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Clash et transe d’argile, élan vers le plurivers !

Fil narratif à partir de : Peter Kurzeck, En invité, L’extrême contemporain 2023 – Jean-Louis Tornatore, Pas de transition sans transe. Essai d’écologie politique des savoirs, Éditions Dehors 2023 – Paul Gilroy, Mélancolie post-coloniale, B42 2020 – The Clash, Sandinista, 1980 – Elizabeth Jaeger, Prey, galerie Kammel Mennour – Laurent Grasso, Orchid Island, galerie Perrotin… 

Stigmate du pauvre. Écriture engluée dans le vivre pour rien. Tout autour, la déglingue, la menace extrême droite.

Il a pêché, à l’aveugle, dans une caisse, ce bouquin de Peter Kurzeck, « En invité », va en relire des passages, repasser sur les brisures d’une vie en train de (se) faire ou (se) défaire, pleine de ses inachèvements et de ses projets, de ses dégradations et résistances sous-jacentes, tout en éclats de phrases, vives, en déplacement incessant, sans rien fixer, accumulation de petites observations, écrites en parant au plus pressé, pour achever l’une ou l’autre phase, pour ralentir telle ou telle dégradation, autant de petits fagots de mots balancés dans le vide en espérant constituer un tapis, un sol, un filet de protection, un peu comme celui qui chercherait à répondre par l’absurde à l’injonction « accroche toi au pinceau je retire l’échelle ».  Une détresse sous les apparences d’un exercice de contrôle obsessionnel, in extremis, à Francfort, logement précaire, vie affective délitée, erratique, compulsion à peser le pour et le contre de la moindre dépense, compter les sous qui restent au fond de la poche, avec la gravité de qui égrène les nœuds de son ontologie grippée. Seule stabilité apparente, l’obstination à poursuivre une tâche littéraire, traquer les mots qui permettront de poursuivre le texte en cours, de se remettre au travail dès que revenu à sa table, à son manuscrit, de procéder à des corrections indispensables qui font de ce texte quelque chose d’organique, en évolution, qui soutient le narrateur dans ses déambulations, empêche qu’il ne se paralyse dans le dénuement et ne sombre dans la privation de tout. Perpétuelle fiction comme manuel de survie. « Marcher ici en étranger. Faire des courses, acheter au moins du lait au supermarché HL, ou juste recompter mon argent ? Fruits et légumes, poissonnier, boulanger, boucher. Penser au temps, aux soucis, aux chaussures. Et demander au pain, au temps, aux pommes, aux poissons et à moi-même d’attendre plus tard, l’avenir, la journée de demain. (…) A la rencontre du soir et avec le soir le retour, épargner les chaussures en marchant. La cabine téléphonique. (…) (je m’étais longtemps souhaité quand dans le besoin, imaginé un mi-temps dans une librairie ou une bibliothèque, même en tant que manutentionnaire et ‘étais souvent en vain proposé). Pas d’argent, pas de nom, pas de revenus. Transparent ou invisible dans le crépuscule et puis retour le soir fatigué. En invité, n’oublie pas, en invité ! Épargner les chaussures en marchant ! Je marchais comme si j’étais quelqu’un d’autre. Avec moi-même à la troisième personne. Tout à titre de prêt de toute façon. Le prêt, ça s’apprend facilement ! Encore le crépuscule ou déjà la nuit ? A la cabine téléphonique une dernière fois ? Recompter l’argent qu’il me reste, encourager les chaussures et de nouveau le Grüneburgweg ? » (p.50)

C’est une lecture qui le fascine, par son rythme, plutôt son halètement arythmique, ses précipités d’images vite sortis de la nuit, jetés sur la page, un tuilage acéré qui fait tenir ensemble, par miracle, des temps différents, l’actuel et le révolu, le prosaïque et le rêve, le pertinent et le disjoncté. Dans un sentiment de n’être que de passage, n’avoir aucun point de chute stable, aucun abris assuré. Toujours, « en invité ». Mais peu à peu, ça lui dérange les tripes, cette histoire l’angoisse et lui pèse, l’oppresse, comme quelqu’un d’autre s’installant en lui, prenant possession, l’expropriant de lui-même. Ca réactive trop bien, en lui, ses propres années précaires, à battre la campagne, ressassant des vers à corriger, à ciseler encore et toujours (quête d’un langage chiffré d’une importance capitale, à pousser au bout de son esthétique pour ouvrir un sésame, fausser compagnie à la misère, à l’absence d’avenir… comme si tout sacrifier à l’art pour l’art donnait l’accès à une richesse compensatrice, rédemptrice, réparatrice.) En attendant, comptant, recomptant les francs disponibles en poche, listant ce que cela permet d’acheter le jour même ou mieux, demain, et quelle denrée permettrait de durer un peu, d’apaiser la faim le plus longtemps possible, avant un prochain achat ou crédit à l’épicerie, épelant aussi au passage des noms de personnes susceptibles de prêter de petites sommes, de donner un pain, du fromage, au cas où. Du fait de ce passé réactivé, l’empathie avec le texte devient insupportable, tourne vinaigre. Une nausée. Une panique. Ce n’est pas simple évocation d’un passé, c’est qu’il s’y découvre à jamais englué, comme s’il n’avait jamais cessé de s’agiter dans ce dénuement, malgré les nombreuses années relativement confortables connues ensuite. Et le fait de vivre, d’avoir vécu juste pour se débattre, cherchant en vain à prendre pied, se poser, de voir que tout finalement se résume à ça, le bilan d’une vie de dominé, alors que la mort se profile déjà, c’est hurlant de désespoir, ce temps perdu, ce vécu transi, la vie qui fuit entre les mains, sans jamais rien agripper, ce rien absolu, ce vivre pour rien. Cela, remué, exacerbé particulièrement par la quantité effroyable de vies humaines qui, tout autour, alentour, migrations, guerres, exclusions sociales et économiques, pressions identitaires de l’extrême droite, ont juste le droit de mastiquer la misère, la souffrance, l’angoisse, le désespoir. « Il faut compter son argent d’avance ! Comme ça tu sais toujours exactement combien tu as et combien ça coûte et ce qu’il te reste après. Les pfennigs aussi ! Compter quand même ! Idéalement deux ou trois fois ! Le café viennois roumain, trois boulangers de Francfort, un boucher de l’Odenwald, un étal de fruits espagnol, un étal de fruits turcs. » p.155)

Résurgence des Clash. Hymne contre l’empire, son monde « achevé » aux mains des puissants. Hymne de tous les élans qui ne s’arrêtent pas aux pensées arrêtées et aux savoirs connus.

Un soir, par hasard un peu, au gré d’intrusions algorithmiques surtout, (« tiens, ils m’ont retrouvé ») il clique sur le titre d’une chanson lui semblant familière mais ensevelie, lointaine voire muséifiée, coincée en un passé inaccessible, clique sans en lire consciemment le titre, the Magnificent Seven, en fait, plage augurale de la première face de Sandinista. Dès les premières micro-notes, il est happé, retour au début des années 80, dans son logis précaire, balayé de courants d’air, revenant de la médiathèque, quelques merveilles dans la besace, et au soir, tard, suspens et instant délicieux de la première écoute imminente, avec réconfort houblonné simultané, le craquement du silence vierge quand l’aiguille entame, sur la platine, le sillon du nouvel album triple des Clash fraîchement arrivé dans les bacs, événement mondial qui l’atteint dans sa campagne, s’empare de lui, se propage à travers lui, et très vite la claque électrique, cosmologique, quelque chose de jamais entendu, punk rock avec virage reggae, qui déconcerta pas mal de fans, effet espace vierge difficilement concevable aujourd’hui, aussi émerveillant qu’une étendue virginale de poudreuse fraîche, de l’inouï sidéral. Il se revoit, surpris, décontenancé, mais debout, galvanisé par le « jamais entendu ça », « qu’est-ce qui m’arrive ? », submergé par des émotions indescriptibles, sauvages, à élucider et dompter et, du coup, dansant, la nuit, éclaboussé de mousse de bière, son grand chien l’entourant de saut et d’aboiements joyeux, heureux de l’accueillir et l’accompagner dans un cercle de transe. Titubations partagées joyeuses inter-espèces. Prodigieuse sensation d’être à la fois seul au monde dans un bled invraisemblable, coron pauvre d’anciens ouvriers des carrières, et à la fois acteur d’un courant musical et culturel de pointe, mondialement puissant, rayonnant depuis une des capitales musicales les plus créatives, dansant seul et habité par tous et toutes en train de danser comme lui, au même moment, sur les mêmes sons, les mêmes paroles. Communauté informelle, immatérielle. Et avoir la vie devant soi. Pourtant, à l’époque, incapable de s’enfiler les six faces à la suite, chamboulé par cette puissance du dub submergeant la rage du punk blanc, l’irruption du pouls postcolonial britannique, mondial, reconfiguration des pogos et dancefloor à l’assaut des fantômes de l’empire loin d’être assoupis. Voilà qui donnait un coup de fouet aux liaisons entre musique et politique, musique et corps et politique. Alors, sortant vagabonder, refusant le repos réparateur de la force de travail, s’éclipsant du coron sous les étoiles, gagnant les chemins de terre et les berges du vieux canal captant nuages et clair de lune, rôdant, indéfiniment, attendu par rien, la musique traînant en tête comme promesse d’une nouvelle aube. Plus de quarante après, repris par le même événement, les mêmes impulsions, la même danse solitaire, dans sa cuisine, entre casserole et goulot. Relent imprévisible de transe non résolue. La surprise du « quelque chose n’a pas changé en moi, est resté à la même place ». Malgré les années partagées, les rencontres, les engagements collectifs, ce sentiment d’être resté seul, à tanguer dans son coin, pour rien, petite particule négligeable, cigale, noyée dans le tout, indistincte. Et avoir cherché en vain à se distinguer, à sortir du lot, échapper un tant soit peu à l’anonymat. Mais non, et c’est très bien ainsi. Il faut s’y faire. Le sentiment d’échec qui malaxe les tripes, chagrine le cœur, le poids soudain de tant d’années à côté de la plaque, le spectre d’une vie pour rien, c’est la conséquence de ce que tant de chercheurs et chercheuses ont désigné comme porte de sortie du capitalisme, décentrer l’humain, instaurer un régime d’interdépendances de toutes les formes du vivant, c’est cela, à l’échelle micro-individuel, ce désespoir existentiel quand la fin cesse d’être lointaine, c’est cela que ça fait d’accepter, à l’échelle intime, une transformation totale, que soit déplacé le « centre de gravité du lieu de la pensée – l’Occident en l’occurrence -, ou plutôt de se défaire de l’idée qu’il y aurait un centre de gravité de la pensée – en somme « désorienter » l’Occident – et le soumettre à un travail de décolonisation épistémique. » (p.215) C’est cela, quand on s’est trouvé naturellement, sans rien faire, par imposition implicite, intégré à ce « centre de gravité de la pensée », plus que cela, partie prenante et même quand s’imaginant suivre un parcours critique, il en a profité, il en a secrètement espéré un retour sur investissement, quelques certitudes, quelques conforts matériels et immatériaux, et de s’en trouver délogé, expulsé, parce qu’il le faut, c’était ça au loin les lueurs fragiles d’une aube nouvelle, mais du coup, plus rien, beaucoup de choses effacées, devenues relatives. La nouvelle mixture sonore des Clash en 1980, lui était une impulsion vers l’avant, le courage de secouer la chape impériale de la colonialité, omniprésente, avec ce sentiment exaltant que contrairement au monde fini et achevé, complet prôné par le pouvoir en place,  « quoi qu’on marche, il y aura toujours de l’inconnu et de l’inconnaissable », les musiques, les rythmes, les rengaines mettaient en route un moteur adapté aux défis de la fin de siècle, et avec ça passer le mur du son de l’inconnu et l’inconnaissable, en dansant, seul ou en multitude réelle ou fantasmée. Cette mise en marche vers l’inconnu, l’inachevé, comme forme d’existence contre le biopouvoir. Et il n’y aura jamais de raison pour « renoncer à l’exigence de comprendre plus loin ». Au cœur de cette musique intelligente et charnelle, d’émancipation, il y a l’utopie que tous les corps et toutes les pensées différentes réunies dans les mêmes flux soient caressés par les questions génératrices d’une nouvelle humanité, les interrogations originelles tisonnées par la basse et la guitare, « Quelles pensées pensent les pensées ? quelles connaissances connaissent les connaissances ? quelles histoires narrent les histoires ? » (Donna J. Haraway), et s’en emparent par leur danse, ce qui revient à orchestrer un penser par soi-même, ensemble, tourné-e-s vers ce que l’on veut voir advenir. Incantation. Invocation. Et avançant dans les chansons de ce triple album, rencontrant après l’élan initial, radieux, des plages de dub dépressif, déboussolé, des marasmes psychédéliques, il s’engouffrait dans ce « besoin de toujours plus d’histoires qui racontent comment on ne s’arrête pas aux pensées arrêtées et aux savoirs connus» (Tornatore, p.246), d’où l’effet d’entraînement, chanson après chanson, entraînant et douloureux. C’était ça physiquement qui l’avait envoûté, un soir des années 80, seul dans un logis de coron, et l’avait poussé ensuite en vadrouille, agité par trop de rêves trop grands pour lui, ces rêves impliquant de franchir un obstacle impressionnant, insurmontable, à quoi s’attaquait aussi la narrative rock des Clash, « la prise en compte (de) de l’intégralité de la complexe histoire planétaire de la souffrance humaine », avant même de se permettre «  le luxe et le risque de discourir librement sur l’humanité », préambule à un monde repensé meilleur. Cette souffrance humaine en effroyable extension, désormais hors de contrôle. 

Il suffit d’un rien pour basculer dans l’infra-humain

(Enthousiasme et désespoir, cocktail paralysant, intact, quarante-trois ans après. Consternation. Le cerveau suit les musiques au loin, les chemins qu’elles ouvraient, hypothétiques, refermés depuis. L’apitoiement qui l’envahit en regardant dans le passé ce jeune démuni, égaré, rempli d’utopie, d’énergies naïves, tout ça pour rien, tant d’années perdues, impuissantes à empêcher l’extractivisme des affects, via l’extrême droite conquérante, cœur pincé, poumons oppressés de découvrir que, finalement, bien qu’intégré aux classes privilégiées, il n’en était pas moins assimilé aux vies sans valeurs, aux êtres dispensables, ces parasites justes tolérés, marginal méprisé au village, genre chômeur fainéant, artiste branleur, réduit « au statut infrahumain d’incarnation de la « vie nue » », ne devant qu’à son appartenance généalogique à une famille blanche, bourgeoise, de n’être pas plus directement destiné à des traitements plus dégradants, voire diverses atrocités. Tant de promesses, d’illusions, gaspillées, refoulées, pour une vie jugée négligeable par la marche en avant du capitalisme, continuation du colonialisme sous d’autres formes, et pire que ça, en fait.)

Une cabane trouée sur le vide, d’où admirer au loin la formation du plurivers, ou adorer le passage des paradis perdus, nouvelle transe pour Adam et Ève

Comme ce désespéré qui s’accroche au plafond, par le pinceau enduit de couleur, quand on lui retire l’échelle, des images flottent dans le vide mental, des apparitions récurrentes, le soutiennent, incorporées suite aux échanges avec le monde de l’art, images devenues organes dont la fonction est de rendre possible certaines lévitations salutaires. (Dans certains jeux, cela correspond à l’option de se déclarer, un instant, hors d’atteinte, soustrait à la tension et à la compétition, avec le signe « deux ».) Ainsi, de ces petites maisons d’Elizabeth Jaeger, logis monospace en argile, dont elle invisibilise un mur pour révéler ce qui se passe à l’intérieur, collection de scènes intimes et de rituels quotidiens, comme on le fait pour observer les occupants de terriers, de fourmilières ou autres abris animaux. De cette série, une, particulièrement, ne l’a plus jamais quitté. Sans doute s’est-elle déformée dans sa mémoire. N’empêche, altérée, déclinée, ça reste cette image-là, vue ce jour-là, chez Kammel Mennour. Dépouillé, négligé, torse nu, pétri par la pénombre, prostré dans son fauteuil, tourné vers la baie vitrée, latérale et quadrillée, un homme fatigué, tête traumatisée, retenant l’expiration terminale car, soudain, tout entier habité, colonisé, pétrifié par les rêveries qu’éveille l’infini univers, au-delà du verre. Ca remplit désormais ses jours et ses nuits, à jamais. Il n’attend plus rien. Mais ça ne sent pas le renfermé, ni la chambre mortuaire, au contraire cet intérieur est baigné d’une immensité silencieuse, matricielle. Au centre de la maison, une trappe carrée, ouverte, donnant directement sur le vide incommensurable, indomptable. Une femme y est accoudée, tranquille, le visage tourné aussi vers la baie. Ce n’est pas une intrusion, ni le préalable à une chute, mais un trait d’union, un réconfort. Ses jambes pendent dans le vide, paisiblement, c’est son élément, plus exactement, elles prennent le vide, avec un imperceptible battement de nageuse, sirène des eaux de l’oubli, elles l’absorbent, et tout son corps le métabolise, l’irradie charnel dans la chambre qui, du coup, devient chambre d’accouchement cosmique. Du coup, oui, il n’y a rien d’autre à faire que contempler par la baie vitrée, en communion mutique, l’immense paysage de leurs intériorités en pleine rencontre, mêlées aux aurores boréales d’un plurivers en pleine formation. A moins qu’il ne s’agisse du défilé abyssal et mélancolique d’innombrables paradis perdus, splendeurs d’empires engloutis, qu’ils regardent subjugués, leur vouant un culte informel, à la manière dont les représente et les expose rituellement, le peintre Laurent Grasso, luxuriants, survolés par un écran noir plat multidirectionnel, furtif, vaisseau spatial venu d’ailleurs, là s’effectuant la jonction avec d’autres civilisations, aspirant et prélevant d’innombrables particules (pixels ?) d’or mémoriel, et y pulvérisant une pluie d’autres particules sombres, issues de trous noirs, intervention surnaturelle pour que subsiste ce qui fait l’essence des paradis perdus, leur fascination, leur attrait maladif, voire morbide, gisement de savoirs engloutis condamnés par la science rationnelle occidentale, industrielle.) C’est énorme. La cage est ouverte, vraiment ouverte. La rencontre improbable entre le pétrifié et la sirène du néant crée un courant d’air qui annoncent de nouvelles histoires, ils les sentent, en scrutent les contours encore informels, à venir. Attente. Et ils tournent et retournent une série de questions : « Que faire des histoires ? Que faire avec les histoires ? Comment les vivre ? Comment se les raconter ? Comment les transporter, les transmettre ? Comment circulent-elles hors et aux confins de l’Empire ? Quels passages empruntent-elles ? Quelles portes ouvrent-elles ? » (p.247) Dans la chambre règne un climat de résurgence pressentie, d’histoires renouvelées, en pleine germination, tout un stock, à trier, à énoncer, formuler. Cette cellule sombre avec le fauteuil et le trou vers l’inconnu ressemble beaucoup à la pièce peinte en noire, ouverte d’un grand miroir cerné d’or, où il habitait en plein coron, où l’emporta une nuit le sillon complexe d’un triple Clash. La chambre perchée et percée d’Elizabeth Jaeger symbolise bien la nasse où les êtres aujourd’hui sont pris, englués par des siècles d’un récit mortifère, obligés de changer de régime d’imagination, et tâtonnant, titubant, ne sachant pas très bien comment, par où commencer, curieux de tout ce qui vient « frapper à la porte », mais dépourvus du mode d’emploi. « Que peut et ne peut pas ou plus aujourd’hui notre propre système de signification, tel qu’il s’est construit sur une inexorable entreprise de sélection et tel qu’il est verrouillé par une raison scientifique triomphante qui sert d’étalon de mesure ? Que signifient les savoirs ou les ontologies qui frappent à la porte, s’immiscent dans les interstices, font brèche, négocient une place, (…), mues par le désir de « faire connaissance ». Quelles sont les raisons et les déraisons qui poussent à aller voir plus loin, mais aussi à penser plus loin ? » (p. 248). Un ange passe dans la chambre des secrets, il y a là une sorte de reconfiguration d’Adam et Ève, aux bords d’une ère nouvelle, réfugiés dans l’argile d’une cabane sommaire, tous deux aux portes d’une transe tranquille, la même, confuse, qui l’exalte souterrainement, depuis des décennies.

Un lieu-pensée, un square où se rencontrent les espèces d’un marais, un vivier d’histoires, au plus près des pensées qui pensent les pensées, des histoires qui narrent les histoires, bol d’air frais

Dans la galerie, au sous-sol, très loin dans le vide où pendulent les jambes de la femme accoudée au plancher, grouille une biodiversité sauvegardée, épurée, mise en réserve dans le cube blanc. Les joncs dispersés évoquent le marais, biotope d’eau et de vase, de vies et de pourritures, milieu hostile à l’humain. Alors, là, pas le marécage boueux, détrempé, inhospitalier, non, rien de salissant, plutôt l’idée de marais. Une assemblée de symboles de l’univers marécageux dans un square minimaliste. Néanmoins, configuration impénétrable tissée de liens, d’interdépendances multiples, d’anecdotes transversales, sans centralité, qui déroute le regard humain, n’offrent aucune prise aux lectures rationnelles dépendantes d’un exercice de l’interprétation conditionné par des siècles de « monoculture du temps linéaire », « inféodée au capitalisme » et elle-même bras armé de la monoculture des savoirs scientifiques occidentaux…p.21). Expérience de la déprise. Des chiens sauvages, des renards, des rapaces, des rongeurs, des pics, des papillons, des araignées. Des peintures rectangulaires découpées à même divers crépuscules, brassent ronces, nuages, végétations fuligineuses, coulées de boue. L’œil déboussolé, mais les narines se dilatent, ici il y a de quoi respirer, réserve d’oxygène. Tout se fige, hermétique, au moindre visiteur. Des scènes de prédation, sacrificielles. Des œufs exceptionnels, au chaud dans leur nid, comme sur un autel. Une coexistence plurielle. La toile relationnelle énigmatique qui ligue toutes les espèces présentes là, laisse deviner un lieu-pensée, pas un no man’s land, pas un simple bout de nature où s’activent quelques animaux-jouets, un lieu-pensée vierge à explorer. Un vivier d’histoires sans cesse renouvelées. Un espace de recueillement où renouer avec la fertilité narrative sans fonds : « Quelles pensées pensent les pensées ? quelles connaissances connaissent les connaissances ? quelles histoires narrent les histoires ? » (Donna J. Haraway) Marais de ressourcement dont les émanations caressent la plante des pieds de la femme plongée tel un balancier dans le vide.

Pierre Hemptinne

Transit onirique et pulpes résonantes

Fil narratif librement inspiré de : Anri Sala, If and Only If, Galerie Chantal Crousel – Tatiana Trouvé, A Quiet Life, Galerie Kamel Mennour – Christodoulos Panayiotou, Friday, 3rd of February 1525, galerie Kamel Mennour – The Clash, Should I stay or should I go – Hartmut Rosa, Résonance. Sociologie de la relation au monde, La Découverte 2018 – Dialectique de l’inséparation, Frédéric Neyrat, Revue Multitudes – Un  bosquet dans un paysage près de Wissant…

Il va à la rencontre des oeuvres exposées, comme s’agissant de l’espace de création de Tatiana Trouvé,  se mettant dans la peau de l’artiste, enfin, imaginant une artiste fictionnelle dont il pourrait se représenter les actions, de l’intérieur, sans y réfléchir, mu par une empathie spontanée…

Elle se rappelle son atelier, les heures de recherches et d’immersion dans des courants d’idées, de sentiments, de ressentis, projections et corps à corps avec des consistances. Naviguant là-dedans à la manière d’un oiseau nocturne. Elle se revoit dans l’atelier comme en rêve, telle Constance Birotteau qui se voit dédoublée et se réveille en sursaut, pétrifiée, terrifiée car quelque chose s’est passé ou se passe, un virage s’amorce autour de l’absence d’un être (sa place est vide dans le lit). Elle est traversée par les ondes et réminiscences des heures occupées à essayer, traquer, construire, assembler, modeler, manier des choses, des matières, des formes. Quelque chose qui s’est passé, alors,lui revient, sans qu’elle puisse l’identifier. Y est-elle toujours en partie ? Une version d’elle-même continue-t-elle à travailler dans cet atelier ? Bloquée dans un fragment de temps passé ? Mais plein de temps passés deviennent des tempes parallèles ! Est-ce à partir de ce dédoublement qu’elle revoit cette époque sous la forme d’un processus onirique qui transforme sa vie, n’y ayant elle-même finalement qu’un rôle partiel. Processus qui modifie sans cesse sa vie et ses actions à elle en quelque chose qui lui échappe et en quoi elle peut se reconnaître, précisément grâce à cela. Dans ce flux, elle s’applique à construire des adaptations, des passerelles, sous formes d’objets assemblés, réunis, mis en scène. Des contours précis lui reviennent avec leurs contextes explicites ou implicites, des atmosphères. Elle reconstruit son atelier tel qu’il était en certains instants dont elle se souvient plus précisément, en fonction des objets, des matériaux, des outils qui, révélant une discipline de recherche créative en cours, en constituaient le décor provisoire. Elle redonne forme à des moments particuliers. Chaque fois comme un rébus, une métaphore, une composition aléatoire à résoudre. Elle nous ouvre cet atelier qui ressemble à un emboîtement de chimères. On peut s’y promener comme lorsque des artistes font visiter les coulisses de leur vie artistique. Et cela désarçonne parce que rien n’est fini, abouti, mais en cours, peut-être même voit-on des choses avortées, abandonnées. Mais ce n’est pas l’atelier proprement dit, n’est-ce pas, ça n’en est pas la réplique fidèle, historique, ce n’est pas un fac-similé. C’est une reconstitution défaillante selon quelques souvenirs saillants, eux-mêmes déterminés par ce qui fait qu’à un moment donné elle se souvient de ceci plutôt que de cela, elle accentue tel élément plutôt que d’autre. Ce que l’on visite est avant tout un espace mental. Pas tellement fait de souvenirs reconfigurés, mais « plutôt le fantôme de ce qui n’a pas été vécu dans le fantôme qu’est le souvenir. » (F. Neyrat) Certains décors archéologiques des processus intérieurs de l’artiste, fragiles, ils peuvent se dissiper, être remplacés par d’autres. Un sac, une corde enroulée, des chaussures, un essuie, des cartons empilés, une canette écrasée… Tiens, elle a retrouvé de vieux ustensiles, ou elle a recherché, telle une accessoiriste, des objets ressemblant à ceux dont elle se souvient, et qui représentent un peu la manière d’habiter l’atelier, ou bien elle les a reconditionné pour qu’ils ressemblent à ce qui jonchait le sol et attestait d’une manière d’habiter ce temps et cet espace du travail. Elle a vidé une canette d’une boisson qu’elle buvait à l’époque et elle l’a écrabouillée, comme elle faisait. Un joint, le compagnon transistor, un essuie de toilette. Mais en fait, non, tout ça est refait en bronze, comme autant d’objets nouveaux, recréés, réinventés. Et il se fait avoir, il ne s’en rend pas compte et ce qui d’abord semble une banale restitution se révèle alors une stupéfiante transmutation. Cette sorte de polochon affaissé, si mou, est en marbre. Il peut toucher du doigt. Ce trajet – le travail en atelier, lui-même convoquant toutes sortes de matériaux physiques et psychiques, de souvenirs, de références, d’héritages du passé individuel et de ses croisements avec du collectif conscient ou inconscient, puis son oubli dans les entrailles de la mémoire, sa reconvocation, sa reconstruction virtuelle, spirituelle, et puis le long et fastidieux processus, artisanal, pour le réincarner à nouveau dans du solide – tout ce cheminement pour saisir les choses, les assigner en une réalisation idéale, épuisant leur signification, aboutit, finalement, à ne jamais vraiment s’emparer de quoi que ce soit, ça continue de se fluidifier, de fuiter en tous sens, de tous côtés. Ce remue-ménage invisible, voilà la plasticité qui l’émeut. Et qui, un instant, quand elle se découvre, paralyse, prive de tout, le sang se retire. A l’instar de cette grande paroi vitrée, lisse, sans prise, posée sur deux souliers écartés, pointes écrasées, talons soulevés, évoquant un équilibre fragile, une mise en tension problématique de l’artiste portant son sujet, son projet d’œuvre, dans une posture où tout peut s’évanouir, s’écraser, ne pas décoller. Une posture où il n’est plus possible de bouger sinon tout se brise. Ce remue-ménage est suggéré, au sein de cette matière nocturne d’où surgissent des formes, sous la consistance d’une cendre noire, minérale et séminale, évoquant celle qui remplit certains sabliers, répandue au sol, dune anthracite meuble, nuage d’encre échoué. C’est la même ténèbres sableuse versée d’un gros sac culbuté et béant et qui est machinée, manœuvrée par un ballet de raclettes blanches, figées. Comme l’on remue une terre à tamiser pour y débusquer de potentiels vestiges, comme l’on ratisse et peigne méthodiquement des graines ou épices à torréfier dans une poêle pour en magnifier les parfums. Ce sont des gestes d’ouvriers, de cuisiner, de jardiniers, d’archéologues, gestes qui dispersent, rassemblent en tas, épandent largement, répétitifs, méticuleux, presque hypnotiques, s’attachant à faire passer le temps. Dans une salle conjointe, l’artiste a entrepris de représenter un espace mental, sous formes de plusieurs cubes de verre, apparemment vides, mais l’on a vite l’impression que quelque chose y marine, entre deux eaux, et autour de ces bassines de gestation transparente , des structures métalliques, des sortes d’arbres, d’épines dorsales schématiques et tordues, biscornues, des circuits de souvenirs, des antennes fichées dans des socles de métal, bois ou pierre. Juste les tracés de moments fossilisés dans la mémoire, une ligne directrice, centrale, et des bifurcations se perdant dans les airs, parfois un anneau, une hanse, quelque chose qui s’offre à accueillir d’autres formes, à s’arrimer à d’autres futures antennes, en attente. Les cubes de verre immergés dans quelque chose de buissonnant. Chaque buisson, à la manière de pièces à conviction rangées dans une réserve, est étiqueté, identifié. Ce sont des lieux, des moments, des actions, des dates, des rencontres, des états seconds que ces silhouettes neurologiques, erratiques, solitaires bien qu’enchevêtrées, évoquent pour l’artiste. Des départs, des impulsions névralgiques. Il repense aussi à une amie disparue, désormais inaccessible en chair et en os, mais qui lui envoie de temps en temps, presque depuis l’autre côté du miroir, d’une autre planète, des photos de sa table de travail, les choses, les outils, les images découpées, les couleurs, les papiers, les livres, ses mains, ses jambes, ses boissons, ses pique-niques, ses stimulants.

Pulpe et monnaie, ce qui s’échange….

Ce remue-ménage invisible, voilà la plasticité qui l’émeut. Elle lui procure sans réelle raison réfléchie – simplement parce qu’il pressent sous la surface de ce qu’il regarde de profondes articulations intimes entre l’humain et le non humain, entre les différentes temporalités, passé, présent, futur, de profondes transmutations des choses qui ne peuvent se résumer en quelque chose de connu -, de subtiles voluptés esthétiques ! Il s’abandonne à ce type de plaisir – mais à chaque fois il s’agit d’une variante inconnue d’une même jouissance, sans cette variation, il y aurait émoussement -, la moindre parcelle de son corps en est vibrante, quand il approche lentement des Pulp Paintings de Christodoulos Panayiotou. Il est pris dans une formidable attraction, focalisée par le mot « pulpe » et l’impression d’être appelé par un triptyque étrange de peaux respirantes, de la peau, sur laquelle, dans laquelle il va se fondre, se désagréger. Culture de pulpe vivante, sur toile, surface qui devient de plus en plus lunaire, au fil du rapprochement. Nudités abstraites, grésillantes, vibratiles. Mais, exactement comme la description proustienne de la peau aimée dans le mouvement du baiser, le grain apparaît, la dimension abrasive aussi, l’aspect de crépi. Le passage du macro au micro est toujours aussi exaltante, parce que le micro, il le devine, est aussi le macro d’autres choses. Pourquoi ses poils s’hérissent-ils ? Pas facile à dire, une sorte d’abandon, certes, mais aussi réaction répulsive ? Ces pulpes peintes, charnelles, sont en fait des billets démonétisés, retirés de la circulation capitaliste, déchiquetés, transformés en pâte à papier. Mais elles sont animées, à la manière du sable qui rassemble tout ce que les océans broient en leurs abysses, de ce rapport à l’argent, équivoque, qui traverse toutes nos vies et, de plus en plus, le moindre instant de nos existences, y ajoutant de la brillance ou des points aveugles, angoissants. Les promesses de résonance avec le monde qu’entretiennent toutes les choses que l’on peut acheter, vantées par des milliards de publicités, concentrées dans des milliers de centres commerciaux. Cette pulpe est issue des paillettes, pigments, cryptages holographiques, dessins, emblèmes, symboles, bouts de papier passant de main en main, organisant l’échange marchand au fondement du marché et en quoi consiste une (très) grande partie de nos relations au monde, aux autres. Abstraites et palpables à la fois. Ces billets qui règlent symboliquement et contrôlent les flux, les transactions, les pulsions. Particules de monnaie d’échanges mêlées à nos fibres. En une couche, elles concentrent l’aura, transcendent le bonheur que promettent les temples de la consommation, et elles irradient aussi quelque chose de l’ordre de la déception, la mélancolie de se rendre compte que cette pulsion à dominer tout ce qui peut s’acheter ne conduit nulle part, à une sorte de vide sidéral, chair de poule orpheline. Ce sont aussi des pulpes, du coup, qui nous ressemblent, font partie de nous. Ce remue-ménage invisible, voilà la plasticité qui l’émeut. Et de ce remue-ménage, remue-méninges, résulte ce qui ne s’explique pas et qui pourtant fait qu’il s’accroche à telle ou telle œuvre. Ce non-explicable, présence de quelque chose de non disponible et qui pourtant fait signe, génère sans cesse des tentatives d’élucidation, est ce qui le séduit, et que ne comblent pas les explications parfois alambiquées des spécialistes de l’art.

Anri Sala et ses antichambres de revenant-e-s

Des déviances et embardées poétiques vitales, Anri Sala est, pour lui, certainement un expert. Il se souvient toujours ému de sa vidéo où, d’une salle de concert abandonnée, aux murs quelconques décorées de dessins, peintures et graffitis, s’échappent quelques mesures graves d’une chanson des Clash, Should I stay or should i go... Puis la mélodie s’éloigne, entame un périple à la manière dont une chanson populaire passe d’une tête à une autre, de lèvres en lèvres. Elle s’amenuise, s’éteint presque, migre dans un orgue de barbarie, erre, se balade dans d’autres lieux, pénètre d’autres fibres mentales et tripales, sous forme d’échos lointains, de plus en plus exilés, et se concentre finalement, toute menue, fragile, mécanique et bancale, dans une boîte à musique que porte un flâneur mélancolique, perdu, migrant dépressif, et dont il tourne la manivelle selon une énergie alternative, défaillante, irrégulière. En suivant le cours d’un refrain emblématique, rien, pour lui, n’a jamais autant représenté la réalité d’un temps qui se clôt, une époque qui se termine, ferme ses portes,  projetant dans l’incertitude et l’effacement de repères, un environnement de perte parmi lequel s’expérimente le vide, l’absence, la compagnie de fantômes, l’identité devenant une sorte d’exil continu suivant une rengaine qui ne peut plus se fixer nulle part, détachée de son temps, mais en s’accrochant à quelques-unes de ses bribes on continue à croire, probablement, un jour, voir poindre une renaissance, des revenants, retrouver un regain de résonance, de réponses de tout ce qui environne et forme un ancrage. Du même ordre est cette expérience qui consiste, pour le filmer, le raconter par image, à faire jouer un morceau de musique (Elégie pour alto seul d’Igor Stravinski) en invitant un escargot à ramper sur l’archet, de bas en haut, l’exécution musicale devant s’achever quand il atteint le sommet. Le frottement du mollusque altère probablement les sonorités, quand il déborde sur le crin, mais le musicien intègre cela dans son jeu, il l’incorpore. L’interprète doit en outre, certainement, intégrer la lenteur de l’escargot au tempo fixé par le compositeur et inscrit dans la partition, cela devient une interprétation partagée entre un humain et un non-humain, cela devient même une œuvre différente, tout en restant identifiable comme celle de Stravinski. Une étrange synchronie est ainsi filmée, presque haletante. La vidéo qui restitue ce morceau de musique, ce que l’on voit et entend, joue avec les séparations entre les choses (une partition, un alto, un outil, un interprète, un escargot, un artiste, une caméra), les différents registres qui les activent mais, aussi, leur nécessaire inséparation. Cela questionne, déstabilise ce que l’on croit entendre, ressentir, reconnaître. Ce que l’on voit, l’animal frottant l’archet, altère ce que l’on entend. Mais le perçoit-on réellement ? Il faut probablement connaître par cœur la pièce de Stravinski pour s’en rendre compte. On est devant quelque chose de probable,tout indique que, mais l’on ne dispose pas de toute l’expertise nécessaire pour vérifier quoi que ce soit, objectiver les incidences. La confrontation n’est pas celle d’un visiteur de galerie à une vidéo mais à du spectral que l’exercice vidéaste a tenté de saisir. « L’inséparé serait en quelque sorte un spectre au second degré, un revenant de nulle part, qui nous en voudrait non pas du fait d’un acte commis, mais pour un acte non-acte. Si l’esprit hégélien est le surplus par lequel chaque chose est excédée, alors il y a un revenant qui a pour fonction de nous alerter sur la part de l’esprit qui n’a pas eu la chance de transparaître en quelque événement. L’inséparé serait dès lors la plainte de ce qui n’est pas venu au jour, le revenant qui nous incite à devenir, enfin, l’heureux venant. » (Dialectique de l’inséparation, Frédéric Neyrat, Multitudes) Ce que prolonge et diversifie la confrontation avec quelques verres ployés présentés sur leur socle (Resting Spells) ? Ils affirment une forme paradoxale qui les apparente à des objets que l’on rencontrerait plus volontiers dans des rêves et qui fait qu’au moment de les ranger dans une catégorie, l’esprit bégaie, hésite et les laisse en suspens, inclassables. Il faut leur penser un autre usage et sans doute répondent-ils à un besoin refoulé, oublié. Ce sont des verres à vin dont le bulbe est fermé, surmonté d’un « chapeau ». Ils évoquent bien l’envie de boire du bon vin mais sont incapables de servir de récipients. Ils ne peuvent répondre à la bouche, accueillir les lèvres, et celles-ci ne peuvent que difficilement leur répondre. Les deux pôles de la résonance se cherchent, s’égarent. Mais cet égarement consiste en un filament qui rend possible quelque chose d’autre. Le maître-verrier a laissé son ouvrage inachevé, ce qui en fait des verres suggestifs mais inutiles. Ils sont beaux mais orphelins, ne correspondent plus à aucune action concrète. En même temps, leurs pieds penchent, oscillent, comme roseaux pliant sous le vent. Ces objets sont expliqués par une vidéo (Slip of the Line). Sauf que ce document produit, en tout cas pour lui, plus d’inexplicable que d’élucidation. On peut y voir tout le processus du travail du verre, la matière, les artisans, le feu, le soufflage, les formes qui émergent… Mais le pied chancelant, là, c’est un magicien qui intervient, c’est son fluide psychique qui agit sur la matière ! « Tout semble s’enchaîner naturellement jusqu’à ce qu’Eddy, illusionniste, un magicien italien, vienne s’insérer dans ce concert parfaitement orchestré. S’il ne dérègle pas l’ensemble du processus qu’il laisse parvenir à son terme, il procède néanmoins à une altération de l’objet en parvenant à faire se courber les pieds de verres déjà achevés et refroidis. Une manipulation – celle de la main ou de la machine – en appelle une autre – celle de l’inexplicable qui permet à l’objet de s’émanciper de sa forme et de se libérer de sa fonction. » (Feuillet de la galerie) Comment le prendre ? Fiction ? Dispositif onirique pour montrer comment des objets « s’émancipent de leur condition », rejoignent des réalités qui échappent à nos réflexes de catégorisation ? Faut-il croire qu’un illusionniste peut réellement courber le pied de verres à vin ? « Avec pour conséquence de parfaitement brouiller la perception de ce qui relèverait du savoir-faire ou de la magie », de l’art et de l’utilitaire, de l’arnaque ou de l’authentique. Ce brouillage des pistes qui fait cafouiller la raison dans l’expérience esthétique, lui donne l’impression, un bref instant et, ensuite, chaque fois qu’il va revivre mentalement cet instant, de tomber à côté, d’être incapable de dire ce qui se passe, ce qu’il y a à comprendre. C’est agaçant et jouissif. Ce qu’il saisit lui échappe aussitôt, sauvage. Il y a promesse de résonance, mais encore rien de franc, d’explicite, aucune réponse, aucun réel échange vibratoire, juste des amorces. Il perçoit les deux bouts de corde qui, reliés, connectés feraient circuler de la résonance, appel et réponses réciproques entre les deux côtés, mais provisoirement, quelque chose résiste, fait obstacle, qu’il doit résoudre. « L’idée du matériau responsif implique toujours aussi la survenue de résistances, d’imprévus et de surprises ; ils se révèlent par moments matériaux rétifs, ne se laissant jamais totalement dominer, prévoir et calculer. Si ce n’est pas le cas, la relation cesse d’être une relation de résonance : elle devient pure routine. (Rosa, p.268) La difficulté étant de nouer des voix distinctes, propres, irréductibles les unes aux autres, ne se résumant pas à la manifestation d’échos préparés par les environnements de la médiacratie, mais qui se parlent et échangent vraiment. « L’idée centrale est ici que les deux entités de la relation, situées dans un médium capable de vibration (un espace de résonance), se touchent mutuellement de telle sorte qu’elles apparaissent comme deux entités qui se répondent l’une à l’autre tout en parlant de leur propre voix, autrement dit qui « retentissent en retour ». De ce fait, je l’ai dit, la résonance ne saurait se confondre avec les formes d’interaction (« linéaire ») causale ou instrumentale entendue comme un couplage mécanique), dans lesquelles le contact, en tant qu’il est une influence imposée, produit un effet figé et prédictible. Pareil effet s’observe par exemple quand on fixe deux roues sur un même axe : la mise en mouvement de l’une entraînera automatiquement la mise en mouvement de l’autre. Il n’y a là aucun phénomène de résonance, puisqu’aucune vibration propre n’est alors suscitée. Telle est la raison pour laquelle la résonance doit être distinguée de l’écho, au sens propre comme au sens figuré : l’écho ne possède pas de voix propre, il survient pour ainsi dire mécaniquement et sans variation ; dans l’écho ne retentit que ce qui nous est propre, et non ce qui répond. » (Rosa, page 191)

Relation avec un bosquet singulier

Dialectique de l’écho et de la résonance qu’il retrouve/éprouve chaque fois qu’il n’est qu’un point infime dans un paysage et que cet infime se noie dans de l’illimité, qu’il voudrait figer en instant éternel. Ainsi, après des heures à cheminer, revenant du littoral, ayant laissé derrière lui le village marin, quitté les dernières maisons et s’avançant vers l’intérieur des terres, faites de vagues sombres, couvertes de jaunes, de verts luminescents, et de terre crayeuse captant les derniers lueurs. Vers la mer, au-delà des champs bombés vers le ciel, il salue les derniers instants solaires, fantomatiques, suspendus dans les ténèbres croissantes. Derniers rougeoiements à l’horizon, une fois de plus, magie de ces basculements du jour en nuit. En traversant un hameau, un château, deux trois petites fermes, une pièce d’eau, le chemin passe entre deux vastes granges ouvertes. Au loin, sur les versants des monts, les phares d’un tracteur, lents, habitacle nomade perdu dans l’immensité. Il sursaute quand une masse volante nocturne le frôle et s’engouffre dans un hangar. Elle en ressort rapidement, dérangée, énervée, presque au ras de ses cheveux. Présence enveloppante dans les airs, effleurements qui l’effraient et l’enchantent, oui, vivre avec ces traces, aériennes, souples, mystérieuses. Rester comme en une éternité dans ce sillage fugitif, allusif, qui en rappelle plein d’autres, essentiels, membres souples emmêlés au sein, se dégageant, revenant se nouer, se greffant puis disparaissant, longue chevelure noueuse l’enveloppant d’oubli, aérienne. Quelques heures plus tôt, en passant au Mont de Couple, il a pu admirer entre le ciel gris jaune clair mat, et la terre à contre-jour en train de perdre toute sa luminosité (hémorragie dans les bocages), une bande brillante éclatante, la mer frappée par le soleil, miroir chauffé à blanc, une brillance liquide, dure, abyssale, de même nature que celle aperçue quelques fois lors de scène d’amour, dans les yeux infinis de ses partenaires jouissantes (mais elles n’avaient pas toutes cette incandescence), et à l’avant, presque invisible, un mince cordon de la même brillance, juste au pied du mont, une route dont le macadam luit au soleil déclinant, où passent de petites voitures, des jouets. Cette brillance a été pulvérisée à présent, quelques ultimes particules volètent encore dans le crépuscule. Il s’arrête quelques minutes devant un de ses bosquets préférés, à présent masse d’encre, il regarde, il écoute. C’est un de ses bosquets qui chaque fois lui fait signe. Chaque année il revient le voir. S’il devait un jour constater sa disparition – il a vu récemment de pareils petits bois rasés, débités en quelques jours – il en serait terriblement affecté, ce serait un manque soudain, quelque chose qui ne serait plus au rendez-vous, un rétrécissement de l’espace vital. En passant une première fois, tout à l’heure, quand le jour était encore présent, Il l’a salué et regardé. Il s’est recueilli en observant ses frissonnements, ses mouvements, ses reflets de lumières, écoutant ses bruissements, comme on le fait au cimetière devant des tombes qui nous parlent, où gisent des proches qui manquent, des parties de nous, désormais des fragments d’au-delà avec lesquels on dialogue, on se construit, avec lesquels on cultive des résonances et dont l’esprit peut se réunir dans la personnalité d’un bosquet jaillissant d’un ravin entre deux prairies, parmi d’autres bosquets disséminés dans les champs et labours qui montent de la mer au mont, entre lesquels courent du gibier, à la nuit tombante, lièvres, chevreuils.

Pierre Hemptinne

L’épique des Clash

« Rude boy »

clash1Il y a du « cultural studies » dans ce film de Jack Hazan et David Mingay, sorti en 1980, sur les Clash. Plutôt, sur les Clash et leur contexte. Ce n’est pas un documentaire qui inclurait des entretiens ou l’intervention d’un narrateur, il n’est pas question d’un montage de moments forts qui événementialiserait outre mesure le génie momentané d’un groupe rock. Le dispositif ne cherche pas à exalter. Mais à restituer l’environnement, les conditions d’émergence, la temporalité selon laquelle les choses se construisent, en interaction dans un tissu social et politique donné, dans une période déterminée. Comment un groupe rock crée sa fiction, fictionnalise le réel et sa posture dans le réel à travers les textes et un style bien à eux de secouer les guitares. Comment autour d’eux, par adhésion, réaction, d’autres fictions s’ébauchent, comment le rayonnement d’un groupe rock contribue aux individuations.Peu ou prou, bien ou mal, de près ou de loin.Les manifestations contre le racisme, les contre-manifestants d’extrême droite, les flics, les contrôles policiers, la répression des populations émigrées, la campagne de Thatcher, le décor est planté, lentement, et lentement, on se souvient « comment c’était » ! La fulgurance des prestations des Clashs n’oublie pas de cadrer le travail, le sérieux des musiciens dans leur préparation, leur répétition. Et leur volonté de coller aux forces, aux dynamiques qui secoue la société, anglais et mondiale. Avec la fièvre de délivrer une parole militante, qui puisse aider. Une sorte de laboratoire rock politique. Avec le recul, ainsi, et malgré l’engagement physique qui impressionne toujours (l’abattage), ça semble un peu « naïf », enfin, difficile à dire, mais quelque chose ainsi, pas tout à fait mâture. Mais probablement est-ce ce que l’on attend du rock, d’astiquer cette révolte toujours un peu adolescente, éphémère. Ils se cherchent aussi, manifestement, ils sont pris dans un mouvement et suivent au mieux. L’immaturité pointe dans d’autres aspects, les sorties du tribunal, les commentaires sur la brutalité des flics (comme une recherche de gloriole, mais on a connu ça). Le film documente aussi sur le décalage entre le groupe qui cherche à affirmer une conscience politique et les fans. Notamment Ray, un « copain » de Brixton, qui adore leur musique et regrette juste qu’ils se sentent obligés de la politiser. Ray finira par être engagé comme petite main dans une tournée et n’en foutra pas une, picolera beaucoup et draguera pas mal dans l’ombre de l’aura grandissante du groupe. Portrait d’un jeune punk profondément paumé qui distingue difficilement sa droite de sa gauche et sombre, bel image d’un no future existentiel. Là aussi on voit la différence entre ceux qui ne trouvent rien à faire et ceux qui peuvent inventer, s’inscrire dans la création d’un langage, développer une discipline expressive, un projet, s’en sortir. Pour la forme et le fond, un film incontournable (PH) – Fiche technique du film. – Discographie des Clash en prêt public.

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