctionnent ainsi recueillant les idées sonores que le vent des Grandes Transcendances rejette dans les coins, les considérant indignes de vie, à l’écart des célébrations majoritaires, et que des musiciens récupèrent, attirent dans leurs vocabulaires, organisent en agrégats qui contournent la grande métaphysique mélodieuse. Ils agencent des scripts sonores qui n’escamotent rien des techniques utilisées – tout reste apparent -, n’éliminent rien du proche et du profane contagieux, des particularités du corps et de l’esprit qui jouent cette musique-là, des accidents du hasard organiques, sociaux ou cosmiques, de l’hybridation et de l’altéré, du non-musical indispensable à la musique, et qui ramifient ainsi d’innombrables petites transcendances, entre le vif et le mort, aller-retour. Par exemple, Grosse Gatenbauausstelling réunissant Andrea Neuman (électronique, piano préparé), Axel Dörner (trompette) et Sven-Ake Johansson (percussions, cartons). Des fragments rapprochés, aucun bord n’est tranché net, ils sont effrangés, les fils pendent, peuvent se nouer et se dénouer à d’autres. Toujours d’autres modules, d’une autre nature, peuvent venir s’accoler, faire la paire. Aucune combinaison n’est présentée comme l’unique, l’ultime, révélant la vérité d’une essence préexistante. Les vitesses, les intensités, les volumes sonores varient. Ce qui s’écoute, ce qui fait musique est ce qui circule « entre ». Le dimensionnement n’est pas stable. Il bouge. Les types de connaissance requis pour écouter bougent forcément aussi, une seule échelle de valeur ne suffit pas. Ce sont des récits de micro-migrations de corps, de matières et de ce que leurs trajectoires mélangent, embrouillent ou éclairent. Pas de transsubstantiation de matières brutes vers un matériau affiné, unique, parfait, surplombant tous les autres et les justifiant de sa mystérieuse préexistance. Tout le contraire. On reste dans les bifurcations et les multiples qu’elles mettent en perspectives. Ce sont des musiques courbes, reflet du penser courbe, opposées au penser droit qui place son économie esthétique et ses intérêts, lui, dans la captation de la Grande Transcendance. Les appareils qui équipent les musiciens sortent des bidules articulés. Liquides en ébullition. Frictions de surfaces. Echos d’éboulements. Déraillements horlogers. Halètements de vapeurs. Tricotage éclaté. Chabadas détourés. Palpitation de valves. Percolations de salive. Chahuts cartonneux. Caisses claires de kermesses. Grincements de poulie organique. Chuintements de glaires. Gong et ferrailles. Arceaux d’haleines givrées. Glouglous célestes ou intestinaux. Hélices battues de grêle. Aboiements rauques dans le brouillard. Braiements d’ânes ou de robots. Nervures cardiaques percussives. L’un dans l’autre, l’un sur l’autre. Des couches de silhouettes irrégulières. Et tous ces modules voyagent, se touchent, s’échangent des éléments, un flux narratif les traverse de métamorphoses et d’attachements. Et ce flux guide l’ouïe de proche en proche, vers des lointains, aussi bien en arrière, en avant et latéralement. Et, quand, à travers l’apparence d’absence de structure qui fait dire à plusieurs que là ne défilent que des occurrences sonores sans vie, l’écoute rencontre ce flux de sens, cela produit le même effet que de tenir en mains l’agrégat de feuilles mortes et de se sentir participer à la décharge électrique de l’inerte vers le vif. Dans ces musiques, on est libéré des prétentions de la musique à être « pure », et l’on se sent, par l’écoute, dans la bande-son d’une relation au monde qui ne peut plus s’envisager sans « la capacité de concaténer des humains et des non-humains dans des chaînes apparemment sans fin. » (B. Latour), sans écologiser la musique dans un ensemble d’autres faits et connaissances qui la traversent. « Pour risquer une métaphore chimique, en notant H les humains et NH les non-humains, c’est comme si l’on suivait maintenant de longues chaînes de polymères : NH-H-NH-NH-H-H-NH-H-H-H-NH dans lesquelles on pourrait reconnaître parfois des segments qui ressemblent davantage à des « relations sociales » (H-H), d’autres qui ressemblent davantage à des agrégats d’objets (NH-NH), mais où l’attention se concentrerait sur les transitions (H-NH ou NH-H). » (B. Latour)

Traces organisées, récoltées, assemblées de visiteurs visiteuses dans un musée. La forme de traits et écritures, déterminées aléatoirement par la quantité de visites et la taille des individus se prêtant au jeu, forme une œuvre qui fonctionne en tant que telle, même si l’on ignorait de quoi elle est faite et comment elle s’est composée. Vers le multivers.

Avant de m’engager  dans l’exposition de Roman Ondak, je lisais ceci dans le «guide du visiteur » : « Roman Ondak, avec « Measuring the Universe », évoque le désir de l’être humain de prendre la mesure de l’univers. Cette œuvre, à la frontière de l’installation et de la performance, sollicite de manière égale le personnel du musée et les visiteurs, qui la construisent progressivement. Avec un feutre noir, un agent trace une ligne horizontale pour marquer la taille des visiteurs qui le souhaitent et, à droite de cette marque, leur prénom et la date. Si le personnel du musée est seul autorisé à écrire sur le mur ; chaque visiteur peut choisir son emplacement. Ainsi, le fossé qui sépare traditionnellement l’artiste et le profane est aboli. Le public fait partie intégrante de la conception de l’œuvre, au lieu d’en être le simple témoin. »  Alors, rhétorique barbante, charabia un peu mort, juste une posture caricaturale de l’art contemporain, ne débouchant sur rien, parce que ce fossé n’est pas abolissable, que l’artiste et le musée n’ont jamais réellement et totalement intérêt à ce qu’il soit aboli ? Engagé dans la visite (et d’abord l’exposition de Bertille Bak), je perdis de vue ce commentaire formel, je n’y pensai plus. Jusqu’à ce que je me trouve devant le résultat de la démarche (Measuring the Universe, 2007 pour la première réalisation de cette performance pouvant se répéter dans divers lieux). Un prénom après l’autre, comme une feuille après l’autre soufflée par le vent contre une racine, une haie, se forme un ensemble gigantesque, plastique et formidablement mobile. Une nébuleuse en course se dessinait sur le mur. Chaque visite, représentée par un ensemble de marques, de lettres et de chiffres, résultat d’une courte transaction entre un visiteur ou visiteuse et le gardien de musée, un corps de passage s’adossant au mur pour être toisé –les parents nous mesuraient ainsi à la maison -, et la main du gardien, avec son marqueur, écrivant sur le plafonnage blanc, lisse. Le 4 décembre, il était difficile de trouver encore une place libre, alors forcément, on s’imbrique, on recouvre (toujours comme les feuilles mortes, sans réelle intentionnalité). L’ensemble est d’une impressionnante beauté graphique, vol d’oiseaux acrobatiques pixellisés à même le mur. La forme de ces traits et écritures, déterminées aléatoirement par la quantité de visites et la taille des individus se prêtant au jeu, forme une œuvre qui fonctionne en tant que telle, même si l’on ignorait de quoi elle est faite et comment elle s’est composée. C’est pour cela, et rien que pour cela, que l’on se sent effectivement, tout petitement, avoir participé au processus créatif d’une œuvre. Avec d’innombrables autres inconnus, jamais croisés. Néanmoins, je ne me sens pas avoir été particule mesurante de l’Univers, mais contribué à élaborer des mesures d’un Multivers.

Pénurie et culture du « faire la queue » (quémander). Quand l’assujettissement devient installation où les différentes vies cherchent une ligne de résistance, de bifurcation, de partages d’ondes libres.

Roman Ondak s’y connaît en termes d’agrégats d’humains et non-humains. Citoyen d’un pays de l’Est où la pénurie des biens de consommation se réglait par le rationnement et la pratique de queues devant les distributeurs, il a multiplié les performances où il organisait de fausses queues, comme nouvelles formes de vie. L’absurde de la situation économique à l’Est correspondant, par les performances humoristiques et caustiques de l’artiste, au postulat qu’il y a toujours quelque chose à attendre. La vie est attente. Alignement de vies, de profils et de parcours composites qui, dans l’expectative prosaïque et métaphysique, par les bords, finissent par déteindre les unes sur les autres. Il a aussi réalisé une courte vidéo où l’on voit des parents apprendre à leurs enfants à faire la queue, à bien vivre donc, devant diverses portes ou grilles fermées. Enfin, il réunit et expose le témoignage de toutes ces expériences collectives de queues, sous forme de photos dans des catalogues d’expositions, dans des vitrines bricolées par ses soins, à partir de matériaux de récupérations, reflet d’une autre pratique courante dans son pays de pénurie. Et si je devais représenter le fulgurant chapelet de bulles fantomatiques – qui m’a électrisé et enivré à l’instant où, saisissant des feuilles mortes, j’eu l’impression d’arracher un bout de tissu vivant -, semblable en tous points au vif argent des ondes transitoires qui relient et transpercent les modules sonores de Sven-Ake Johansson, Axel Dörner et Andrea Neuman, sans doute utiliserais-je des photos de cette autre œuvre d’Ondak, Steamers, où un fil de perles quelconques, chemine, relie un ensemble de bouts de buses, disparates, l’intérieur noire de suie. C’est aussi simple et aussi magique que ça.

(Pierre Hemptinne) – Acheter le livre du blog Comment c’est?, Lectures terrains vagues

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