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Des paradis perdus à la nappe de sang

Fil narratif à partir de : « Paradis perdus » au Musée des Beaux-Arts de Tournai – Aharon Appelfeld, Mon père et ma mère, L’olivier 2020 – Olga Tokarczuk, Les livres de Jacob, Les Pérégrins – Juan José Saer, Les Nuages, Le tripode – une pandémie, des souvenirs, une promenade/parcours d’artistes à Quevaucamp…

Appuyé à la balustrade, la fraîcheur brumeuse de la nuit se dissipant, l’azur idéal diluant les laitances atmosphériques, la luminosité gris souris se transcendant peu à peu en teinte radieuse, il hume tout ça , enveloppé de couvertures, près des cendres du brasero qui tiédissent, compagnon de toute une nuit alternant veille et somnolence, trous noirs et rêves agités, silence de tombe et cris ou glapissements déchirants d’animaux nocturnes, vide abyssal et coups d’œil brefs à la voûte étoilée. Parfois encore une fumerole, le fumet des braises, dont des traces rejoignent et se fondent dans les fumigations blanchâtres qui montent de la vallée. Son regard surplombant erre dans les bordures herbeuses de la route, dans les pieds broussailleux et mousseux qui ourlent la forêt encerclant la maison de toute part, dans les rocailles qui délimitent le jardinet. Il détecte les formes de champignons, camouflés, absents hier. Irruptions fraîches . Quand il en a repéré une ou deux, d’autres apparaissent, groupés, constellations figées. Comme pour les étoiles dans le ciel nocturne. Il lève la tête, n’en voit d’abord qu’une, intense, jouant son rôle de première et peu à peu, les myriades clignotent. Il épie à la jumelle les colonies de sporophores, ces chapeaux éphémères, déjà altérés par le temps, les animaux, les intempéries, captant ombres et lumières, non pas avec un œil mycologique mais avec l’attention réservée à des œuvres exposées en galerie. Encore que le regard d’un mycologue prenne en compte aussi les dimensions esthétiques.

Depuis des semaines, ça y est, se creuse un manque au niveau du voir, une absence de formes et couleurs nouvelles à intégrer, venant agiter les traces déjà enregistrées, couche après couche, assurant aération et rajeunissement des tissus où il conserve tout ce qu’il a vu et qui compte (pour lui). Voilà plusieurs mois qu’il n’a pu aller au musée, découvrir des œuvres jamais vues ou revisiter certaines déjà présentes dans ses archives intimes. Une fois par mois, en effet, il descendait à vélo jusqu’à la bourgade la plus proche, bâtie de part et d’autre de la rivière dévalant des cimes cévenoles, juste avant les garrigues, laissait la bécane chez un marchand de vélo (mais qui diversifie ses activités, vend et répare motoculteurs, tronçonneuses, taille-haies…), empruntait un bus qui le conduisait à l’une ou l’autre grande ville, dotées de quelques musées dynamiques, anciens et modernes. Mais voilà, les choses ne s’arrangent guère et ces institutions sont toujours fermées, depuis des années, depuis la grande pandémie de 2020 suivies d’autres, régulières, scandant la vie confinée de la planète. Ouvriront-elles encore un jour, à présent qu’elles ont toutes migrer vers le virtuel, déployant des visites à distance, contribuant aux phases d’épanouissement totalitaire des technologiques numériques, devenant rouages exemplaires de l’empire numérique, l’aidant à prendre en mains l’imaginaire collectif. La technologie n’est-elle qu’une roue de secours transitoire ou la réalisation d’une mutation définitive, une force coloniale s’emparant des moindres ressources premières humaines ? Plus le temps passe, moins il devient permis de douter de la réponse. 

Des pans entiers de temps et d’espaces qui faisaient partie intégrale de sa vie active passée, physique et spirituelle et qui continuaient à cristalliser dans son histoire ressassée à chaque instant, ont sombré, arrachés, disparus de sa géo-organologie, rayés de la carte sociale, le privant peu à peu d’oxygène, enrayant le processus incessant de décomposition, recyclage, recomposition, exhumation fictionnelle  en quoi consiste la vie spirituelle.  « Les lieux où j’ai cherché, erré, souvent palpité n’existent plus », et qu’ils soient clos, vidés de leur mission, suffit à interrompre ou raréfier en tout cas l’alimentation des processus imaginaires qu’ils assuraient.  Ses visites aux musées les plus proches – y compris aux plus humbles consacrés à la mémoire locale, aux patrimoines naturels et aux traditions et artisanats disparus – n’étaient elles-mêmes qu’une subsistance de ses anciennes grandes vadrouilles à Paris. Il arrivait tôt et partait tard, il marchait sans cesse, reliant de ses pas, à la manière d’une constellation, une dizaine de galeries d’art où, de flânerie en flânerie, au fur et à mesure qu’il se familiarisait avec la ville, il avait « pris ses habitudes », points de repère. Sans oublier que chaque pérégrination lui réservait des surprises, de nouvelles adresses, de nouveaux détours. Il préférait, finalement, ces lieux aux musées, plus simples, plus directs, il pouvait entrer et sortir, butiner, ou pas, sans obstacle, sans rituel de ticket et de vestiaire, sans affluence, restant plus totalement dans ses propres rêveries, ces haltes s’intégrant plus organiquement au rythme de la balade urbaine. Il n’était, en aucun cas, mû par aucune  religion de l’art ou esprit spéculatif de collectionneur. Cela ne ressemblait pas plus à ce que l’on appelle « faire le tour de sa propriété », ici, propriété pouvant signifier un certain domaine de l’art qu’il aurait « marquer », et d’où il puiserait un certain confort, un renforcement de ses goûts et couleurs, une appartenance marquée à une culture légitime, ou à un combat pour légitimer certaines formes peu reconnues. Il aimait observer, regarder, de la même façon que les paysages quand il marchait en campagne ou pédalait en montagne. Il accordait autant d’attention aux protocoles, aux attitudes, aux comportements du personnel et des habitué-e-s, aux échanges téléphoniques captées parfois entre une galeriste et un artiste (il se souvient ainsi avoir été témoin d’une conversation avec Georg Baselitz) ou un ou une collectionneuse. Souvent, il ne savait pas ce qu’il voyait, « mais qu’est-ce que c’est ? », « d’où ça vient ? », était perdu, devait ramer pour raccrocher à quelque chose faisant sens pour lui. Après coup, il aimait quand ça le plongeait dans la perplexité, et que cette tonalité déteignait, enchantait ensuite sa manière de marcher dans les rues. C’est surtout alors que, à partir de la réaction en chaîne des sensations, peu à peu remontaient en lui des réminiscences, sa manière de recréer les œuvres en images mentales à lui  (sans quoi, sans cet intangible multiplié par autant d’individus les ayant incorporer, elles n’existent pas). Jamais, finalement, même après des années, il ne se sentait dans ses galeries comme chez lui, mais l’intimidation des premières fois avait disparu, une familiarité s’était installée. Ce qui l’intéressait dans ce qu’exhibaient et mettaient en scène ces « cubes blancs » était le travail de représentation effectué par des dizaines d’individus, au présent, convoquant des héritages, recyclant l’histoire de l’art, actualisant des images aux intersections des patrimoines imaginaires individuels et collectifs, apportant leurs visions singulières, réorganisant des esthétiques déjà en place, déplaçant des références. (La continuation évolutive de ce qui meut le champ artistique tel qu’étudié par Bourdieu, au fond). Il avait besoin de happer régulièrement de nouvelles images, récentes, inspirées de l’air du temps et donc des multiples manières dont « l’époque » le traversait, qui résonnaient avec celles enfouies et grouillant dans son cerveau, qui ranimaient des souvenirs, relançaient et soutenaient en permanence l’interprétation des formes constituant au fil des années, son musée intérieur. Outre qu’ainsi émergeait la possibilité d’une permanence symbolique depuis les premiers gestes artistiques humains jusqu’à lui et par là le situait dans une histoire, elles lui permettaient d’entretenir une relation active, toujours pleine de surprises, avec tout ce qu’on cerveau avait emmagasiné. Il se promenait de galerie en galerie un peu comme ces insolites chercheurs, sur la plage, dans certains champs, casqués, remuant juste au-dessus du sol, les antennes d’un détecteur de métaux. Chaque fois que ça vibrait, il s’arrêtait, tombait en arrêt, scrutait, enregistrait des traces, prenait des notes et quelques photos. A l’aveugle, à l’instinct, il organisait ses outils de rétention. C’est grâce à ces stimulants extérieurs que se révélaient, de façon imprévisible, des bribes insolites ou des pans entiers de sa mémoire qui, sans ça, resteraient à jamais inaccessibles, ne reviendraient jamais à la surface, le vouant alors à une vie intérieure beaucoup plus inerte, stable et plane. Ce n’était rien d’autre que des matériaux réactifs, des outils pour fouiller ce qui était enfoui en lui. Il fallait que ce soit le témoignage d’une créativité polymorphe et « en train de se faire », pour être touché par la sensation que tout cela travaillait sans cesse, que l’héritage des arts étaient sans cesse en train de se  transformer, sans règles préétablies, passant d’un individu à un autre, à travers les âges et les modes, filiations étroites ou larges, flux de réminiscences ininterrompus. C’était cela, ce mode d’expérience esthétique, labile, cosmique, qui le conduisait à contester la légitimité de « propriété » des œuvres et le principe des droits d’auteur – postulant donc cette fiction ou supercherie d’un auteur-autrice unique aux choses. (De façon plus macro, il s’opposait aux principes de la propriété intellectuelle érigée comme essence du capitalisme numérique.)  Il percevait bien plutôt leur dimension de biens communs, privé de toute existence et consistance sans les multiples et aléatoires connexions du collectif au singulier, du singulier au collectif, du passé au présent, à travers d’innombrables sensibilités recevant, revisitant, recréant, croyant saisir de l’inédit, et d’autres examinant, percevant, réagissant, interprétant, attirées, fascinées ou indifférentes, toutes attestant, finalement, serait-ce sans s’en rendre compte, l’inexistante page blanche, vierge.

Chaque fois que lui manque les substances de ces errances glaneuses d’œuvres d’art, de signaux esthétiques émis par d’autres humains, il y substitue de façon obstinée d’autres dérives contemplatives dont divers travaux physiques, corps à corps avec le paysage. Disons que suite à cette économie tarie du flux culturel, certaines tâches manuelles ordinaires ont changé de valeur. Ainsi, il descend de plus en plus souvent dans le bois juste en face, de l’autre côté du lacet macadamisé, dans un terrain presque à pic. Il empoigne dans le réduit humide, creusé dans la roche, situé sous la terrasse, fermé d’une porte à claire-voie donnant sur le jardinet, de vieux outils, pelle, pioche, masse, bêche, râteau, truelle, barre de mine, aux manches usés, aux fers polis, outillage rudimentaire, non motorisé, qu’il a toujours connu, qu’il a toujours manié, hérité de son grand-père maternel, véritables prothèses de ses membres, de ceux des aïeux. Il balance tout ça dans une vieille brouette, traverse la route, s’engage dans la pente raide qui mène aux zones boisées, sans fin, jusqu’au crêtes et autres vallées enchevêtrées vers les massifs culminants. Il y entame des micro-transformations, d’infimes aménagements de territoire, des altérations paysagères ténues (ou des greffes de ses paysages psychiques à même le sol du paysage naturel, par effet de domestication très discrète). Il a d’abord taillé un chemin dans le massif de ronces et d’orties, puis dans l’exubérance des premières fougères pus hautes que lui, et sculpté à coups de pioche et de  bêche quelques marches dans la terre et la caillasse. Ensuite, atteignant la partie envahie d’arbustes puis d’arbres plus grands, très anciens, il a entrepris de tracer dans la pente raide, un chemin, à flanc de coteau. Lentement, patiemment. Sans aucun geste trop brusque, avec le moins de brutalité possible, en espérant que sa progression passerait inaperçue à l’œil nu, au maximum intégrée à la vie de la masse vivante en laquelle il se fraie un chemin balisé. Ainsi, dans le massif de ronces, petit pas par petit pas, observant les insectes butinant, les formes formidablement entrelacées des tiges robustes, épineuses, coupant au sécateur, petit bout par petit bout, jour après jour, dessinant des angles de façon à ce que, de la route, il soit impossible de deviner où mène cette sente. Puis, une fois extirpé de l’hydre hirsute, au travail au-delà du rouleau végétal, imaginant peu à peu le dessin qu’il destine à son chemin quand, appuyé sur le manche d’une pelle, il regarde et scrute le sous-bois, les jeux de lumière entre les troncs, des zones plus aérées et envahies d’herbes folles, des parties où affleurent la roche. Quelque part, même en été, il entend de l’eau ruisseler. Un point sonore vers lequel il s’oriente. Mais quand l’atteindra-t-il ? Il avance très lentement. Pas à la manière d’un ouvrier de terrassement. Plutôt un archéologue qui remue délicatement le sol. Si bien qu’après les premiers bruits métallique des outils, le silence observé par les oiseaux ne dure pas longtemps, très vite son activité est acceptée, ne dérange plus. Il goûte particulièrement cet instant, sensation de se plonger dans un tout, de se répandre, être partout alentour. Il flotte, épars, immobile, il circule à travers tous les âges. Il est encore l’embryon qu’il a été. Il est déjà la cendre éparpillée, retournée à la terre. Il reste de longues périodes appuyé sur le manche d’un outil, engourdi, en lévitation, regardant, écoutant lumières et sons des paradis perdus, perdus mais parallèles, là, toujours si proches. Synthèse paradoxale d’un lieu-instant où il aurait connu le bonheur le plus intense, inexplicable, et tableau d’un coin paradisiaque étrangement familier où il n’aurait pourtant jamais mis les pieds. En ces instants, de gros fruits dorés, coings difformes de son ancien jardin,  presque plus des fruits mais des astéroïdes pulpeux alanguis, dérivent tels des nuages, évoquant un univers de planètes hors du temps dont il a été éjecté. Chacun de ces fruits, singuliers, semblent avoir une personnalité distincte des autres. Il pourrait leur donner un nom comme il fût fait avec les astres. Un arôme subtil l’envahit, celui qu’exhalait le réduit frais où mûrissaient les fruits, pareil à un encensoir immatériel, palpitant, au fond du couloir dans l’ancienne maison, accentue la confusion entre différents temps et espace de sa biographie. Cette fragrance lui remet sous les yeux, sous les doigts et narines la peau fine, douce, légèrement citronnelle, d’une amie intime, ces effluves l’enveloppent d’une soyeuse mélancolie. Il se remet en activité, comme on rêve, lent, somnambule. Il migre dans une représentation idéale du paradis perdu, une photo prise dans un musée, détail d’un tableau ancien dont il a oublié titre et auteur, photo qu’il conserve dans la mémoire d’un vieux smartphone par ailleurs obsolète. Un hameau, un clocher, niché dans les arbres au bord d’un lac reflétant le ciel en une mise en abîme de l’éther et de l’eau. On vit là sur les berges de l’infini lustral, si proche du néant cristallin que le temps ne s’écoule qu’infiniment lentement. Aucun chemin ne mène à ce hameau, aucune carte n’en indique la localisation. De grands oiseaux volent, cerclent, sans jamais trop s’éloigner. leurs silhouettes élégantes d’espèces éteintes partout ailleurs, saisissent le regard, étreignent le cœur, promesse de retrouvailles avec tout le merveilleux évaporé. Il rumine tous les limons intérieures , basculés dans la nuit de l’oubli, qui se transforment et illuminent quelques fragments, désormais abstraits, abscons, de ses paradis perdus. Bien entendu, l’atmosphère de quelques scènes de bonheur, pas les scènes en elles-mêmes, mais ce qui fluait à travers elles, d’invisible, d’inaccessible à la conscience et qui, précisément, rendait heureux. Et puis, ce qui constitue l’épaisseur radieuse, l’auréole de son paradis perdu – un seul paysage archétypique -, tout ce qu’il sécrète d’unique, que seul son organisme immergé dans l’ensemble du vivant fabrique, en mixant, mélangeant, tamisant, mariant, découpant. Ce qu’exprime ainsi l’écrivain Juan José Saer, à propos d’un personnage caractérisant la manière dont les sensations d’un voyage épousent les vers de Virgile qu’il lisait assidûment, reflet d’une immersion simultanée du corps dans le paysage réel, de l’esprit dans les paysages du poète : « … les rudes sensations de notre traversée et la musique délicate et savante des vers se pénètrent, mutuelles, dans ma mémoire et se confondent en une saveur unique, qui appartient de manière exclusive à mon être propre, et qui disparaîtra du monde avec moi quand je disparaitrai. » (p.120)

Absorbé par la rêverie, cherchant obstinément en ses tréfonds labyrinthiques l’accès à ce bout de paysage hors d’atteinte, préservé en son ambre lumineuse, les gestes de son travail manuel s’effectuent en apesanteur, irréels. Il rencontre les traces d’anciens murets de  pierres sèches, éboulés, lointaines tentatives d’implanter une succession de terrasses pour domestiquer le relief. Il récupère certains gros cailloux pour soutenir son chemin. De temps en temps, l’un échappe à ses mains, se libère du lierre et roule à travers branches mortes et feuilles mortes amassées jusqu’au lit d’un ru. Il déplace, joue, assemble, essaie, abandonne, reprend. Le vrai but est de simplement rester là à « travailler », à s’occuper les bras, les mains, les jambes, les pieds, en liaison avec un « plan » qui s’érige dans sa tête. Au contact de la matière. Regarder. Souvent s’immobiliser, se reposer, écouter, regarder, se souvenir, tout mélanger, regarder les détails du sol, souffler. Enregistrer les vibrations décroissantes que les chocs avec le sol, la pierre, les racines, les secousses du fer des outils avec la terre, ont diffusé dans ses membres. Des ondes le traversent, dispersent son centre, ressortent, emportent ses particules, rencontrent d’autres ondes qui strient le sous-bois, l’essaime au sein d’un réseau d’énergies communicantes. Il ne travaille plus contre la pente abrupte et ingrate, mais avec. Les bruits des outils qui grattent, fouillent, cognent, déplacent, rencontrent l’apaisement surréel que lui procurent ces activités, ce sont néanmoins des bruits d’enfouissement, et c’est une frise sonore douce, agréable, qui l’habitue au fait que, voilà, là, finalement, il creuse sa tombe, il configure le lieu où il va s’enfouir, se décomposer. Le tintement du fer sur une roche et son écho dans la vallée, le raclement régulier de la pelle qui, en évacuant les remblais, imite le soufflet d’une respiration poussiéreuse, tout cela lui rappelle une composition de Bob Ostertag dont le matériau de base était l’enregistrement d’un fils enterrant son père, au Nicaragua, abattu par les forces de l’ordre, petite voix pleine de larmes. Œuvre qui l’avait particulièrement bouleversé lors de sa découverte il y a plusieurs décennies, qui n’a cessé de l’accompagner. 

Remonter, sortir du sous-bois pentu, se défaire des outils et s’extraire du lacis des ondes palpables lui est, chaque fois, très pénible. Chaque fois s’éloignant de la conjonction temporelle si particulière qui lui fait entrevoir ses paradis perdus, revenant à la surface, les larmes aux yeux comme jadis s’éloignant de la tombe anonyme du père, « Mais Monsieur, encore des larmes, pour ça, mais vous êtes en dépression ! ». Et chaque fois cela réactive l’effet des longues retraites passées dans la lecture et l’écriture, ces mises à l’écart des rythmes insensés de la vie salariée, ces interruptions du temps pressant, fraîches comme de vastes maisons accueillantes. Les gouttes cristallines qui roulent et fuient presque irréelles depuis ces paradis perdus enfouis dans ses yeux, jusqu’à ses joues grêlées et râpeuses, juste une coulée fantomatique – à la manière précisément des membres amputés qui continuent à agir -, chaque fois, lui rappelle presque mot à mot, lui qui se souvient textuellement de si peu de choses, ces premières lignes de Mon père et ma mère :  « Sur mes chemins d’écriture, je retourne sans relâche dans la maison de mes parents, en ville, ou celle de mes grands-parents, dans les Carpates, ainsi que dans les lieux où nous avons été ensemble. J’ai dit « je retourne » mais je voudrais aussitôt me corriger: je suis toujours dans ces maisons, même si elles n’existent plus depuis longtemps. Ce sont mes lieux inébranlables, des visions qui m’appartiennent et dont je m’approche pour les vivifier. Il est des jours où cette nécessité se fait plus pressante encore, à cause de la fatigue, de la mélancolie ou d’un sentiment d’effondrement. » Je retourne sans relâche. Je suis toujours dans ces maisons. Voilà, exactement ça. Le livre évoque essentiellement des moments de vacances avec ses parents au bord d’une rivière, où se regroupe une communauté juive citadine, juste avant la guerre. Des temps d’exception, avant la chute et l’horreur imprédictible. Il reconstitue, sans emphase, sans grande phrase, l’apprentissage des émotions soutenu par la présence discrète de la mère, à l’âge où l’on est souvent submergé par la nouveauté de ce que l’on découvre, pleins de mystères. Cette relation quasi amoureuse est le miroir de l’échange tacite, silencieux, fortifiant qui existait avec sa propre mère. C’est de là que se déversent les lumières chatoyantes de ce qui n’existe plus et dont la privation, si elle était réelle et effective, pourtant, lui ôterait la vie. Donc, elles sont, il les contemple, elles guident toujours son voyage (de plus en plus enlisé).  « Le voyage de l’écriture ressemble, par bien des aspects, au voyage que je faisais en été avec mes parents pour me rendre dans la maison de mes grands-parents, dans les Carpates. Rien de ce que je voyais ne ressemblait à ce que j’avais imaginé : ni les paysages, ni les gens que nous croisions. Les visions fondaient sur moi de toutes parts. Fort heureusement, ma mère soutenait mon émerveillement sans attirer mon attention sur des détails, et sans rien expliquer, permettant ainsi aux visions de s’écouler directement en moi, et ce silence absolu, qui est le secret de tout art, me rendait d’autant plus réceptif. » Surtout, héritage qui ne cesse de l’émouvoir chaque fois qu’il affleure, son apprentissage de la fragilité, du bégaiement, de la non affirmation, de ce que les mots ne saisissent pas tout en sachant qu’ils n’y parviennent pas et, par-là, dispensant une connaissance magique de cet insaisissable, perturbante. « Un bégaiement surgi de la détresse peut être l’expression d’une vérité. Je remercie qui de droit de m’avoir permis de vivre mon enfance auprès d’êtres à l’éloquence lourde qui cherchaient leurs mots. Ils m’ont enseigné la tension, la détresse, et aussi l’écriture. » La transcendance du fragile, devenue destin, presque règle de vie, le mystère qu’il fouille :  « Sans doute sous l’influence de ma mère, je suis depuis l’enfance attiré par les femmes qui ont des faiblesses, et ce n’est pas la pitié qui m’anime mais un sentiment de proximité. Elles ont éveillé en moi la passion de la contemplation. Il m’est aisé de découvrir la fragilité d’un être, en d’autres termes, son humanité. »

Depuis l’adresse concernant son état de santé, « Mais Monsieur, encore des larmes, pour ça, une telle sensiblerie, mais vous êtes en dépression ! », il avait commencé à collectionner, au gré de ses lectures, des descriptions d’agonies, de derniers souffles, de basculements de la vie à trépas, pas systématiquement à la manière d’une IA bien dressée passant roman après l’autre au crible de ses algorithmes, mais lorsque cela surgissait du fil narratif, du corps textuel, avec la force d’une surprise, d’un coup de feu inattendu, en lui arrachant frissons et larmes, réactivant tous ses deuils. Cela avait commencé avec Olga Tokarczuk, dans « Les livres de Jacob ». Une femme, que le long et très ramifié récit a suivi depuis son adolescence, après s’être enfuie et errer, échoue chez un homme qui la recueille, l’héberge, ils finissent par former un couple plus ou moins normal, et c’est au terme d’une vie « cachée », comme si à tout instant on pouvait la débusquer, la « reprendre », l’obliger à revenir dans son ancienne vie, que l’auteure décrit avec beaucoup de soins le dépérissement progressif de l’organisme de Gitla, la désagrégation de ce qui la faisait appartenir au vivant et, presque l’air de rien, la migration vers le néant, forme d’abandon que Gitla prend sur elle. « Elle prend en main cette partance, ce processus problématique et irrévocable, comme elle le ferait avec une nouvelle obligation à honorer. » Le mari l’accompagne, attentionné, mû aussi par un intérêt « autre » : va-t-elle réellement expirer son âme (cela se passe en des siècles lointains). Puis, après l’ultime souffrance et les râles pénibles, « Le souffle faiblit, à moins que l’oreille ne s’y soit habituée. Gitla devient plus calme, elle s’en va. Asher est témoin de cet instant qui a lieu longtemps avant que son cœur ne s’arrête et que la respiration ne cesse, Gitla s’éclipse quelque part, elle n’est plus dans ce corps sifflant, elle s’en est allée, elle a disparu. Quelque chose l’a requise, quelque chose a attiré son attention. Elle n’a pas jeté un regard derrière elle. Jeudi à treize heures vingt, le cœur de Gitla a cessé de battre. Gitla prend une dernière goulée d’air et celle-ci reste en elle. Elle remplit sa poitrine. » (p.74). S’en aller. Cela le fascine, l’obsède.

L’autre description qui inaugure sa collection est tirée des « Pérégrins ». Un vieux savant, en croisière, chute, se cogne la tête, est transporté inconscient aux urgences. Une hémorragie cérébrale se déclenche, irréversible. L’auteure décrit la progression de la nappe de sang engloutissant peu à peu ce qui faisait la singularité du personnage, ses souvenirs saillants, ses habitudes structurantes, ses lieux de vie, ses habitudes, ses repères et savoirs étendus sur l’antiquité qui l’ancraient dans l’histoire collective, c’est une crue sanglante qui peu à peu noie tout ce qui le relie à « sa vie », la manière qu’il avait de transformer le vivant générique en un sillage, une biographie personnelle. « La nappe scintillante de la mer de sang arrivait à présent au niveau des premiers rayonnages des bibliothèques qu’il aimait fréquenter ; les livres, y compris ceux dont la page de garde portait son nom, gonflaient, se gondolaient. La langue carmin léchait goulûment les caractères et l’encre noire d’imprimerie dégoulinaient sous ses lapements. (…) Le liquide poisseux s’infiltrait dans son portefeuille, en collait pour toujours les compartiments où il gardait ses cartes de crédit, ses billets d’avion et les photos de ses petits-enfants. La marée rouge submergeait les gares et les rails de chemin de fer, les aéroports et les pistes de décollage – aucun avion n’en décollerait plus, aucun train ne partirait plus nulle part. » Er enfin : « Le niveau de la mer montait inexorablement, emportant les mots, les concepts, les souvenirs. Au contact du liquide épais, les ampoules des lampadaires publics implosaient les unes après les autres, plongeant les rues dans le noir. Par suite d’un violent court-circuit dans les câbles, le réseau de communication s’était changé en une immense toile d’araignée sans vie, mutilée, stérile – un téléphone muet. Les derniers écrans s’éteignaient. Maintenant, cet océan lent, infini, commençait à monter vers l’hôpital ; du reste, toute la ville d’Athènes était en sang ; les temples, les voies sacrées, les bosquets, l’agora, vide à cette heure-là, la statue d’ivoire de la déesse tutélaire de la cité et son olivier emblématique. » (p.372) Métaphore de la longue et lente, imperceptible noyade dans laquelle il se débat et avec laquelle, aussi, il joue, d’une certaine façon, depuis le fameux burn out qui désagrégea toute ce que l’on appelle sa « vie active », pathologie dont on ne guérit pas – cela nécessiterait que l’on remédie à ses causes inscrites dans l’organisation mondiale du travail salarié , organisation qui encourage en sus la compétition, multiplie les chances d’’irruption de collègues toxiques et harcelant-, et depuis aussi le cap de l’âge où l’on sent ses forces se modifier, se modéliser autrement, adoptant des ruses pour durer, testant de nouvelles combinaisons entre dépenses énergétiques, alimentation et repos, approchant les phases avancées de la plasticité humaine, depuis aussi la diminution de stimulus due à la migration des lieux culturels vers l’économie numérique…

Pierre Hemptinne

Vulnérable, le plaisir défaillir

Fil narratif à partir de : Camile Henrot, carte blanche au Palais de Tokyo – Sofhie Mavroudis, Métamorphoses (bocaux de verre, bas nylon, mousse polyuréthane) – Alain Supiot, Figures juridiques de la démocratie économique, Collège de France – Maison des arts, Fragile Argile, Schaerbeek – Œuvres d’Alexandre Dufrasne (…)

Un cortège de sculptures sans âge, peut-être malhabiles, qui convoquent une « plasticité qui articule mal et trop vite », qui nous emporte, nous déplace dans un monde de moins en moins maîtrisable. Quelque chose de raté qui pourtant dit beaucoup de choses.

C’est une déclaration d’artiste. Il l’a lue rapidement dans un catalogue, tout en flânant dans l’espace large d’exposition où, visiteur, il se fait enquêteur déboussolé, cherche des indices sur la nature des oeuvres et leurs contextes, les tenants et aboutissants, l’origine de ce qu’il a sous les yeux et dont la part la plus importante lui échappe, inévitablement, ça fait partie du jeu. C’est cela même qu’il doit reconstituer, serait-ce, partiellement, par le biais d’une activité autofictionnelle. Et c’est ce qu’il garde en tête, comme ce que cette exposition lui a laissé de plus concret et constructif, bien après la visite, ruminant la citation, y revenant comme vers cette question qui nécessite encore d’être instruite. “Mes œuvres ne parlent pas avec un haut-parleur ou n’ont pas de message. Elles seraient plutôt comme quelqu’un qui articule mal et qui parle très vite, dont on ne comprend pas forcément tout ce qu’il/elle dit. Ce qui importe, c’est ce qu’on ressent et, plus encore, ce que, dans les jours qui suivent la rencontre avec une œuvre, elle peut provoquer comme sensation, comme réflexion, mais aussi comme embarras. C’est notamment pour cela que ça m’intéresse de travailler sur des sujets plus difficiles. » Voilà ce que dit cette artiste, Camile Henrot. Finalement, rien que de très ordinaire. Depuis que l’art existe, probablement qu’ils sont des milliers à avoir dit ou pensé quelque chose de ce genre à propos de la réception de leurs œuvres. « Ce qui importe, c’est ce qu’on ressent « . Existe-t-il assertion plus banale ? Insister sur ce qu’une rencontre avec une œuvre peut générer a posteriori comme ressentis, réflexions, images ou idées intérieures, parfois après plusieurs jours ou plus, rien de surprenant, mais c’est toujours utile de le rappeler. Néanmoins, cette incubation n’est possible que si, au moment de la rencontre, une certaine attention est mobilisée, investie, si un accueil minimal est réservé à ce qui est vu, perçu, senti sans forcément atteindre pleinement la conscience et l’objectivation, mis en couveuse. Camille Henrot précise être encouragée, dès lors, à s’attaquer à des sujets de plus en plus difficiles. Elle n’hésite pas à s’emparer de matériaux sociaux complexes qui, à travers des couches successives de processus, façonnent le sensible et l’imaginaire. Ces matériaux se prêtent peu à une représentation plastique évidente. L’artiste n’échafaude alors rien d’autre, à travers des installations qui peuvent sembler arbitraires, aléatoires, qu’une plasticité de ces phénomènes, une plasticité qui « articule mal et trop vite », qui fait allusion à tout ce qui se trame de déterminant dans un milieu de plus en plus hybride, aux couches hétérogènes imbriquées, mais sans jamais exprimer quelque chose de précis, de clair. A la limite, ce sont de grands dispositifs ambitieux, un peu vides, ratés, mais qui dégagent quelque chose, un rien qui « accroche », précisément par cette possibilité de sentir comment nous sommes enrobés dans une « plasticité qui articule mal et trop vite » qui nous emporte, nous déplace dans un monde de moins en moins maîtrisable et que nous sommes sommés d’accepter comme tel, tout en consommant de multiples choses. Ou ce sont des paysages de sculptures qui convoquent, bien que parlant de situations qui se veulent « universelles » mais vues d’un angle actuel, des esthétiques d’une modernité ancienne, dépassée telle qu’on imagine l’avant-garde du début du XXème siècle représentée dans une bande-dessinée « ligne claire ». Il y a une sorte de maladresse, de défaut voulu dans la manière de s’emparer des contenus, recourant à des techniques et un genre inadéquats aux complexités contemporaines, excitées et rapides, un décalage quasi temporel qui, du coup, suscite un murmure. Ce sont, ces sortes d’œuvres qui « articulent mal et vite » à propos des agencements hétérodoxes de nos milieux associés contemporains, probablement des opportunités intéressantes d’éprouver et épouser la fragilité de notre présence dans le vivant, tel qu’il est aujourd’hui irrémédiablement en danger, tel qu’il est notre lot, aux abois.

Première expérience au Collège de France? Il est venu écouter une sommité qu’il admire, Alain Supiot. Grande classe. Attention, cogitation et provincialisme.

L’artiste pourrait aborder, par exemple, la manière dont la mondialisation néolibérale adapte la loi du travail aux profits des entreprises, au détriment du social. Mais, pour s’informer sur ces questions, qui planent en retrait, gentiment, dans les pièces de Camille Henrot, il dirige ses pas vers un autre type d’institution. C’est la première fois qu’il entre au Collège de France. Il y a un portique de sécurité, comme en tout établissement public, mais l’accès est vraiment très simple, bon enfant. C’est à peine si les agents effectuent un semblant de contrôle. Même en ces temps de terrorisme et d’état d’urgence, ici, on entre librement, sans barrière, gratuitement. La salle est vaste comme destinée à héberger des réceptions ou des galas. Elle se remplit lentement, mais inexorablement et n’est destinée qu’à la célébration des savoirs. Beaucoup semblent des habitués qui se dirigent sans hésiter vers leur place favorite. Pour le grand nombre, venir ici semble banal, cela fait partie de la vie ordinaire. Ils n’aperçoivent peut-être plus, comme lui, à quel point il s’agit d’un lieu unique, différent. Un technicien s’approche du pupitre, effectue des essais avec l’ordinateur, vérifie les connexions, fait un signe de la main vers son collègue en régie et repart en coulisse. La salle à présent est comble. L’orateur s’avance sur scène, prend place sans cérémonie au bureau, salue simplement et commence le cours, raccrochant les propos à ceux prononcés la semaine passée. C’est un fil continu. C’est une sommité, un grand spécialiste du droit du travail. Le genre de personnalité qui force le respect, en impose, et semble toujours appartenir à une autre sphère d’intelligence humaine. Il ne lui viendrait pas à l’idée de l’aborder pour lui parler. De quoi ? Il est impossible de verbaliser le genre de truc dont il parle. Il peut le lire, l’entendre. Et, du reste, ce n’est pas qu’un grand spécialiste. C’est quelqu’un qui s’engage, qui cherche à rendre compréhensible ce qui détermine le droit du travail et rendre accessible la possibilité de le penser autre. Le droit, ce n’est pas que pour les juristes, on peut s’en emparer, on peut le modifier, on peut dès lors avoir son mot à dire, conforter le processus démocratique, l’infléchir dans un sens ou dans un autre. La voix est calme, mesurée, suit un plan bien établi, respecte un rythme posé, pédagogique, mais résolu à avancer, ne pas rester en place, ne pas laisser les choses se figer. Il écoute, il note le maximum de choses, il essaie que ses inscriptions, à la volée, rendent compte d’une compréhension structurée des propos. Pas simplement une succession de savoirs. Ce n’est pas évident. Il a souvent suivi des conférences en prenant note, mais il n’a jamais été au cours. Il est totalement autodidacte. Ça lui semble étrange, d’ailleurs, d’être dans un cours. Mais c’est spécial, ici on vient librement, on retient ce que l’on veut, aucune obligation de prouver l’acquisition de connaissances formatées. Alain Supiot, comme tous ceux qui donnent des cours ici, appartient à l’élite, ce qui se fait de meilleur dans chaque discipline abordée. Ça s’entend. Ce n’est pas un discours de seconde main. Ce n’est pas quelque chose de figé, mort. C’est une pensée en mouvement qui transmet son activité, le résultat de ses mouvements. Il a peur de gaspiller ces minutes précieuses, laisser passer ce qui pourrait le bouleverser. Il se concentre au maximum. Les sièges sont confortables, la lumière douce, la température chaleureuse. Ces cours gratuits ne se dispensent pas dans des conditions misérables. Tout est beau, classe, prestige. Il en résulte peu à peu une sensation de bien-être comme il n’en a plus connu depuis des années. Une satisfaction d’être qui se conjugue à une grande détente, toute défense s’évapore, et du coup, aussi, tout effet d’enclosure sur soi-même, tout réflexe de se préserver contre tout. Au contraire, ce bien-être l’ouvre, le prédispose à recevoir et à donner, oint de confiance. Voilà, le genre d’instant qu’il souhaiterait éternel, sans fin, immobile, chassant définitivement les inconforts, les doutes, les tensions. Il paraît que ce désir d’un état stable et sans fin, si euphorisant, sécurisant, flirte avec l’instinct de mort, le seul état ne subissant plus aucune variation. Il observe cette attention phénoménale dont il fait preuve le transformer en organisme transparent, ouvert, traversé, recevant et renvoyant ce qu’il reçoit. Il se dit qu’il est capable de cette attention mûrie grâce, notamment, à une série d’épreuves et expériences précédentes, parsemant sa déjà longue existence.

Distraction pendant le cours. Digression érotique. en quoi la nature particulière d’une liaison amoureuse ouvre des possibilités de compréhension de discours et de concepts. Tandis que le discours organise un héritage, constitue un référentiel pour poursuivre une critique sociale. Mélange des genres.

Parmi ces aventures figure en bonne place sa dernière relation amoureuse. Il revoit, en surimpression, au fur et à mesure que se déroule le discours captivant du professeur, toutes les effusions de tendresse, de postures érotiques, d’émerveillement devant le don de l’autre, buvant, cherchant à capter ce cadeau total du vivant et bouleversé de vérifier, malgré son incrédulité, être l’objet d’une adoration égale. Et ces évocations ardentes ne le distraient en rien du discours savant, au contraire, elles l’aident à métaboliser les idées, les concepts, à boire le flux spirituel restitué par le chercheur, comme du petit lait. Ces postures d’amour, instinctives, fébriles, inventives lui inculquèrent une capacité d’attention supérieure à ce dont il était capable précédemment, une plus grande réceptivité du sensible. Enfin, elles révélèrent en lui cette capacité attentionnelle, il découvrait, au fur et à mesure que l’effet des caresses se désintriquait de leurs interfaces physiques pour devenir bien immatériel, don de soi, réceptivité avide du don de l’autre, y compris lorsque cela prend la forme de concepts, de constructions dites intellectuelles. S’il voulait être plus précis, mais son esprit, curieusement, renâcle et refuse de pousser l’examen aussi loin, il pourrait dire que la marque laissée par tels éléments de l’étreinte, telle image précise de l’interpénétration de leur corps, l’aide à comprendre conceptuellement telle élaboration philosophique, telle démonstration sociologique. Dans le jeu des corps, les détails changent sans cesse, d’imperceptibles contorsions des chairs avivent le sentiment de se posséder mutuellement, ouvrent vers de nouvelles facettes inattendues de la jouissance. Il s’accroche au déroulé bien construit des idées, limpides, tout en revivant le fil de leurs accouplements, presque sous forme de détails et gros plans conceptuels. D’un côté ou de l’autre, l’aiguillon est l’excitation d’apprendre. Le discours résume des avancées intellectuelles, articule des concepts, emboîte des grandes pensées qui, au fil des siècles, construisent l’histoire d’une vision du monde. Il parcourt la biographie et les bibliographies de philosophes, de juristes, d’économistes, il met en forme, il organise un héritage, il donne une consistance au présent à travers l’évolution du droit du travail. Il en donne du moins une version. Il faut garder dans le coin de la tête que certains, issus d’autres camps, interpréteraient différemment. Mais cette version, celle qu’il entend, lui convient, lui injecte de nouvelles volontés d’agir, d’expliquer, de rayonner. C’est cette mélopée d’un esprit au travail qui l’apaise, l’emporte, le réconforte. Elle surplombe sans imposer brutalement, elle diffuse un ronron paternel, vibrant. Au sein de cet apaisement, éphémère – et mesurant combien il lui devient difficile de se procurer réconforts et regains d’énergie – il ne peut que constater combien sa fragilité progresse, combien tout ce qui le fragilise renforce son emprise sur ce qu’il est, ce qu’il peut encore entreprendre, dire, penser. Tout ce à quoi il s’est livré jusqu’ici n’a, au fond, rien fait d’autre qu’accroître sa fragilité. Il n’a plus envie de quitter la salle. Comment pourrait-il s’accrocher, s’incruster ? Comment devenir réfugié, migrant recueilli et hébergé au Collège de France  ?

Fragilité. La terre rouge emportée par les pas de tout le monde, se déplace, change de forme, s’accumule, se disperse : tout retourne à la terre et elle nous relie. Comme le sable des formes amoureuses, s’effritant, rejoignant l’informe.

Tout ce à quoi il tient est fragile, plus ou moins plastique, résistant, se modulant au gré des humeurs, des pressions, des blessures. Comme cette montagne de poudre rouge brique dans la cour de la Maison des Arts à Scherbeeck, prélude à une exposition de pièces multiformes utilisant, de près ou de loin, la terre comme matériau. C’est une forme qui varie selon les intempéries, plus compacte en temps humide et pluvieux, gravée de ruissellements diluant et emportant sa consistance, la répandant au gré de petits ruisseaux cahotant dans les pavés, ou pulvérulente dans la sécheresse quand des sautes de vent soulève sa surface et la disperse en poussières, comme des pollens. L’ensemble se tasse, se déporte, se recentre, s’étale, accueille des graines, des herbes folles, inattendues en milieu urbain. Et puis il y a le va et vient des passants, attentionnés ou distraits, contournant ou empiétant sur la masse rouge, contribuant à la dispersion aléatoire, à la déconstruction et à la métamorphose. La plupart, circulant régulièrement là par nécessité, machinalement, ne voient plus l’obstacle, leurs pas foulent d’autant plus aisément la terre, ne constatant que plus loin, parfois à l’intérieur du bâtiment, sur un tapis ou sur le bois des marches de l’escalier, qu’ils emmènent avec eux une partie de la masse sableuse. D’autres mettent carrément à l’épreuve la malléabilité de ce qui ne peut qu’évoquer pour eux un château de sable éphémère. Ils vont y planter résolument un pied, y mouler une main, balancer un pavé, enfoncer une branche, essayer d’y laisser une marque avant effacement complet du mont. Petit à petit la construction informelle, mais bien réelle, en plein milieu du chemin, à l’instar d’un matériau déversé là par les ouvriers en prévision d’un chantier, se délite, migre vers d’autres existences virtuelles, série d’images que certains cerveaux, témoins proches ou lointains, vont conserver, mélangées à d’autres clichés de plages, les archivant dans la mémoire d’un smartphone. Tout retourne à la terre, sans disparaître pour autant. Mais ce n’est pas exactement cela qu’il pense en découvrant la montagne de sable rouge, il se dit qu’elle ressemble à la présence des vestiges de son amour en lui, pétris. Le toucher suave du sable doux. Présence, éboulements, déplacements, tout ce qu’il pressentait déjà en pressant dans ses bras, en parcourant de ses mains, les formes malléables, mais pas seulement, mobiles, volubiles, de son amoureuse. Se faisant malaxer par elles. Et puis, là, telles qu’elles sont devenues en lui, piétinées, ravinées, dégringolées, filant vers l’informe. Mais conservées au sein de cet informel sableux, cratère terreux.

Le visiteur ou la visiteuse se sent le sujet de ce qui est raconté. Dans la crypte de Sofhie Mavroudis pendent des fœtus inanimés, des tumeurs en attente d’autopsie. C’est l’histoire en conserves de tentatives stériles de se greffer les organes de nouvelles corporéités, de nouvelles facultés.

La cave et ses bocaux, un univers où l’on conserve des provisions pour l’hiver, pour les périodes de disette, de crise, casemate où se réfugier, se replier sur l’élémentaire, le minimum vital, et attendre que «ça passe ». Lieu de conservation aussi de vieilleries, de choses qui, oubliées, finissent par témoigner des besoins et réalités d’une période antérieure, dont il est parfois difficile de ressaisir clairement tous les tenants et aboutissants. Mangeait-on vraiment de ces choses-là ? Quel goût cela avait-il ? A partir de quels ingrédients le fabriquait-on ? Mais dans cette cave, les bocaux sont disposés de façon étrange, dans des niches ou pendus dans le vide. C’est un autre registre d’images qui surgit et se mêle à celles de garde-manger, celui de la cave d’expérimentation loufoques fantasques, de pratiques peu orthodoxes, de sévices sadiques. Il ne sait pourquoi, il devine instantanément que ce que suggèrent ces objets ne concerne pas des biographies étrangères ou fictionnelles, mais la sienne, directement. Cela tient à l’agencement, à la mise en condition du visiteur, il se sent visé dans sa singularité. Il est brusquement envahi de souvenirs d’instants et circonstances où auraient pu germer un agencement susceptible de renforcer ce qui se noue entre plusieurs organismes et des choses, d’installer l’amorce d’un partage permanent avec d’autres entités, vives ou inertes, peut-être quelque chose qui puisse rester, s’installer dans l’évolution de son être et qui deviendrait héréditaire. Une sorte de musée d’organes ratés, avortés, de mutations ébauchées et puis s’atrophiant, plasticité d’occasions manquées. Le rêve continu qui aide à continuer de vivre, s’invente sans cesse de nouvelles fonctions, de nouveaux organes grâce auxquels s’adapter aux réalités projetées. Je voudrais devenir ainsi, vivre en harmonie avec tels éléments, avoir avec eux des échanges aussi importants que la respiration qui me nourrit en oxygène, je dois donc développer tel ou tel organe, essayons de le dessiner, essayons de le produire en en donnant l’injonction à mon organisme tout entier… Des histoires, amorcées avec des éléments extérieurs, ont installé le début d’une mutation, des parasites. Et puis, au fil du temps, certains croissant, d’autres se détachant rapidement, mais tous vivant un certain temps en osmose avec l’organisme originel avant de devoir subir l’ablation, ça donne des réserves d’organes orphelins, inexpliqués, abstraits, conservés dans des bocaux. Probablement restent-ils, là, vivables, disponibles à la réanimation ? Bien que l’ensemble ressemble plus à une crypte où pendent des fœtus inanimés, des tumeurs en attente d’autopsie, c’est l’histoire en conserves de tentatives stériles de se greffer les organes imaginaires qui auraient permis d’inventer de nouvelles corporéités, de nouvelles facultés. Un peu sinistre, triste et mélancolique, quoique à force de tourner et méditer sous la voûte des briques, il semble que les bocaux, à certains moments, deviennent luminescents, émettent des signaux. De quoi recommencer à y croire, recommencer à secréter des organes chimériques, rêver à nouveau de changer de peau.

Troublé par le langage des fleurs. Le don de soi. La parure hors de prix et la fleur des champs gratuite

L’herbier et le catalogue de vente de bijoux hors de prix se superposent dans cette installation. Dès qu’il l’aperçoit, étalé sur la longue table, alignement de pages étincelantes dans la nuit, il est frappé comme par le rayon pénétrant et fulgurant d’un phare marin qui le fait se sentir aussi vulnérable qu’un chevreuil devant traverser un espace à découvert. L’alignement des papiers solennels, estampillés d’un cachet végétal, presque vivant, relève d’une parade intime, crépusculaire et mariale, intimidante. Interdit, défaillant. Il songe aux quelques bijoux – modestes – offert pour sceller une union (variation pouvant être poétique autour du thème de « passer la bague au doigt »), une fusion et, parallèlement, à la course joyeuse, délurée mais tout autant désespérée, pour percer le langage des fleurs et en faire la seule langue entre leurs corps épris l’un de l’autre sans jamais parvenir à se le dire, se le faire sentir avec assez d’intensité. Une course entre les champs et le corps de l’amante, lui rapportant les fleurs qui, dans la nature, la prairie ou les talus, lui auront fait penser à elle, éclairant un aspect caché de leurs sentiments partagés ou, entre les boutiques de fleuristes et la chambre des ébats, cherchant, via le parfum de telles ou telles variétés, à établir une conjonction entre le parfum de ce qui le fait défaillir, là, face aux bouquets accumulés et leur nuage capiteux, ici dans le lit et les fumets voluptueux… Les feuillets aussi officiels que des diplômes, étalés rigoureusement sur les tréteaux, dressent l’inventaire d’une collection de joaillerie de luxe, probablement des pièces uniques, inaccessibles, complètement abstraites, ayant appartenu à une princesse. Un ensemble prestigieux, digne d’un conte de fée et dispersé lors d’une vente publique. Mais il n’a d’yeux, mouillés, que pour les corolles étalées sur les documents, fleurs séchées, presque diaphanes et terriblement présentes, dépliant leurs troublantes intimités, membranes fragiles, colorées, nervurées, peut-être images de ce qu’ils essayèrent en vain de toucher, de traverser en se scrutant sous toutes les coutures, beauté furtive, floraison inestimable. Quand il se penche pour admirer une fleur étalée, séchée et pourtant fraîche et palpitante, il lit inévitablement les mots du document officiel de la salle de vente, le nom du bijou, ses composantes, sa généalogie historique, sa description objective et détachée de toute chaleur, de toute émotion. Il ne voit pas d’emblée l’antinomie, au contraire, il associe les deux couches symboliques, il les met en correspondance. Fleurs, bijoux, les deux régimes se brouillent mutuellement. Un bijou dispendieux, par la manière d’être offert, de venir s’associer au corps, peut effacer son prix dans la beauté du geste, simple, discret et ému ; une fleur trouvée, offerte dans certaines circonstances, dont la singularité fait qu’elle sera le seul réceptacle conservant intactes des moments capiteux et capitaux, sera un trophée hors de prix, glissé entre les pages d’un cahier.

Equivalence entre joaillerie et flore: ligne de fuite poétique. Bijoux possessifs. Possession. On ne reconnaît jamais la fleur que l’on préfère.

Les bijoux de métaux rares et de pierres précieuses mis en forme par des créateurs visionnaires, fondent un code érotique, bracelets, bagues, boucles, colliers et sont autant de manières détournées, pour l’amant, de s’incruster au corps de sa maîtresse, de s’y exhiber. Et, exhibé, via les parures dont il a fait don, avec abnégation, il disparaît, dissout, il se contemple miroitant sur la peau de ce qu’il aime par-dessus tout, reflets perdus parmi d’autres dans l’infini, cet infini par où il pense s’infiltrer pour mieux posséder et maîtriser. Se rendre incommensurable. Les fleurs, étalées diaphanes comme des bijoux légers, chacune unique, y compris au sein d’une même espèce, parlent de mimétisme, comment la séduction opère en révélant sans pudeur l’anatomie intime de l’appareil reproducteur femelle, tout en le faisant passer pour quelque chose de complètement différent, étranger, que l’on n’est jamais certain d’avoir bien vu, d’avoir fixé une bonne fois pour toutes, malgré les innombrables séances de dévoilement et d’attouchements, sans compter les innombrables photos réalistes et dessins crus. C’est toujours autrement, ailleurs, jamais comme on croyait que c’était, ça change tout le temps, on ne reconnaît jamais vraiment la fleur que l’on préfère, elle revient toujours drapée d’une singularité neuve, déroutante. Ces fleurs nues, collées sur les feuilles dactylographiées où s’étale, par en-dessous, la description marchande de bijoux presque légendaires, miroitant dans une intimité lointaine, abstraite, ont quelque chose de cadavérique, de chimères qui imitent la mort pour détourner l’attention et, vite, alors, s’envoler, se consumer dans leur vive fragilité et relancer la recherche, la quête épuisante de leur équivalence, pour enfin s’apaiser, se reposer. Partir en fumée.

Pierre Hemptinne

Le télescope dans la porcelaine

Nuit/van den Bergh

Fil narratif à partir de : « Nuit » de Dominique Van den Bergh – Judith Butler, Rassemblement. Pluralité, performativité et politique, Fayard 2016 – Jean-Luc Moulène, Ce fut une belle journée, Galerie Chantal Crousel – Jean-Jacques Wunenburger, L’imagination géopoïétique, Editions Mimésis 2016 – Betty Tompkin, Fuck Painting, 2011 – Lucie Picandet, Elanseigne, Galerie Nathalie Vallois – Hong Sang-soo, Un jour avec, un jour sans, 2015 … Faulkner, La Ville, La Pléiade, …

Nuit/van den Bergh

La petite robe médium en sa Voie lactée. Désir de tout ce qui manque, mû dans le cosmos. Femme qui s’éclipse en porcelaine. Les corps hors d’eux-mêmes.

C’est une météorite de fine porcelaine blanche, placée sous vitrine, qui attise sa convoitise. La petite planète repose dans un écrin transparent. Un ovni placé en chambre de quarantaine. Il convoite cet objet-là, comme si sa vie en dépendait tout à coup, bien qu’il ne l’identifie pas instantanément et soit incapable de déterminer ce que signifie convoiter cela, à quoi cela l’engagerait ? Un porte-à-faux sensoriel. Est-ce un objet naturel, un artefact, du design industriel, de l’artisanat sauvage ? Il se laisse embraser par une convoitise générale, indéfinie, profonde et hétérogène, de tout ce qui vient à manquer et qu’il est impossible de répertorier dans une liste de choses matérielles, concrètes. Le registre de tout ce qui manque cosmiquement et qui ne se possède jamais. Ce qui donne lieu à une recrudescence en flèche de sa vulnérabilité, dardée dans le vide, sans réponse, sans solution. Il ramène son attention vers l’objet. La porcelaine, de façon animale, est retournée et montre son ventre, un écran rond. On pourrait croire qu’il s’agit d’une télévision avec une image fixe neigeuse, envoyée de très loin, d’ailleurs, immobile, juste grésillante. Les contours des choses et objets sont rendus indistincts par les impacts d’un infime grésil brillant. Peut-être est-ce le genre d’image médiumnique qui surgit, incertaine, quand on essaie de convoquer quelqu’un de disparu au centre d’une sphère de cristal, et qu’on l’y distingue incertain et lointain se mouvant en des espaces inconnus, dont l’accès nous est incompréhensible. C’est une femme qui surgit, de dos, vêtue d’une robe légère, robe d’été claire. Comme lorsque l’on regarde de vieux albums photographiques, et qu’il est difficile d’identifier, à partir des traits enfantins et adolescents, les adultes que l’on connaît pourtant bien. La silhouette lui est familière, sans qu’il puisse la reconnaître précisément. Elle est fragile, incertaine, déséquilibrée. Ce n’est pas qu’elle trébuche, mais l’assise de son pied droit se dérobe, et tout le corps amorce un chancellement. Vraie chute, feintise ou danse improbable ? C’est qu’elle est soudain mue par une force qui se substitue à ses muscles et à ses mouvements volontaires, force qui la dépasse, l’englobe. Elle est juste happée par un courant, un vent puissant. Elle est aspirée littéralement vers le ciel nocturne. La robe fuselée s’apprête à se déployer en parachute ascensionnel. Proximité soudaine avec la chair lumineuse de la voie lactée, la tête dans les étoiles. Ou, dans un climat de fête estivale, lampions et feux d’artifices, d’où elle s’éloignerait un peu ivre, soudain auréolée d’un nuage de lucioles qui l’accueillent et lui ouvrent un accès lumineux vers l’origine de l’ivresse et ses sources permanentes. Hélée, aspirée par l’admiration pour ces firmaments étoilés. Le sol est meuble, fleuve nuageux de courants et contre-courants, d’élans vers la mer et de remontées crémeuses vers la source, garni de buissons mollusques aux valves ouvertes, leurs laitances marines faisant la roue. Et, comme sur un tapis mouvant, ascensionnel, elle est soulevée par de grandes rosaces minérales, rouages fossiles des puissances telluriques qui rêvent, qui montent vers les cieux. L’empreinte de plantes et bêtes fantastiques qui ont grandi au cœur de la roche et qui se révèlent à son passage, la saluent, astres de diamant se libérant de leur gangue. Il a devant lui – de même nature en plus poignant que l’image noir et blanc du premier homme sur la lune – une femme qui s’apprête à s’éclipser. Enlevée. Ou bien fabrique-t-il cette image d’enlèvement qu’il aime tant, qui correspond à son besoin d’une messagère qui fasse navette entre lui et l’ineffable ? Dans un air de féerie, elle se fond dans un tout, dans un imaginaire où elle ne cessera d’être présente, de revenir, mais comme par inadvertance, sans mesurer la dimension en laquelle elle bascule. Et à cet instant, la femme figurée sur la porcelaine ne fait qu’une avec celle qu’il ne cesse de faire revenir en lui, son dernier grand amour. Tout ce qui l’entoure, là sur l’image, relevant autant de ce qu’il a toujours deviné et vu en elle, ou senti se déposer en lui et élargir son espace intérieur quand elle l’enveloppait de désirs, n’est-ce pas encore déjà sa corporéité dans tout son déploiement ? « Les corps sont toujours, en un sens, en dehors d’eux-mêmes, explorant ou parcourant leur environnement, étendus et même, parfois dépossédés par les sens. » (J. Butler) ». L’image représente de la sorte son corps à elle tel qu’il venait s’accomplir et se perdre en lui, selon le mécanisme de l’abandon mutuel, amoureux. « Si nous pouvons nous perdre dans autrui, ou si nos capacités tactiles, motiles, haptiques, visuelles, olfactives ou auditives nous comportent au-delà de nous-mêmes, c’est parce que le corps ne reste jamais à sa propre place, et que le sentiment du corps se caractérise plus généralement par cette dépossession. » (Judith Butler, p. 263)

Le temps et l’espace où il s’est perdu dans autrui. Le lieu du rapt. Fenêtre ouverte sur ce que brasse l’inconscient collectif. Il est engagé dans une relation chorale depuis la nuit des temps.

S’éloignant, frayant un passage à travers l’au-delà d’elle-même qu’elle avait sécrété pour leur rencontre, qu’elle a puisé partiellement en lui. « C’est donc par là, ainsi, par ce passage, qu’a lieu ce rapt des corps avec lesquels j’ai joui, qui ont disparu, et avec lesquels je ne cesse de vivre, au présent, de faire surgir du présent ? ». C’est à l’instant où elle disparaît que la totalité de l’espace qu’elle occupe et suscite, vaste traîne ou auréole, ou plus exactement l’entièreté de l’espace dont elle procède, qui lui permet continuellement d’apparaître et de surgir, lui est révélé, à travers une brèche momentanée dans le temps, une déchirure de l’opacité par laquelle il aperçoit la touffeur cosmique qu’elle lui offrait en partage. Cette perspective paysagère constituait le repère occulte qui l’aidait à se situer à l’aveugle dans le vivant, le fil poétique érigé, comme l’aiguille d’une boussole pointant vers l’aimant dissimulé et se déplaçant. Et qu’importe si ce paysage peut ressembler à deux sexes interpénétrés, presque abstraits, représentation des failles telluriques, cordillères sous-marines, mouvements reptiliens des plaques tectoniques émotionnelles, sur lesquelles se joue stabilité et instabilité. Qu’importe parce que ce n’était pas le sexuel qui primait. Une force magnétique cachée qui opérait sur lui seul, l’imminence d’une autre relation à l’espace, où se ressourcer, retrouver de l’air pur et l’inspiration pour emprunter d’autres morphologies bifurquées. « Une spatialité non conceptualisable, non identitaire, qui rend compte de l’espace espaçant et pas seulement de l’espace espaçé, et qui légitime à côté d’une approche abstraite et scientifique logico-géographique, une approche imagée, poétique, onirique même. » (J.J. Wunenburger, p.29) Ce qu’une sorte de spiritisme lui dévoile comme ce qui entoure le corps, qui est peut-être aussi ce que tissent les souvenirs, est en outre une fenêtre sur ce qui, à travers l’histoire personnelle et sa mémoire géologique, s’ouvre, recueille, transforme et transmet ce qui relie un être singulier à une histoire plus large, celle de toutes les images mentales singulières brassées en un seul inconscient collectif. L’impression que telle personne lui adresse des messages jamais entendus, et en miroir, la sensation qu’il en va de même pour ce qu’il émet comme signaux adressés à l’autre, forge la conviction de s’engager dans une histoire passionnante, unique, chorale, depuis la nuit des temps. Et qui le concerne depuis ces origines indiscernables, bien qu’elle pourrait se passer de lui, ce qui ne l’empêche pas de l’aspirer dans sa finalité sans fin comme si cela allait de soi. C’est ainsi que la fiction du vif l’intègre. Au quotidien, tout cela est perceptible, déterminant et émoustillant, mais reste codé, masqué.

Porteurs, porteuses de messages inaccessibles… qu’est-ce que ça fait ? La mémoire de l’espèce.

En lui tournant le dos, en s’éloignant dans un déséquilibre qu’allument et attisent les feux de la nuit, elle lui rend tout cela soudain lumineux. « Nous sommes donc porteurs de messages qui ne nous sont pas accessibles. C’est dans cet héritage que se trouve, par exemple, la mémoire de l’espèce, d’un peuple ou d’une famille, qui font partie du substrat d’où émerge tout souvenir. » (M. Benassayag, p.147)

Après la rupture: vivre vraiment ensemble, en imagination! Dernier baiser et dynamique de course en avant.

C’est un écho de cela – une vallée impalpable, un lieu de passage intangible, une transmutation où la part physique du relationnel se laisse submerger par sa part immatérielle, la matrice insaisissable qui la rend possible, cet engloutissement étant compensé par l’émission de messages subliminaux confirmant une perspective de rendez-vous télépathiques éternels–, qui le frappe dans la dernière scène du film «Un jour avec, un jour sans »  de Sang-soo Hong. Un réalisateur célèbre, en déplacement pour donner une conférence dans un festival, croise et aborde une jeune fille avec laquelle il va tuer le temps, et flirter un peu cyniquement. Il s’installe néanmoins entre eux toutes les conditions pour que naisse une histoire d’amour dont ils découvrent les germes une fois que, grâce à l’alcool, ils se livrent l’un à l’autre leurs sentiments confus, déjà imbriqués, mélangés. Il doit avouer finalement être marié et père, ne pas pouvoir renoncer à sa famille, et la quitte en lui disant que désormais sa vraie vie sera celle qu’il vivra, mentalement, avec elle, en imagination. Ce n’est peut-être que baratin d’un dragueur imaginé pour les besoins du film, mais, en regardant sidéré cette scène, il se dit que c’est exactement ce qui lui est arrivé, même si la situation factuelle et les mots pouvaient différer. Les deux êtres glissent, se séparent irrémédiablement, et pourtant génèrent le fantasme d’une union qui va vivre sa vie, entité qui se logera en chacun de leur cerveau. Du coup, des fragments de ces deux cerveaux vont former un autre cerveau commun, délocalisé, s’implantant dans le cosmos, hors de leurs organismes individualisés. Ils échangent entre ravissement et effroi le genre de regards bouleversants qu’ont dû se jeter Orphée et Eurydice, se perdant mais sachant que cette perte les scelle dans un amour infini, inaltérable. Au plus fusionnel, à l’instant où la tension insupportable d’une vulnérabilité exacerbée fait exploser leurs regards. Il reconnaît dans cet échange de perte et de don, la glissade qui l’emporte, sorte de course en avant sans issue, inaugurée lors d’un baiser qui devint le dernier, ultime étreinte, lointaine, dont il n’aperçoit plus que l’ombre, les contours partiels, erratiques. Course en avant qui devient presque sans objet, inscrite au cœur de ses cellules, dès la naissance, à la manière d’une extase sans cause dont il suivrait les ondes matérielles, pour oublier, se précipitant toujours plus avant, attiré par le déséquilibre et le lâcher prise, tout ce qui décentre, « ce qui s’exprime par le concept de runaway brain, par lequel certains chercheurs tentent d’exprimer la dynamique de course en avance qui est celle de l’évolution neurologique ». (Note p.217, Sloterdijk).

La fuite en avant et la quête du fragile, une chance. Fracturer le dualisme. Terrain vague cosmique. La rupture amoureuse, la perte se transforment en exploration des interdépendances

Devenu amateur d’art par besoin compulsif d’objets transitionnels, non pas pour anesthésier mais transformer ses manques et pertes en énergies, en secousses vivifiantes, il traque tableaux, sculptures, installations, performances célébrant, même à leur corps défendant, la perte comme retrouvailles, et l’inverse aussi, les deux de plus en plus indifférenciées. Ce sont des images paradoxales, pas totalement voulues, où s’ébauchent les forces qui sapent dualismes et antinomies. Icônes où la perte représentée comme état d’âme, conjonction de paysages internes et externes, équivaut au mystère d’une vulnérabilité fondatrice. « La vulnérabilité nous implique dans ce qui est au-delà de nous et fait pourtant partie de nous : elle constitue une dimension centrale de ce nous pouvons provisoirement appeler notre incarnation. » (J. Butler, p.186) La vulnérabilité, qui est fragilité et angoisse, est ainsi ouverture d’une chance. Et plonger dans cette vulnérabilité énigmatique au cœur de l’être, la laisser remonter en surface, le conduit de plus en plus à appréhender le nombre incalculable de choses dont il dépend pour vivre, et qui se nourrissent aussi de lui, au passage, bien qu’il ignore selon quel procédé il pourrait subvenir, même aléatoirement, aux besoins de quelque entité vivante ou non-vivante que ce soit. Il a l’intuition de devoir fausser compagnie aux héritages et traditions qui s’acharnent à définir ce qu’est ou devrait être le spécifiquement humain, « car il va sans dire que les humains sont aussi des animaux et que leur existence corporelle elle-même dépend de systèmes de soutien qui sont à la fois humains et non-humains.(…) Nous n’avons plus besoin de formes idéales de l’humain. Ce dont nous avons besoin, en revanche, c’est de comprendre l’ensemble complexe de relations sans lesquelles nous n’existerions pas du tout – et d’en prendre soin. » » (J. Butler, p.259) Avec comme conséquence qu’une part de lui reste en suspens hors de toute coquille, déborde de son organisme et de toute protection, sans abris, exposé hors de toute incarnation, ressentant certes en ce poste avancé de lui-même à quel point la vie ne peut se tisser qu’en instaurant des connexions avec d’autres. Ce décentrement nerveux se situe dans le vide, dans le terrain vague cosmique, là où s’effectue l’interdépendance entre toutes les vulnérabilités pour produire ensemble une vie vivable. Il y est partiellement échoué comme sur une plage abandonnée, ne voyant rien venir, ne le souhaitant peut-être pas vraiment.

Prototypes intuitifs. Relations de soin. Echapper au « propre » de l’homme. Esquisser l’esthétique des intrications entre humains et non-humains.

Ce sont des concrétions du travail mental pour liquider les formes idéales de l’humain et s’immerger dans l’urgence des relations complexes de soin, façonner des nœuds de communication entre tous les systèmes de soutien, qu’il devine poindre dans certains bricolages d’artistes. Peut-être sans qu’ils aient intégré cela dans leurs pratiques de manière délibérée. La création a toujours été considérée comme préfigurée par des espaces intériorisés, en correspondance avec des architectures cachées du monde, mais souvent englués dans une compréhension anthropocentriste du monde, représentant l’homme en réplique du démiurge créateur. De plus en plus, les courants créatifs, critiques, faussent compagnie à ce programme. Apparaissent des formes matricielles de ce qui peut-être deviendra art, mais ne l’est pas encore et ne s’affichera jamais comme le propre de l’homme. Que du contraire, il s’agit désormais de brouiller ce « propre ». Ce sont des reflets et préfigurations d’une intrication nécessaire entre humain et non humain, et qui n’étaient pas prévisibles, inscrits dans aucune sorte d’écriture sacrée prémonitoire. Peut-être même que toute science et texte religieux ont tourné le dos à cette évidence, y voyant le problème à résoudre par l’invention d’un dieu. C’est surtout dans les esquisses, les ébauches, les premiers jets, les modelages primaires de quelques intuitions assemblées, élaborations brutes se gardant de toute finition, gestes arrêtés qui montrent leurs articulations, leur vulnérabilité, conservant tout leur potentiel d’objets pouvant provoquer déraillements et bifurcations de la pensée, basculer d’un sens à un autre, déraisonner. Il se forme ainsi, dans le flux des activités humaines, individuelles et collectives, comme au fond du lit des rivières charriant cailloux et bouts de bois, des objets transitionnels que veinent les frontières entre plusieurs mondes. Ils sont polis par les ressassements qui préludent à l’œuvre qui vient, essayent d’en préfigurer les formes et l’esthétique, délimitent le volume et l’espace qui pourra l’accueillir, cernent l’empreinte de son devenir, la trace qu’elle laisse en remontant lentement à la surface et agrégeant les possibilités de son être. Pièces chues d’une autre cosmogonie. C’est ce que lui racontent certains artefacts, certes assemblés par la main humaine, où la patte de l’artiste est même très présente dans sa singularité, mais qui s’apparentent aux objets ramassés tels quels, au bord des chemins, fruits d’une longue élaboration aléatoires où se croiserait une sélection tant naturelle qu’artificielle. Un mixte de matériaux naturels, de résidus archéologiques de vies humaines, morceaux de prothèses, mentales ou physiques, organes végétaux et animaux, sédimentation de rebuts. Sculptures naturelles et sophistiquées échouées sur les rivages imaginaires, de Jean-Luc Moulène, par exemple. Si ses pièces abouties, lustrées par l’achèvement presque mythologique de leur morphologie inclassable – elles semblent toutes issues de civilisations perdues dont elles seraient l’unique vestige, l’unique pièce d’un puzzle culturel à reconstituer – sont bien tributaires de ce genre de processus d’hybridation des sources et des faire, c’est surtout les pièces d’atelier, les prototypes intuitifs qui irradient cette énergie originelle.

Etre flotteur dans le brouhaha synaptique. Objets dépourvus de finition qui rendent perceptibles les multiples forces, tensions et dépressions qui façonnent cœur et entrailles, tout à la fois terrestres, aériennes, aquatiques, végétales, minérales, animales, cérébrales, intestinales

Il tombe en arrêt devant une masse irrégulière de petits galets pris dans un ciment grossier. Il y devine la forme d’un poing fermé. Une masse d’osselets. Et ça convoque toute une série d’objets similaires, une véritable famille qui rapplique, qu’il est dès lors impossible de congédier. Main gantée tranchée, morceaux d’armures démantibulés, paluches d’un Golem bricolé. Mais aussi boules de déjections animales, tubes en sable et coquilles de crustacés broyés, matières mixtes malaxées distraitement en jouant dans la terre ou à la plage, et débouchant sur des formes de l’informe, qui palpitent entre les mains nues, embryons de réflexions libérées, joyeusement invertébrées, antérieures à tous langages, vierges. Des concepts objets qui, malgré leur matérialité, ne se laissent pas circonvenir, roulent toujours au-delà des mots. Comme ce que pétrissent les doigts au fond des poches, poussières, fragments de cartons, brins de ficelles, tickets pliés jusqu’à l’usure, charpie de mouchoir, miettes de biscuit – qu’il ne se souvient pas avoir grignotés–, poils, ongles, petites peaux, confettis organiques, un presque rien foisonnant et hétérogène qui ne tient presque pas de place entre les doigts mais qui, dans la tête, l’agrégation d’éléments hétérogènes jouant à la manière d’une levure, gonfle en espace fécond illimité. Ce qui forme, mentalement, un outil de méditations et pensées, plutôt une sorte de filet pour attraper de la matière à penser. Infimes balises qu’il sème ainsi en s’enfonçant dans son esprit, à la manière d’un Petit Poucet, pour retrouver le chemin, le début de sa pensée. Quelques pincées de semences qu’il triture, mains au fond des nasses de tissu, comme on égrène un chapelet, sans début ni fin. Une rumination qui accompagne d’un murmure fertile l’examen d’autres pièces de l’atelier Moulène. Cela peut être l’accouplement improbable entre un bout d’os terrestre et un exosquelette marin, fémur et coquillage emboîtés en un sceptre énigmatique. Ou une boule à facettes préhistorique, bancale, un peu écrabouillée, faite de silex tranchés, révélant en dessous d’une gangue granuleuse leurs centres rugueux et soyeux, parcourus de micas scintillants. Miroirs opaques tournés vers tous les trous noirs de la matière, les points indistincts, indéfinis. Qu’importe. Surtout, ce sont des objets dépourvus de finition qui rendent perceptibles les multiples forces, tensions et dépressions qui les façonnent au cœur d’entrailles, tout à la fois terrestres, aériennes, aquatiques, végétales, minérales, animales, cérébrales, intestinales, métaphysiques. Et ce que génèrent les bactéries de tous ces objets traversant en météorites ses univers intérieurs, percutant au passage les reliefs solides et surfaces liquides des paysages constitués par tous les sédiments du vécu, c’est une grande multitude d’Elanseignes de toutes formes, ces « animaux mentaux aux bois synaptiques » découverts par Lucie Picandet, une faune proliférante, indomptable, incontrôlable, garante de la plasticité des grands gouffres mouvants en son centre de gravité insondable. À la manière de singes parcourant les cimes de lianes en lianes, de branche souple en branche souple transformée en ressort, les « animaux mentaux aux bois synaptiques » sillonnent sa forêt vierge intérieure et y projettent les pointillés de chemins de sens, facultatifs, certains s’estompant très vite, d’autres reliant en toile d’araignée plusieurs spots organiques autour desquels une pensée pourra allumer quelque lumière, au fil du temps, au gré des vestiges qui viendront s’y laisser prendre. Brouhaha, cavalcade synaptique dans laquelle il baigne, provoquée par toutes les perceptions qui l’électrisent, qui lui évoquent ces secondes durant lesquelles il jouait au bouchon au gré du fleuve, plié et roulé comme un fœtus dans le courant mosan, entendant le monde, aquatique, terrestre et aérien lui parvenant sous formes d’ondes brutes, libéré de la véracité du milieu le berçant, perdu dans le grand univers et égaré au sein de son cosmos le plus intime, les deux coïncidant, provisoirement. Aussi longtemps que le permet sa capacité à vivre sous l’eau sans respirer. S’expulsant alors du fleuve, gueule ouverte, râlant, presque déchiré, hébété, suffisamment déporté par le courant pour ne pas instantanément reconnaître le lieu d’émergence et, une fraction de seconde, donner corps à la fiction d’un surgissement de l’autre côté. Les bruits du monde entendus ainsi sous l’eau, jadis, l’environnent à nouveau, par la modulation d’acouphènes presque permanents, vrombissements, ronflements, aigus, sourds, ronds, réguliers, saccadés.

Apparition nervalienne, ravissement faulknerien. Une serveuse magique. Bouleversé de gratitude. L’œil en phase avec l’offrande gratuite du monde

La même hébétude le berce de longues heures dans ce café aux allures de temple urbain, hors du temps, sol et colonnes de marbres, dévorant du regard, incrédule, les déplacements d’une jeune serveuse dont la beauté n’éveille même pas du désir, mais une stupeur, une désorientation. Une apparition qui rime avec commotion et qu’il ambitionne de muer en toutes sortes de divagations nervaliennes. Tellement il aimerait perdre tête et raison. Une jeune prêtresse, manifestement venue d’ailleurs, fine et souple comme un roseau libre, une elfe dotée néanmoins de hanches, fessiers rebondis et d’une abondante poitrine. Une immense chevelure épaisse, ruissellement de serpents sur ses épaules, copeaux d’ébènes brillants et, sous les mèches, de grands yeux de biches attentifs, interrogatifs. La bouche charnelle, grenat, les pommettes rondes, de neige. Trop poupée de porcelaine. Trop fille irréelle. Elle glisse en tous sens, jamais au repos, plateau vide ou lourdement chargé, de table en table. Sans effort apparent malgré ses poignets et chevilles graciles toujours sur le poing de céder. Une tunique d’un blanc aveuglant laisse ses bras nus énergiques. Les jambes moulées dans des bas chair finement nacrés crépitent légèrement d’électricité statique. À certains moments et à certains endroits, bien campée sur ses pieds, le plateau métallique déposé vertical entre ses pieds comme un astre laiteux, concentrée pour encoder une commande dans l’appareil électronique posé sur la table et vers lequel elle se penche, entraînée par le poids des cheveux et de la poitrine, les rayons de soleil traversant les fenêtres viennent la saluer, caresser l’intérieur de ses cuisses incrustées d’invisibles mailles réfléchissantes. Une sorte d’éblouissement infini se produit, chaque cuisse se mirant symétriquement, chaque surface de chair parée miroitante se reproduisant à l’infini dans le miroir en vis-à-vis. On dirait de ces brouillards givrés traversés de soleil où les myriades de gouttelettes en suspension scintillent les unes dans les autres. Les miroirs fuselés du télescope charnel sont tournés vers le giron céleste, scrutent l’origine du monde. Son œil s’engouffre là sous la robe sans rencontrer autre chose qu’une atmosphère douce et irisée, un firmament vierge de soie phosphorescente. L’image parfaite de ce qui le happe et vers quoi il engage de plus en plus ses ruminations, depuis qu’elles se substituent aux échanges avec la disparue, image d’une finalité sans fin, une hallucination. Est-il le seul à surprendre ce tableau et à tomber en adoration, gaga ? « C’était plutôt qu’il y avait en elle trop de ce que peut contenir un seul corps de femme quel qu’il soit : trop de blancheur, trop de féminin, trop peut-être de pur épanouissement, je ne sais pas ; si bien que la première fois qu’on la voyait on était bouleversé de gratitude du seul fait d’exister et d’être un mâle au moment et au lieu mêmes où elle respirait et puis, l’instant d’après et à jamais par la suite, on était pris d’une sorte de désespoir à la pensée qu’aucun mâle à lui seul ne serait jamais capable d’être à sa hauteur, de la conserver et de la mériter ; d’un chagrin éternel, parce que jamais à l’avenir on ne se contenterait à moins. » (Faulkner, La ville, p.6) Il reste là, il regarde à vide. Sans intention. Ce qu’il peut identifier dans la grâce de la jeune fille ne l’intéresse que parce que ça lui fait prendre conscience de ce que dégageait de surhumain celle qu’il a perdue. Dans la joie de la rencontre et de l’action, ça ne pouvait pas être capté et engrangé lucidement. Ça sort à présent après une longue incubation. Ça lui est dévoilé là, par une messagère ignorant tenir ce rôle, ingénue, elfe échevelée, ça lui revient en divers arrières goûts, comme un vin dont le corps et la texture ne révèlent de quoi ils sont la métaphore que longtemps après l’ivresse, quand l’esprit réactive, réchauffe les jouissances dont il n’a pas encore assez isolé les différentes composantes. Il revient les boire, doté d’autres manières de sentir, comme dépaysées, hors du corps seul ou de l’intellect seul. Des facultés qui ne tiennent pas qu’à lui, qui flottent dans la zone d’interdépendance, qu’il convoque, greffe provisoirement à son appareil sensible, volatile. Et il reste là, hypnotisé par les allées et venues de la serveuse irréelle – virtuelle? IA? hologramme? – dont les sillages à la fois déterminés et hésitants, tricotés par les chevilles presque tordues sur les hauts talons, tracent une lisière, l’orée fantomatique d’un autre monde. Ce chaloupement si caractéristique des filles qui s’envolent pour rejoindre lucioles et étoiles filantes. « Lorsque nous parvenons à atteindre cet instant rare où notre œil est en phase avec l’offrande gratuite du monde, nous sommes soudain dans un état de ravissement, qui dans toutes les sagesses constitue la forme la plus proche de l’extase divine. » (Wunenburger, p.276) Juste peur qu’on ne l’embarque pour voyeurisme radicalisé, alors, dissimulant.

Pierre Hemptinne

Elanseigne Sortie de secours message sublimnale Fuck Painting Moulène Moulène Moulène Moulène Moulène Moulène Moulène nuit étoilée

Un sang d’encre, organologique et biopolitique.

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Fil narratif de médiation culturelle à partir de : Fleuve, Encre, Ecriture – Su-Mei Tse, Many Spoke Words, Musée d’art moderne de Luxembourg – « La fontaine de sang » (Baudelaire, Fleurs du Mal) – Sol LeWitt, Wall Drawings, Centre Pompidou Metz – Marie Cool, Fabio Balducci, La mia mano com organo, Frac Lorraine 49 Nord 6 Est.

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Face à l’oeuvre, le protocole des premières impressions, de la prise de connaissance du cartel, le balancement des perceptions, l’hésitation, cet instant où je ne suis pas certain de ce que je vois, de ce que je découvre. Terrain d’approche.

Je vois l’œuvre de loin, d’en haut, bien avant, heureusement, de lire le cartel, ce qui fait que les premières perceptions ne sont pas déterminées par le titre et la description catalographique. Il y a le cercle magique d’un miroir noir, j’hésite à le dire solide ou fluide, je l’interprète provisoirement comme la variante d’un grand classique : l’avatar de ces eaux dormantes, impénétrables et soyeuses, juste plissées, parcourues de ronds et de frissons, où l’on dit pouvoir trouver l’oubli, pas la fin, pas la mort, le passage dans l’oubli, la remise à zéro des compteurs, de la mémoire, effacer les ratures, la superposition et l’accumulation, retrouver une page blanche et l’excitation du recommencement. Une excitation qui occulte bien souvent que le recommencement consiste à repasser, mais autrement, dans ce qui a déjà été tracé. J’élabore quelque chose en ce sens, en passant, sans trop creuser parce que l’aspect global un peu toc rococo ne m’attire pas. Etrangéiser une banale fontaine, presque de pacotille, en substituant à l’eau claire un liquide opaque m’apparaît de prime abord jouer facilement avec les contraires, ça dit toujours bien quelque chose. Après coup, le choix d’un tel mobilier désuet me paraîtra au contraire judicieux, évitant d’enchâsser la flaque de Léthé baudelairien dans trop de pompes, accentuant le contraste superficie et profondeur et leurs connivences inscrites dans les jeux de reflets, circonvolutions où s’égarer. Car, voilà, en m’approchant, en distinguant les éclaboussures sur le bord de la vasque et au-delà, avec le sentiment que ce fiel huileux vit, peut atteindre et tacher les téméraires qui se pencheraient de trop près pour se mirer dans la marre d’ébène, en voyant les coulures qui laquent de plus en plus les formes de la statue, jusqu’à ébaucher un changement de « race », je réalise qu’il s’agit d’encre noire, pur jus (ce que confirme le cartel).

Le cycle de l’encre noire dans le corps qui écrit. La fontaine de l’oubli et de mémoire. L’encre circule en moi comme joyeuse bile vitale.

Alors, je rentre dedans, mon sang ne fait qu’un tour car j’y reconnais quelque chose que j’ai toujours voulu voir, que je sentais en moi sans jamais pouvoir lui donner une quelconque réalité, le localiser, perçue comme irreprésentable. Ce lieu sans localisation vers où tout glisse et se rassemble !? C’est lié au fait que tout ce que j’écris (je suis graphomane), formulations incessantes et sans cesse resserrées pour fixer les faits et gestes, à peine l’encre séchée, amorce un lent écoulement de ce que je suis vers l’indéfini. Toute l’encre qui me traverse – que je pompe et utilise pour exprimer noir sur blanc ce qu’est la vie selon moi, une fois répartie dans la ronde cursive des mots, des phrases, des textes, des courriers, des notes, des commentaires -, se dissout et ruisselle vers une poche souterraine, virtuelle, organe vital caché, redevient de l’indescriptible, nappe d’encre où la capillarité du désir d’exprimer et d’écrire aspire à nouveau l’encre nécessaire à donner forme à l’illusion de fixer l’intangible dans un langage transmissible. Les écrits restent… Cette sensation est alimentée, renforcée par le sentiment d’oublier assez rapidement ce que j’écris, peut-être même est-ce pour cela que j’écris, oublier, transformer tout ce qui mobilise mes facultés énonciatives en encre d’oubli! L’oubli correspondant au délitement, à la phase où l’écriture séchée redevient humide, perle, glisse du papier comme si celui-ci était devenu imperméable, cireux. Les mots redeviennent larmes d’une immensité ténébreuse. Je peux inclure dans ce phénomène tout ce que je lis et qui s’imprime en moi, croyais-je, en encre indélébile avant, elle aussi, de pâlir, se liquéfier, rejoindre en goutte à goutte la nappe souterraine, laissant la place au désir de relire, sans cesse relire, alimenter la mémoire de ce que j’ai lu et écrit, repasser dessus et, en même temps, sans cesse remonter les souvenirs du déjà lu et de ce qu’il reste à lire, que j’anticipe, que je me prépare déjà toujours à lire, c’est cela se maintenir ouvert. La manière dont l’encre circule en moi comme joyeuse bile vitale et puis m’échappe, modelée par mes compulsions scripturaires, elles-mêmes façonnées par le transit de tout le vécu à travers muscles, synapses, muqueuses, viscères, je l’ai souvent comparée au « long murmure » du premier quatrain de « La fontaine de sang » (Baudelaire, Fleurs du Mal). Je l’entends bien qui coule avec un long murmure/ Mais je me tâte en vain pour trouver la blessure. Mais selon une rythmique sans sanglots ni terreur, un épanchement toujours recommencé, continu, la vie passe. Et, même si j’écris de moins en moins à la main, avec un bic ou un stylo, en recourant à un réel écoulement d’encre sur le papier, si l’usage du clavier et de l’écran se généralise, écrire dépend toujours de l’encre qui coule, symétrique à la circulation sanguine qui irrigue le cerveau et le corps émotif d’un même fluide, autant imaginaire – lyrique – que concret, matérialiste. Que je sais tourner en rond dans le circuit clos des veines et artères mais que j’entends souvent comme un fil narratif ramifié, linéaire, roulant vers sa chute. Soudain, devant cette fontaine d’encre, j’avais une représentation physique, vivante, de toute l’encre que je pompe, utilise, recrache, recycle, la masse sombre frissonnante de tout ce que j’ai écrit, écris et réécris, ce que j’ai déjà dépensé. Les ténèbres miroitantes du fond du puits toujours scrutées en écrivant. Pour quelqu’un qui saigne à écrire – ceci dit sans introduire la moindre dimension sacrificielle, mais en restant sur une concordance de vitalité entre les deux liquides -, ce n’est pas simplement une eau noire, c’est du néant, du rien, un gouffre et la consistance même, quelque chose de plein, plus exactement ce qui en temps normal le remplit, son ruissellement, sans contenant, sans forme. Et qui, là, se trouve échappé, réuni dans une vasque, provisoirement enclos, retenu. Comme de scruter ses propres pupilles insondables, ses tripes.

L’eau étripée du fleuve contraste avec le calme de la fontaine d’encre. Pourtant, elles communiquent. Correspondance. Echanges entre contemplations d’oeuvre d’art et de phénomènes naturels. facettes complémentaires de l’expérience esthétique. Les écritures du fleuve.

Je rejoins cette veine contemplative, plus tard, appuyé au parapet de pierre, penché vers un bras de la Moselle, fasciné par l’eau noire et soyeuse de la rivière recouvrant le dénivelé de la cascade d’un rideau de velours charnel, suaire voluptueux véloce et pourtant comme immobile, aimanté sur une chair féline, impénétrable, un segment immobilisé de temps, et puis juste en bas de la cascade, l’immobilité se fracasse, le noir se révulse en froufrous blancs, livides. Une agitation d’écume fracassante, coincée dans un piétinement hystérique, répétitif, cherchant à inverser le rapide, de l’eau étripée. Bouillonnement. Magnifique contraste entre la robe lisse qui glisse rapide et sombre, luisante et moulante, et après le choc, la dissociation, les convulsions déchirées, blêmes. D’une part, la coulée foudroyante de l’encre noire, une charge, puis l’éclatement, la moire aqueuse en charpie, le travail agité et la bataille de l’écriture, la crise. Et puis encore le lendemain, dans le courant boueux verdâtre de la Seille, grossi et accéléré, le passage de petits déchets végétaux, herbes, branches, copeaux, tiges, qui dessinent des agglomérats aléatoires, des écritures flottantes qui s’annoncent de loin, là-bas sous le pont, qui se développent, s’articulent, se démantibulent, disparaissent, se reformeront au prochain coude. Vaste squelette de pailles et bois flottés se disloquant, et puis un autre, jeu de petits traits géométriques manipulés par la force hydraulique. Révélant les coutures contradictoires du courant, ses écritures, les forces antagoniques entre surface et profondeur. Dessins de cicatrices révélant les forces intérieures du courant. De légères trames anarchiques sur lesquelles mon imagination s’écharpe, avant d’embarquer, se perdre dans un flottement sans déterminisme, sans attente, juste une expérience. Regarder l’eau qui défile, c’est toujours se sentir traverser une trame fugace, happé par l’autre côté, l’envers de la déferlante lisse, se strier dans le lit plissé du fleuve, adhérer.

Je déambule de vaste chambre en vaste chambre, dans les entrailles d’un fleuve, porté par un courant, une force mystérieuse, une dynamique de motifs et trames hétérogènes 

En arrivant face à certains dessins muraux de Sol LeWitt, des surfaces blanches presque nues, presque vides, le regard ne voit encore rien, n’accroche quasiment rien – comme quand, dans l’obscurité, les yeux s’acclimatent -, tout le corps avance au-delà de la limite et a l’impression de se noyer dans le mur, s’y enfoncer, tracté par les dizaines de milliers de points d’une trame très fine, quadrillée, invisible et qui le déploie point à point, lui-même, sur la surface blanche. Souvenir des heures penchées sur le papier millimétré pour lui arracher des formes géométriques. Heures abîmées dans ce papier tramé. Des trames très mathématiques, monotones, avec, quelque part, un point aveugle, une perversion, un accroc introuvable – juste une intuition que quelque part cette régularité est faite pour s’écrouler – qui détricote la régularité machinique. Ou des surfaces faites de traits souples, ondulants, selon des tuilages anarchiques et qui convergent vers un horizon mathématique, étrangement fini, mais lui aussi introuvable, une vue de l’esprit ! Mais je me tâte en vain pour trouver la blessure. Puis la matière se densifie avec les lavis d’encre de chine qui ressemblent au lacis d’éclaboussures automatiques (dans un sens surréaliste) autour de la fontaine d’encre. Des formes géométriques nettes, volumineuses, disposées de manière précise. Des rayures, des tourbillons. Je déambule de vaste chambre en vaste chambre comme dans les entrailles d’un fleuve, porté par un courant, une force mystérieuse qui fait que les formes qui s’élaborent spontanément à travers les dynamiques hétérogènes qui me traversent, comme celles que génèrent les courants contraires d’une eau entre ses berges, ainsi que ce que nous engendrons en retour par notre imaginaire – tout ce que Antonio Negri et Michael Hardt définissent comme travail biopolitique – , tout cela est ce qui nous meut, est le filtre mécanique, aquatique, qui nous amène à sentir à penser. Et cela devient d’autant plus évident quand, s’étant renseigné sur les conditions de réalisation d’une telle exposition de dessins éphémères – qui passent comme les dessins de brindilles ordonnées dans la Seille -, on comprend que l’on n’est pas dans une relation rigide avec l’œuvre unique d’un artiste.

Le protocole de réalisation des oeuvres de Sol LeWitt amorce un commun des imaginaires artistiques, un commun des sensibilités. Contre le capitalisme, contre le biopouvoir. Via le sensible, multiple, différencié, riche d’erreurs.

Le travail de Sol Levitt n’existe, dans un musée ou ailleurs, n’est visible matériellement, que si elle est lue, comprise, interprétée par d’autres. L’œuvre, en fait, est le protocole qui décrit ce qui la compose et sa disposition spatiale, chaque cartel ressemble au descriptif codé d’une carte au trésor, pour trouver où se trouve le pactole planqué quelque part dans la surface nue, l’épaisseur du mur. Un mode d’emploi laissant place à certaine liberté d’interprétation. Chaque réalisation, en fonction du ou des dessinateurs, sera différente, chacun et chacune, trouvant des solutions différentes pour y arriver. En l’occurrence, à Metz, c’est un collectif de 80 artistes et étudiants de la région, supervisé par deux trois personnes de l’atelier de Sol LeWitt, qui ont refait les œuvres, à leur façon. Il y a donc, derrière ces points, ces lignes, ces intersections, une multitude humaine à l’œuvre, une multitude de subjectivités rayonnantes et mises ensemble qui doit être pour quelque chose dans ce ressenti : on n’est pas dans un face à face avec une œuvre, un artiste, un musée pris dans un grouillement, un multiple, une dynamique qui crée du commun, de quelque chose à soi en partage avec cet artiste précis et le groupe qui a pris en charge la projection de ses dessins. Sol LeWitt : « Ni les lignes ni les mots ne sont des idées, ce sont les moyens par lesquels les idées sont transmises. » Ou : « Le dessinateur peut commettre des erreurs en suivant le plan sans compromettre celui-ci. Tous les dessins muraux contiennent des erreurs ; elles font partie de l’œuvre. » Ce sont ces dispositions philosophiques et techniques et la dimension monumentale des dessins à réaliser qui ouvrent le champ à la multitude qui décide d’interpréter les plans. Et qui, au résultat, donne cette impression d’une immense aération, respiration. Et qui touche le visiteur de manière très simple et humble, un peu comme les gestes fantomatiques de Marie Cool et Fabio Balducci montrés au FRAC Lorraine, qui jouent aussi avec des traits, des plans, des surfaces, des plans, gestes silencieux filmés sans théâtralisation, ralentis et raréfiés, traçant dans l’air ou sur table, des géométries fragiles entre structures matérielles et mentales, des souffles de rubans, de ficelles, de lumière ou de feuilles blanches souples à l’intersection du visible et invisible, des lignes et de plans, fusionnés ou se rejetant, dérivant à la surface de l’attention du spectateur comme les squelettes éphémères à la surface du fleuve. En sortant de l’exposition, on a été déplacé, je suis ailleurs. Partout la place de la main, l’écoulement même de l’encre est le défilé de mains vivantes qui me palpent de l’intérieur, sans cesse il me semble évident que la relation à l’art est avant tout une expérience organologique, selon le concept de Bernard Stiegler, comme résistance biopolitique aux valeurs que le capital place dans les musées.

Pierre Hemptinne

Commander Lectures Terrains Vagues, le livre du blog Comment c’est!?)

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