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Boîte noire entre lignes amies et ennemies

Fil narratif à partir de : Selva Aparicio, At Rest, Beaufort 24 (Nieuwpoort) – Jef Meyer, Untitled, Beaufort24 (Middelkerke) – Didier Fassin, Anne-Claire Defossez, L’exil, toujours recommencé. Chronique de la frontière », Seuil 2024 – Lucy+Jorge Orta, Gazing Ball : reflective dialogue, Beaufort24, Middelkerke – Georges Didi-Huberman, La fabrique des émotions disjointes, Minuit 2024 – Joëlle Léandre (solo), Zurich Concert, 2023

Pensée bêton, pensée bunker. L’imaginaire du littoral inséparable de ses vestiges de guerre, des jeux d’enfants qui y défendaient des frontières

C’est un Lego de bêton, brut de décoffrage, abandonné dans le sable. Tombé du ciel. Ou accidentellement décroché de la grue qui s’apprêtait à l’encastrer dans la grande muraille de building érigée face à la mer, rempart immobilier, ferme, radical et cupide, entre le sauvage et le civilisé. Un module de l’artificialisation démente et continue de la côte belge. Une cellule de la pensée bêton toujours conquérante. Chue. Abandonnée. Neutralisée. Ou est-ce un piège ? A la base, une ouverture ogivale, basse. La franchir plié en deux, c’est, pour lui, pénétrer dans un caisson mémorial. Les bruits extérieurs sont filtrés, amortis, non pas occultés mais réduits à l’essentiel, juste ce qu’il convient d’entendre. Il y règne une pénombre de cellule spartiate, survivaliste même. lL lumière vient d’en haut, spirituelle. Hors du temps. Entrailles où se replier durant la grande catastrophe. Attendre que ça passe. Dès qu’il s’y accroupit, la posture ravive d’innombrables souvenirs. Et d’abord, cette évidence ahurissante : l’idée de littoral a toujours été associée, en lui, à celle de bunker, héritage de la guerre et de ses vestiges. Quelle pollution mentale ! Toutes les heures qu’il a passées à jouer dedans, malgré les interdictions, à explorer ces décombres guerrières, lui reviennent. Se défendre, en imagination, contre l’ennemi, résister, lutter pour qu’il ne puisse envahir notre territoire. Tenir coûte que coûte. Incroyable comme jouer à la guerre a toujours consisté, pour lui en tout cas, à (se) raconter des histoires, par-là s’inculquer les récits héroïques où chasser l’agresseur relève de l’ordre vital. A se graver dans la tête les logiques patriotiques de territoires ancestraux, à faire passer en soi toutes les variantes de la démarcation entre eux et nous. 

La tour de guet, partout, malgré du bleu optimiste

C’est aujourd’hui, par le geste artiste de Jef Meyer, une tour de guet sommaire, légèrement de guingois, qui rappelle l’obligation dogmatique d’ériger un mur contre les autres, le besoin labellisé vital de fortification protectrice. La frontière est désormais, justement, partout, selon les États et leurs incantations populistes contre les flux de migrations soi-disant illégales, cultivant les dérogations à l’espace Schengen au nom de la lutte anti-terroriste et anti-grand remplacement. Dès lors, de façon sournoise, chacun est sommé d’y apporter son bout de rempartd’architecture de veille, de prouver par là le bon choix identitaire. A l’entrée, une niche où se tenir, s’abriter, se remplir de son rôle, se glisser dans la peau d’un veilleur, habituer ses sens. Un escalier étroit. En haut, un poste d’observation. Tourné vers les flots. Ces flots où meurent des milliers de migrants, cherchant désespérément, obstinément et légitimement, une terre d’accueil. Une fois grimpé là-haut, devenu vigie, de quelle nature sera le regard porté vers la frontière marine ? Le cas échéant se tournera-t-il vers le cri d’alarme ou l’impulsion à porter secours ? Quelle chanson ? Verra-t-il poindre un autre danger plus grand, plus imminent ? 

Serait-ce un modèle personnalisable de tour de guet, mis en démonstration sur la plage, en essais libre pour tous les vacanciers, pour jouer au garde-frontière bénévole, susciter des vocations !? Ils pourront ensuite l’acquérir, la faire couler chez eux, d’une seule pièce dans un moule portatif, au milieu de leur jardin ou au pied de leur immeuble. De cette manière, universaliser l’identité de garde-frontière, sans cesse vigilant quant à ce qui peut et ne peut pas s’y passer. Tout cela, tout de même, fabriqué dans un matériau qui participe au saccage des ressources naturelles (l’empreinte carbone du bêton est colossal et il est consomme du sable qui se raréfie). Les logiques frontalières, répressives, sont en phase avec les pulsions extractivistes, l’économie qui exténue la nature, même combat !

Cela pourrait être aussi, se dit-il après coup, longtemps plus tard d’ailleurs, un abris sommaire pour l’étranger échoué, quel qu’il soit, se reposer dans le sable sec de la chambre d’en bas, et puis en haut inspecter les environs, voir où il a échoué, prendre de premiers repères, s’orienter. Ca lui effleure l’esprit, un reste de penchant optimiste, mais franchement, ça ne saute pas aux yeux !) Même si finalement, engagé dans l’escalier étroit, principalement, ce qui l’illumine et qu’il retient, est une formidable flaque d’azur dense, libre, une arabesque bienveillante remplie de bleu, inespérée, libérant un désir d’ascension, rompant avec le sinistre de ce qu’évoque l’ouvrage.

Chasse à l’homme, tous collabos ? Quand le désir et le plaisir de traquer supplantent les lois

Le sinistre de l’ouvrage est inséparable de la politique migratoire actuelle. C’est exhiber sur la plage, moulée à même l’inavouable des fantasmes d’insécurité, la tour de garde, le mirador de chasse que, de façon latente, le pouvoir place au centre de son appareil mental, cheval de Troie d’une société occidentale xénophobe qu’il inocule en chaque citoyen. Par le fait qu’en permanence, soi-disant la protection de la société civile nationale, aux frontières de l’Europe, réelles et fictives, d’autres humains sont persécutés, humiliés, refoulés, renvoyés dans l’indigence meurtrière. « Le renforcement du contrôle aux frontières européennes se fait au prix d’un aveuglement sur les violations des droits, les sévices exercés et les violences perpétrées. L’externalisation de la lutte contre l’immigration dans des pays aux régimes autoritaires est en réalité l’achat de la répression des exilés hors de vue pour les nations européennes. Enfin, la condamnation des passeurs fait porter sur eux seuls la responsabilité des drames provoqués par la multiplication des obstacles à la circulation en exonérant les pays qui les dressent à leurs frontières. » (p.189) Il n’a cessé de se demander jusqu’à point il lui était possible de résister à la contamination, omniprésente, à la peste qui gangrène les esprits, cette sorte d’unanimité de plus en plus sacrée contre l’étranger, ce bon sens délirant qui ne cesse de répéter qu’il faut « faire quelque chose contre la migration illégale », dans quelle mesure échappe-t-il encore à la complicité – la collaboration – avec la chasse à l’homme organisée, institutionnalisée, systémique, au postes frontières de l’Europe ? Chasse à l’homme que tout le monde sait être menée, sans le savoir, parce que c’est le prix à payer pour la tranquillité, pour préserver l’ordre établi (selon la propagande de Frontex). Car, le discours officiel a beau seriner que ce qui se passe n’est rien d’autre que l’application des lois, « cette lecture strictement rationnelle laisse toutefois échapper une dimension particulière, émotionnelle, de ce qui se passe en montagne lorsqu’un agent se cache pour surprendre des exilés, qu’il les éblouit de sa lampe, qu’il leur court après, qu’il les attrape, qu’il les conduit au poste-frontière. Il y a plus que de la satisfaction du devoir accompli, il y a, dans l’action elle-même, une forme de jouissance qui peut conduire, chez certains, à des violations de leur déontologie et même de la loi par des brutalités, des insultes, des menaces. Comme l’écrit Grégoire Chamayou, « si l’action policière trouve sa justification principale dans le respect de la loi, ce qui l’anime en pratique, c’est tout autre chose : le désir et le plaisir de la traque, par rapport auxquels la loi apparaît comme une entrave à son plein épanouissement ». » (p.204)

Un refuge, près de la ligne de front, un espace de soin dans le tumulte des passions, avec Selva Aparicio

Koolhof wandelpad. C’est là qu’il se transporte en pensée chaque fois que les angoisses embrouillent lignes de vie et lignes de mort, amies et ennemies, au point qu’il ne semble plus y avoir de lendemain. Là, le nœud des émotions laisse affleurer librement son écheveau complexe, entre nature et culture, passé-présent-futur, se rend disponible pour la pensée, fait coïncider action de raisonner et contemplation du paysage. Une pièce d’eau. Berges et roseaux secs de la saison passée. Au loin une idée de passerelle. A gauche, un pont de brique sur un bout de canal. Un talus couvert d’arbres si tendres et immatériels en ce début de printemps. Feuillage de gouttelettes de vert lumineux, liquide, soufflées par le vent, agglutinées aux branches. Et l’infini des polders. (Hier, il a pédalé des heures dans ces polders, en pleine tempête, concentré et accroché à son guidon, peinant à rester en équilibre, haletant, avalant les rafales, dévorant des yeux les horizons lumineux traversés d’ondées violentes et, aujourd’hui, balayant du regard ces étendues, alors que le calme d’après tempête s’installe,, il a l’impression de regarder ce qu’était son intérieur à lui, hier, éperdu pédalant, infini. De la même manière que dans les paysages d’arrière-plan des peintures flamandes, il lui semble contempler les confins de son espace mental, jusqu’aux lointains où il se fond dans l’ailleurs et où l’ailleurs se glisse en lui. Expérience vécue selon une variante moderne dans un parc à Middelkerke, avec la boule-miroir placée en l’air par les Lucy et Jorge Orta, où s’apercevoir infime dans le paysage de l’entre ciel et terre.) 

Ce lieu, à la limite de Nieuwpoort et de la plaine de l’Yser, est devenu un refuge, un espace de soin, grâce à l’installation de Selva Aparicio, pièce de métal, monumentale mais pas trop, – on dirait de loin juste un écran de rouille à franchir pour renouer avec la consistance de l’invisible -,  où viennent s’articuler les éléments particuliers de ce territoire de mémoire, pour en extraire une résonance pluriverselle, ouverte. C’est pourquoi ce panorama, en principe limité, semble sans fin, comme mis en abîme. Là, sur le pont et continuant sur le talus caché par la végétation, s’étire un vestige traumatique, une ligne de front effroyable, cicatrice des hécatombes de 14-18. Redoutable spécimen de frontière séparant/aimantant les forces ennemies. Où se mesurer, en découdre, prouver qui est le plus fort. Une ligne transformée en pèlerinage mémoriel et ruminer toutes les facettes du « plus jamais ça ». Une ligne dont chacun découvre porter en lui un bout de cicatrice, marque de ce que l’on ne veut plus voir revenir. Plus jamais le patriotisme à la con, plus jamais le nationalisme guerrier, plus jamais les expansions impérialistes ! A côté, un havre de paix s’est implanté, une réserve naturelle, célébration des vertus réparatrices de la nature, dès lors que les énergies humaines s’emploient à la protéger plutôt qu’à la détruire. Déjà ainsi, à travers les différentes temporalités – histoire humaine, histoire géologique -, s’entrecroisent en ce site lignes de mort et lignes de vie. 

Boîte noire rouillée où s’enchevêtrent lignes de vie et lignes de mort

En ce croisement, en arrivant, désormais, un cube de métal sans âge, fondu dans le décor, aveugle et hermétique, sorte de boîte noire du destin de l’humanité, capte le regard. Rien d’intrusif, une présence engendrée par les humeurs du lieu. A l’approche, elle s’ouvre au verso comme un coquillage, se révèle triptyque aux panneaux couverts de nervures accidentées, marquées ou effacées, multidirectionnelles. Palpitantes ou léthargiques. 

L’artiste a moulé les paumes d’habitant-e-s de la région (Nieuwpoort), les a coulés soigneusement dans de petits pavés de bronze. Autant de petits saint-suaires de mains où s’imprime ce qu’elles ont empoigné de la vie, caressé, ouvragé, lâché. Bonheurs et malheurs. Il y a quelque chose d’art mortuaire en ce que ces dessins, stylisés, évoquent ce qui perdure, ne se décompose pas, ce qui, des disparus, reste, marque, se transmet, et affirme qu’il est important de se souvenir de tous et toutes, de garder les traces de chaque existence. Chaque vie compte. Mais enfin, il ne s’agit pas uniquement de gestes techniques d’une sculptrice. Principalement, avant tout, c’est un engagement relationnel. Une procession de rencontres. Ce n’est pas rien de solliciter un tel don de soi, pas rien de confier ainsi son empreinte à une artiste, qu’elle l’emporte et l’intègre à un monument public, l’intègre à un commun de la mémoire des choses. Savoir que ses lignes de main seront désormais exposées, conservées, scrutées et lues par quiconque passe devant, s’assied et médite, c’est quelque chose, c’est entrer en contact avec toutes sortes d’inconnu-e-s, à distance. Toutes ces paumes recueillies par Selva Aparicio, avec leurs lignes de vie et de mort, s’exposent côte à côte, puzzle, patchwork de vies réelles ou fantômes. Paysage fouillis. Territoire de stigmates. 

Un lieu où s’émouvoir, le monde ouvert autour de soi, gravé tel au creux des mains

Un banc permet de s’assoir et d’écouter le chant silencieux des paumes mêlé à celui, changeant, du vent dans les roseaux secs, les jeunes feuilles d’arbre, frisant la surface de l’eau. Chant éphémère. Un lieu d’émotion. Où toujours se demander si l’on est réellement sorti de la guerre, comment en finir une fois pour toute avec la guerre. De l’émotionnel qui agite, sème le désordre dans les affects, soulève les savoirs. Sur le banc épuré – liturgique – , entouré du chœur des paumes, revenir aux racines du s’émouvoir. « S’émouvoir consiste donc bien à être mû ou à se mouvoir hors de soi. C’est se déplacer hors-je par la puissance, l’intensité de quelque chose qui nous replace soudain, hors de notre bon vouloir, devant une étrangeté, une altérité bouleversantes. Un ça plus fondamental en face de quoi notre moi va devoir s’expliquer. Or que se passe-t-il lorsqu’on sort de soi-même ? On se retrouve ailleurs. On arrive en territoire d’altérité. On pénètre en région de dissemblance. On rencontre un autre, ou de l’Autre. Ou plusieurs autres, ou tous les autres. Ou le monde entier ouvert autour de nous. S’émouvoir devient alors, littéralement parlant, se commouvoir. » (p.13) Près de ce canevas de paumes – aux jointures disjointes, les pavés-paumes s’ajustent difficilement l’un à l’autre, chacun rigoureusement singulier bien que le même -, c’est bien un autre ou de l’Autre qui le pénètre, plusieurs autres, tous les autres qui le rend perméable au tangible et intangible dont le mélange n’a cessé de donner consistance à son souffle. Ému, il sort de lui. Alors, il peut les toucher. Il cherche à les lire, deviner des destins, comment la vie a pesé pour graver tel dessin dans la chair, comment la vie a esquissé dans ces graphiques mystérieux la préfiguration d’un futur, de ce qui vient. Ces lignes, on les dirait initialement reliées en cursive et ensuite bouleversées par un coup de vent, un coup de sort, d’où la tentation de les déchiffrer, de retrouver leur message original. Les renouer les unes aux autres. Reliant le terrestre et le céleste. Chaque paume est différente, unique, bien que manifestement de même famille. On dirait pourtant que les carrés du patchwork sont mélangés, – à la manière des pièces de ces petits jeux que l’on doit réussir à remettre en ordre pour révéler un motif unique -, et attendent un agencement qui réuniraient toutes ces lignes manuelles un une seule ramification de traits, convergente. C’est une impression, une projection. La seule toile homogène est celle-là, faite de différences éprouvées, de poussées, d’arrêts, de mini-chaos bord à bord.

Plus jamais ça, compromis par le spectacle cynique organisé aux frontières, Frontex en maître d’oeuvre

Un havre d’exception assiégé, rattrapé par un environnement politique où les chantres du « plus jamais ça » s’emploient à activer la ligne de front partout et tout le temps. A la ranimer, à la faire pousser dans chaque tête et chaque corps électoral. Tous se présentent comme les scénaristes géniaux du spectacle de la frontière : bien que les migrations en cours soient légales et devraient être prises en charge, selon toutes les conventions internationales, il s’agit de les affubler de tous les signes apparents de l’illégal, du désordre, de l’intrusif, de la menace Pour cela, promulguer des lois qui rendront la vie impossible et mettront en danger ceux et celles qui sont contraints à partir de chez eux, à cause de la violence politique, la persécution de régimes autoritaires, l’extrême pauvreté due à la guerre ou au changement climatique. Ces lois promulguées par des pays riches, souvent responsables de la déstabilisation qui poussent ces personnes à fuir, visent à ce qu’ils aient avoir peur d’être repérés, pris. Les filmer dans cet état de bêtes traquées convoitant nos rivages, perdus en montagne, en détresse en mer., voilà l’image des migrations à faire circuler. Les politiques et les médias ont ainsi de quoi matérialiser, de façon factice, la preuve d’une menace. « (…) En France, les exilés qui le souhaitent ne peuvent solliciter l’asile à la frontière, ce qui les oblige à tenter de passer par la montagne en se dissimulant, ce qui visibilise leur irrégularité. Quant aux policiers, les chiffres modestes, bien qu’artificiellement surestimés, de non-admission dont ils font état mettent en lumière leur travail et légitiment, puisque les passages continuent, de nouveaux effectifs, mais ils prennent garde d’invisibiliser leurs pratiques de poursuites et d’embuscades. Il y a ce qu’on exhibe et ce qu’on escamote. Plus généralement, aux frontières de l’Europe, alors que les exilés tentent de se rendre invisibles pour continuer leur périple les autorités cherchent au contraire à les visibiliser en les agglutinant derrière des grillages et des murs, en les montrant dans des embarcations surchargées et dans des camps suroccupés. Et les forces de l’ordre, à commencer par Frontex, visibilisent leur surveillance des frontières, ce qui leur permet chaque année d’obtenir des moyens supplémentaires, tout en occultant leurs pratiques illégales de refoulement. » (p.216)

Lignes de la main. Signal d’alarme. Radicelles d’espérance fragiles face à la peste brune. La fabrique de l’infra-vie.

Il caresse les paumes. Son doigt suit le cheminement de chaque ride comme si chacune recelait la possibilité de sortir du labyrinthe de la catastrophe faisant signe pour alerter, signifier qu’en dépit du calme apparent de la société de consommation, les temps présents se sont replacés à l’intérieur de la guerre, à l’intérieur de la destruction elle-même. Le monument est ouvert comme un grand livre, un vaste récit disséminé en la réserve naturelle bordant la ligne de mort 14-18, gorgée de chair à canon. Le murmure de toutes ces mains anonymes alerte sur les dangers délétères, ceux qui effacent et broient les lignes de vie, et s’applique à transforme ce paysage en clairière ressourçante, où revigorer des racines d’espoir, à partir de quoi les sens renouent avec la croyance que la paix est possible, que l’on peut s’y engager. Cela impliquant que chaque vie est importante, chaque existence est à valeur égale avec les autres, chaque vie est pleurable comme l’écrit Judith Butler. Pourtant, au-delà de cet enclos pacifique, l’atmosphère politique souffle allègrement les germes de peste brune, en toute respectabilité, via les responsables européens fiers de leur « politique migratoire », impliquant de fabriquer à grande échelle une classe d’individus condamnés à l’infra-vie, faisant comprendre à tous les autres que la persécution de ces « envahisseurs » est le prix à payer pour vivre tranquille, avec l’illusion d’être épargné par la guerre et le changement climatique. Histoire de mouiller tout le monde, tout un chacun, à l’insu de son plein gré. « (..) Il ne s’agit pas d’une forme de vie réduite au simple fait de vivre, voire à la seule vie physique, car l’infra-vie reste une vie sociale. En parlant d’infra-vies, nous voulons insister sur ces situations où les violences maintiennent les femmes et les hommes à la frontière entre le vivant et le non-vivant, où la vie sociale se trouve déqualifiée par les humiliations et les privations, où l’exercice du pouvoir est tellement sans limite que la vie physique peut se trouver supprimée, que ce soit par un militaire irascible, un passeur sans scrupules ou un politicien confiant dans le bien-fondé de son idéologie xénophobe qui expulse des exilés en les abandonnant dans le désert ou qui soustrait les naufragés au secours des navires humanitaires. » Et adossé aux mains creusées, ravinées, il se représente ce que signifie de vivre une infra-vie : « C’est porter tous ses biens dans un petit sac à dos pour courir plus vite, se cacher dans les bois pour éviter les contrôles d’identité et les dénonciations, gravir des montagnes pour franchir une frontière, traverser la mer et des rivières sans savoir nager, voyager sur l’essieu d’un camion ou l’attelage d’un wagon, se blesser les mains en escaladant des barbelés et se fracturer une cheville en sautant d’un mur, subir les agressions sexuelles de policiers, de passeurs ou de compagnons de route, s’exposer à être battu, volé, dévêtu, humilié par des policiers – et tenter encore et encore jusqu’à réussir à passer. » (p.349) Tout cela est en train de se produire, fourmille, pendant qu’il médite adossé aux paumes qui clament en langage des signes : plus jamais ça.

Toucher les paumes moulées, scruter comment elles témoignent d’une destinée, d’une façon de s’accrocher aux choses, ou de les transmettre à autrui, de maintenir une dignité du vivre, lui évoque le fait qu’être condamné à « ces infra-vies n’est pas une soumission. C’est une résistance. En osant ce néologisme, nous pourrions dire que, quand bien même on est « indignifié » par les États et leurs agents, et par tous ceux qui tirent profit de cette situation, on s’efforce cependant, tant qu’on le peut et autant qu’il est possible, de conserver sa dignité. Un détail est à cet égard significatif. C’est le souci de leur apparence que maintiennent femmes et hommes comme un défi aux conditions de leur périple. » (p.349)

Les paumes tournées vers le vide, espérant être enfin entendues, crient aussi leur impuissance, chacune affichant la marque des efforts à essayer, à l’échelle micro, à rendre le monde meilleur, en vain. Des paumes en errance, en attente du paradis sur terre. Toujours en attente d’une vie qui ait du sens.

Le gâchis et la dignité.

« Très souvent, dans nos conversations avec les exilés, ils nous disaient leur sentiment de gâchis, d’années de vie perdues, de temps qui s’était écoulé comme une interminable parenthèse que personne ne voulait refermer pour eux. » En effet, la politique migratoire est aussi une « politique de l’attente » comme « mode généralisé de gouvernement des exilés ». « On attend ans un camp ou dans une prison, on attend de l’argent ou bien un document, on attend de se rétablir après s’être fait tout voler par des policiers ou de se reconstruire après avoir été blessé par eux. On attend dans un lieu hostile ou bienveillant, à la merci de bandes armées ou sous la protection de travailleurs humanitaires. On attend parce qu’on n’a pas de papiers, ou bien parce qu’on a des papiers mais qui n’autorisent pas à étudier ou travailler. L’oisiveté forcée conduit certains à s’enfoncer dans les addictions les plus accessibles ou les moins coûteuses, d’autres à s’en remettre à l’assistance d’organisations charitables, toutes et tous à risquer de se voir privés de leur autonomie. (…) Cette infra-vie, c’est ainsi l’invisible et silencieuse déprise de sa propre vie, contre quoi les exilés doivent au quotidien mobiliser une énergie et une persévérance considérables. » (p.350)

Frontière et contrebasse, nager avec bonheur dans l’étrangeté et l’altérité, puissance du fragile et délivrance

Il y a des musiques qui brassent, racontent et vont à contre-courant de toutes ces forces de déprise du vivant. Des musiques que cela enrage et au profond de cette rage font jaillir une poésie rédemptrice. Par exemple, l’immense phrase musicale de Joëlle Léandre qu’elle reprend, prolonge, corrige, bifurque, altère, concert après concert, enregistrement après enregistrement, année après année, depuis des décennies déjà. Où à bras le corps elle enlace l’émotion qui met hors de soi, à la rencontre de l’Autre, des autres, tous les autres rejeté derrière toutes les frontières imaginables. La contrebasse ronfle, ample, gonflée d’hospitalité inconditionnelle. Elle élargit l’espace pour accueillir tout le monde. Plus c’est étrange, mieux c’est. Plus se multiplient les relations d’étrangeté, mieux c’est. Exercer le pouvoir aujourd’hui semble consister à inventer des frontières, compartimenter, enfermer l’étranger.)Mais voilà, Joëlle Léandre et sa contrebasse ne sont pas du côté du pouvoir, mais de l’émotion, de la puissance de l’impouvoir, qui précède lois et pouvoir, qui survole au-delà, au travers. Comme dans ce concert enregistré en février 2023. La musicienne a 72 ans. Quelle énergie incroyable dans ce corps à corps avec l’instrument-colosse. Quelle complicité humaine, organique, organologique ! Là, elle ouvre toutes les frontières, avec fougue, elle accueille tout l’ailleurs, elle nage dedans, explore les flots étrangers, se laisse déporter, transporter, comme en une ligne de chant continue, plus exactement comme seule manière que puisse subsister et se multiplier dans le monde des lignes de chant continue, des lignes de vie, pour résister aux lignes de mort du pouvoir et de ses politiques migratoires. Cachalot égayé dans le « hors-je » de l’émotion, jouant et jouissant « dans la puissance, l’intensité de quelque chose qui nous replace soudain, hors de notre bon vouloir, devant une étrangeté, une altérité bouleversantes. » Cordes frottées, pincées, frappées, elle ouvre grand les vannes de l’humanité que les États s’acharnent à assécher avec l’aide de Frontex, les enclos sont proprement baratés, moulus, elle libère l’inconnu, avec largesse et humour, les ondes des autres, de tous les autres, du monde ouvert, en une fougueuse assomption, un rayonnement qui réchauffe. Où se perdre, se cacher, pour renaître avec l’autre, avec de l’autre. Ténèbres tumultueuses, puis pluies d’étoiles, écume et épiphanies légères. « Dans un désordre de fuites et de résurgences » (JC Bailly), d’attaques, de révolte, de désespoir, de rédemptions, de passion, de beaucoup d’amour pour toutes les vies fragilisées, l’archet tressant des tangentes où fragile devient force, chance pour tous et toutes, malaxant les communs de l’imaginaire, en lignes de vie réinventées, buissonnantes, partagées. 

Pierre Hemptinne

Circonvolutions piquées et cicatrices touchées (avec Kader Attia)

cabinet de curiosité...

Librement divagué à partir de : un reste de nourriture… – 930°c de Chaim van Luit et Atelier sketches de Hreinn Fridfinnsson (Galerie MSSNDCLRCQ, Bruxelles) – Kader Attia, Continuum of Repair : the Light of Jacob’s Ladder (Bozar, Bruxelles) – Claude Louis-Combet, Bethsabée, au clair comme à l’obscur, Editions Corti, 2015 – Elodie Antoine, Deliquescence, Aeroplastics contemporary, Bruxelles – Le bord des mondes, Palais de Tokyo…

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De l’art d’accommoder les restes (de repas, d’amour, d’amitié). La mémoire des saveurs. L’altération des relations aux choses. Diverses formes de la mélancolie. 

Le nez dans les reliefs. Un morceau de porc, viande et bout de gras, deux ou trois choux de Bruxelles fondants, défaits, et quelques chanterelles confites, l’ensemble enrobé d’un jus teinté de piment d’Espelette, sauce à peine défigée par le passage au four. Ce sont des restes, les regardant et humant, il convoque les saveurs d’hier et leurs préliminaires. Déjà le passé. Il revoit les gestes de préparation du repas, le dressage rapide des assiettes et, mine de rien, juste après la première gorgée de vin, l’émotion de la première bouchée, l’association simple de ces produits choisis et cuisinés, sans chichis, mais avec soins. Il s’apprête à avaler ce reliquat, manger un morceau d’hier. Et il s’interroge sur la bonification des mets qui auront, d’une certaine manière, maturé leurs accointances, s’affinant au repos au fond de la casserole, à température ambiante, sous la pellicule des sucs savoureux se mélangeant et les isolant de l’atmosphère d’un film subtil, une sorte de cire moelleuse ralentissant l’oxydation. Au-delà de ce que promet l’immédiat de ces quelques bouchées, il guette l’effet du temps sur les comestibles, la patine des saveurs qui est aussi le début de la décomposition. Les retrouver semblables à hier mais plus amples et plus souples, avec une longueur mélodieuse imprévisible, à la manière d’un vêtement qui a pris les formes de son corps et qui, lorsqu’il l’enfile alors qu’il a été longtemps oublié au portemanteau, semble lui transmettre une mémoire sensible de son ancienne enveloppe. Souvenir du volume qu’il remplissait et qu’il retrouve plus lâche. Mélancolie. Mesurer ce qui a changé depuis hier dans le reste de côtelette ibérique mélangée aux choux et champignons, sans qu’il puisse l’exprimer directement avec des mots dans un diagnostic clinique, c’est sentir frémir de manière palpable, sous ses papilles, une action semblable à celle de ses souvenirs qui modifient naturellement, sans volonté délibérée de falsification, mais par le simple fait mécanique de transiter dans ses synapses, les actes du passé, sans espoir de vérification, de retrouver l’original. Voir s’éloigner l’essence de la chose, comme disent les phénoménologues, en goûter le déplacement irréversible. Un fil continu d’altérations éparses remarquables ou complètement banales de ce qui a été vécu, parmi lesquelles il traque sans cesse celles qui ont trait à sa relation amoureuse objectivement terminée. Un sillage. Toujours entre deux chaises, pôle solaire et pôle maniaco-dépressif, entre la recherche fébrile de nouveaux possibles, de rencontres inédites, recommencées, et la collection macabre de débris organiques en vue de reconstituer un corps perdu, désintégré. Avant d’enfourner la fourchette, le regard sur la fibre carnée attendrie, il se souvient en outre de l’incident à la boucherie, la veille, une autre résurgence. Un individu agité qui le précède dans la queue lui semble étranger et familier. C’est-à-dire quelqu’un avec qui il ne se sent aucune affinité, un vrai étranger dont il ne comprend ni les gestes agités ni les paroles susurrées, dont les mimiques extravagances lui semblent dangereuses ; et quelqu’un néanmoins en qui il appréhende un proche, indéfectiblement lié à une partie de sa vie. Ce genre de membre de la famille que l’on s’efforce un jour d’oublier après en avoir recherché le commerce. Il se révèle en effet être une vieille connaissance, resurgie ainsi du passé. Leurs regards se croisent dans le grand miroir juste derrière l’étalage des viandes et charcuteries, il se retourne et le reconnaît. En quelques minutes, avant de disparaître, il lui déverse, sous forme de réquisitoire implacable, la liste des maux, réels et imaginaires, qui l’accablent depuis les années qu’ils ne se sont plus vus, le rendant en quelque sorte non pas responsable, mais absolument indigne de n’être pas resté en contact pour éponger régulièrement l’énumération doloriste et participer ainsi à la prise en charge des abominables disgrâces. Une digression. Ce n’est pas le genre de témoins du passé qu’il cherche à ferrer, c’est dans le beaucoup plus diffus qu’il drague les résurgences, dans les couches de poussières fines, les minerais discrets et rares, éparpillés…

Fondre les débris de l’amour en une poignée de porte qui ouvre d’autres expériences. Un artiste lui indique comment faire. Encore lui faut-il échapper à la tentation d’incarner l’homme de la foule.

Debout dans une cave au blanc éblouissant, presque médical et surréel, le soupirail donnant sur le trottoir quelconque, décontenancé voire ennuyé par l’objet déposé au centre. Descendu comme au centre d’un silo aseptisé où prend encore plus de relief sa manie obsessionnelle de tamiser le fond de sa mémoire pour y repêcher des détails physionomiques inaltérés, capables de restituer intacte l’extase de certaines étreintes, l’incompréhensible bonheur de caresser un corps étranger. À force de tamiser, il sait qu’il épuise les fonds, qu’il édulcore les souvenirs, qu’il banalise les perles. En même temps, plus le sentiment de ce qu’avaient de remarquablement émouvant ces détails organiques de la présence amoureuse, plus il éprouve le besoin de tamiser profond ! Là, sans relation apparente avec son obsession, il tient à la main le feuillet d’une galerie d’art, le regard flottant sur le commentaire imprimé. D’abord, vaguement, par bonne conscience, presque en faisant semblant, puis de plus en plus impliqué, lisant et relisant le même passage, sans sauter aucune phrase, aucun mot, jusqu’à l’évidence : c’est exactement ce qu’il est sans cesse en train de faire s’agissant des vestiges enfouis de son amour. « En vue de produire 930° (titre de l’œuvre qui fait référence au point de fusion du laiton), van Luit a acheté un détecteur de métaux et s’est rendu sur des sites belges et allemands où des combats eurent lieu en 1944. Il y a trouvé une grande quantité d’éléments métalliques épars, de douilles, des pièces d’avion ou de boucles de ceinture. Son idée n’était pas de conserver ses objets en tant que tels mais de les utiliser dans un processus de transformation, de reporter les limites de l’objet, de les faire passer du statut d’éléments enfouis dans la terre pendant 70 ans au statut d’éléments on identifiables, fondus dans un nouvel objet, porteur d’une nouvelle charge. Une charge non plus historique mais symbolique. D’où sa décision de choisir la poignée de porte de sa maison. Cet élément permet de fermer une porte sur un espace et de l’ouvrir sur un autre espace. Pris en main quotidiennement, il porte en lui les notions de manipulation (d’usage pourrait-on dire), de limite (entre l’extérieur et l’intimité), de césure entre deux espaces hétérogènes mais complémentaires, d’ouverture sur un nouvel horizon, de passage, du territoire, de la maison. La présentation rappelle celle des musées archéologiques et souligne l’idée de ruine. De plus, en positionnant la poignée légèrement en hauteur, sur un tapis acoustique, l’artiste accentue le contraste entre le poids du métal et la légèreté de ce qu’on pourrait appeler une relique. » (Extrait du feuillet de MSSNDCLRCQ) Ne pas supporter le statu quo de la perte et donc installer un processus continu de transformation de ce qui, ponctuellement et par accident, remonte à la surface. Ouvrir et fermer la porte. Rassembler d’infimes bribes des illuminations amoureuses, ces détails imperceptibles que le cerveau enregistre, sans s’en rendre compte, quand l’exaltation de la rencontre décuple et déroule à l’infini ses terminaisons nerveuses. Il s’ingénie à récolter et souder ces miettes ensemble, un alliage fait du grain exceptionnel de ces instants, la texture fine d’une ivresse sans rivage. Cela lui permettrait de se sentir lesté d’un début, d’une origine. Simplement réunir en un tout cohérent, dense, ce qui est dispersé, engendrer un substitut, un fétiche. Une poignée de porte pour ouvrir et sortir du sentiment de perte où il s’enferme. Aujourd’hui, ces bribes sont de petits caillots diamantés, mystérieux, perdus dans les circonvolutions cérébrales. Il les cartographie en y plantant des épingles à bouts colorés, et devra les extraire avec de fines aiguilles pour les enfiler sur le fil d’un récit en construction. Suspendu dans le vide. Ces poussières et grains de sable patiemment récoltés, il les moule en un seul objet mental indéfinissable, outil atypique, forme orpheline, fragment de sceptre en apesanteur, pièce énigmatique chue d’un engin spatial, sans réel usage, qui lui inspire sans cesse de nouvelles investigations sur ce qui s’est passé lors de l’acmé amoureuse, ce qui s’est enfanté, objet transitionnel d’anciennes fusions, poli par d’innombrables caresses réelles et virtuelles, sphère acoustique où entendre les anciennes combustions, déjà lointaines, déportées et pourtant toujours en train de poursuivre leurs œuvres, mais dans d’autres régions. Offertoire. Astéroïde. Une borne, aussi, délimitant le connu et l’inconnu. C’est la même activité mentale, compulsive, qu’il poursuit quand il erre seul dans la ville, trottoirs, places, squares, bouches de métros, arrêts de bus, devantures des magasins, salles des pas perdus, toujours à l’affût, dans la foule à contre-courant ou frôlant les individus isolés, de détails physionomiques ou de postures ou d’expressivités éphémères qui lui rappelleraient les clés du bonheur. Une silhouette, un sourire, un regard éperdu, une moue, une chevelure, une démarche, le dessin d’une jambe, un port d’épaules, un vêtement et la manière de l’animer… Un peu partout, à même les milliers de corps et de visages qui passent et repassent, il capte des ressemblances fugaces, fortuites, qui font battre le cœur un bref instant, puis s’éteignent, se rallument, ailleurs, plus loin, trop tard. Brasillement. Cela ne signifie pas spécialement qu’il est la proie d’hallucinations ou que son amante fût d’une beauté universelle se reflétant dans toutes les existences. Simplement et plus prosaïquement, il y a tellement peu de variations d’ADN entre les individus et ils vivent dans des environnements culturels tellement partagés, interpénétrés, que la possibilité de similitudes partielles est infinie. Trompe l’œil génétique. Il est normal de régulièrement croiser une personne qui nous fait penser à une autre à qui l’on dira un jour : « j’ai vu ton sosie ». C’est toujours vexant de s’entendre dire ça, parce que l’on se croit unique, mais non, il y a plein de sosies de tout le monde. Ça fourmille d’airs de famille. Ce qui explique les glissements et bifurcations d’affections tout autant que les multiples formes de fétichismes.

Reconstruire l’absente en forme de parachute pour amortir la chute. A quoi s’emploie maladivement son penchant à la graphomanie. Chute dans le piège innommable de l’exploitation sexuelle des femmes par le mâle. Jusqu’à toucher pleinement la cicatrice.

Mais, à force de traquer toutes ces particularités d’un corps précis qu’il a éprouvé unique et qui se sont détachées de l’original pour s’incruster et vivre désormais de manière indépendante dans le vide de l’oubli, ou à la surface d’autres êtres, à fleur de peau et d’organes, réincarnations d’une disparue en reflets sertis dans les mouvements de multiples corps anonymes, il est envahi par l’état d’esprit un peu maladif de celui qui, chimérique, s’obstine à reconstruire l’absente à partir de quelques rouages et colifichets disséminés. Choix libre d’artefacts. Réinventer la présence charnelle jadis réconfortante à partir de quelques restes et vestiges. Au départ de quelques fils emmêlés, trames bousillées comme celles de toiles d’araignées abîmées qui ressemblent à des blessures, déchirures de ce qui tissait un habitat dans le vide. (Atelier sketches de Hreinn fridfinnsson). Lambeaux de parachutes. Il voudrait, ces fils chiffonnés, les redéployer en résilles sensuelles de l’air. En quoi consiste aussi, d’ailleurs, son travail d’écriture, obstiné, sans nulle autre ambition, sans espoir de réussite. Ces parties qui font signes d’une existence à l’autre, il a tendance à les assimiler à sa propre corporéité morcelée depuis sa rupture amoureuse, ce sont des organes certes extérieurs, exilés, étrangers mais colonisés par sa propre histoire, indispensables à sa respiration, à toutes ses fonctions vitales. Ces petits points de chute, infimes ressemblances, il les recueille, les met en jachère quelque part dans sa tête, elles deviennent des cellules souches clonées de l’amante perdue, elles poussent, se développent, se tissent et c’est avec cela qu’il joue au Lego fantasmatique de la poupée. Et il glisse vers la tentation peu reluisante, que la société machiste tient toujours à disposition de ses mâles, de s’acheter ponctuellement un subterfuge, rechercher une prostituée dont l’analogie de fortune avec l’objet du désir génèrerait les bonnes illusions. Humer le paradis artificiel. Tout en sachant que c’est peine perdue. Mais, tout de même, faire l’expérience de ce dispositif délirant où un corps est assigné à la place d’un autre et que la société, par toutes sortes de lois occultes et de préjugés sur la sexualité masculine, considère comme prérogative excusable si pas pleinement légitime des hommes. Il passe et repasse devant les vitrines. Ce ne sont pas les mensurations qu’il observe en priorité, c’est un esprit qui doit se manifester, un éclair, presque rien, un éclat qui laisserait croire que dans cette fille à vendre, là, veille quelque chose de semblable à ce qui se mettait à brûler mutuellement quand son amante et lui s’embrassaient. S’imaginer que cette économie des corps organise la communion avec l’intangible relève de la production intellectuelle malhonnête pour excuser l’immersion dans l’univers de la prostitution. Quelques fois, ses détecteurs ne repèrent rien, pas la moindre alerte, calme plat, rien que de la chair exposée, exploitée. D’autres fois, il suffit d’une étincelle, une fossette, un sourire généreux, une œillade paradoxale, une manière de tourner la tête ou d’enrouler ses longs cheveux noirs, un déhanchement presque malhabile sur les hauts talons, une cambrure de reins à la limite de l’ingénu et il peut y croire. Les choses vont alors très vite, en quelques minutes, il est isolé du monde dans un simulacre de chambre, cabane de fortune, lumières tamisées et néons colorés, et rapidement la jeune fille le rejoint, harnachée de peu, presque nue, simulant l’allant d’un rendez-vous, des retrouvailles. Conventions cinématographiques. Chacun colle à son rôle. Quelques échanges stéréotypés durant lesquels, brièvement, il lui semble enlacer l’immensité charnelle de la femme, stature de prêtresse presque sacrée et, soudain, à la suite d’un déclic qui lui échappe, l’hôtesse chute de ses cothurnes extrêmes. Au plexus, il ressent un incompréhensible changement de dimension. Rappel impromptu, décalé, de ces instants où, pratiquant les échasses, l’équilibre se rompait et, d’une position de géant toisant le jardin ordinaire, il dégringolait sans mal dans l’herbe. Le temps de ce tropisme charnel inattendu et il se retrouve avec une jeune fille ordinaire, petite, grassouillette, fragile et qui pose sur le matelas à la manière d’un modèle impudique. Position fonctionnelle. Les ondes lumineuses artificielles qui baignent la peau lisse et nacrée, tendue, dans un écartèlement étudié pour rendre visibles les moindres détails confèrent au corps l’apparence d’une statue, d’un moulage. Les cuisses écartées, le ventre plat, sont presque marmoréens, marbre en toc qui confine à cette irréalité des choses reproduites en série (comme dans un magasin de souvenirs touristiques). La vulve bistre semble celle d’une automate en plastique. Figée par l’exténuation, étourdie par la surexposition et l’usage excessif des tissus. Il la touche avec précaution, l’effleure à peine, comme s’il craignait qu’elle ne s’évanouisse, épuisée. Sensation d’ailerons de cire, froide et rigide et qui, sous la caresse presque imperceptible, redeviennent chair, se réchauffent, s’assouplissent et louvoient. Il se rappelle la machinerie inventée par Takis, et revue récemment au Palais de Tokyo, où un ruban d’acier, comme on en voit dans les scieries ou autres ateliers industriels, roule et frémit en effleurant un alignement de sexes féminins alignés, révulsés, exorbités dans l’obligation de jouir machiniquement, à la chaîne. Sillage, sciage. Si, dans le manque, c’était la perte du contact avec cette ultime intimité, sublime et triviale, qui symbolisait la souffrance, le substitut – une chatte à la place d’une autre – lui permet de mesurer que, sans la rêverie amoureuse et sa manière lente et sinueuse d’imaginer et même de produire le rapprochement des corps, le sexe aussi immédiat et automatique est dépourvu de l’essentiel de ce qui constituait le désir dans son histoire singulière, interrompue. Pourtant, l’excitation biologique est irrécusable, pas que biologique du reste, il y a aussi ce sentiment trouble de participer à une longue imposture masculine d’assujettissement du sexe féminin. Exercice du pouvoir ni plus ni moins. Peu à peu, son imagination, en partie pour sauver la face, actionne les ficelles du fétichisme et du subterfuge et il sera (presque) convaincu de revivre ce qu’il a perdu, de pénétrer la disparue. En fait non, il ne se sentira jamais englobé par l’autre existence. Vie fantôme, robotique. Il expérimente en quelque sorte une relation sexuelle qui mêle rapport à l’esclave, au personnage de rêve, au robot et qui n’est pas sans opérer quelques incursions aussi dans ce que la culture otaku appelle flirter avec un « personnage moe », ces personnages féminins qui inspirent des attachements obsessionnels sur base d’une ou plusieurs caractéristiques. Mais, bref, le doigt effleurant les lèvres nues, aux airs de chanterelles lancéolées et confites, profitant d’un rapport commercial déséquilibré et déshumanisant, c’est comme s’il touchait, pleinement, une cicatrice. À même la peau de la fille, mais aussi à même sa propre peau intérieure tel qu’il imagine toujours sous les caresses de la disparue. Comme si son doigt s’enfonçait dans sa tête. La cicatrice d’un partagé refoulé, désormais inaccessible et enfoui, la trace refermée, recousue, de leurs corps s’ouvrant l’un à l’autre. Et sous la caresse, la cicatrice, malgré tout, s’ouvre et suinte, revivant une passion. Ou lui offre machinalement le simulacre organique d’une passion réanimée. Il mesure alors l’éloignement irrémédiable.

Comme le peintre envahi par son modèle. « Par quel prodige de vie la lumière naissait de l’ombre », le modèle, lumineux, étant pourtant, avant tout, obscurité, matérialité opaque qui arrête le regard et le renvoie d’où il vient. 

Réveillant ces poussières radieuses de friction, ces particules de temps partagées, il cherche à cerner la manière dont ses entrailles se sont remplies des irradiations de l’être aimé, comme une sorte d’alphabet lui devenant indispensable pour rester connecté au monde, sans prétendre comprendre quoi que ce soit mais, en tout cas, continuant à parler, penser, à produire une création fragile de sens sans cesse actualisé par son travail d’écriture dans le sable du désir (enfui, trompé). Un peu comme le face à face entre un modèle et son peintre où la sensualité qui émane du modèle transfère sa dimension de révélation spirituelle dans les pigments de la peinture et permet au peintre, d’inoculer à sa peinture via les mélanges de matières et les coups de pinceau, quelque chose d’inédit sur la relation au monde. Aller chercher des ombres et lumières qu’il ne pourrait pas, sans cela, conceptualiser et transformer charnellement en touches colorées sur la toile. C’est ce que raconte Claude Louis-Combet en explorant la relation entre Rembrandt et son amante-servante-modèle, comment l’artiste puise la sensualité de sa peinture dans celle du corps de son amante, énamourée, corps par lequel passe quelque chose comme le désir femelle absolu pour toute figure démiurgique. Situation enjolivée pour les besoins de l’exercice littéraire et qui omet de rappeler le poids de la tradition séculaire qui place le peintre ou le sculpteur face au corps féminin comme face à son objet par excellence, chargé de le représenter et de l’exhiber à l’ensemble de la société, en centre iconique de la construction culturelle. « Elle ne tenait pas de discours. La plupart du temps, elle était silencieuse, passive et soumise ; mais de son visage, de son regard surtout, une profondeur contemplative se faisait jour, qui portait l’artiste à ses confins, d’abord lorsqu’il l’associait à sa création, en tant que modèle, mais bientôt, sans qu’elle fût là, physiquement présente, simplement parce que son souvenir entrait dans la qualité même de l’espace où se déroulait le rituel, quelque peu magique, de la peinture. Or, l’élément qui, dans le souvenir, agissait, de la plus évidente et toutefois subtile façon, consistait en l’imprégnation de tous les sens, chez l’amant, par la nudité de l’amante, l’adhésion de l’homme à la charge de mystère véhiculée par le corps de la femme, dans l’amour et dans la rêverie sur l’amour l’incitait à creuser en lui-même jusqu’à la racine de sa vision du monde : et c’était pour comprendre par quel prodige de vie la lumière naissait de l’ombre. L’artiste ne connaissait rien de plus charnel, de plus sensuel et, en même temps, rien qui fût plus près de communiquer le sentiment, ou plus fortement encore la sensation du spirituel. » (Bethsabée, p. 40) Oui, dans sa tête, il maintient en vie son amante dans cet état de modèle qui l’irrigue sans cesse de ce questionnement stimulant, magique de rester sans réponse : « par quel prodige de vie la lumière naissait de l’ombre », le modèle, lumineux, étant pourtant, avant tout, obscurité, matérialité opaque qui arrête le regard et le renvoie d’où il vient. Mais, cela ne pouvait fonctionner dans sa tête que si la position séculaire du peintre et de son modèle était, dans son cas, aussi inversée, son propre corps jouant le même rôle de modèle scruté et enivrant dans l’imaginaire de l’amante. S’éprouver ainsi modèle pour quelqu’un lui ouvrait de nouveaux champs à explorer, une raison d’être infiniment émouvante.

De ce que lui enseigne amour et rupture, il échafaude un cabinet de curiosités intérieur. Répétant les origines de la science occidentale. Cabinet de curiosités mis en abîme par Kader Attia esquissant une scénographie archéologique des biais scientifiques et de leurs instrumentalisations idéologiques. Chambre d’un nouveau départ. 

Fouillant dans les sédiments de cette relation amoureuse – collection de brins entortillés d’humus et crasses accumulées, mélange de merveille tissée et de détritus recrachés, synapses entortillés et comme délaissés, désamorcés, restes de ce qui fût de somptueuses toiles d’araignées filées à deux -, il cherche la trace des instants où le flux entre deux existences est si dense que tout semble expliqué, justifié, sans faille, comme le début d’une connaissance qui ne prêterait le flanc à aucune contradiction, son histoire intime le renvoie aux balbutiements de toute connaissance humaine. Collectionnant des souvenirs, les rassemblant en une sorte de cabinet de curiosités, ne construit-il pas de manière arbitraire le mythe d’origine de sa connaissance, de toute sa culture intérieure ? Ne fait-il pas de son histoire amoureuse le centre de l’univers qui l’intéresse et à partir duquel il va explorer et coloniser tout le reste qui lui reste à découvrir ? Ne reproduit-il pas à l’échelle de sa biographie intime et sans visée calculée, le rôle biaisé des cabinets de curiosité dans la constitution des savoirs de l’Occident ? Accumulant des formules pseudo scientifiques par lesquelles il prétendrait conserver la faculté de circuler entre terre et ciel ? Cette manière de réunir des choses et des objets « curieux » afin de les interroger, de les « faire parler » petit à petit, façonnant au passage la manière de construire un savoir, élaborant sur ces prémisses intuitives, les diverses formes de connaissance et le fondement même des certitudes scientifiques sur le monde et l’univers, dans un esprit de centralité, c’est ce que met en abîme l’installation de Kader Attia au Bozar (Bruxelles), Continuum of Repair : the Light of Jacob’s Ladder. Au centre, un cabinet en bois, avec ses vitrines et ses objets, images, livres, instruments de mesure, représentation des anges et des bons sauvages, pathos fastueux de la genèse, loupes posées sur les textes, portrait de Galilée, planches d’herboristes, étude des races, cartographie de l’Afrique (continent noir), croquis d’une tumeur… Les « curiosités » dans le cabinet de Kader Attia, subtilement, font partie de ces documents fondateurs de la pensée occidentale. Par ce biais, c’est un cabinet qui replace toute une série de présupposés axiomatiques, leur restitue une force exotique voire arbitraire, et éveille la possibilité d’une distance critique. L’échelle de Jacob, échelle pour relier la terre au ciel, symbolise l’ambition des religions mais aussi celle des sciences qui sondent l’univers pour prouver, contre l’existence de Dieu, une origine raisonnée du monde. Cette échelle mythique, invisible, est captée et cachée au centre de l’installation… Tout autour du cabinet, de hautes étagères industrielles garnies de livres, en anglais, allemand, français. C’est l’Occident qui pense et organise le monde, proche et lointain, astrophysique et sentimental. On peut les prendre, les ouvrir, les lire. En attraper des bribes, en tourner les pages, les yeux circulant dans l’infini des lignes, ça fait partie de l’installation. Y mettre du sien. Ouvrages encyclopédiques, religieux, philosophiques, histoire des techniques, histoire de l’art, monographies sur la guerre, livres de propagande, guides pour la vie monastiques… Un choix immense qui symbolise la folie éditoriale que l’homme déploie pour développer une pensée dominante sur les autres et d’abord sur la nature (premier « autre » à domestiquer, maîtriser). Mais n’est-ce pas ainsi aussi, exact reflet de cette trompeuse accumulation de savoirs, qu’il s’est forgé son esprit d’autodidacte ? Avec un peu de tout et de rien mélangés, lecteur touche-à-tout établissant des connexions, des correspondances entre tout et rien, du moment qu’il sentait que ça le reliait au mystère du désir, au corps désiré de son modèle. (Une femme abstraite, autant que possible nue, comme l’exalte Louis-Combet dans son livre, parce qu’un des fondements premiers de l’art a été de prendre possession du nu de la femme, d’instituer qu’il n’avait d’existence que par le regard de l’artiste mâle posé sur lui pour en représenter le « mystère ». Puis, ce modèle abstrait s’est incarné en quelques femmes réelles qu’il a rencontrées.) Un désir qui ne s’assouvit pas de la possession érotique habituelle, mais en perpétuant un travail d’expression qui élabore le corps désiré en corps modèle, pour la peinture ou l’écriture (par exemple), pour sonder le mystère de la lumière naissant de l’obscurité? Cette accumulation de titres de toutes les époques, dans l’enceinte bibliothèque autour du cabinet de curiosité, présentant tout et son contraire sur des matières semblables, jouant de l’association qui s’effectue entre les thèmes affichés et les illustrations des couvertures selon les voisinages, esquisse une archéologie des biais scientifiques et de leurs vulgarisations idéologiques. Il semble que prédominent les gloses inspirées ou détournant les ouvrages de références, plus exigeants. Travaux en grande partie de seconde zone qui symbolisent la production de vide avec lequel l’humanité se brouille l’esprit. Les illusions d’optique de la connaissance projetant les désirs intérieurs individuels et collectifs. Il a vite le sentiment d’un penchant pervers, fascinant, commun à tous ces livres dans leur prétention désuète de dire ce qui est, d’énoncer la vérité univoque de ce qu’est le monde (c’est induit, évidemment, par l’intention de l’artiste responsable de l’installation). Enfin, elle serait désuète si ce genre de production était tari, ce qui est loin d’être le cas. Cette bibliothèque quelque peu infernale se réfléchit au plafond. Là-haut, elle flotte. Là, dans cet enclos, plongeant le regard dans les vitrines du cabinet, parcourant et bouquinant les bibliothèques, il s’oublie, exactement comme dans la chambre de pacotille du bordel. Il aimerait follement, au contraire, des bibliothèques regroupant les littératures et les pensées du doute, de la fragilité, des sensibilités multiples, en tant que telles, voulues comme répertoire dément du doute.

Retour des gueules cassées. Comment leurs cicatrices lézardent les savoirs et certitudes réunies dans le cabinet de curiosités. Jusqu’à rejoindre la blessure intérieure qui lézarde sa relation au monde, itinéraire d’une cicatrice réflexive au cœur de la plasticité neuronale, toujours capable de reconstituer ce à quoi il a fallu renoncer

Et puis, au-delà de l’installation, dans le fond, contre le mur, quatre bustes en plâtre, statues pleines de prestance de personnages importants, genre de figures impériales à qui l’on attribue traditionnellement la responsabilité d’avoir construit l’Histoire, de symboliser l’élévation de la civilisation. Exactement cela, de loin et dans l’attention flottante. Quand celle-ci se fixe et qu’il s’approche lentement, quelque chose cloche, de caché et de cassé. Du genre sale petit secret honteux en attente d’un déballage public pour être requalifié en souffrance universelle refoulée. Selon l’angle de vue, c’est imperceptible mais taraudant ou carrément flagrant, perturbant. Il se rend rapidement compte qu’il s’agit non pas de personnages célèbres, de ceux qui font l’Histoire, mais de ceux qui la subissent, sortes de « soldats inconnus » mais qui n’occulteraient pas l’horreur qui les a produits et rendus méconnaissables. Qui fonctionneraient à rebours de la fiction du soldat inconnu. C’est le portrait monumental d’anonymes gueules cassées de 14-18 (sur lesquelles l’artiste a déjà beaucoup travaillé). Les visages sont organisés autour de remarquables cicatrices, formes défoncées, béances recousues, qu’il a envie de toucher (au même titre que l’autre jour le sexe d’une femme achetée, apparu en cicatrice de toutes ses amours). Ce sont des défigurations reproduites avec précision, avec un sens développé de l’exactitude historique et chirurgicale et un souci critique de l’esthétique. Empreintes du mal. Liens pervertis avec les signes électifs de type étoile au front. Ici, signes de malédiction. Elles semblent vivantes et palpitantes dans la pierre, et elles remplacent les décorations prestigieuses qui ornent généralement les statues de héros. Elles en sont l’envers et l’enfer. Rappel que les certitudes – indispensables au fait de déclencher la guerre qui n’a jamais lieu sans qu’une civilisation artistique, scientifique et religieuse ne fournisse les justifications du meurtre de masse envisagé – placent au cœur même de l’humanité l’horreur destructrice, sa machine à bousiller la vie. Point d’impact où s’effondre la prétention d’une pensée rationnelle occidentale dominant le monde. À même la chair. Un escalier invite à aller voir au-dessus, âr-dessus, d’en haut. Dans un jeu de miroirs, un néon cru se reflète, vers le bas comme vers le haut, à l’infini, échelle de traits lumineux hasardeux. Il faut rester longtemps, s’imprégner, regarder, bouquiner, scruter les visages de marbre grimaçants, réprimer – mais pas refouler, entretenir ce désir sans jamais l’assouvir, le conserver vif et frustré – l’envie de toucher la blessure. Et ainsi, s’immiscer dans un détournement de ce qu’est un cabinet de curiosité : non plus une boîte de reflets dans laquelle se mirent nos certitudes préconstruites, mais un espace où, rassemblant les éléments épars d’une réalité proche, les fondements irrationnels et racistes de nos connaissances, on ouvre le questionnement à leur sujet, on déconstruit les évidences et les interprétations manipulatrices en acceptant que toute pensée sur l’Histoire, sur ce qui se passe et vient d’advenir, doit intégrer la pluralité du doute et écarter les essentialismes. Debout sur l’escalier en bois, en position pas très stable, le regard alors surmonte le dispositif qui enclôt les savoirs. Dès qu’il regarde ailleurs, au-delà des cloisons, ce qui se trouve confiné et archivé là semble petit, bricolé. Il peut craindre de basculer et de tomber dans cet espace factice. Le regard circulant de haut en bas, puis de bas en haut, il doit bien convenir qu’effectivement il va et vient sans cesse entre ciel et terre, vice versa, comme un hamster dans la roue de sa cage, et que les barres de l’échelle sont des lignes épileptiques, posées dans le vide, sans fondement, ne tenant que par illusion et conventions. Et cela le renvoie aux flux des néons psychédéliques, aux cloisons de carton-pâte et tentures bon marché délimitant une alcôve des plaisirs simulés/tarifés. L’ensemble pouvant se trouver symbolisé, mis sous globe et en autopsie, tel un gros cortex congestionné de désirs labyrinthiques, cramoisi et raviné de tous ses conflits internes. Tumulus sanguin pétrifié où repose le concept de l’être rationnel et qu’Elodie Antoine, très pertinente, représente hérissé d’aiguilles de couturières, aux bouts colorés, de celles que l’on utilise pour faire tenir les pièces dissociées d’un patron ou indiquer sur une carte les carrefours importants d’une marche nocturne ou d’une conquête militaire. Aiguilles plongées dans les sillons et canyons de l’organe de la pensée, là où les rêves inavoués perturbent la rationalité revendiquée de la conscience. Là où ont eu lieu, peut-être, des conjonctions amoureuses particulièrement significatives. Courts-circuits. Là où ont été repérés des débris ou des miettes de la disparue, de ces signes qu’il collecte maniaque à la surface des choses et des gens, en vue de les fondre en une seule pièce, articulation nouvelle entre sa respiration et celle du monde. Les petites boules multicolores dessinant l’itinéraire d’une cicatrice réflexive au cœur de la plasticité neuronale. Une sorte de serrure, enfermement ou possibilité de passer à côté, ailleurs. L’organe serti dans une bague, de ces bijoux magiques qui contiennent poison mortel ou poudre miraculeuse, selon les circonstances.

Pierre Hemptinne


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Jeté dans le fleuve d’un effarement inextinguible.

 Morceaux choisis et commentés pour Walter, 14 mai 2012

À propos de : Péter Nadas, Histoires Parallèles, Plon, 2012 – Walter Benjamin, Expérience et pauvreté, Œuvres II, Folio/Gallimard – Timothy Snyder, Terres de sang. L’Europe entre Staline et Hitler, Gallimard 2012 – Georges Didi-Huberman, Ecorces, Editions de Minuit, 2011 – Stéphane Garin et Sylvestre Gobart, Gurs/Drancy/Bobigny’s train station/Auschwitz/Birkenau/Chelmno-Kulmhof/Sobibor/Treblinka/, Bruit Clair Records 2010 – Marco Maggi, turn left, Galerie Xippas.

De la chute du cours de l’expérience aux musiques actuelles sismographiques

Arrivé à me demander ce qui pourrait constituer une expérience qui me soit propre, que je pourrais léguer d’une manière ou d’une autre, et à me sentir simultanément envahi d’une pauvreté qui serait mienne (1933), je tourne et retourne la fameuse déclaration de Walter Benjamin « le cours de l’expérience a chuté ». Au tournant de l’effroyable guerre de 14-18, il signale par ces mots une rupture dans les modes de transmission de valeurs entre générations. Ayant trempés de près ou de loin dans ce naufrage radical de l’idéal civilisé, comment les anciens conserveraient-ils le droit d’enseigner aux jeunes la voie à suivre pour que l’œuvre humaine se perpétue ? Quel crédit les jeunes accorderaient-ils encore aux anciens et quel avenir peuvent-ils se dessiner, désormais seuls ? « N’a-t-on pas alors constaté que les gens revenaient muets du champ de bataille ? Non pas plus riches, mais plus pauvres en expérience communicable. » (W. Benjamin, Expérience et pauvreté). On sait depuis que l’effroyable réalité de 14-18 allait être amplifiée par l’horreur du stalinisme, du nazisme et de sa Solution Finale, des génocides récurrents à différents endroits de la planète, la révélation des exactions coloniales comme présupposé de la globalisation… Walter Benjamin introduit la question de la faillite des esthétiques – inséparables des idéologies -, dont s’emparent des barbares positifs. Ils réinventent tout, partent de rien, créent avec peu de chose – pour devoir le moins possible à ce qui était établi -, pratiquent ingénument l’art de la table rase. Ces langages pluriels, assumant la rupture, tissent peu à peu une expérience revue et corrigée de l’humanité, incluant la mémoire des tueries de masse et intégrant dans la relation sensible aux choses de la vie la prise en compte de « l’inexplicable ». Des esthétiques perturbantes réinventent un nouveau cours de l’expérience. Dans un projet d’article pour la revue Tacet, je développe l’idée que de nombreuses musiques expérimentales prennent l’empreinte et diffusent les ondes de ce choc qui rompit la confiance en la nature de l’homme. Elles offrent d’éprouver la rupture avec l’ordre ancien du monde, en problématisant sans cesse la relation au Beau, en empêchant d’une certaine manière que les eaux dormantes se referment sur les abominations en prétextant un retour sans ombre au Beau antérieur, aux certitudes harmonieuses préalables aux catastrophes du XXe siècle. Des esthétiques qui entretiennent de manière tangible la perception d’un avant et d’un après, sans rejet mais plutôt en dialogue par-dessus l’abîme. Des musiques sismographiques. Qui se veulent telles, de manière délibérée et directe, si l’on songe à des artistes comme Phil Minton, Peter Brötzmann, Fred Van Hove… Mais d’autres aussi, innombrables, issues de générations plus éloignées de l’épicentre destructeur, jouent le même rôle, selon peut-être des intentions indirectes ou obliques, en s’inscrivant dans des démarches secouant les registres du sensible, contraignant l’auditeur à se poser toujours les mêmes questions, « c’est quoi, le beau, l’émotion, après tout ce qui est passé », empêchant que ne se figent des convictions inébranlables, univoques et coulées dans l’airain, foyer probable de suprématies ethnoculturelles toujours prêtes à renaître des cendres du passé. Ce qui caractérise ces musiques est d’être mues par une nécessité et non par une course creuse à l’innovation. Ce questionnement sur le beau devenant source d’un exercice critique diamétralement opposé aux adorations métaphysiques. C’est au jour le jour, dans ce qui travaille le sensible foisonnant et ne cesse de nous confronter à l’altérité, que doit s’entretenir la mémoire et pas uniquement face aux documents et monuments mémoriels ritualisés. Les musiques, les arts sismographes en général, favorisent cette mémoire indirecte dans laquelle on réinvente, on revit à notre façon, on se forge nos propres souvenirs de ce qui subsiste du séisme. Cette relation n’a pas vocation à se substituer à une lecture régulière des documents historiques de la mémoire, mais elle la complémente en nous faisant éprouver, au niveau de nos relations avec le sensible comme bien commun de l’humanité, en quoi l’effroyable de ces événements continue de nous toucher, nous sont proches. C’est de cela dont, dans sa préface au roman A pas d’aveugles de par le monde, parle Aharaon Appelfeld: « Lorsque je l’ai rencontré, Rochman se consacrait totalement à son silence. C’était un mutisme rigoureux, sous lequel bouillonnait sans bruit le désir passionné d’une expression nouvelle. La conviction qu’après l’Anéantissement on ne pouvait plus penser, sentir, ne parlons même pas d’écrire, comme on le faisait auparavant, cette conviction-là ne venait pas chez lui de l’ambition d’innover mais plutôt d’une nécessité et d’une résolution intérieures. »

« la langue française pour ne rien dire »

Cette intuition en ce qui concerne ce qu’il y a à entendre dans les esthétiques expérimentales et que de nombreuses voix conservatrices tendent de nier, délibérément ou par ignorance, (y compris celle de Nancy Huston opposant absurdement l’oeuvre de Paula Rego aux formes multiples de l’art contemporain)  se trouve renforcée par ces propos de Jean-Claude Milner publiés dans Le Monde (25 mai 2012) : « Fondamentalement, la langue allemande ne s’est pas remise d’avoir été la langue du IIIème Reich. La force des écrivains de langue allemande tient à ceci qu’ils s’y affrontent, comme ils s’affrontent aux ruptures de la Fraction armée rouge, à celles de la division et de la réunification. La langue française, elle, ne se souvient de rien. Aucune rupture historique ne la marque, hormis peut-être celle de la révolution française, grâce à Chateaubriand. Et encore. Qui écrit encore comme si Chateaubriand avait existé ? (…) Pour que la langue française persiste, il a fallu faire comme si elle n’avait pas été la langue de la boucherie de 1914 ou de l’effondrement de 1940 ou des guerres coloniales. Mais peu importe la liste des oublis ; elle se résume ainsi : « Rien n’a eu lieu ». La langue française aujourd’hui est faite pour ne rien dire sur rien ; comme, de plus, elle est de moins en moins entendue, s’il arrivait que quelqu’un y dise quelque chose, personne n’en saurait rien. » Ainsi, cette langue est-elle un héritage où il y a énormément à secouer, de place à prendre pour, de sa propre voix, raccrocher le sensible à ce qui « a lieu » et éviter de se trouver pris dans une langue morte.

Phrase fragile, levure intérieure

Dans plusieurs articles précédents publiés sur ce blog, j’essaie de cerner la force plastique d’une phrase intérieure qui soit assurance de se sentir contenu en une cohérence, mais non rigide, délimité mais pas clôt, protégé de l’extériorité mais perméable à l’altérité, encourageant à s’aventurer sans se perdre, assurant toujours une solution de repli. Un processus que je trouve bien exprimé dans un petit ouvrage précieux (dans tous les sens du terme) que Claude Louis-Combet consacre à sa découverte de Huysmans, et particulièrement à sa rencontre avec le personnage niché dans les phrases de Huysmans, Durtal : « Un basculement de l’être avait eu lieu. La face joyeuse du garçon tourné vers la vie s’était remodelée dans le territoire d’une mélancolie riche de tous ses secrets mais fermée sur elle-même et anxieuse, jusqu’au malaise chronique, de son incapacité d’aveu. Les premières tentatives d’expression poétique procédaient de ce fond d’impuissance, encore juvénile, à se livrer pour se délivrer. La phrase qui se cherchait, qui se préparait et s’exerçait et occuperait un jour à peu près tout l’espace intérieur de la vie, se tramait pour l’heure dans le jardin clos de l’être en repli. Et c’était, justement, là, sur ce point d’une intimité essentiellement vulnérable, et toute nouée dans sa résistance aux pressions et incidences du jour, que venait fondre sur moi, en toute urgence de révélation capitale, le rendez-vous avec Durtal. » (Huysmans au coin de ma fenêtre, Fata Morgana, 2012) C’est une levure qui lève pour occuper, à peu près, tout l’espace intérieur. À chacun de conférer à ce processus une caractéristique en accord avec sa sensibilité. Pour moi, il faut que la phrase conserve intact ce point vulnérable, ombilic mouvant, insituable, source d’une quête de la forme jamais aboutie et qui reste pleinement sismographe, au cœur du souffle vital, des ondes de chocs survenues dans les phases antérieures de l’Histoire, transcrites à même le sensible comme bien commun et répercutées, déjà, dans de multiples phrases organisées en livres. Et qui serait le devoir de mémoire au quotidien, en continu, métabolisé, et non plus ritualisé ponctuellement dans le recueillement face aux reliques mémorielles. Pour faire remonter le cours de l’expérience !?

La phrase, entre bouillonnement pré-langagier et la nage vers l’autre rive, expérience des contre-courants

Trouver la phrase, c’est aussi approcher un tourbillon puisque c’est prendre conscience que dans sa dynamique complexe et intime, la phrase s’auto-engendre et se multiple, agrége toute nouvelle chose à dire, nomme sans cesse ce dont nos profondeurs et surfaces font l’expérience en touchant la vie sous ses angles inattendus. La phrase conduit au fleuve d’un texte dont nous impulsons et suivons les courants. Ce que Fredric Jameson, à propos du style de Joseph Conrad, décrit de la sorte : « Dans la perspective du langage, cet auto-engendrement du texte se traduit par un véritable bouillonnement, l’émergence d’une multitude de centres transitoires qui apparaissent pour disparaîtrent aussitôt, et qui désormais ne sont plus tant des points de vue que des sources de langage : dans ce tourbillon, chaque nouveau détail, chaque nouvelle perspective sur l’anecdote fait advenir un nouveau locuteur qui deviendra le centre transitoire d’une focalisation narrative qui le fera bientôt disparaître dans le néant. » (F. Jameson, L’inconscient politique,Editions Questions Théoriques, 2012) Sur la mémoire qui nous est léguée, par notre phrase et notre récit, nous apportons des « points de vue » sensibles qui sont autant de nouvelles « sources de langage », nous prenons le relais.

Ce que je rapproche d’une description de nage, page 873 dans les Histoires parallèles de Péter Nadas, un roman fleuve baroque, sombre, turbulent. Deux personnages adultes se retrouvent dans la résurgence de leur amitié adolescente et traversent un fleuve, au crépuscule. Entre les deux textes s’établit un va-et-vient allant de mes propres expériences d’écriture à celle de la traversée de la Meuse, certes plus étroite que le fleuve du roman, sauf dans mon imagination et ma perception d’enfant. De la phrase au fleuve, la ressemblance s’installe par l’évocation de ce qui bouge, une « masse constamment changeante », porteuse et déséquilibrante, ainsi que le jeu risqué, sans cesse risqué, entre profondeurs et surfaces, où évoluent nos corps.

« On avait l’impression que la rive opposée, rougeoyante dans les derniers rayons du soleil, vers laquelle on se dirigeait en usant toutes ses forces le plus efficacement possible et en contrôlant rigoureusement sa respiration se dérobait, s’éloignant toujours plus loin à une vitesse incroyable. Ils gaspillaient beaucoup d’énergie, quelle quantité ils l’ignoraient, mirent un temps fou à se trouver à la surface infinie de l’eau. C’est la masse constamment changeante de l’eau en surface qui est aveuglante. Les yeux ne peuvent s’accoutumer à tant de mouvements consécutifs et simultanés. Et l’esprit demeure interdit quand il ne peut comprendre ce qui se passe au-dessus des insondables profondeurs. Alors qu’en réalité on devrait se sentir plus à l’aise au milieu du fleuve, où il n’y pas de tourbillon et où il n’y a apparemment rien à faire pour progresser.

On se met à avoir peur et à trembler.

En théorie il ne faut pas regarder devant soi avant d’être assez près du rivage opposé qui s’éloigne à toute vitesse, et moins encore songer à sortir la tête de l’eau.

Ne pas se sentir paralysé par la terreur de l’existence.

Puis chacun s’enquit de la position de l’autre. C’est Mazdar qui semblait avoir pris le plus de risques.

Quand on casse le rythme de ses battements ne serait-ce qu’une seconde en nageant contre le courant, le courant se met à vous repousser, et il devient très dur de redevenir physiquement indépendant de la masse d’eau qui monte des profondeurs du fleuve. » (Péter Nadar, Histoires parallèles, Plon 2012)

Ce roman de Péter Nadas pèse 1135 pages serrées. Arriver au bout est éprouvant et ne suffit pas à clarifier totalement l’architecture du texte. On reste un temps à se demander mais par où suis-je donc passé !? Il faudrait relire. Mélangeant subtilement les époques, le texte reconstitue, à travers les rencontres ou évitements de nombreux personnages, les ruissellements du sang vicié par le fascisme et communisme dans les veines du peuple hongrois. Pour le coup, on sent combien ces germes morbides travaillent une langue. Dans le récit, cela se traduit par une permanence outrancière de la virilité comme guide vital, comme puissance métaphysique violant toute individualité pour l’assujettir à une force idéologique habitée ou vacante mais prête à s’offrir au plus puissant, au plus brutal. « Autrement dit, le physique des gens, leur psychisme, leur manière de penser ou leur tempérament ne trahissent jamais les caractéristiques de leur queue, quand bien même cette queue ne donne pas moins le ton que leur âme ou leur esprit. Bien sûr, je n’aurais su dire ce que par âme on entendait, ou en quoi la queue pouvait bien donner le ton, et le ton de quoi, ni surtout quelles raisons expliquaient sensément l’élémentaire intérêt que les hommes manifestaient envers la queue l’un de l’autre, dès lors qu’ici, ni les femmes ni l’aptitude à procréer n’entraient en ligne de compte. » (Peter Nadas, ibid.) Dans le roman, tous les sentiments sont profondément imprégnés d’adoration ou de détestation phallique, c’est un bouillonnement d’émotions fébriles jamais fixées, toujours prêtes à s’investir selon ce qui exercera l’attraction la plus forte, selon la possibilité d’assouvir son désir de domination ou de soumission. La société entière est phallocentrique, perpétuant sous d’autres formes les utopies nazies, le cauchemar du Lebensdorn. « Il était donc vrai que dans cette nature tout imprégnée de Providence, le principe de sélection naturelle fonctionnait avec une brutalité supérieure à la force de l’amour christique. C’est cette réalité brutale qui ferait émerger de l’insupportable défaite allemande, des années plus tard, une victoire planétaire. Ayant compris cela, ces hommes superbes devinrent à mes yeux comme les membres d’une alliance scellée en secret dans le sang ; l’avenir de la nation pouvait être confié au contenu de leurs bourses. » (Péter Nadas, ibid.). Quand la plus grande part de la production littéraire, grande ou petite, s’ingénie à nous montrer l’intériorité des personnages, à démêler l’écheveau neuronal avec son charroi de délibérations intimes en âme et conscience, ici, ce sont les régions sexuelles qui tiennent lieu de for intérieur, c’est là que ça délibère. La description maniaque des circonvolutions pubiennes – tous les stades de l’érection intempestive, les mille et uns caprices du prépuce, les humidités involontaires, les démangeaisons dont on ne sait jamais si elles sont sublimes ou vénériennes -, tiennent lieu des mouvements d’humeurs influant directement sur l’agissement des individus. Cette prépondérance des bas instincts peut faire basculer toute action dans n’importe quel crime, n’importe quelle soudaine déraison tout aussi bien que dans n’importe quelle bravoure ou sainteté. L’instabilité est totale et il n’y a plus aucune justification censée à quoi que ce soi. C’est le magma pathétique qui commande, aléatoire. C’est cela qui est éprouvant. Il y a ainsi d’interminables confrontations entre les nombreux personnages – quel que soit le contexte ou ce qui les met en contact, amour, amitié, famille, boulot, hasard -, où le texte transcrit scrupuleusement une alternance mécanique, insoutenable, d’empathie et de haine, jamais coordonnées. Ils ne sont que rarement simultanément empathiques ou haineux, mais plus souvent à tour de rôle, décalés, en chiens de faïence, interminablement. La partialité des sentiments et ressentiments est absolue jusqu’à l’absurde, jusqu’à une sinistre désespérance baignée d’un lyrisme radicalement glauque. Si le livre est épais, l’argument est donc relativement mince : tout dans la culotte, le siège de l’être est en dessous de la ceinture. Principe décliné en ses moindres détails infernaux, cauchemardesques, en vue de rappeler, j’imagine, l’élémentaire méfiance viscérale et intellectuelle à cultiver à l’égard de l’étoile du genre sous laquelle on s’accouche jour après jour, surtout si elle se profile en queue de comète.

Nous sommes à jamais lié aux charniers de l’histoire

Le charnier de l’histoire – de ces événements qui firent irrémédiablement chuter le cours de l’expérience -,   est sans cesse à rouvrir et sonder. Ce charnier épouvantable dont les émanations fomentent la queue partout triomphante dans le roman de Péter Nadas. Même horrifié, par ce qui s’est passé lors de la guerre dite de 40-45, on vit avec quelques idées relativement simples et stables de ce que fut l’Holocauste. Même horrifiés, on s’accommode de quelques images d’Auschwitz, quelques séquences filmées par les libérateurs américains, et de cette clé de compréhension qui résumerait toute l’horreur : une atroce usine de la mort. On croit en général que l’histoire est écrite, les faits fixés, les comptages arrêtés objectivement. Il n’en est rien et le livre de Timothy Snyder, Terres de sang. L’Europe entre Hitler et Staline (Gallimard, 2012) offre une litanie accablante, aveuglante, du nombre des morts. Les Alliés ont témoigné de ce qu’ils avaient découvert sur la frange ouest de l’épicentre de l’Holocauste. Tout ce qui était plus à l’Est, délivré par l’Armée Rouge, couvert par les versions officielles soviétiques et ensuite rendu inaccessible aux chercheurs et historiens par le Rideau de fer, n’était que peu connu. Ce n’est qu’avec la chute du Mur et l’accès aux archives rendu progressivement possible que les chercheurs ont pu travailler sur ce qui s’est réellement passé. Inévitablement, cela conduit à réviser certaines connaissances. « Auschwitz fut bien un site majeur de l’Holocauste : c’est là que près d’une victime juive sur six trouva la mort. Mais quoique l’usine de la mort d’Auschwitz fût la dernière installation à fonctionner, elle ne marqua pas l’apogée de la technologie de la mort : les pelotons d’exécution les plus efficaces tuaient plus vite, les sites d’affamement tuaient plus vite, Treblinka tuait plus vite. Auschwitz ne fut pas non plus le principal centre d’extermination des deux plus grandes communautés juives d’Europe, les Polonais et les Soviétiques. Quand Auschwitz devint la grande usine de la mort, la plupart des juifs soviétiques et polonais sous occupation allemande avaient déjà été assassinés. » (Terres de Sang. Timothy Snyder). L’historien américain livre un comptage rigoureux – étayé par le plus grand recoupement possible de sources et témoignages -, des politiques d’extermination de masse conduites par les pouvoirs soviétiques et allemands sur un territoire qu’ils se sont d’abord partagé par convention et mis sous leur coupe ensuite à tour de rôle au gré des phases offensives et des débâcles de la guerre. Ce territoire inclut la Pologne, l’Ukraine, la Biélorussie, les pays Baltes… Ces exterminations massives concernent les populations locales – pour cause de déplacements, massacres ethniques, classe sociale à éliminer, utopie nazie, paranoïa stalinienne – et l’Holocauste. Les comptes détaillés sont hallucinants. Comme le dit l’auteur de son livre, « A quelques exceptions près, il s’agit ici d’une étude de la mort, plutôt que des souffrances. Son sujet, ce sont les politiques conçues pour tuer, et les populations qui en furent victimes. » Si l’énumération des lieux et des victimes donne tournis et nausées – un fleuve difficile à traverser indemnes, probablement un fleuve sans rive opposée -, cette comptabilité est au service d’une objectivation historique des faits, nécessaire pour dissuader les instrumentalisations de la mémoire, par exemple une exagération chiffrée au service d’un déplacement du rôle de la victime principale (une spécialité russe, notamment). Mais Timothy Snyder n’oublie jamais la dimension humaine, ainsi, à propos des 5,7 millions de Juifs morts dans l’Holocauste : « Mais ce chiffre, comme tous les autres, ne doit pas rester simplement 5,7 millions, une abstraction que peu d’entre nous peuvent saisir : 5,7 millions, c’est 5,7 millions de fois un. Ce qui n’a rien à voir avec quelque image générique d’un Juif traversant quelque notion abstraite de la mort 5,7 millions de fois. » Ces 5,7 millions sont une partie des 14 millions de « morts victimes de politiques de tueries délibérées dans les terres de sang », entre 1932 et 1945, sans prendre en considération les morts militaires (lors des combats). Voici, en résumé, la liste : « 3,3 millions de citoyens soviétiques (pour la plupart ukrainiens) délibérément affamés par leur gouvernement en Ukraine en 1932-1933 ; 300.000 citoyens soviétiques (pour la plupart polonais et ukrainiens) exécutés par leur gouvernement dans l’URSS occidentale parmi les quelques 700.000 victimes de la Grande Terreur de 1937-1938 ; 200.000 citoyens polonais (des Polonais, pour l’essentiel) exécutés par les forces allemandes et soviétiques en Pologne occupée en 1939-1941 ; 4,2 millions de citoyens soviétiques (en grande partie des Russes, Biélorusses et des Ukrainiens) affamés par les occupants allemands en 1941-1944 ; 5,4 millions de Juifs (citoyens polonais ou soviétiques pour la plupart) gazés ou exécutés par les allemands en 1941-1944 ; et 700.000 civils (Biélorusses et Polonais, pour la plupart) exécutés par les Allemands à titre de « représailles », surtout en Biélorussie et à Varsovie, en 1941-1944. » (T. Snyder, Terres de sang.)

Par contraste avec le bilan de ces massacres qui signifient des millions de personnes affamées dans des camps ou exécutées sommairement  au bord des fosses communes, des millions de personnes anéanties dans des wagons ou des crématoires, qu’il est paisible de s’asseoir sur un banc, dans un de nos cimetières, de penser à la vie et à la mort!

Archéologie des camps, autopsie et poésie, photographie du danger

Comment avoir une pensée pour les « 5,7 millions de fois un » ?  Le petit livre de Didi-Huberman, Ecorces, en présente une tentative. Il ne s’agit pas de reconstituer le destin singulier de chaque victime, ce qui est impossible, et n’atténuerait peut-être même pas le caractère abstrait de la numérologie macabre. (« La plupart des livres de témoignage attestent d’une libération de la tension et, paradoxalement, de l’oubli » Aharon Appelfeld, introduction au roman A pas compté à travers l’Europe). Mais en regardant à côté, peut-être. En visitant pour la première fois Auschwitz, Didi-Huberman signale l’importance du hors champs, un pigeon qui se pose entre les grillages et déplace le regard, surtout, ce que sont devenus les arbres, les bouleaux que regardaient aussi les détenus, ainsi que les fleurs qui prolifèrent sur la terre des charniers. Pour Didi-Huberman, le rôle important des grands témoins ne tient pas uniquement aux faits déclarés qu’ils portent à notre connaissance, mais à la dimension par laquelle ils nous touchent, parce qu’ils « nous ont transmis autant d’affects que de représentations, autant d’impressions fugaces, irréfléchies, que de faits déclarés. C’est en cela que leur style nous importe, en cela que leur langue nous bouleverse. Comme nous importent et nous bouleversent les choix d’urgence adoptés par le photographe clandestin de Birkenau pour donner une consistance visuelle – où le non-reconnaissable le dispute au reconnaissable, comme l’ombre le dispute à la lumière -, pour donner une forme à son témoignage désespéré. » (G. Didi-Huberman, Ecorces, Editions de Minuit, 2011) Ce que l’historien d’art examine là est l’utilisation, par les spécialistes du devoir de mémoire, des 4 photos prises au péril de sa vie par un membre d’un Sonderkommando à Birkenau, pour montrer ce qui se passe concrètement, empêcher que l’horreur ne tombe dans le régime de l’irreprésentable. Or, dans la mise en scène de ces clichés héroïques, non seulement les prises de vues ont été recadrées en privilégiant l’effet de « gros plan », évacuant la place prise par les bois de bouleaux, éliminant surtout ce qui documentait la situation d’où les photos avaient été prises, mais l’une d’elles a été purement et simplement écartée, ignorée, comme ne présentant aucun intérêt, ne montrant rien d’utile. Cette première image était un essai dont le raté révèle les conditions dans lesquelles le photographe opérait : « dans l’impossibilité de cadrer, c’est-à-dire de sortir son appareil du seau où il le cachait, dans l’impossibilité de porter son œil contre le viseur, le membre du Sonderkommando a orienté comme il a pu son objectif vers les arbres, à l’aveugle. Il ne savait évidemment pas ce que cela donnerait sur l’image. (…) Pour nous qui acceptons de la regarder, cette photographie « ratée », abstraite » ou « désorientée », témoigne de quelque chose qui demeure essentiel : elle témoigne du danger lui-même, le vital danger de voir ce qui se passait à Birkenau. Elle témoigne de la situation d’urgence, et de la quasi-impossibilité de témoigner à ce moment précis de l’histoire. » (Didi-Huberman, ibid.) Ce qui a été gommé du cadre des photos attestait que le photographe opérait à l’intérieur même d’une chambre à gaz, parce qu’il était possible, là, de se cacher du mirador et de ses gardes. Il semblerait que cette hypothèse ait fait l’objet de « résistances, tant de colères et d’inférences douteuses ». Pourquoi ? « La réponse tient sans doute dans les différentes valeurs d’usage auxquelles on veut référer l’expression « chambre à gaz » dans les discours tenus, aujourd’hui, sur le grand massacre des juifs européens lors de la Seconde Guerre mondiale. Pour un métaphysicien de la Shoah, « chambre à gaz » signifie le cœur d’un drame et d’un mystère : le lieu par excellence de l’absence de témoin, analogue si l’on veut, par son invisibilité radicale, au centre vide du Saint des Saints. Il faut dire au contraire, et sans craindre la terrible signification que prennent les mots quand on les réfère à leur matérialité, que la chambre à gaz était, pour un membre du Sonderkommando, le « lieu de travail » quasi quotidien, le lieu infernal du travail du témoin. » (Didi-Huberman, ibid.) Le travail du témoin, aujourd’hui, est bien différent, infiniment moins dangereux, mais il doit se faire, pour que ça continue. Les photographies, même prises au hasard, lors de promenades recueillies sur les lieux de l’Holocauste créent des liens sensibles avec ce qui s’est passé. Didi-Huberman dresse un court inventaire des photos qu’il ramène de là-bas, notamment ces « quelques troncs d’arbres et ces hautes ramures dans le bois de bouleaux, cette traînée de fleurs des champs en face du crématoire V, ce lac gorgé de cendres humaines » et il conclut : « Quelques images, c’est trois fois rien pour une telle histoire. Mais elles sont à ma mémoire ce que quelques bouts d’écorce sont à un seul tronc d’arbre : des bouts de peau, la chair déjà. » (Didi-Huberman, ibid.)

Le son des lieux de l’holocauste, aujourd’hui, entre nature régénérée et résurgence de l’horreur infinie, terre hantée

Stéphane Garin, preneur de sons et Sylvestre Gobart, photographe, publient un double CD d’images sonores qui s’apparentent à la manière dont Didi-Huberman caractérise ses photos faites « disons, presque au hasard ». Ils ont enregistré une empreinte de lieux emblématiques de la déportation et de l’Holocauste, depuis le camp de Gurs, Drancy et la gare de Bobigny, jusqu’aux camps de concentration et d’extermination, Auschwitz, Birkenau, Chelmno, Sobibor, Majdaneck, Treblinka, tels qu’ils résonnent aujourd’hui. Il y a ainsi, précisément, un enregistrement effectué sur les lieux du crématoire V de Birkenau. Une composition vertigineuse de sons rapprochés, de micro bruits et de flux plus amples, fragments d’un tourbillon entendu de très loin, de l’ordre d’une aura dont il est malaisé de dire si elle est naturelle ou culturelle. Petits bruits qui agrippent l’ouïe, pincent la chair et résonances lointaines, inaccessibles, plus difficiles à déchiffrer. Une musique s’amorce et se désamorce aux jonctions des bruits factuels, ceux que font les pèlerins contemporains ou la faune domestique et sauvage, pittoresque et intemporelle, et des chants profonds de la nature, insituables. Actuels ou fossiles, échos effarés d’hier ? Pas dans les graviers, conversations presque dispersées dans le vent, aboiements lointains, présences de corps, écho de la circulation voisine. Coups erratiques d’un pic dans un tronc mort ou vif, ou chocs d’un outil de cantonnier chargé d’entretenir les lieux ou d’un forestier au travail sous les futaies ? Grésillement et crépitement continus comme de quelque chose qui fermente dans l’humus, gratte les écorces, égrène les cailloux, insectes qui déplacent feuilles et brindilles, creusent les cendres, rongent le sol de la mémoire. On essaie de définir objectivement ce que l’on entend puis le son devient figuratif, abstrait, le subjectif intervient, ce grouillement est aussi celui d’un feu éternel. Surtout, il y a les bouleaux dont parle Didi-Huberman, on les entend, le vent souffle dans leurs ramures grandies. À la fois une marée sylvestre qui emporte l’imagination ailleurs et une barrière écumante, infranchissable, trop haute, trop cinglante, qui enferme . Ces branches et ces feuilles qui dansent figurent un point de fuite diluvien paradoxal, pâle rideau où l’oreille ne sait plus si la gagne une pluie rassérénant ou un brasier inextinguible. Dans l’enregistrement consacré à Treblinka, la forêt est clameur sombre, drue, implacable. Le marcheur en forêt y reconnaîtra d’emblée ces nuées feuillues, presque spirituelles, dont il aime baigner sa solitude randonnée. Mais la prise de son installe une tension inhospitalière et confère une dimension monstrueuse à ces lamentations de branches. La pluie battante, les bourrasques déchaînées, les frondaisons sont secouées en tous sens, fouettées, dilacérées. On entend l’équivalent aérien, tombé du ciel, des tourbillons du fleuve que décrit Péter Nadas, on entend s’entrechoquer, se mêler, s’arracher des unes des autres, les « masses constamment changeantes » du déluge végétal. La tempête est effroyable. Une peur émerge, celle que le nageur connaît quand il s’est éloigné de la plage en présumant de ses forces. Saura-t-il seulement revenir ? Alors, le son de la forêt de Treblinka bascule dans autre chose d’assourdissant. Les arbres tourmentés, torturés rejettent la mémoire affolée, déboussolée par le gouffre qu’ils ont contemplé. Quelque chose qui ne s’oublie pas, que l’on entend partout. Et l’oreille n’identifie plus rien de naturel dans la clameur, mais une machine effroyable, un raz-de-marée broyeur, une immense filature démente qui transforme la chair de vie en cendres de mort, une faucheuse industrielle.

Cette démarche originale en forme de field recording sur le présent des lieux de l’Holocauste rappelle que le devoir de mémoire ne peut se résumer à compulser religieusement les documents témoins, sans y toucher, mais qu’il faut y greffer une relation sensible qui tienne lieu de questionnement, d’engagement, et construise nos propres traces mémorielles de ce qui s’est passé, du cours chuté de l’expérience que nous devons réinventer et remonter. Et en la matière, comme pour tout, le « par cœur » est souvent stérile. Des oeuvres de Garin et Gobart on peut dire aussi : « Quelques images, c’est trois fois rien pour une telle histoire. Mais elles sont à ma mémoire ce que quelques bouts d’écorce sont à un seul tronc d’arbre : des bouts de peau, la chair déjà. »

Page blanche, écorce, bouts de chair, jeu de piste

Dans l’exposition de Marco Maggi (turn left, Galerie Xipass, du 12 avril au 26 mai 2012), la vie est un « chemin formé de ramettes de papier format A4 placées à même le sol » (feuillet de la galerie). Une linéarité blanche de papier écrit ou pour écrire, vierge ou imprimé. C’est la première chose à éclaircir quand le regard tombe sur cette installation. Ce blanc dans la masse, strié feuille à feuille sur la tranche, a-t-il déjà pris l’empreinte d’une phrase ou attend-il encore d’en absorber, pour la figer, la masse constamment changeante ? Je me penche et découvre alors, en version monochrome, l’irruption de petits accidents, des blessures qui entaillent le blanc ou des assomptions de calligraphies abstraites qui célèbrent un sens enfoui dans le papier. C’est un jeu de piste fait des signes qui remontent de la profondeur vierge et créent à la surface d’infimes topographies à même l’écorce offerte à l’écriture, « bouts de peau, chair déjà », à la fois jardin et bibliothèque. (PH) –  Marco MaggiStéphane Garin, Sylvestre Gobart,  Bruit Clair Records 2010Présentation Histoires Parallèles de P. Nadas