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Chansons fleurs sur nappe en abîme

Fil narratif tissé à partir de : Dick Annegarn, une chanson, un récital… – Dessins de Michèle Burles, La Fabuloserie, Halles Saint-Pierre – Œuvres de Jehanne Paternostre, Exposition Subject Matter à la galerie Mélissa Hansel – Olga Tokarczuk , Dieu, le temps, les hommes et les anges, Robert Laffont – Achille Mbembé, La communauté terrestre, La Découverte 2023 – David Graeber, David Wengrow, Au commencement était…, Les liens qui libèrent 2021 – Philippe Descola, Les formes du visible, Seuil 2021 – Georges Didi-Huberman, Brouillards de peines et de désirs, Minuit 2023 – (…)

Des bris de chansons, de ritournelles, un ressac aérien, irrégulier, le maintiennent à flot. Il marmonne quelques paroles, esquisse ou massacre une mélodie. Quelques notes fredonnées approximativement. Un halo harmonique et affectif. Puis ça s’en va. Ca revient, sous une autre forme, autre tonalité, autres paroles, autres bribes d’images. Ca tourne dans l’acoustique du crâne, les tripes parcourues de crêtes mélodiques, comme l’émulsion d’écume en haut des vagues. Ce mouvement, ce ressac de chants qu’il a habité, qui l’ont habité au fil de sa vie, aujourd’hui broyés comme les coquillages par les marées, rend supportable, voire même agréable, désirable, le sentiment de n’être qu’un passant terrestre, mais de l’être encore et toujours, pas encore tout à fait en bout de course. D’imperceptibles ailes qui le portent par intermittence, lui évite de chuter trop vite, d’un coup, direct vers l’inhumation, non, ce volètement de bouts de chanson l’aide à planer encore, à continuer à dire que « jusqu’ici tout va bien », à garder un peu de temps devant soi. Parmi ces chansons qui forment son moteur fredonnant (à propos duquel il a souvent écrit et prié), il y a plein de « zinzins » standardisés par le marché, caractéristiques d’une époque, de circonstances, des airs qui nichent dans sa tête sans y avoir vraiment été invités. Ils sont fascinants, tels quels, familiers et intrus, autant que les coucous. Mais il est des répertoires plus riches d’affinités qui façonnent sa vie mentale. Ils se confondent avec les chants de la naissance de soi, fresques sonores fourmillant d’analogies entre monde intérieur et vastitude à interpréter. Dick Annegarn est un grand pourvoyeur de ces hymnes fondateurs. Pas un jour sans que l’un d’eux, convoqué par les éphémérides émotionnelles, ne résonne en lui, de près ou de loin. Parfois juste une tonalité qui passe au loin. Un accent, une couleur, un éclat. Quelques mots. Quelques notes. Il lui faut un certain temps – parfois plusieurs heures, plusieurs jours – pour les reconnaître, leur faire place. Alors la mémoire fouille pour en exhumer complètement, explicitement, les différentes parties, les assembler. Un bout de refrain, un vers ou deux, les autres manquent mais, à force de répéter, insister, ils reviennent, syllabe après syllabe ; puis un couplet s’extirpe de l’oubli, s’articule au refrain, suivent le jeu de guitare, des cuivres, un accordéon, une syncope, une arythmie, des souvenirs de contextes associés aux écoutes initiales de cette chanson, aident à reconstituer l’ensemble. Archéologie 

Mycélium de chansons

Il en connait certaines depuis près de cinquante ans. Elles font parties de sa chair, de ses oreilles. Revenues à la surface, il les entend – croit les entendre ainsi – comme il les entendait jadis, quand elles étaient de jeunes chansons et lui un jeune homme tout frais, toute la vie devant lui. Elles ne vieillissent pas. La part de son intériorité qu’elles occupent, où elles rayonnent, résiste tout aussi bien au temps qui passe, illusion d’une permanence de soi transcendé dans le chant. A la vérité, les années passant, son corps comme caisse de résonance de plus en plus altéré, il les capte aussi chaque fois de façon nouvelle, différenciée, elles accompagnent et révèlent sa transformation, elles prennent d’autres significations, s’enrichissent de nuances, de décalages, d’associations nouvelles avec d’autres airs en mémoire, se complexifient d’autres significations, leur portée s’élargit, en procurant un ancrage à sa vieillesse, centre parmi beaucoup d’autres à partir duquel se ramifient leurs ritournelles. Vivant leur vie en lui, elles ont participé à la création des cellules qui font ce qu’il est devenu. Il est accro à ces chansons parce qu’elles irriguent la capacité de croire au changement et qu’existe quelque part, dans un possible à débusquer, un ailleurs désirable (ce qui est rarement le cas des zinzins modélisés par le marché). Il les ausculte à la manière de cette sauvageonne d’un roman d’Olga Tokarczuk connectée aux vibrations du grand mycélium : « Profondément sous terre, au centre de Wodenica, pulse l’énorme écheveau blanc qui constitue le cœur du mycélium. C’est de là qu’il se ramifie aux quatre coins du monde. (…) Seule Ruth le sait. (…) Un jour, elle a entendu un bruit souterrain semblable à un soupir étouffé, suivi d’un crissement subtil de minuscules mottes de terre entre lesquelles les filaments de mycélium se fraient la voie. Ruth venait en fait d’entendre se dilater un cœur dont le rythme est d’un battement toutes les quatre-vingt années humaines. Depuis ce jour, elle visite régulièrement cet humide recoin de Wodenica, et s’allonge sur la mousse. Lorsqu’elle reste ainsi un long moment, Ruth commence à sentir la vie du mycélium. Celui-ci a le pouvoir de ralentir le temps. Ruth s’enfonce peu à peu dans un rêve éveillé, et dès lors voit le monde d’une autre manière. Elle voit chaque souffle du vent, la lenteur gracieuse du vol des insectes, les mouvements fluides fourmis, les particules de lumière qui se déposent à la surface des feuilles. (…) Ruth a l’impression de demeurer dans cet état pendant des heures, alors qu’il s’est à peine écoulé un instant. C’est ainsi que le mycélium prend possession du temps. » (p.258) Oui, ainsi, il est bercé par un grand mycélium de filaments chanteurs, sans âges, sans frontières (beaucoup sont des réincarnations de chansons antérieures, des réinterprétations de thèmes et de mélodies issus de la nuit des temps, un corpus kaléidoscopique qui possède le chanteur et, par contagion, celui ou celle qui accueille ses chansons de façon permanente.)

La grande joie

D’abord un verre, un blues déboule, expansif et bancal, brasse du soleil chaviré, on y sent des pulsions d’alouettes à fuser verticales, vite, haut, pour chanter en surplomb des labours, maintenues en l’air par leurs trilles, avant de s’abattre dans les fossés herbeux. Un blues qui cherche l’accolade, le partage de lumière, qui ébroue le mal de vivre, le « mal de chien », l’angoisse du lendemain, individuel et universel. Un blues de défaillances imminentes, qui trébuche et se relance en hélant D’abord un verre, D’abord du feu. Alors, oui, on peut avoir soif et besoin d’un remontant à tout âge, mais ici, c’est la soixantaine bien sonnée qui cherche l’abreuvoir salutaire. La soif à étancher est désormais inextinguible. La demande de feu, abrupte, directe, a quelque chose d’abyssal : pas simplement du feu, domestique, banal, mais quelque chose comme l’envie de revivre l’invention initiale du feu, de la première étincelle, premières flammes, premières chaleurs, premières étreintes, retour vers la flambée originelle pour conjurer le froid qui vient et qui désarme. Sais pas quoi faire/Suis malheureux. Blues qui tourne en rond, cherche la piste. Tenir jusqu’au bout, s’accrocher aux libations et illusions. Tiens, inspirons-nous de ces instants d’insouciances qui balisent le passé, ont permis de passer à gué le flot de mal-être et souffrances. Avant tout un appel à l’hospitalité, à se sentir abrité, pris en charge, soigné, exempté du face à face douloureux avec le temps qui reste et la perte de sens collatérale, l’à quoi bon dépressif. Fais-moi manger/Fais-moi rêver/Fais-moi distraire. La chanson accomplit alors un bond involutif, une volte-face, un repli ombilical et se niche dans un bras alangui du blues où s’ouvre le vaste panorama rétrospectif des fleurs des nappes de nos tables. Fleurs et nappes qui s’animent, se réveillent à la musique de nos voix. Alchimie. Le déroulé du fleuve de la vie en une commensalité universelle, intemporelle. L’art de l’ivresse. Le cours d’une existence entière à partager de bons moments avec les amis, attablées fraternelles. L’image de cette nappe, de ces fleurs intemporelles, parterre d’éden, tiennent lieu, dans le corps de la chanson, de ces confins lointains de certaines toiles flamandes (de Van Eyck, par exemple, et s’agissant de l’Agneau mystique, de lointains mélangés où Orient et Occident, feuillus et palmiers, cohabitent merveilleusement, ce qui convient bien aux univers annerganiens et ses prosodies aussi bien nordiques, slaves qu’africaines) ). Lointains si familiers et pourtant baignés d’une précision et luminosité rédemptrices, au-delà des tourments et agitations terrestres, paysages qui n’ont cessé de nourrir l’imagination de paradis sur terre, où échapper plus ou moins à la mort. C’est une musicalité cosmologique qui fuse en un tendre aveu Tout est si doux, si désirable, que c’en est une grande joie, exhalant l’émotion tangible du jour finissant, refoulant l’inquiétude face au soleil couchant. On entend, dans la gorge, passer un ange, un bruit blanc, poindre cette imminence de la disparition qui exacerbe l’attachement aux plaisirs charnels les plus simples. Tout est si désirable. Cocktail d’émerveillements obstinés et de regrets. Ca se bouscule : pas assez désirer, pas assez joui, qu’advient-il de mon désir de vivre après la mort, persiste-t-il sans incarnation ?  C’est le désir pour les choses tel qu’il pointe à l’orée de la vieillesse quand le désirable outrepasse les capacités effectives du désir, qu’entre le désir comme « essence même de l’homme » (Spinoza) et le désirable s’installe un régime de confusion, les deux se rejoignant en un horizon brumeux, séminal. Ce qui se décline en adieux répétés, adieux au goût incommensurable des bouchées élémentaires. Encore du pain, encore du beurre, c’est du bonheur, ne m’en lasse pas. Plus on vieillit et plus on monologue, mâchant ces saveurs mêlées à celles du crépuscule et des multiples autres petits riens incalculables, sans prix, ultimes grains savoureux du sablier. Il faut insister, prolonger. S’obstiner, précipitation dans la lenteur, multiplier le viatique, tournée générale. Encore un verre, encore du feu. S’installer dans la chanson, bulle et complainte, égrenant ses réconforts paradoxaux. C’est pas l’enfer, c’est beaucoup mieux. Dans ses dernières notes ou micro-notes, le blues frôle l’accolade, irrésolue, fantôme, reste en suspens, avec les alouettes.

Générateur de liberté, différence comme patrimoine commun et airs religieux

Il se rappelle, en entrée de récital dans une petite ville belge (St. Ghislain), le barde jaune orange, sombre et solaire, guitare portée haut dans les bras, plaçant d’emblée la soif et la chaleur au centre du chanter. Chanter, c’est distiller ce breuvage, pour soi et les autres, instituer la commensalité des émotions, déployer la nappe fleurie. Cette chanson, qu’il connaissait pourtant déjà très bien, qu’il se chantait pour lui-même, souvent, pour se donner du courage, de l’entendre en live, il la voyait naître, éclore, là, sur scène. La manière de la balancer d’emblée, comme une évidence, comme seule manière de commencer désormais un temps partagé, lui donna la chair de poule, s’avouant décidément, instantanément, être immensément assoiffé. Le rythme des mouvements corporels du chanteur, indissociable de celui des images des textes chantés et des musiques jouées par les musiciens, rejouait la pulsation originelle des passions et l’art de figurer la vie dans des mots, des notes de musiques, pour soi, pour d’autres. Face au public, tout est remis sur le métier. Les commentaires, les mimes, les grimaces, les allusions mêlent temps de la scène, temps social, temps intime, temps politique, temps universel. Annegarn montre comment il vit avec ses chansons – comment elles vivent en lui, lui échappant parfois, lui revenant – les questionnant, les revisitant, leur réécrivant des arrangements qui en révèlent d’autres potentiels suggestifs. Elles ne sont jamais arrêtées – même si leur écriture évoque de l’abrupt parfaitement ciselé, diamant -, des outils vivants et vibrants d’un équilibre atypique, hors des sentiers battus et dominés. Elles sont autant d’exercices physiques et spirituels pour transformer la différence en atout, en patrimoine commun, pour générer de l’altérité, non pas dans une optique de distinction égoïste, mais parce que produire de l’altérité, c’est libérer de l’oxygène, entretenir un métabolisme de libertés, où tout le monde peut venir recharger ses batteries. C’est cela qui fait que ces objets d’esthétique sonore, primale et sophistiquée à la fois, ont quelque chose d’irréductible et que, finalement, ça continue à vraiment chanter entre leurs mailles. Même les quelques morceaux infusés dans la mémoire collective la plus large – Bruxelles, Géranium – reviennent sur le fil, tremblants, fragiles, incertains, improbables, parfois à nouveau rocailleux, dérangeants et d’un charme fou. Au besoin, il se moque de leur aura sacrée, singeant des signes de croix, tout en s’étonnant et mettant à nu leur « religiosité », leur dimension « hors du temps », comment l’humain crée-t-il quelques fois du sacré laïc ? Mais sans cynisme, respectant la communion intense des intimités émues, dans la salle. Il les chante alors à nouveau frais, vieil homme jouant avec le souvenir d’une voix de jeune homme. Cette capacité de « jeunesse » – alors qu’à son âge et avec la force d’un répertoire confirmé, beaucoup d’autres se vautrent dans le marketing de leur génialité, complaisance et cabotinage -, provient (sans doute, se dit-il) d’une vigilance constante à la responsabilité d’être chanteur, pour le dire un peu pompeusement, mais qui se traduit dans des pratiques très simples d’ouverture et de partage, par exemple une attention constante aux langues et traditions berbères, une plongée dans le collectage des mémoires chantées en différentes régions d’Europe. Mais c’est aussi conserver la capacité d’attention à l’histoire des pauvres, des humbles, aux gestes de charité anonyme, comme dans le Marché aux mendiants. Chanter, c’est apprendre tout le temps, ce n’est jamais fini, c’est écouter au-delà de ce que l’on sait. 

Récital, traversée du vivant, l’universel du passant

En l’écoutant chanter Coutance, sur scène, en mars 2023, il se dit : sa voix n’a pas changé, rien n’a bougé, une perle d’éternité. Pourtant, en retournant à l’enregistrement des années 70, oui, bien entendu, il y a une évolution. Une transformation. Il y avait une juvénilité désarmante, la fraîcheur d’une tangente qu’on n’avait pas vu venir et qui collait bien avec l’effervescence non calibrée de l’époque. Et puis, dans le texte, il y avait un étonnement neuf pour ces moments vides, creux, insipides, cafardeux, ces rades hors du temps, sans intérêt marqué, où se demander « mais que vient-on foutre ici ? ». Aujourd’hui, la musicalité de la voix est intacte, légèrement plus âpre, et cette interrogation, si l’on peut dire, a pris de la bouteille, elle a roulé sa bosse durant quelques décennies, et se teinte d’une toute autre dimension : l’échouage, c’est une part significative de la vie en général, c’est parfois aussi une manière de vivre, d’éviter les autoroutes des certitudes. C’est peut-être ce qui est en train d’envahir l’humanité et donne lieu à une terrible pandémie d’éco-anxiété ? La maturité a patiné et complexifié la chanson. Sans rien alourdir. Sans emphase. Il a l’impression que certains chanteurs gagnés par le succès se perdent dans le fantasme de l’hymne universel, de la chanson qui peut faire le tour du monde, plaire à tout le monde, convenir à toutes les cultures. Ils lissent, généralisent, probablement contaminés par l’universalisme mercantile du marché mondial dont le graal est de vendre une même rengaine le plus de fois possible, partout, sans frontières (au service d’un système qui, par contre, renforce partout ses frontières criminelles). Dick Annegarn a connu ponctuellement le succès médiatique. Des moments de conjonction entre son parcours alternatif, minoritaire, et les besoins d’émotion véritable, nue, qui d’une certaine façon continuent à battre dans les cœurs gavés par les recommandations d’algorithmes. Le succès artistique, le succès d’estime, il n’en a jamais manqué. Mais il a esquivé le vertige occidental qui fusionne audimat commercial et universel autoritaire, sectaire. « Pendant longtemps en effet, la planète et l’ensemble de ses habitants ont vécu au rythme de certitudes eurocentriques. Des préjugés, à la vérité, la plupart de ces certitudes avaient, pour les besoins de la cause, été revêtues du masque de ce que le philosophe Souleymane Bachir Diagne appelle un « universalisme de surplomb » » (A. Mbembé) Sa différence a jailli comme une eau claire, spontanément, dans les années 70. Native et séminale. Après, il a dû la cultiver, la préserver, l’explorer. Pas simplement comme on décante et affermit un « style », encore moins à la manière d’un produit marketing. Disons plutôt qu’il semble avoir « géré » cette différence à la manière des réserves naturelles et des espèces en voie de disparition. Par ses choix de vie, ses environnements, ses relations, ses contrats, il lui a ménagé des espace-temps appropriés, où elle pouvait évoluer, s’épanouir, à son rythme, à sa manière. C’est ce qui donne après tant d’années un regard spécifique sur le monde, l’impression d’entendre là une « philosophie », une façon d’être, que le barde, sur scène, incarne, sensible, expressif, plastique, coloré, pas dans les clous. Ce qui semble correspondre il le comprend en tant qu’auditeur, au choix raisonné, au refus de succomber, par la bande, à l’universel compris comme « un rapport d’inclusion à quelque chose ou quelque entité déjà constitués » (A. Mbembé). Au contraire, il a toujours situé ce que chante Dick Annegarn du côté de l’émergence toujours étonnante des émotions comme possibilité « d’un en-commun présupposant un rapport de coappartenance entre de multiples singularités », ce qui le balade encore et encore dans les confins et vallons de la nappe fleurie et que, d’une certaine manière, le chanteur commente lui-même, en s’étonnant (non sans fierté) d’être fait docteur honoris causa par l’Université de Liège, lui qui n’écrit rien dans les règles (Seul toi sais faire). Mais justement, il en a fait un art de débusquer une relation vraie, vraie parce que toujours émue, surprise, par ce qui touche ou évite, forme et déforme, pousse ou repousse. Une façon de passer dans la langue – en perturbateur équilibriste et éclairagiste de génie -sans devenir vecteur de tous ses effets de domination. Chanter comme art de passer. Il feuillette son extraordinaire chansonnier comme on raconte, après coup, l’itinéraire d’une vie, un itinéraire possible parmi d’autres, fait de rencontres, d’accidents, d’aléas. Même pour un fan, rien n’est donné d’avance, chaque chanson apporte son lot de surprise, d’inattendu, de réminiscences nouvelles, de traverses improbables, tissage d’affects projetés par chaque chansons comme par un animal soufflant une vapeur contagieuse, subjective. Le récital comme célébration du vivant singulier. « L’on définit généralement le vivant comme un mouvement incessant, un élan, voire comme une pulsion. Peut-être ce qui le caractérise le mieux, c’est qu’il n’est jamais donné d’avance. Ou, peut-être, n’est-il finalement qu’une expérience que l’on traverse. Tout, en d’autres termes, est en route vers son inéluctable fin. La fin étant notre ultime destination, tout, du coup, est dans la signification que l’on octroie ou non à l’expérience de la traversée. » (p.90) Encore un verre, encore du feu

Gestuelle de l’hétérogène

Mais encore. Chanter le limon qui subsiste entre les choses et les mots, le compost de l’hétérogène, c’est probablement ce qui lui a valu d’être distingué comme poète, chevalier des lettres ici, docteur honoris causa, là… Henri Maldiney, philosophe français cité par Didi-Huberman à propos des « aîtres de la langue », « lieu d’où fleurirait la possibilité même de signifier » : « La langue, elle aussi, se bâtit en liant l’hétérogène ». Et Didi-Huberman d’ajouter : « Étant entendu qu’il est de notre responsabilité que ce liant ne soit pas une machine à suturer, un dispositif à cadenasser cet hétérogène qu’il cherche à signifier ». Et revenant à Maldiney : « Seuls les poètes habitent encore les aîtres de la langue, qui sont le fond sur lequel ils bâtissent la langue à chaque fois singulière d’un poème ». C’est ce qu’est la langue chantée d’Annegarn. Alors que le formatage de la langue par le marché et le marketing de soi, auquel beaucoup d’artistes s’adonnent avec fierté, la mort dans l’âme ou inconsciemment, suture, cadenasse, persécute l’hétérogène. Atteinte au vivant et à sa diversité, pourrissement de l’imaginaire, mercantilisé intensément par tous les agents culturels – créateurs, recréateurs, publics – de la marchandisation, collaborateurs à l’insu de leur plein gré, notamment via la gigantesque viralité numérique. 

Sur scène, la gestuelle sensible, légère ou souffrante, acrobatique ou blessée, clownesque ou épure suggestive, est un exorcisme grâce auquel il s’était senti, spectateur de concert libéré de tout contrat commercial, désenvoûté de l’empire médiatique. Cette gestuelle, depuis, lui revient, systématiquement, dès qu’une brise mélodique germe en lui, et il la mime intérieurement, c’est la forme qu’il donne à son écoute et ses affects.

Palais de mémoire humaine et non-humaine

Le besoin d’art, recherche intuitive à l’origine de ses multiples itinéraires et errances, l’aura conduit de plus en plus vers des lieux de cueillette plus ou moins libérés de la prégnance du marché. A la recherche d’esthétique le moins possible déterminées par l’armada des producteurs, collectionneurs, investisseurs, managers, actionnaires. Se sentir le moins possible instrumentalisé par le langage et se tenir éloigné des sources de tous les cancers qui rongent l’imaginaire individuel et collectif. A ce titre, un lieu comme les Halles Saint-Pierre à Paris faisait office d’osais. Il y avait vu des images qui ressemblaient assez bien à la façon dont se matérialisait en lui le brouillard affectif de « bris de chansons, de ritournelles, ressac aérien, irrégulier », au fil des années, formant un filet de thèmes de plus en plus étendu, incluant de plus en plus de fragments de vie, vécues et futures. Jusqu’à devenir autre chose, une vision du monde, une partition graphique cosmologique. Ainsi des dessins grouillants de Michèle Burles où le terrestre, le céleste et le sous-terrain se tissent en un même plan, les êtres rampant dans les galeries ou volant au-dessus des cimes se rejoignant, se superposant, inventant des hybrides. C’est vertigineux parce qu’il ne s’agit pas du tout, mais pas du tout, d’une imagination « anormale », déterminée par une pathologie quelconque, ou d’élucubrations échevelées d’un cerveau un peu dérangé ou, simplement, déconnectées de la raison et de l’esthétique dominante. Ce n’est pas une « pathologie ». Encore moins un genre configuré par des insuffisances techniques, un niveau infantile de l’art du dessin. C’est une artiste chez qui reviennent des façons de figurer le visible qui ont structuré d’autres civilisations, d’autres ontologies. Au sein de notre civilisation naturaliste, soudain, un imaginaire fonctionne selon des lois animistes, totémistes ou analogistes. Et il est regardé, ausculté souvent, comme l’empire colonial a soupesé et volé les arts « primitifs » : fascination, condescendance, esprit de lucre. Ainsi ce qu’écrit David Graeber à propos des dessins de Chavin de Hudntar (Andes péruviennes, 3.177 mètres, de 1500 à 300 avant JC) fournit des indications utiles pour entrer dans le style de Michèle Burles : « C’est le royaume du métamorphe, où aucun corps n’est jamais tout à fait fixe ni tout à fait complet, et où un entraînement mental assidu est nécessaire pour déceler de la structure dans ce qui, au premier abord, s’apparente à un chaos visuel ; » (p.492) Dans ce chaos frétillant de Michèle Burles, l’œil repère d’abord, du reste des attaches : des filaments irréguliers, genre de synapses flottants, entre signes de natures différentes ; des sortes d’agrafes fourchues ; des pièces molles évoquant le mécanisme d’arbres à cames ; des radicelles, des claies représentant les fonctions de haie ou de végétations fixant des talus, flottant dans le vide (car, il y a du vide). Le dessin ne semble pas être une fin en soi, c’est une sorte d’infini optique, où l’on entre n’importe où, se fixant sur un détail, par exemple des bras longilignes terminés par des mains en formes de branchages tortueuses, et à partir de là, de détails en détails, faisant se lever un récit, un conte, le souvenir de certains passages au cœur même des constellations iconographiques racontant l’univers. Il servirait précisément à mémoriser un cheminement, une organisation du sensible entraperçue lors du travail de création, à la manière de cette « tradition amérindienne largement répandue dans laquelle les images ne sont pas des illustrations ni des représentations, mais des signaux au service d’extraordinaires prouesses de mémorisation » dont la fonction était de « transmettre des connaissances ésotériques – formules rituelles, généalogies, comptes rendus de voyages chamaniques dans le monde des esprits chtoniens et des animaux familiers. (…) Pour mémoriser une histoire, un discours, une liste, on recommandait de se créer son propres « palais de la mémoire ». il s’agissait de se représenter un parcours (cela pouvait aussi être une pièce) le long duquel on disposait mentalement et dans un certain ordre une série d’images saisissantes qui agissaient comme des déclics pour se rappeler un épisode, un incident, un nom… » (p.492) (Ce qui correspond aussi, il lui semble, à la dynamique d’un récital de Dick Annegarn, mots, musiques et gestuelles formant des frises très visuelles). C’est une approche que l’on peut compléter par l’introduction de Descola aux images analogistes : « elles s’ingénient sans relâche à tisser des éléments disjoints dans des réseaux signifiants, le plus souvent au moyen des résonances qu’elles décèlent entre les qualités sensibles des choses ou des phénomènes offerts à leur observation. Leurs images, qu’elles prennent l’allure d’agencements hybrides, de correspondances entre corps et cosmos, de maillages spatio-temporels ou d’enchâssements d’un motif à différentes échelles, figurent toujours des assemblages dont il faut rendre manifeste les liaisons. (Les images) qui procèdent de l’archipel analogiste donnent à voir des scènes d’interactions complexes et situées dans le monde, des associations parfois profuses d’humains et non-humains engagés dans des associations communes, à l’instar des représentations naturalistes dont elles sont, dans certains cas, une préfiguration. » Il en découle une relation esthétique particulière. Selon Descola, « le spectateur analogiste n’est jamais pris en compte dans la structure de l’image, (…), il n’est pas explicitement désigné dans sa composition comme un destinataire. » Et de décrire plus précisément la forme d’interaction qui s’établit, la façon dont le subjectif se noue là-dedans : « Seule la perspective linéaire est en mesure d’entraîner le spectateur dans un tableau parce qu’il fait de celui-ci le prolongement de son regard subjectif et comme un morceau du monde dont il détient la clé. » (p.398) En s’aventurant dans les images de Burles, en y cherchant comment l’œil-récit passe d’un motif à l’autre, y retrouvant des perspectives linéaires dans le fouillis, à un moment, il bascule, il est dedans, son subjectif s’épanouit, se fond dans un méta quelque chose. Que ce soit à partir de ces corps de rongeurs, souples comme des rivières, porteurs d’amibes étoilées ou transportant d’autres petits êtres multiformes, multi-espèces. Que ce soit à partir de ce roi religieux à tête et queue de chien, mains posées sur la panse, survolé par un énorme insecte-robot, satellite en lévitation qui le couronne. Que ce soit à partir de ces spores géants en forme de grenades grises d’où s‘élancent plusieurs tiges souples, serpentines, aux gueules béantes crachant ou aspirant d’infimes orbes-semences.

Poussières et tapisseries pétries de chansons

Le bris de chansons, les souvenirs du récital – la gestuelle, l’écriture, la plasticité de la voix jouant d’un crépuscule affectif, nappe piquée de la floralité juvénile lointaine, jouant avec les arrangements, les anecdotes, les commentaires -, la façon dont cela lui revient en tête, à certains moments d’abandon (où plus rien ne lui occupe la tête), et tissée en sa propre subjectivité, sa propre voix, sa propre manière de chantonner et fredonner au fil du temps, ses propres souvenirs et affects, son crépuscule personnel et ses propres nappes, tout cela forme des bouts d’écriture qui défilent, volent, se déplacent, partent coloniser des espaces vides, à la manière des migrations spectrales de fils de la vierge, visibles seulement, dans le ciel bleu, à contre-jour et dont le déplacement semble transporter des trames d’émotions indicibles, invisibles autrement. Une écriture archaïque qui lui évoque des œuvres de Jehanne Paternostre où des fils de tapisseries de périodes différentes, parfois âgées de plusieurs siècles, des chutes recueillies lors de restaurations de pièces anciennes, et qu’elle articule bout à bout dans un vide sidéral, celui composé de la distance initiale qui sépare tous ses fils que rien ne devait réunir de la sorte, tenant alors entre eux comme mus par un magnétisme insoupçonné, un patrimoine génétique ou la force de l’habitude (respectant la forme imposée à chaque brin par une immobilité séculaire, fossilisante), esquissent des phrasés parallèles, divinatoires, l’ombre portée de musiques intérieures volatiles. C’est une écriture idéale, libérée de la syntaxe et des vocabulaires contraignants, constituée de la contorsion de sentiments que le langage ne parvient jamais à saisir, discrets électrocardiogrammes d’émotions brutes, pures.

Les micro-mondes dans lesquels il aime mariner, ressassant les bribes d’une chanson qui le suit depuis toujours, qui fait partie de lui, mais y apportant sans cesse du singulier, du différent (en particulier, oui, les chansons d’Annegarn), du possible aussi, une fermentation capable de déboucher sur des libertés expressives, ressemblent assez à ces autres créations de Jehanne Paternostre, assemblages de poussières et de fils récoltés, placés dans des sortes de boîtes de Pétri, évoquant des paysages fait d’infimes brindilles mélodieuses d’horizons qui étaient perdus, qui resurgissent, reviennent fil à fil, balbutient danses et chants. Ce sont à chaque fois, mis en culture, les germes sélectifs d’un environnement ou d’un contexte plus larges, isolés, et en train de fermenter, de recomposer l’image complète du monde dont ils proviennent. Et l’on voit travailler les micro-organismes de l’image. Fragments de paysage lui évoque les formes sombres à la surface de la lune – ou autre planète observée au télescope -, mais telles qu’il a pris l’habitude de les projeter sur ses astres intérieurs, solitaires, archipel laineux, confusion feutrée entre carte et territoire où bat une tache rouge, quelques fines comètes prises dans l’enchevêtrement, traces de vie apparemment immobiles, figées et qui, pourtant, attendent leur heure pour germer, croître, surprendre. Vue de jardin avec un cortège de triomphel’enthousiasme, l’émoustille avec son plan infini blanc et duveteux, frappé de germinations éclatantes, un carnaval floral et bactérien suggéré, amorce d’une exubérance désarticulée, sans plan établi. Colin-Maillardest une fermentation moussue, brousse extraordinaire où s’enfonce son regard pour se perdre dans la reconstitution d’images mentales incontrôlées, incontrôlables, engendrées par l’exploration tactile, le toucher. Ce que voit la peau quand elle caresse à l’aveugle un visage qu’elle ne reconnaît pas mais éprouve comme un univers singulier, enseveli, qu’elle exhume par ses caresses, les doigts dans la matière textile, soyeuse et rêche à la fois, touffe emmêlée du vivant profus, énigmatique.

Pierre Hemptinne

Fredonner modeste.

Retour sur fredonnement. – Souvent, c’est d’un jeu relationnel entre espaces, volumes et matières, souvenirs qui fusent défigurés, expulsés par un volcan qui rêve, croisant et agrégeant des morceaux de présents ou de futurs, fruits d’appréhension en pagaille, qui chutent comme des aérolithes, de ce jeu-là que ça fredonne. Dans ce ballet en douceur de plaques tectoniques intimes, le corps fantasme un équilibre en ronronnant. Ce ronron magnétique lui fait presque-chanter un prélude à la compréhension de ce qu’il vit. Dans le cas d’un lieu circonscrit dans la rangée d’arbres séparant, mais d’un rideau qui laisse passer le regard, la région montagneuse de celui qui désire en sillonner les routes jusqu’au bout de ses forces (point fictif, vue de l’esprit) – mais là, à distance, le troupeau de douces montagnes semble imaginé et absolument impénétrable, sans réseau routier, juste une brume compacte au couchant -, c’est de résonner avec bien d’autres situations d’objets voilés où s’engagent les questions plurielles et forcément irrésolues de l’érotique, que se forment des ondes qui donnent envie de presque chanter. Un seul point du paysage devient alors un mille-feuille réveillant les couches diffuses des désirs que le ronron fusionne provisoirement en un seul bien-être (illusoire). Le fredonnement, l’involontaire, celui qui est symptôme de quelque chose, est frottement mécanique (comme on dit écriture automatique, lien constant avec le surréalisme) entre les différentes temporalités dont les vestiges et immanences traversent nos expériences, c’est une histoire d’apparitions et d’effacements et de leurs flux saccadés (rythmes). – À l’épreuve d’une exposition au CRAC/Sète. – En lisant dans la revue Art Press (septembre 2011), un article assez long sur l’exposition de Philippe Ramette au Crac de Sète, je prends conscience que cette exposition si agréable à visiter ne m’a laissé aucun grain à moudre, elle ne s’est agrégée à aucun matériau déjà là dans ma tête, n’a pas cheminé, est restée au même endroit, légèrement pâlie. Je m’en souviens, je la vois encore très bien et, malgré qu’elle ait infusé plusieurs semaines en moi, je n’ai rien de particulier à en dire, il n’y a, autour des traces qu’elle laisse en moi, aucune élaboration mentale, organique, préalable à tout discours personnel. Elle reste telle quelle, inoxydable, je n’en tire aucune expérience personnelle, je ne crée rien avec. C’est le genre d’exposition dont les impressions s’autodétruisent après quelques heures, se désincarnent, la greffe ne prend pas, n’en subsiste que le reflet fidèle obstiné à ne pas trahir la volonté de l’artiste. À la lecture de l’article, je sais que « c’est exactement ce que j’ai vu, exactement ça, rien de plus », une part d’érudition en plus. L’article est lui-même une extension personnalisée des informations distribuées dans le « guide du visiteur » et rédigé probablement à partir de ce que l’artiste « a voulu dire ». La médiation verbale, très bien prise en charge par le personnel du CRAC, est un peu plus ouverte, accompagnée de ces gestes et intonations involontaires qui donnent une profondeur au langage oral dont profite, indirectement, la prise de parole sur les œuvres, au moins d’autres chaleurs humaines s’y infiltrent, mais timidement, à la sauvette. L’organisation de la communication sur les œuvres prend le pas sur la relation à l’œuvre. On peut avoir l’impression que la communication est élaborée en même temps que l’oeuvre, elle en est une partie du matériau voire l’argument qui la détermine. L’explication de l’œuvre en est constitutive comme le moule de ce que l’on doit ressentir en coïncidant avec elle. Peut-être qu’en me forçant, en incluant ces œuvres (images) dans un récit qui ne les concernerait pas directement, où elles ne seraient que des incidences, des « personnages », je rejoindrais des élaborations imaginaires singulières projetant sur les œuvres le reflet d’autres significations, le déploiement de sens moins formatés. Mais spontanément je constate que « ce que je ressens correspond quasiment mot à mot à ce que l’on me demande de comprendre et ressentir ». Aucune liberté, aucun espace gratifiant d’interprétation ne se dégage, c’est au final un peu triste. Le souvenir d’un moment agréable dans les salles du CRAC n’empêche pas le constat a posteriori que rien n’y a fredonné, juste de la sympathie instantanée. Je parle pour moi, bien entendu. « Le Portrait tragi-comique (2011) est une image non pas double mais triple. Vu de face, le visage de l’artiste frappe par son expression incohérente et grimaçante. En tournant autour de la sculpture, on comprend qu’elle fusionne deux profils affichant respectivement une expression gaie et triste. Nos reviennent alors en mémoire certaines représentations médiévales tardives où le visage du Christ, réalisé sur un mode tripartite, symbolise la sainte Trinité. On songe aussi à la figure du Signum Triciput, étudiée par Erwin Panofsky, et qui combine dans une même tête les trois âges de la vie.Ce Portrait tragi-comique de Ramette est bipolaire. Il serait erroné de croire que nous sommes des êtres unifiés. Nous sommes plusieurs dans un même corps et nous faisons ce que nous pouvons pour cohabiter. » (Richard Leydier, Art Press) La sculpture est très réaliste, – techniquement dans la lignée des personnages de Ron Mueck, en moins malsain -, la tête semble une vraie tête, recouverte d’une peau aux pigments vivants, de vrais cheveux… C’est ce qui confère un petit quelque chose de dérangeant au rictus bipolaire qui tord le visage et aux yeux divergents. Une facture moins fidèle à l’anatomie humaine exprimerait autrement ce conflit entre sentiments contraires et, du reste, cela surprendrait moins car les peintures et sculptures rendant compte du tumulte des sentiments ne sont pas rares ! On pense, devant ce portrait de Ramette, à cette sentence absurde serinées par les adultes aux enfants faisant des grimaces : si les cloches sonnent à l’instant où tu grimaces, la grimace sera ton visage, toute ta vie. Dans ce portrait c’est juste un tic. Puis, on tourne autour, on comprend le truc, bien vu. Voilà. Mais qui croit encore que nous sommes « unifiés » ? Et est-ce un art qui s’adresse à un tel public ? Combien de temps peut-on rester sérieusement devant une installation constituée de bancs d’église alignés votivement devant une horloge murale pour représenter le culte autoritaire du temps qui passe ? Vite vu, vite compris. Dans l’ensemble, l’exposition a un bon rendement, on ne s’y ennuie pas, elle a l’efficacité professionnelle d’une bonne campagne de communication dont on peut dire qu’elle est créative, intelligente et sensible. (Je parle pour moi, c’est l’effet ressenti.) – Un port et des cabanes. – Par contre, on ne s’attend pas, dans le cadre d’une promenade touristique en barque, à l’émergence d’émotions non formatées. Quand on déboule sur l’étang de Thau et que l’on découvre la pointe courte, le petit port brouillon, le fatras des cabanes, les planches en tous sens, les couleurs dépareillées et rongées, les restes de filets, les embarcations amarrées, les pneus, les fagots de perches, les sièges vides empilés ou renversés, une barrière de résidus et détritus en avant de quelques maisons ordinaires, quelque chose surprend. C’est une sorte d’enclave où l’esprit du bricolage (l’art difficile de nouer les deux bouts) serait roi, assurant la pérennité fragile du site, sorte de fortifications paradoxales, presque désintégrées, entourant des modes de vie que l’on dit en voie de disparition avec leurs techniques de pêche anciennes décrites en osmose avec le biotope de l’étang. Pour l’heure, aucun « pointu » n’est visible, c’est peut-être un décor vide, mais on y croit, on a besoin d’y croire, on guette, voyeur. Et si l’intérieur du quartier, dit-on, n’a plus rien à voir avec sa légende, en le voyant de loin en bateau, ce que l’on projette comme vie dans les ruelles, ce que l’on met à la place de ce que l’on ne voit pas, ce sont quelques images en noir et blanc du film d’Agnès Varda. Alors, ça fredonne (mais n’importe quoi, pas forcément une chanson liée au film ou au lieu). Le presque chant de la pellicule. Une agitation fantôme. Surtout, l’accumulation hasardeuse de ces signes de survivances, le tableau de cette marginalité qui rétrécit comme peau de chagrin, qui le sait et continue à se maintenir avec gouaille, flirtant avec les dimensions artistes d’une installation bidouillée, art brut et land art, rappellent trop des enclaves intimes où l’on retourne peu, les nombreux territoires engloutis où nous avons construit sans cesse des cabanes d’enfance et, encore, de l’adolescence. Protégés par les claies de tiges de noisetiers, de feuilles et d’herbes séchées, nous observions le monde des grands avec leurs maisons en dur. Alors oui, ça fredonne. – Des vitrines d’art modeste. – Les vitrines de Bernard Belluc au Musée des Arts Modestes sont d’une espèce pas tellement éloignée. Que l’on aime ou non, on y retourne aussi, c’est énorme et envahissant, ça retourne, c’est de la charpie de tous les territoires traversés reconstituée, mise sous globe et arrangée en ex-voto clinquants. Comme d’assister à la pluie figée de tous les tickets de concerts que vous avez entendus depuis le début de votre vie, mêlés aux tickets de cinéma, d’expositions et aux billets de trains de tous vos voyages. Objets et images appartenant à tout le monde, vulgaires, à un moment où l’autre on les trouvait à tous les coins de rue, envahissants, ce n’est même pas qu’on les a vus mais on a en a fait usage, on les a maniés et on en a mis des tonnes à la poubelle. Ils ont pour la plupart à voir avec l’enfance et sont presque tous bipolaires, tout en étant de basse extraction et reproduits à l’infini, icônes jetables du marché de masse et du gaspillage, fabriqués sans aucun soin et élevant ce méprisant sans soin au niveau d’un art mineur (mais art tout de même), ils nous extorquaient des rêves pulsionnels fantastiques de consommation échappant à tout calculable. Ce sont des vitrines évoquant celles de musées naturels où sont reconstitués des morceaux de forêts, de bocages, de steppes ou berges de rivière, avec leur faune empaillée et placée dans leurs postures caractéristiques. Du vivant pétrifié. Ici, on frôlerait une taxidermie délirante s’appliquant aux objets consommables de temps passés, les marqueurs périssables d’une époque déterminée. L’intérieur des cages vitrées est envahi de jungles d’emballages, de jouets de pacotilles, de babioles, d’ustensiles emblématiques, bouteilles, flacons, textiles au rabais, attributs attitrés de certaines postures, par exemple le pliant en tissu que l’on emmène à la plage. On pense aussi à ces amoncellements de verroteries avec lesquels, dans la bande dessinée Lucky Luke, les Tuniques Bleues achetaient les terres des Indiens. Toute une histoire de la cupidité ordinaire, de la marchandisation douce du cerveau, retracée en vrac par l’archéologie des objets insipides qui la suscitaient, à dose homéopathique. On était loin de prévoir l’impact à long terme de ces babioles qui faisaient sourire et que l’on jetait à la poubelle sans aucun pincement de cœur. C’était leur destinée et il fallait faire de la place pour ce qui venait les remplacer. Malgré leur omniprésence, elles avaient un côté bon enfant, inoffensif, surtout comparé aux machines de guerre du marketing actuel. Si l’on peut revivre des scènes du passé en cherchant ce que l’on y a vécu de signifiant, là, tout revient par la bande, par le fond des poubelles, le surplus, le défaut, l’univers factice des réclames et ses petites saloperies, marrantes, que l’on pensait immédiatement biodégradables, ne laissant aucune empreinte. Or, si cette créativité chargée d’attiser les pulsions, à la manière du tissu rouge pour le taureau, a su capter quelques choses, c’est bien, d’une certaine manière, l’étoffe symptomatique de l’air du temps dont les agitations poussent à réagir (tomber dans le panneau). Ou, mieux ou pire, le dévoiement de l’air du temps, dans un effet de corruption flattant le goût de la perversion, des choses corsées, plus amusantes d’être humiliées, tournées en dérision, plongées dans un bain acide de second degré ? Encore faut-il, pour qu’une telle production jugée initialement sans valeur esthétique ou sémantique, puisse réapparaître dans un musée quel qu’il soit, grâce à un artiste qui s’en empare comme matériau artistique, que des individus s’y soient attaché au point de ne pouvoir s’en séparer, de les conserver et, le moment venu où les regards peuvent changer, de les écouler sur les puces, excitant l’envie de collectionneurs toujours à l’affût de nouvelles raisons de collectionner. Qu’est-ce qui pousse à être le conservateur de cette industrialisation du fétichisme ? L’amour sincère du toc, le doute, l’espoir de comprendre le mécanisme de séduction et de s’en détacher, transmettre la preuve d’une assuétude ? Mais pour ce matériau modeste, comme pour d’autres, il est important que les transmetteurs existent et soient de sensibilités multiples pour éviter l’imposition d’une histoire unique, à la gloire des industries par exemple. C’est en 1981 que Bernard Belluc a commencé sa récolte au marché aux puces de Montpellier où il se rend avec acharnement, en mobylette, à cinq heures du matin (une des vitrines, paraphrastique, met en scène la fameuse mobylette). C’est avec le résultat de ce qu’il chine qu’il élabore son univers artistique. « J’étageais, amalgamais, structurais des univers dans les réduits et recoins de ma demeure, je sculptais par les effets d’ombre et de lumière les reliefs de mes tableaux en 3D afin de réaliser le prototype de ce lieu idéal dont je rêvais. Le plastoc c’est flash à la lumière. » (B. Belluc). Il construit ce qu’il appelle le « pays de l’objectothérapie », « un territoire où la vue de l’objet déclencheur surenchérie par un effet d’overdose (suscité par la profusion de la matière rassemblée) et liée à des effets traumatiques pourrait par un retour violent renvoyer à des représentations et par conséquent aider le sujet dans son travail de recherche. Pour ma part, il semblait qu’à l’égard des objets, j’étais parvenu à un compromis dans la mesure où j’en étais devenu maître ; je les choisissais, les mettais en scène comme bon me semble, en quelque sorte j’étais arrivé à me protéger d’eux. » Des panoplies de chevaliers, des tentes d’Indiens, des figurines d’animaux en plastique, des soldats, des dinosaures, rassemblés en troupeaux, des collections de cigognes, une chevauché de Pégases immaculés, tout cela mis en réserves et en situation – reproduisant ce geste enfantin qui leur donnait vie -, rencontrant des hélicoptères, des camions de pompier, des képis de commandant (le rêve de tout enfant, porter ou même recevoir le képi du commandant), des ambulances, un vieux poste de radio, un panneau « chasse gardée » (en même temps que l’enfance s’éparpillait dans ces jouets sans prix, elle rencontrait souvent ce panneau empiétant sur ses territoires de cabanes fantastiques). Des objets kitsch qui trônaient habituellement dans les vitrines des maisons, du genre gros flacon d’alcool placé sur un chariot en bois, ressemblant aux anciens canons de l’armée napoléonienne. L’ombre de l’empereur et celle de King Kong, en carton.Des médailles, des vestiges de la poste, des déguisements, des cartons de chaussures, un peloton multicolore fluo de petits cyclistes, un poteau en bois (clôture forestière, piquet d’amarrage marin ?), une chiffonnade de photos érotiques, vintage, tellement désuètes comparées à la pornographie actuelle, les sandales en plastiques, ustensiles indispensables des vacances au bord de l’eau, des coquillages, le phare souvenir, des paquets de cigarettes, des cartes photos de sportifs à collectionner. Des murs ou des éboulements d’emballages, Banana, Omo, Bonux, toutes la déclinaison des boîtes Vaches qui rit, jusqu’à la nausée, les petits cadeaux débiles (mais tellement bienvenus,) à trouver dans les poudres à lessiver, les décalcomanies en prime des chewing-gum, la pile Wonder et sa devise (ne s’use que si l’on s’en sert), le ski nautique, les avions, toutes ces répliques des véhicule d’évasion que l’on faisait fredonner, imitant moteurs à réactions, hélices, déplacement d’air et gerbes d’eau pour voyager mentalement, se déplacer ailleurs. On défile là devant, l’effet provenant de l’agencement, l’art de reconstituer des décors – clin d’œil à cet autre art modeste, la construction de paysages pour le parcours de nos trains Märkling,  en treillis sculpté, papiers journaux mouillés modelés, éponges et bouts de bois mis en couleurs -, les décors d’un vide qu’il s’agit d’exorciser, parce que ces saloperies nous rendaient tellement avides que nous n’en avions jamais assez, c’était le début d’une longue frustration dissimulée, inavouée. On peut en tout cas, grâce au travail de Bernard Belluc, méditer et  mesurer combien cette production sans âme, impersonnelle s’est gorgée d’âmes et d’histoires personnelles, que l’on sait, à peu de choses près, selon des variantes, être semblables au vécu d’autres personnes et que l’on peut avec elles, lors de conversations au départ purement conventionnelles, se reconnaître des appartenances communes, des imaginaires partagés, que l’on peut revendiquer « inventions individualisées », dues à notre talent, tout en étant lucides sur ce qui les aura façonné, le marketing (tout autant que le détournement de ce marketing). Une leçon de ce qui nous mélange. Mais face à ce fouillis bourdonnant, le fredonnement est un drone hésitant, mélancolique, jusqu’à tomber en arrêt devant un tableau délicat. Une accalmie dans l’accumulation forcenée. C’est une énumération de petits carrés blancs, jaunis, épinglés comme des papillons dans une boîte d’entomologiste, chacun traversé de pliures irrégulières, vaguement géométriques. Ce sont les papiers qui emballaient les sucres dans les bistrots. Ils ont été soigneusement dépliés, étalés, des doigts les ont longtemps aplanis, repassant de nombreuses fois sur les plis, à l’envers et à l’endroit, jusqu’à ce que le papier s’assouplisse, devienne transparent, frottement obsessionnel sur les carrés blancs posés à plat sur la table, tout au long de conversations où les mots sont difficiles à chercher, dialogues que l’on veut faire durer, quelqu’un ou quelque chose à retenir. À moins que ces fines feuilles ne portent l’empreinte de manipulations maniaques, désespérées, durant les longs attentes de personnes ne venant jamais au rendez-vous, fragiles périmètres de calme et de tension où se concentre la patience du solitaire entouré du brouhaha du bar. Minuscules nappes tendues sur le vide nervuré, quadrillé pour une partie d’Oxo dont manque le/la partenaire. (PH) – Premier épisode sur le fredonnement. – Erotique et FédidaPhilippe RametteRon MueckCrac de SètesMusée Internationale des Arts ModestesBernard Belluc

Fredonner, lieux fredonnant fredonnés

Principe du fredonnement. – Fredonner, activité involontaire par excellence parfois insupportable quand on ne discerne plus d’où ni pourquoi ça fredonne, ressemble au ronronnement des chats. C’est libérer par l’imagerie douce, souvent régressive de ce qui est fredonné et par l’action en sourdine de la bouche et des cordes vocales, une vibration intérieure qui gagne tout le corps et enveloppe l’esprit d’ondes protectrices. Ce n’est pas une vibration gratuite, elle est cohésive, elle survient pour maintenir un état de grâce, prévenir un risque de dissociation ou réparer de légères fissures dans le moral, dissoudre un nuage inquiétant. On ne voit pas venir le fredonnement, c’est un régulateur intuitif. L’air ou la chanson qu’il actionne ne sont pas choisis pour leur qualité artistique, ils sont dépouillés même de leur caractère de « chanson » proprement dite, ils sont fredonnés parce qu’ils sont là depuis longtemps, ils ont traversé le temps avec nous, ils sont devenus des organes discrets d’équilibre que l’on peut comparer aussi aux fragiles dispositifs musicaux des grillons ou cigales. Au fur et à mesure que l’on fréquente des chansons et des ritournelles, volontairement ou involontairement, que notre être en sélectionne des bribes qu’il ingère et dissémine dans ses tissus humoraux, pour les épouser d’amour ou dans l’espoir de s’en défaire par une destruction digestive radicale mais, de toute façon, que ce soit par attraction et répulsion, parce qu’il s’y reconnaît étrangement, partiellement et qu’il s’y équilibre, tous ces restes de chanson se sédimentent en île intérieure, en flotteur rempli d’air fredonnant. C’est l’émergence de sortes d’élytres invisibles ou fine dentelle calcifiée dans la structure même de notre agencement résonant avec le monde. Certains états, excès ou manque de chaleur sentimentale, par exemple, enclenchent au niveau de ces organes légers, chimériques, entre acquis culturel et excroissance  biologique, les frottements rythmiques et mélodiques qui se transforment en fredonnements. Heureusement, les critères de choix des chansons qui constitueront ce réservoir à fredonnement ne sont pas tous conscients, ils peuvent défier les règles du bon goût, ils n’en tiennent pas compte. Régulièrement, quand on se réveille en plein fredonnement – comme un somnambule tiré du sommeil -, l’idée que cela puisse parvenir aux oreilles d’un tiers, nous embarrasse, il arrive même que l’on s’excuse. Ce qui est bien ridicule et accrédite l’idée que l’on pourrait avoir honte de certains aspects de notre bagage chansonnier. Ces airs se sont infiltrés dans notre ADN culturel au gré de situations affectives, selon des circonstances spatiales et temporelles distinctes durant lesquelles nous relâchons toutes les sauvegardes, selon les ondes dégagées par des proches ou les enveloppements atmosphériques sociaux et économiques qui déstabilisent, ils resurgissent dans le ressac des émotions, face à un visage, un paysage, une tension politique, une hanche, une autre chanson, un tableau, un fruit, un plat élaboré selon un long processus de construction et de déconstruction de soi. On prend, on jette, on s’identifie un temps à ce tube, puis il lasse, mais il reste comme témoignage d’un ancrage momentané très fort. Ils sont comme les coquillages dans les courants marins, ils suivent les flux qui nous traversent, ils dépouillent leur première forme et, se patinant à notre contact, deviennent nos choses. Justement parce qu’ils échappent – en tout cas une partie -, au jugement artistique qui tente de respecter et imposer nos ordres de grandeur objectifs, ils sont importants et ne cessent de remettre en cause nos certitudes. Ils contribuent à laisser l’écoute ouverte, jamais cadenassée par des convictions sectaires.  – Exemple de lieu fredonnant. – Il y aussi des lieux qui fredonnent, dont les vibrations nous bercent d’un halo réparateur, tout comme le ronron d’un chat a des vertus apaisantes. Ils peuvent être silencieux, relativement anodins, mais s’y tenir immobile en y flottant dans une vague vigilance – on ne sait trop à quoi être attentif -, crée une osmose avec nos airs fredonnant. Je vais tenter d’en décrire un. Il se trouve dans la garrigue cévenole face à une ancienne bergerie restaurée en gîte de France pour les touristes de passage. Elle est orientée vers les Cévennes. Pour satisfaire au mieux aux critères touristiques, il était préférable de tout raser pour ménager une vue superbe sur les montagnes. Les vacances sont brèves, il faut plonger d’emblée le villégiateur dans l’explicite, au plus près de ce que montrent les cartes postales. Il doit immédiatement atteindre du regard ce qu’il est venu chercher. Ici pourtant, on a pris le contre-pied de ces exigences de consommation rapide du paysage. Pour préserver le caractère du lieu et continuer à protéger l’ancienne bergerie des vents du Nord, surtout en hiver, on a préservé la rangée d’arbres, chênes verts, buis et chênes kermès qui barre la vue. Or, à la longue, le regard apprenant à voir dans l’implicite, dans les plis du paysage, cette barrière d’arbres élargit la vue plutôt qu’elle ne la contraint. On voit la montagne à travers même ce qui fait écran, on regarde comme la garrigue regarde et conduit à la montagne en tant que configuration piémontaise. Le voile rend plus présent ce qu’il cache. Entre les feuilles, il est possible de distinguer une ligne, une arête, un trait d’épaule de montagne que l’on peut, du reste, toujours confondre avec une masse nuageuse. On bénéficie de l’indistinct, on peut être joué par la ressemblance entre les choses. Et pour embrasser pleinement le profil nu des Cévennes, il faut s’avancer dans le bocage et la  garrigue en traversant dans ce premier rideau végétal. Un passage est ménagé, par l’usage – peut-être d’abord celui des animaux dont les sangliers, ensuite les anciens troupeaux et les bergers -, en forme approximative de « s » ou « z », entre les troncs et les branches, tapissé de petites feuilles dures, brunies et damées par le temps comme une marqueterie hirsute, brillante quand la lumière y pénètre rasante. En s’engageant dans ce sentier, on est d’abord surpris par une réaction virevoltante à notre intrusion, quelques dizaines de papillons se détachent des écorces sombres, se mettent à voler, effleurent notre peau, bras, jambes, joues avant de retourner se poser sur les troncs, fixes mais en alerte. Ça déséquilibre et laisse interdit, on se sent dépareillé, pris dans un microcosme dont on ne comprend pas les règles. La douce effervescence que l’on déclenche à notre insu nous rend objet de cet environnement absorbant. Décontenancé, toute défense tombe et l’on est, en quelque sorte pris en charge par toute l’agitation de ce lieu étroit, presque symbolique, un fourmillement ailé et terrestre qui nous achemine, doit nous préparer et nous faire passer vers la vue complète des Cévennes. On s’immobilise pour « comprendre », calmer la chamade en tout sens des ailes, faire le moins de dégât possible, éviter l’irréparable. Quelques minutes suffisent pour être pris dans un enchantement. Les papillons reprennent leur activité comme si on n’existait plus, le chant des cigales redémarre, plus rien n’entrave la circulation de nombreux oiseaux en chasse (rouges-queues). Le miroitement de la lumière entre les feuillages, tout autour de la danse tordue des troncs noirs, dématérialise et égare le sens des distances entre notre corps et le réel, on ne sait plus ce qui est loin, ce qui est proche parmi ces taches aquatiques. Tout est fluide et fredonnant, préliminaires papillonnant, nous préparant à la vision dégagée de l’horizon cévenol. Et plus on s’encalmine entre ces arbres, plus c’est le temps même qui, se mettant aussi à fredonner, ralentit son cours. En partie parce que, en étant souvent assis devant la bergerie – pour lire, boire, manger -, avec ce rideau d’arbres comme horizon de transit vers les grands espaces où se projeter, ne cessant de le dévisager et d’apprendre à voir au travers pour sentir et épouser les contours où l’on veut aller grimper et prendre de la hauteur, on s’est imprégné de toutes les apparences qu’il prend selon les différents moments de la journée et de la nuit. Bosquet banalisé, refermé, sans passage visible. Buisson ardent quand le soleil l’incendie de biais. Nuage de petites langues troubles et constellation de cellules translucides au couchant. Masse noire et lacs d’argent en vision nocturne. Et en arrêt lors du passage, il nous semble vivre de l’intérieur, dans le ronron qu’il dégage, toutes les variantes du rideau d’arbres, nuit et jour confondus. Ce fredonnement achève de réguler, mine de rien, le reste d’incompatibilité entre le temps salarié et le temps de vacances et place les attentes en harmonie avec le rythme de la nature dont on attend retrouvailles et dépaysement à la fois, s’oublier et se retrouver, se rapprocher de ce que l’on aime. – Le fredonnement courant. – On fredonne dans des moments de crise larvée, histoire d’éviter de voir ou entendre, de se rendre incapable de dire quoi que ce soit de malencontreux (on fredonne, comment parler en plus ?), bref d’installer une zone tampon. La crise du reste peut être de nature autant négative que positive. On se ménage parfois un accès gradué à une joie trop forte en l’approchant mine de rien par un fredonnement. On aura choisi, inconsciemment, un air préfigurant la sorte de bonheur qui s’annonce, un air que, probablement, on aura souvent fredonné pour la faire venir, cette joie, ou se rappeler ses premières occurrences. Si j’ai évoqué la situation où l’on se trouve pris dans le fredonnement d’un lieu, il y a d’autres lieux qui nous font fredonner des chansons précises, avant même que l’on n’établisse le lien entre l’air qui nous colle aux lèvres et l’endroit vers lequel on se dirige ou que l’on est en train de visiter. C’est certes caricatural mais, tant pis… Sur le chemin de Sète où je me rendais pour la première fois, je me suis trouvé hanté par des chansons de Brassens, un vrai pot-pourri passant et repassant que j’essayais de dissiper en écoutant les originaux dans la voiture. Mais peine perdue, toute la journée, j’ai eu en tête, dans le larynx et sur les lèvres, cette chanson qui supplantait toutes les autres par son ample simplicité, Supplique pour être enterré à la plage de Sète. Balade détachée et attachante qui représente pour moi la quintessence du répertoire de Brassens dans ce qu’il n’a cessé de m’accompagner depuis près de quarante ans, dans la ferveur ou l’oubli momentané, se plaçant en ce qui me concerne au-delà du duel entre j’aime ou j’aime pas. Sans m’arrêter de manière précise aux mots qui défilent dans une liaison parfaite entre verve populaire et tenue aristocrate, mais entendant à leur place d’autres mots les traduisant en un vocabulaire plus en phase avec mon univers, je ne cesse d’y capter ce que j’étais avide d’entendre gamin, comment vivre et mourir, comment passer et comment s’effacer, avec y compris, dans les dernières strophes, l’image de ce qui se passe après notre mort, la vie telle qu’elle continue sur notre tombe et telle que notre tombe s’intègre dorénavant au paysage, et dieu sait, si adolescent, on peut chercher à imaginer cela. Image d’une vie et d’une mort réussies, avec sens et sans grandiloquence, ayant déjoué toutes les ruses de l’héroïsme (n’oublions pas qu’en ces temps-là, la guerre, les invitations à défendre la patrie, les exhortations à mourir pour de « grandes causes » étaient plus présentes au quotidien, dans les esprits), un air sans cesse à reprendre. – J’ai enfin trouvé à Sète une autre occasion de fredonner, au Musée des Arts Modestes, face aux vitrines de Bernard Belluc, mais ce sera pour le chapitre suivant.) – PH