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Circonvolutions piquées et cicatrices touchées (avec Kader Attia)

cabinet de curiosité...

Librement divagué à partir de : un reste de nourriture… – 930°c de Chaim van Luit et Atelier sketches de Hreinn Fridfinnsson (Galerie MSSNDCLRCQ, Bruxelles) – Kader Attia, Continuum of Repair : the Light of Jacob’s Ladder (Bozar, Bruxelles) – Claude Louis-Combet, Bethsabée, au clair comme à l’obscur, Editions Corti, 2015 – Elodie Antoine, Deliquescence, Aeroplastics contemporary, Bruxelles – Le bord des mondes, Palais de Tokyo…

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De l’art d’accommoder les restes (de repas, d’amour, d’amitié). La mémoire des saveurs. L’altération des relations aux choses. Diverses formes de la mélancolie. 

Le nez dans les reliefs. Un morceau de porc, viande et bout de gras, deux ou trois choux de Bruxelles fondants, défaits, et quelques chanterelles confites, l’ensemble enrobé d’un jus teinté de piment d’Espelette, sauce à peine défigée par le passage au four. Ce sont des restes, les regardant et humant, il convoque les saveurs d’hier et leurs préliminaires. Déjà le passé. Il revoit les gestes de préparation du repas, le dressage rapide des assiettes et, mine de rien, juste après la première gorgée de vin, l’émotion de la première bouchée, l’association simple de ces produits choisis et cuisinés, sans chichis, mais avec soins. Il s’apprête à avaler ce reliquat, manger un morceau d’hier. Et il s’interroge sur la bonification des mets qui auront, d’une certaine manière, maturé leurs accointances, s’affinant au repos au fond de la casserole, à température ambiante, sous la pellicule des sucs savoureux se mélangeant et les isolant de l’atmosphère d’un film subtil, une sorte de cire moelleuse ralentissant l’oxydation. Au-delà de ce que promet l’immédiat de ces quelques bouchées, il guette l’effet du temps sur les comestibles, la patine des saveurs qui est aussi le début de la décomposition. Les retrouver semblables à hier mais plus amples et plus souples, avec une longueur mélodieuse imprévisible, à la manière d’un vêtement qui a pris les formes de son corps et qui, lorsqu’il l’enfile alors qu’il a été longtemps oublié au portemanteau, semble lui transmettre une mémoire sensible de son ancienne enveloppe. Souvenir du volume qu’il remplissait et qu’il retrouve plus lâche. Mélancolie. Mesurer ce qui a changé depuis hier dans le reste de côtelette ibérique mélangée aux choux et champignons, sans qu’il puisse l’exprimer directement avec des mots dans un diagnostic clinique, c’est sentir frémir de manière palpable, sous ses papilles, une action semblable à celle de ses souvenirs qui modifient naturellement, sans volonté délibérée de falsification, mais par le simple fait mécanique de transiter dans ses synapses, les actes du passé, sans espoir de vérification, de retrouver l’original. Voir s’éloigner l’essence de la chose, comme disent les phénoménologues, en goûter le déplacement irréversible. Un fil continu d’altérations éparses remarquables ou complètement banales de ce qui a été vécu, parmi lesquelles il traque sans cesse celles qui ont trait à sa relation amoureuse objectivement terminée. Un sillage. Toujours entre deux chaises, pôle solaire et pôle maniaco-dépressif, entre la recherche fébrile de nouveaux possibles, de rencontres inédites, recommencées, et la collection macabre de débris organiques en vue de reconstituer un corps perdu, désintégré. Avant d’enfourner la fourchette, le regard sur la fibre carnée attendrie, il se souvient en outre de l’incident à la boucherie, la veille, une autre résurgence. Un individu agité qui le précède dans la queue lui semble étranger et familier. C’est-à-dire quelqu’un avec qui il ne se sent aucune affinité, un vrai étranger dont il ne comprend ni les gestes agités ni les paroles susurrées, dont les mimiques extravagances lui semblent dangereuses ; et quelqu’un néanmoins en qui il appréhende un proche, indéfectiblement lié à une partie de sa vie. Ce genre de membre de la famille que l’on s’efforce un jour d’oublier après en avoir recherché le commerce. Il se révèle en effet être une vieille connaissance, resurgie ainsi du passé. Leurs regards se croisent dans le grand miroir juste derrière l’étalage des viandes et charcuteries, il se retourne et le reconnaît. En quelques minutes, avant de disparaître, il lui déverse, sous forme de réquisitoire implacable, la liste des maux, réels et imaginaires, qui l’accablent depuis les années qu’ils ne se sont plus vus, le rendant en quelque sorte non pas responsable, mais absolument indigne de n’être pas resté en contact pour éponger régulièrement l’énumération doloriste et participer ainsi à la prise en charge des abominables disgrâces. Une digression. Ce n’est pas le genre de témoins du passé qu’il cherche à ferrer, c’est dans le beaucoup plus diffus qu’il drague les résurgences, dans les couches de poussières fines, les minerais discrets et rares, éparpillés…

Fondre les débris de l’amour en une poignée de porte qui ouvre d’autres expériences. Un artiste lui indique comment faire. Encore lui faut-il échapper à la tentation d’incarner l’homme de la foule.

Debout dans une cave au blanc éblouissant, presque médical et surréel, le soupirail donnant sur le trottoir quelconque, décontenancé voire ennuyé par l’objet déposé au centre. Descendu comme au centre d’un silo aseptisé où prend encore plus de relief sa manie obsessionnelle de tamiser le fond de sa mémoire pour y repêcher des détails physionomiques inaltérés, capables de restituer intacte l’extase de certaines étreintes, l’incompréhensible bonheur de caresser un corps étranger. À force de tamiser, il sait qu’il épuise les fonds, qu’il édulcore les souvenirs, qu’il banalise les perles. En même temps, plus le sentiment de ce qu’avaient de remarquablement émouvant ces détails organiques de la présence amoureuse, plus il éprouve le besoin de tamiser profond ! Là, sans relation apparente avec son obsession, il tient à la main le feuillet d’une galerie d’art, le regard flottant sur le commentaire imprimé. D’abord, vaguement, par bonne conscience, presque en faisant semblant, puis de plus en plus impliqué, lisant et relisant le même passage, sans sauter aucune phrase, aucun mot, jusqu’à l’évidence : c’est exactement ce qu’il est sans cesse en train de faire s’agissant des vestiges enfouis de son amour. « En vue de produire 930° (titre de l’œuvre qui fait référence au point de fusion du laiton), van Luit a acheté un détecteur de métaux et s’est rendu sur des sites belges et allemands où des combats eurent lieu en 1944. Il y a trouvé une grande quantité d’éléments métalliques épars, de douilles, des pièces d’avion ou de boucles de ceinture. Son idée n’était pas de conserver ses objets en tant que tels mais de les utiliser dans un processus de transformation, de reporter les limites de l’objet, de les faire passer du statut d’éléments enfouis dans la terre pendant 70 ans au statut d’éléments on identifiables, fondus dans un nouvel objet, porteur d’une nouvelle charge. Une charge non plus historique mais symbolique. D’où sa décision de choisir la poignée de porte de sa maison. Cet élément permet de fermer une porte sur un espace et de l’ouvrir sur un autre espace. Pris en main quotidiennement, il porte en lui les notions de manipulation (d’usage pourrait-on dire), de limite (entre l’extérieur et l’intimité), de césure entre deux espaces hétérogènes mais complémentaires, d’ouverture sur un nouvel horizon, de passage, du territoire, de la maison. La présentation rappelle celle des musées archéologiques et souligne l’idée de ruine. De plus, en positionnant la poignée légèrement en hauteur, sur un tapis acoustique, l’artiste accentue le contraste entre le poids du métal et la légèreté de ce qu’on pourrait appeler une relique. » (Extrait du feuillet de MSSNDCLRCQ) Ne pas supporter le statu quo de la perte et donc installer un processus continu de transformation de ce qui, ponctuellement et par accident, remonte à la surface. Ouvrir et fermer la porte. Rassembler d’infimes bribes des illuminations amoureuses, ces détails imperceptibles que le cerveau enregistre, sans s’en rendre compte, quand l’exaltation de la rencontre décuple et déroule à l’infini ses terminaisons nerveuses. Il s’ingénie à récolter et souder ces miettes ensemble, un alliage fait du grain exceptionnel de ces instants, la texture fine d’une ivresse sans rivage. Cela lui permettrait de se sentir lesté d’un début, d’une origine. Simplement réunir en un tout cohérent, dense, ce qui est dispersé, engendrer un substitut, un fétiche. Une poignée de porte pour ouvrir et sortir du sentiment de perte où il s’enferme. Aujourd’hui, ces bribes sont de petits caillots diamantés, mystérieux, perdus dans les circonvolutions cérébrales. Il les cartographie en y plantant des épingles à bouts colorés, et devra les extraire avec de fines aiguilles pour les enfiler sur le fil d’un récit en construction. Suspendu dans le vide. Ces poussières et grains de sable patiemment récoltés, il les moule en un seul objet mental indéfinissable, outil atypique, forme orpheline, fragment de sceptre en apesanteur, pièce énigmatique chue d’un engin spatial, sans réel usage, qui lui inspire sans cesse de nouvelles investigations sur ce qui s’est passé lors de l’acmé amoureuse, ce qui s’est enfanté, objet transitionnel d’anciennes fusions, poli par d’innombrables caresses réelles et virtuelles, sphère acoustique où entendre les anciennes combustions, déjà lointaines, déportées et pourtant toujours en train de poursuivre leurs œuvres, mais dans d’autres régions. Offertoire. Astéroïde. Une borne, aussi, délimitant le connu et l’inconnu. C’est la même activité mentale, compulsive, qu’il poursuit quand il erre seul dans la ville, trottoirs, places, squares, bouches de métros, arrêts de bus, devantures des magasins, salles des pas perdus, toujours à l’affût, dans la foule à contre-courant ou frôlant les individus isolés, de détails physionomiques ou de postures ou d’expressivités éphémères qui lui rappelleraient les clés du bonheur. Une silhouette, un sourire, un regard éperdu, une moue, une chevelure, une démarche, le dessin d’une jambe, un port d’épaules, un vêtement et la manière de l’animer… Un peu partout, à même les milliers de corps et de visages qui passent et repassent, il capte des ressemblances fugaces, fortuites, qui font battre le cœur un bref instant, puis s’éteignent, se rallument, ailleurs, plus loin, trop tard. Brasillement. Cela ne signifie pas spécialement qu’il est la proie d’hallucinations ou que son amante fût d’une beauté universelle se reflétant dans toutes les existences. Simplement et plus prosaïquement, il y a tellement peu de variations d’ADN entre les individus et ils vivent dans des environnements culturels tellement partagés, interpénétrés, que la possibilité de similitudes partielles est infinie. Trompe l’œil génétique. Il est normal de régulièrement croiser une personne qui nous fait penser à une autre à qui l’on dira un jour : « j’ai vu ton sosie ». C’est toujours vexant de s’entendre dire ça, parce que l’on se croit unique, mais non, il y a plein de sosies de tout le monde. Ça fourmille d’airs de famille. Ce qui explique les glissements et bifurcations d’affections tout autant que les multiples formes de fétichismes.

Reconstruire l’absente en forme de parachute pour amortir la chute. A quoi s’emploie maladivement son penchant à la graphomanie. Chute dans le piège innommable de l’exploitation sexuelle des femmes par le mâle. Jusqu’à toucher pleinement la cicatrice.

Mais, à force de traquer toutes ces particularités d’un corps précis qu’il a éprouvé unique et qui se sont détachées de l’original pour s’incruster et vivre désormais de manière indépendante dans le vide de l’oubli, ou à la surface d’autres êtres, à fleur de peau et d’organes, réincarnations d’une disparue en reflets sertis dans les mouvements de multiples corps anonymes, il est envahi par l’état d’esprit un peu maladif de celui qui, chimérique, s’obstine à reconstruire l’absente à partir de quelques rouages et colifichets disséminés. Choix libre d’artefacts. Réinventer la présence charnelle jadis réconfortante à partir de quelques restes et vestiges. Au départ de quelques fils emmêlés, trames bousillées comme celles de toiles d’araignées abîmées qui ressemblent à des blessures, déchirures de ce qui tissait un habitat dans le vide. (Atelier sketches de Hreinn fridfinnsson). Lambeaux de parachutes. Il voudrait, ces fils chiffonnés, les redéployer en résilles sensuelles de l’air. En quoi consiste aussi, d’ailleurs, son travail d’écriture, obstiné, sans nulle autre ambition, sans espoir de réussite. Ces parties qui font signes d’une existence à l’autre, il a tendance à les assimiler à sa propre corporéité morcelée depuis sa rupture amoureuse, ce sont des organes certes extérieurs, exilés, étrangers mais colonisés par sa propre histoire, indispensables à sa respiration, à toutes ses fonctions vitales. Ces petits points de chute, infimes ressemblances, il les recueille, les met en jachère quelque part dans sa tête, elles deviennent des cellules souches clonées de l’amante perdue, elles poussent, se développent, se tissent et c’est avec cela qu’il joue au Lego fantasmatique de la poupée. Et il glisse vers la tentation peu reluisante, que la société machiste tient toujours à disposition de ses mâles, de s’acheter ponctuellement un subterfuge, rechercher une prostituée dont l’analogie de fortune avec l’objet du désir génèrerait les bonnes illusions. Humer le paradis artificiel. Tout en sachant que c’est peine perdue. Mais, tout de même, faire l’expérience de ce dispositif délirant où un corps est assigné à la place d’un autre et que la société, par toutes sortes de lois occultes et de préjugés sur la sexualité masculine, considère comme prérogative excusable si pas pleinement légitime des hommes. Il passe et repasse devant les vitrines. Ce ne sont pas les mensurations qu’il observe en priorité, c’est un esprit qui doit se manifester, un éclair, presque rien, un éclat qui laisserait croire que dans cette fille à vendre, là, veille quelque chose de semblable à ce qui se mettait à brûler mutuellement quand son amante et lui s’embrassaient. S’imaginer que cette économie des corps organise la communion avec l’intangible relève de la production intellectuelle malhonnête pour excuser l’immersion dans l’univers de la prostitution. Quelques fois, ses détecteurs ne repèrent rien, pas la moindre alerte, calme plat, rien que de la chair exposée, exploitée. D’autres fois, il suffit d’une étincelle, une fossette, un sourire généreux, une œillade paradoxale, une manière de tourner la tête ou d’enrouler ses longs cheveux noirs, un déhanchement presque malhabile sur les hauts talons, une cambrure de reins à la limite de l’ingénu et il peut y croire. Les choses vont alors très vite, en quelques minutes, il est isolé du monde dans un simulacre de chambre, cabane de fortune, lumières tamisées et néons colorés, et rapidement la jeune fille le rejoint, harnachée de peu, presque nue, simulant l’allant d’un rendez-vous, des retrouvailles. Conventions cinématographiques. Chacun colle à son rôle. Quelques échanges stéréotypés durant lesquels, brièvement, il lui semble enlacer l’immensité charnelle de la femme, stature de prêtresse presque sacrée et, soudain, à la suite d’un déclic qui lui échappe, l’hôtesse chute de ses cothurnes extrêmes. Au plexus, il ressent un incompréhensible changement de dimension. Rappel impromptu, décalé, de ces instants où, pratiquant les échasses, l’équilibre se rompait et, d’une position de géant toisant le jardin ordinaire, il dégringolait sans mal dans l’herbe. Le temps de ce tropisme charnel inattendu et il se retrouve avec une jeune fille ordinaire, petite, grassouillette, fragile et qui pose sur le matelas à la manière d’un modèle impudique. Position fonctionnelle. Les ondes lumineuses artificielles qui baignent la peau lisse et nacrée, tendue, dans un écartèlement étudié pour rendre visibles les moindres détails confèrent au corps l’apparence d’une statue, d’un moulage. Les cuisses écartées, le ventre plat, sont presque marmoréens, marbre en toc qui confine à cette irréalité des choses reproduites en série (comme dans un magasin de souvenirs touristiques). La vulve bistre semble celle d’une automate en plastique. Figée par l’exténuation, étourdie par la surexposition et l’usage excessif des tissus. Il la touche avec précaution, l’effleure à peine, comme s’il craignait qu’elle ne s’évanouisse, épuisée. Sensation d’ailerons de cire, froide et rigide et qui, sous la caresse presque imperceptible, redeviennent chair, se réchauffent, s’assouplissent et louvoient. Il se rappelle la machinerie inventée par Takis, et revue récemment au Palais de Tokyo, où un ruban d’acier, comme on en voit dans les scieries ou autres ateliers industriels, roule et frémit en effleurant un alignement de sexes féminins alignés, révulsés, exorbités dans l’obligation de jouir machiniquement, à la chaîne. Sillage, sciage. Si, dans le manque, c’était la perte du contact avec cette ultime intimité, sublime et triviale, qui symbolisait la souffrance, le substitut – une chatte à la place d’une autre – lui permet de mesurer que, sans la rêverie amoureuse et sa manière lente et sinueuse d’imaginer et même de produire le rapprochement des corps, le sexe aussi immédiat et automatique est dépourvu de l’essentiel de ce qui constituait le désir dans son histoire singulière, interrompue. Pourtant, l’excitation biologique est irrécusable, pas que biologique du reste, il y a aussi ce sentiment trouble de participer à une longue imposture masculine d’assujettissement du sexe féminin. Exercice du pouvoir ni plus ni moins. Peu à peu, son imagination, en partie pour sauver la face, actionne les ficelles du fétichisme et du subterfuge et il sera (presque) convaincu de revivre ce qu’il a perdu, de pénétrer la disparue. En fait non, il ne se sentira jamais englobé par l’autre existence. Vie fantôme, robotique. Il expérimente en quelque sorte une relation sexuelle qui mêle rapport à l’esclave, au personnage de rêve, au robot et qui n’est pas sans opérer quelques incursions aussi dans ce que la culture otaku appelle flirter avec un « personnage moe », ces personnages féminins qui inspirent des attachements obsessionnels sur base d’une ou plusieurs caractéristiques. Mais, bref, le doigt effleurant les lèvres nues, aux airs de chanterelles lancéolées et confites, profitant d’un rapport commercial déséquilibré et déshumanisant, c’est comme s’il touchait, pleinement, une cicatrice. À même la peau de la fille, mais aussi à même sa propre peau intérieure tel qu’il imagine toujours sous les caresses de la disparue. Comme si son doigt s’enfonçait dans sa tête. La cicatrice d’un partagé refoulé, désormais inaccessible et enfoui, la trace refermée, recousue, de leurs corps s’ouvrant l’un à l’autre. Et sous la caresse, la cicatrice, malgré tout, s’ouvre et suinte, revivant une passion. Ou lui offre machinalement le simulacre organique d’une passion réanimée. Il mesure alors l’éloignement irrémédiable.

Comme le peintre envahi par son modèle. « Par quel prodige de vie la lumière naissait de l’ombre », le modèle, lumineux, étant pourtant, avant tout, obscurité, matérialité opaque qui arrête le regard et le renvoie d’où il vient. 

Réveillant ces poussières radieuses de friction, ces particules de temps partagées, il cherche à cerner la manière dont ses entrailles se sont remplies des irradiations de l’être aimé, comme une sorte d’alphabet lui devenant indispensable pour rester connecté au monde, sans prétendre comprendre quoi que ce soit mais, en tout cas, continuant à parler, penser, à produire une création fragile de sens sans cesse actualisé par son travail d’écriture dans le sable du désir (enfui, trompé). Un peu comme le face à face entre un modèle et son peintre où la sensualité qui émane du modèle transfère sa dimension de révélation spirituelle dans les pigments de la peinture et permet au peintre, d’inoculer à sa peinture via les mélanges de matières et les coups de pinceau, quelque chose d’inédit sur la relation au monde. Aller chercher des ombres et lumières qu’il ne pourrait pas, sans cela, conceptualiser et transformer charnellement en touches colorées sur la toile. C’est ce que raconte Claude Louis-Combet en explorant la relation entre Rembrandt et son amante-servante-modèle, comment l’artiste puise la sensualité de sa peinture dans celle du corps de son amante, énamourée, corps par lequel passe quelque chose comme le désir femelle absolu pour toute figure démiurgique. Situation enjolivée pour les besoins de l’exercice littéraire et qui omet de rappeler le poids de la tradition séculaire qui place le peintre ou le sculpteur face au corps féminin comme face à son objet par excellence, chargé de le représenter et de l’exhiber à l’ensemble de la société, en centre iconique de la construction culturelle. « Elle ne tenait pas de discours. La plupart du temps, elle était silencieuse, passive et soumise ; mais de son visage, de son regard surtout, une profondeur contemplative se faisait jour, qui portait l’artiste à ses confins, d’abord lorsqu’il l’associait à sa création, en tant que modèle, mais bientôt, sans qu’elle fût là, physiquement présente, simplement parce que son souvenir entrait dans la qualité même de l’espace où se déroulait le rituel, quelque peu magique, de la peinture. Or, l’élément qui, dans le souvenir, agissait, de la plus évidente et toutefois subtile façon, consistait en l’imprégnation de tous les sens, chez l’amant, par la nudité de l’amante, l’adhésion de l’homme à la charge de mystère véhiculée par le corps de la femme, dans l’amour et dans la rêverie sur l’amour l’incitait à creuser en lui-même jusqu’à la racine de sa vision du monde : et c’était pour comprendre par quel prodige de vie la lumière naissait de l’ombre. L’artiste ne connaissait rien de plus charnel, de plus sensuel et, en même temps, rien qui fût plus près de communiquer le sentiment, ou plus fortement encore la sensation du spirituel. » (Bethsabée, p. 40) Oui, dans sa tête, il maintient en vie son amante dans cet état de modèle qui l’irrigue sans cesse de ce questionnement stimulant, magique de rester sans réponse : « par quel prodige de vie la lumière naissait de l’ombre », le modèle, lumineux, étant pourtant, avant tout, obscurité, matérialité opaque qui arrête le regard et le renvoie d’où il vient. Mais, cela ne pouvait fonctionner dans sa tête que si la position séculaire du peintre et de son modèle était, dans son cas, aussi inversée, son propre corps jouant le même rôle de modèle scruté et enivrant dans l’imaginaire de l’amante. S’éprouver ainsi modèle pour quelqu’un lui ouvrait de nouveaux champs à explorer, une raison d’être infiniment émouvante.

De ce que lui enseigne amour et rupture, il échafaude un cabinet de curiosités intérieur. Répétant les origines de la science occidentale. Cabinet de curiosités mis en abîme par Kader Attia esquissant une scénographie archéologique des biais scientifiques et de leurs instrumentalisations idéologiques. Chambre d’un nouveau départ. 

Fouillant dans les sédiments de cette relation amoureuse – collection de brins entortillés d’humus et crasses accumulées, mélange de merveille tissée et de détritus recrachés, synapses entortillés et comme délaissés, désamorcés, restes de ce qui fût de somptueuses toiles d’araignées filées à deux -, il cherche la trace des instants où le flux entre deux existences est si dense que tout semble expliqué, justifié, sans faille, comme le début d’une connaissance qui ne prêterait le flanc à aucune contradiction, son histoire intime le renvoie aux balbutiements de toute connaissance humaine. Collectionnant des souvenirs, les rassemblant en une sorte de cabinet de curiosités, ne construit-il pas de manière arbitraire le mythe d’origine de sa connaissance, de toute sa culture intérieure ? Ne fait-il pas de son histoire amoureuse le centre de l’univers qui l’intéresse et à partir duquel il va explorer et coloniser tout le reste qui lui reste à découvrir ? Ne reproduit-il pas à l’échelle de sa biographie intime et sans visée calculée, le rôle biaisé des cabinets de curiosité dans la constitution des savoirs de l’Occident ? Accumulant des formules pseudo scientifiques par lesquelles il prétendrait conserver la faculté de circuler entre terre et ciel ? Cette manière de réunir des choses et des objets « curieux » afin de les interroger, de les « faire parler » petit à petit, façonnant au passage la manière de construire un savoir, élaborant sur ces prémisses intuitives, les diverses formes de connaissance et le fondement même des certitudes scientifiques sur le monde et l’univers, dans un esprit de centralité, c’est ce que met en abîme l’installation de Kader Attia au Bozar (Bruxelles), Continuum of Repair : the Light of Jacob’s Ladder. Au centre, un cabinet en bois, avec ses vitrines et ses objets, images, livres, instruments de mesure, représentation des anges et des bons sauvages, pathos fastueux de la genèse, loupes posées sur les textes, portrait de Galilée, planches d’herboristes, étude des races, cartographie de l’Afrique (continent noir), croquis d’une tumeur… Les « curiosités » dans le cabinet de Kader Attia, subtilement, font partie de ces documents fondateurs de la pensée occidentale. Par ce biais, c’est un cabinet qui replace toute une série de présupposés axiomatiques, leur restitue une force exotique voire arbitraire, et éveille la possibilité d’une distance critique. L’échelle de Jacob, échelle pour relier la terre au ciel, symbolise l’ambition des religions mais aussi celle des sciences qui sondent l’univers pour prouver, contre l’existence de Dieu, une origine raisonnée du monde. Cette échelle mythique, invisible, est captée et cachée au centre de l’installation… Tout autour du cabinet, de hautes étagères industrielles garnies de livres, en anglais, allemand, français. C’est l’Occident qui pense et organise le monde, proche et lointain, astrophysique et sentimental. On peut les prendre, les ouvrir, les lire. En attraper des bribes, en tourner les pages, les yeux circulant dans l’infini des lignes, ça fait partie de l’installation. Y mettre du sien. Ouvrages encyclopédiques, religieux, philosophiques, histoire des techniques, histoire de l’art, monographies sur la guerre, livres de propagande, guides pour la vie monastiques… Un choix immense qui symbolise la folie éditoriale que l’homme déploie pour développer une pensée dominante sur les autres et d’abord sur la nature (premier « autre » à domestiquer, maîtriser). Mais n’est-ce pas ainsi aussi, exact reflet de cette trompeuse accumulation de savoirs, qu’il s’est forgé son esprit d’autodidacte ? Avec un peu de tout et de rien mélangés, lecteur touche-à-tout établissant des connexions, des correspondances entre tout et rien, du moment qu’il sentait que ça le reliait au mystère du désir, au corps désiré de son modèle. (Une femme abstraite, autant que possible nue, comme l’exalte Louis-Combet dans son livre, parce qu’un des fondements premiers de l’art a été de prendre possession du nu de la femme, d’instituer qu’il n’avait d’existence que par le regard de l’artiste mâle posé sur lui pour en représenter le « mystère ». Puis, ce modèle abstrait s’est incarné en quelques femmes réelles qu’il a rencontrées.) Un désir qui ne s’assouvit pas de la possession érotique habituelle, mais en perpétuant un travail d’expression qui élabore le corps désiré en corps modèle, pour la peinture ou l’écriture (par exemple), pour sonder le mystère de la lumière naissant de l’obscurité? Cette accumulation de titres de toutes les époques, dans l’enceinte bibliothèque autour du cabinet de curiosité, présentant tout et son contraire sur des matières semblables, jouant de l’association qui s’effectue entre les thèmes affichés et les illustrations des couvertures selon les voisinages, esquisse une archéologie des biais scientifiques et de leurs vulgarisations idéologiques. Il semble que prédominent les gloses inspirées ou détournant les ouvrages de références, plus exigeants. Travaux en grande partie de seconde zone qui symbolisent la production de vide avec lequel l’humanité se brouille l’esprit. Les illusions d’optique de la connaissance projetant les désirs intérieurs individuels et collectifs. Il a vite le sentiment d’un penchant pervers, fascinant, commun à tous ces livres dans leur prétention désuète de dire ce qui est, d’énoncer la vérité univoque de ce qu’est le monde (c’est induit, évidemment, par l’intention de l’artiste responsable de l’installation). Enfin, elle serait désuète si ce genre de production était tari, ce qui est loin d’être le cas. Cette bibliothèque quelque peu infernale se réfléchit au plafond. Là-haut, elle flotte. Là, dans cet enclos, plongeant le regard dans les vitrines du cabinet, parcourant et bouquinant les bibliothèques, il s’oublie, exactement comme dans la chambre de pacotille du bordel. Il aimerait follement, au contraire, des bibliothèques regroupant les littératures et les pensées du doute, de la fragilité, des sensibilités multiples, en tant que telles, voulues comme répertoire dément du doute.

Retour des gueules cassées. Comment leurs cicatrices lézardent les savoirs et certitudes réunies dans le cabinet de curiosités. Jusqu’à rejoindre la blessure intérieure qui lézarde sa relation au monde, itinéraire d’une cicatrice réflexive au cœur de la plasticité neuronale, toujours capable de reconstituer ce à quoi il a fallu renoncer

Et puis, au-delà de l’installation, dans le fond, contre le mur, quatre bustes en plâtre, statues pleines de prestance de personnages importants, genre de figures impériales à qui l’on attribue traditionnellement la responsabilité d’avoir construit l’Histoire, de symboliser l’élévation de la civilisation. Exactement cela, de loin et dans l’attention flottante. Quand celle-ci se fixe et qu’il s’approche lentement, quelque chose cloche, de caché et de cassé. Du genre sale petit secret honteux en attente d’un déballage public pour être requalifié en souffrance universelle refoulée. Selon l’angle de vue, c’est imperceptible mais taraudant ou carrément flagrant, perturbant. Il se rend rapidement compte qu’il s’agit non pas de personnages célèbres, de ceux qui font l’Histoire, mais de ceux qui la subissent, sortes de « soldats inconnus » mais qui n’occulteraient pas l’horreur qui les a produits et rendus méconnaissables. Qui fonctionneraient à rebours de la fiction du soldat inconnu. C’est le portrait monumental d’anonymes gueules cassées de 14-18 (sur lesquelles l’artiste a déjà beaucoup travaillé). Les visages sont organisés autour de remarquables cicatrices, formes défoncées, béances recousues, qu’il a envie de toucher (au même titre que l’autre jour le sexe d’une femme achetée, apparu en cicatrice de toutes ses amours). Ce sont des défigurations reproduites avec précision, avec un sens développé de l’exactitude historique et chirurgicale et un souci critique de l’esthétique. Empreintes du mal. Liens pervertis avec les signes électifs de type étoile au front. Ici, signes de malédiction. Elles semblent vivantes et palpitantes dans la pierre, et elles remplacent les décorations prestigieuses qui ornent généralement les statues de héros. Elles en sont l’envers et l’enfer. Rappel que les certitudes – indispensables au fait de déclencher la guerre qui n’a jamais lieu sans qu’une civilisation artistique, scientifique et religieuse ne fournisse les justifications du meurtre de masse envisagé – placent au cœur même de l’humanité l’horreur destructrice, sa machine à bousiller la vie. Point d’impact où s’effondre la prétention d’une pensée rationnelle occidentale dominant le monde. À même la chair. Un escalier invite à aller voir au-dessus, âr-dessus, d’en haut. Dans un jeu de miroirs, un néon cru se reflète, vers le bas comme vers le haut, à l’infini, échelle de traits lumineux hasardeux. Il faut rester longtemps, s’imprégner, regarder, bouquiner, scruter les visages de marbre grimaçants, réprimer – mais pas refouler, entretenir ce désir sans jamais l’assouvir, le conserver vif et frustré – l’envie de toucher la blessure. Et ainsi, s’immiscer dans un détournement de ce qu’est un cabinet de curiosité : non plus une boîte de reflets dans laquelle se mirent nos certitudes préconstruites, mais un espace où, rassemblant les éléments épars d’une réalité proche, les fondements irrationnels et racistes de nos connaissances, on ouvre le questionnement à leur sujet, on déconstruit les évidences et les interprétations manipulatrices en acceptant que toute pensée sur l’Histoire, sur ce qui se passe et vient d’advenir, doit intégrer la pluralité du doute et écarter les essentialismes. Debout sur l’escalier en bois, en position pas très stable, le regard alors surmonte le dispositif qui enclôt les savoirs. Dès qu’il regarde ailleurs, au-delà des cloisons, ce qui se trouve confiné et archivé là semble petit, bricolé. Il peut craindre de basculer et de tomber dans cet espace factice. Le regard circulant de haut en bas, puis de bas en haut, il doit bien convenir qu’effectivement il va et vient sans cesse entre ciel et terre, vice versa, comme un hamster dans la roue de sa cage, et que les barres de l’échelle sont des lignes épileptiques, posées dans le vide, sans fondement, ne tenant que par illusion et conventions. Et cela le renvoie aux flux des néons psychédéliques, aux cloisons de carton-pâte et tentures bon marché délimitant une alcôve des plaisirs simulés/tarifés. L’ensemble pouvant se trouver symbolisé, mis sous globe et en autopsie, tel un gros cortex congestionné de désirs labyrinthiques, cramoisi et raviné de tous ses conflits internes. Tumulus sanguin pétrifié où repose le concept de l’être rationnel et qu’Elodie Antoine, très pertinente, représente hérissé d’aiguilles de couturières, aux bouts colorés, de celles que l’on utilise pour faire tenir les pièces dissociées d’un patron ou indiquer sur une carte les carrefours importants d’une marche nocturne ou d’une conquête militaire. Aiguilles plongées dans les sillons et canyons de l’organe de la pensée, là où les rêves inavoués perturbent la rationalité revendiquée de la conscience. Là où ont eu lieu, peut-être, des conjonctions amoureuses particulièrement significatives. Courts-circuits. Là où ont été repérés des débris ou des miettes de la disparue, de ces signes qu’il collecte maniaque à la surface des choses et des gens, en vue de les fondre en une seule pièce, articulation nouvelle entre sa respiration et celle du monde. Les petites boules multicolores dessinant l’itinéraire d’une cicatrice réflexive au cœur de la plasticité neuronale. Une sorte de serrure, enfermement ou possibilité de passer à côté, ailleurs. L’organe serti dans une bague, de ces bijoux magiques qui contiennent poison mortel ou poudre miraculeuse, selon les circonstances.

Pierre Hemptinne


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Les poussières et cendres du cœur.

À propos de : Senza Titolo (2009) de Claudio Parmiggiani – Génie du non-lieu de G. Didi-Huberman (Editions de Minuit) – Filament 2 de Sachiko M, Günter Müller, Otomo Yoshihide – High Society de Peter Evans et Nat Wooley – Probabilité que rien ne se passe de Guillaume Leblon.

Comment traversai-je Senza Titolo (2009) de Parmiggiani ? Mais peut-être y ai-je reconnu instantanément une fenêtre que je suis toujours en train de traverser?

Une évaporation, une offuscation, mais de quoi exactement, de moi, de ce qui du monde me borde et me contient ? Comme de buter contre une vitre aussitôt couverte de (ma) buée. L’haleine chaude s’épanche, hémorragie radicale, sur la surface froide, lisse, et l’opacifie. Rapidement, je ne comprends pas ce qui m’arrive, je ne suis plus réfléchi là où je devrais l’être, les vibrations d’un choc estompent les repères du dedans et du dehors. L’image de soi se dérobe. Revenu de cette première surprise physique, je bute sur la difficulté d’identifier la nature de l’image… L’incertitude du regard, l’impossibilité de savoir avec précision sur quoi se dirige mon attention, plus exactement, en quoi elle s’enfonce car cela recule à l’instant où la vue cherche à toucher. L’impression de n’en pas croire mes yeux. C’est un voilage. Déjà, une étoffe utilisée pour recouvrir, rendre présent ce qui se cache, non pas pure, mais imprégnée de poussières, de temps. C’est du temps. Est-ce une prouesse de peintre dans le réalisme ? Est-ce une photographie ? Ou bien l’objet réel fatigué, vestige diaphane en ses plis poussiéreux, est-il tendu sur la toile ? Tout cela à la fois ou rien de tout cela. Il y a une infime épaisseur d’une consistante auratique que la photo ne pourrait restituer – comme volatile -, et d’une autre nature que celle de la peinture, même appliquée de manière hyper réelle, plus poreuse et gazeuse que l’enduit étendu au pinceau. Plus entière, rayonnante d’une pièce. Une nature morte holographique. L’incrédulité excite le désir de toucher, prendre le rideau et le soulever, mais je sais que les doigts ne rencontreraient qu’une surface impersonnelle, dure, sans plis, n’ayant aucun rapport avec ce que l’œil dévisage. L’image est fixe – aucune brise n’agite le rideau -, et pourtant elle se déplace, insaisissable. La force du dispositif d’exposition fait que ce n’est pas un voile, mais le voile. Il m’évoque le rideau grisâtre, d’allure cabalistique mais légèrement passée, empesée, qui occultait les vitres de la grande bibliothèque paternelle. Quand je l’ouvrais, – ce n’était pas interdit -, invariablement mon cœur se mettait à battre et je contemplais avec avidité ce que je ne pouvais comprendre, des ouvrages aux titres scientifiques, des binoculaires, des boîtes d’insectes, des plantes séchées, des minéraux, des souvenirs me concernant sans que je puisse élucider en quoi précisément ils m’impliquaient, une conjugaison de passé (vielles photos) et d’avenir (je comprendrai plus tard), de hantise familiale. Le tableau de Parmiggiani – qui s’affirme aussi comme non tableau -, provoque un battement cardiaque de même nature, il ouvre et cache à la fois dans son statut indécidable, entre chose, image avérée ou illusion. Quelle en est la provenance ? Ce que je regarde n’est pas là, dans ce visible je traque l’invisible, l’absence montrée. En se documentant, on apprend que l’oeuvre résulte d’une technique d’empreinte par enfumage que l’artiste a mise au point et qui consiste à disposer des objets dans une pièce qui sera, par combustion, congestionnée de fumées noires, épaisses. Celles-ci, en s’infiltrant et imprégnant de leurs poussières grasses les moindres plis et interstices de l’espace et des volumes qui le meublent, jouent au fluide révélateur de chambre noir, fixent sur différents supports, les murs en premier lieu, l’empreinte des objets qui se révélera une fois que ceux-ci auront été déplacés, évacués de la pièce. Des ombres. Des fantômes. Donc, l’image là, est une apparition de fumée et de poussières. Elle provient d’un « non-lieu » (Didi-Huberman), obtenue par application violente de fumées étouffantes, convulsives, dans un lieu asphyxié. Tout cela pour accélérer brutalement et donner un caractère épileptique à un phénomène qui s’accomplit en principe très posément, au fil des années, au gré de la dispersion naturelle des poussières. Il suffit d’avoir déménagé une fois ou l’autre en laissant derrière soi, pour les suivants, sur les murs, la trace pâlie des cadres et des bibliothèques avec l’impression d’abandonner une pellicule de sa vie ou, à l’inverse, d’avoir emménagé en étant contraint de recouvrir avec précaution, en tapissant ou peignant de mouvements rêveurs, les formes géométriques claires que le souffle des prédécesseurs a dessinées sur le papier peint pour comprendre de quoi il retourne. Pas des vulgaires taches. Je me souviens m’être introduit dans des maisons à vendre où les propriétaires disparus avaient tout laissé en l’état. Les meubles, les tiroirs pleins, les cadres, les vêtements au porte-manteau, j’inspectais l’ensemble des objets, avec précaution, les libérant de leur inertie et découvrant, que ce soit sur la table, une porte ou les murs, leurs contours dressés comme des sentinelles indélébiles. La poussière s’est infiltrée délicatement entre l’objet et la surface qui le porte, a été comprimée et impressionnée par l’âme des choses, comme un buvard. C’est pourquoi ces marques ne sont pas « n’importe quoi ». C’est une matière temporelle, une « véritable matière de la distance. (…) Comprendre cela, c’est comprendre l’absence en son pouvoir psychique. C’est aussi toucher quelque chose comme une matière de l’absence. » (Didi-Huberman) Ce que résume ce commentaire de galeriste : « Le sujet de l’œuvre est un voile qui, paradoxalement, cache le sujet supposé du tableau. Référence à l’interdiction de l’image et à la vision frontale d’une icône, cette œuvre d’une rare délicatesse porte en elle une grande force qui, de façon ambiguë, combine adoration de l’image (on pense aux icônes voilées et au Saint-Suaire évidemment) et destruction (ou négation) de l’image. » (galerie Meessen de Clercq, Bruxelles) – Voile holographique, membrane du cœur. L’espace du cœur, à l’intersection des corps tangibles et intangibles, est un lieu improbable où l’on se sent toucher l’impalpable, mince voilure, suave ou rêche selon les instants, empathique ou répulsive, qui se déplace au gré de courants inexpliqués entre ce monde-ci et l’autre, celui où toutes poussières confondent leurs danses, d’origine ou de fin, hivernales ou printanières. Parler du cœur revient souvent à frôler la fumisterie. Quand j’essaie de voir ou sentir mon cœur dans des traversées de grisaille, je me trouve coi devant quelque chose qui ressemble à Senza Titolo (2009) de Parmiggiani. Sans doute, lorsque l’on essaie d’y voir clair en son cœur, de se représenter ce qui s’y trame et de se forger une certitude quant aux sentiments que l’on est censé ou que l’on aimerait éprouver, sans doute, pénétrons-nous dans ce genre de voile, fantomal, membraneux, en faisons-nous le tissu de notre immanence. Dans les périodes où s’atténue le goût de vivre, le cœur devient cet espace bougonnant, fulminant et enténébrant, produisant forces volutes de fumées sombres qui transforment toutes choses familières en silhouettes soufflées, paysage de cendres n’épargnant rien ni personne. On y enfume allégrement toutes les affections qui pèsent et nous attachent pour n’en garder que les fantômes, des formes de poussières qui hantent nos respirations, notre haleine. Au-delà de ce rideau – mais on comprend vite qu’il n’y a rien derrière, on est dans le voile, le cœur est ce voile même -, nous pouvons tout aussi bien découvrir un accès magique vers la lumière que nous retrouver enfermés dans nos propres obscurités. Et nous glissons quelques fois dans ce confinement destructeur, en quoi l’on peut se torturer jusqu’à la jubilation hagarde. « Selon sa nature, un être humain peut s’occuper plus ou moins longtemps avec ce qu’il a amassé en lui de savoir, de pensées, d’expériences, d’images intérieures, et il peut mettre à l’épreuve ses capacités, les faire jouer les unes contre les autres de manière distrayante. Mais le moment viendra où toutes ces réserves s’épuiseront, où toute l’imagerie intérieure sera usée à force de pensées et de rêves ; et plus la grisaille intérieure gagne, plus l’esprit s’atrophie et connaît des activités primitives ; il cherche à s’occuper par des hallucinations, mais le délire n’est qu’un détour ramenant vers ce qui n’est finalement que réflexes. Dans cette réduction, l’esprit apprend qu’il est lui-même corps, mais lorsqu’il l’apprend il est par là devenu trop stupide pour faire encore quelque chose de cette vérité – et d’ailleurs, quoi ? Dans chaque sensation d’angoisse, dans le tremblement, la rigidité, la terreur fulgurante qui vous traverse, le souffle coupé, l’air qui manque, le cœur qui s’arrête, c’est cette réduction au corps qui s’annonce, opérée déjà en partie et de façon sensationnelle. » (Jan Philipp Reemtsma, Confiance et violence, Gallimard, 2011) – Le cœur et des poussières.- Sauf que le cœur, hormis pathologie irréversible, dans ces arrêts mêmes face aux œuvres d’art ou du confinement, reçoit de nulle part une impulsion à redémarrer. Et il repart. Il recommence à brasser ses cendres qui étaient en train de se poser, s’immobiliser et se refroidir. Particules mortes ou vivantes volent en tous sens. Germes crasseux, déguenillés, cyniques mêlés aux pollens les plus angéliques. Des particules mortes percutées par des amas d’atomes vivants se régénèrent, reviennent à la vie. L’inverse est vrai aussi. Le cœur brasse les souvenirs, mesure le pour et le contre, propulsant ses poussières à travers le voile gris impalpable, en tous sens, il y joue et rejoue simultanément la descente aux enfers et la résurrection. Je pense aussi à certaines œuvres de Markus Hansen, des peintures-sculptures à même les pigments de crasse accumulés au sol et qui, photographiés, ressemblent à de merveilleux cieux romantiques, délicieusement tourmentés. Les tourbillons du cœur tantôt exaltants, tantôt mortifères. Bachelard, cité par Didi-Huberman : « Il faut avoir vu la poussière du chemin, au creux d’un ravin, prise et soulevée par un souffle favorable, pour comprendre ce qu’il y a à la fois d’architectural et de libre, de facile et de délicat, dans les volutes d’un tourbillon. Les tourbillons les mieux faits sont les plus petits, ils tiennent dans une ornière, ils peuvent vraiment tourner sur eux-mêmes comme une toupie qui dort. » Et de commenter : « La poussière permet de penser le monde. Car un « monde de solides bien définis » serait, dit Bachelard, aussi impensable qu’un « monde d’objets pâteux ». L’atomisme joue, en fait, sur deux tableaux : il permet d’expliquer à la fois l’impureté fondamentale des choses, leur perpétuel émiettement – et la perfection morphologique de leurs constituants ultimes et volatiles. L’état pulvérulent s’immisce partout, jusque dans les replis du corps humain où les phénomènes de « granulation » créent toute une phénoménologie dite de « mise en surface ». Et enfin pour confirmer que le cœur est l’espace où bat l’indicible de nos poussières vitales : « Non seulement la poussière déroge aux lois physiques habituelles – la pesanteur, au premier chef -, mais encore elle suggère quelque chose comme une dialectique de l’impalpable rendu visible. Les atomistes de l’Antiquité ont pratiquement réglé leur concept de l’âme, principe du mouvement de toute chose, sur l’exemple des poussières qui voltigent dans l’air. » (G. Didi-Huberman, Génie du non-lieu, Editions de Minuit) – Musiques et élevage de poussières. – Pour Parmiggiani, ses œuvres de cendre et de poussière sont inséparables d’un « antique silence donné, pour finir, comme la qualité essentielle de toute image. (…) L’iconologie cherche ce que disent les œuvres, il faut aussi chercher comment les œuvres taisent ce qu’elles offrent, ce qu’elles soufflent. (Didi-Huberman) ». Mais quand je fais silence devant Senza Titulo (2009), œuvre énigmatique venue du non-lieu des poussières, qu’est-ce qui me souffle ? J’entends mon corps, jamais silencieux – il ne l’est jamais tant qu’il fonctionne -, toujours bruissant de lieux et de non-lieux, de voilages flottant entre les mondes et de grisailles prenant l’empreinte holographique d’absences, toujours « poussière du chemin » en train de voltiger. J’entends même des musiques précises, des musiques d’élevages de poussières, comme les eight landscapes de Günter Müller où il dépeint des vues aériennes, des paysages abstraits, réduits à leurs lignes de poussières et dont certains aspects sont apparentés aux photos que Man Ray consacra aux élevages de Duchamp. Musique où, cherchant à toucher de l’oreille ce qui s’y trouve sculpté par les sons, je flotte dans un entre deux, entre vues panoramiques et contemplation rapprochée des architectures insolites, poussières qui vagabondent sous les lits et les armoires. Surtout, quand j’approche mentalement ces régions du cœur broyant et recyclant les cendres affectives, cette palpitation de particules conduisant aussi, de temps à autre, à produire de nouvelles bactéries prometteuses de nouvelles vies, j’entends des musiques – je devrais dire « pénétrer des fibres musicales » -, similaires aux filaments de Sachiko M, Günter Müller et Otomo Yoshihide. Si les delocazione de Parmiggiani procèdent d’une intervention de l’air envahi de fumées, une partie de ce que fait Sachiko M résulte d’interventions sur les ondes électriques, aux sorties/entrées d’appareils de mixage et d’amplification, là où les prises font communiquer le vide – l’absence -, et les entrailles technologiques. Avec doigté, elle joue sur les flux qui rentrent ou sortent, crée des collisions, des conflits, des agrégats crépitant, des chapelets d’étincelles qui sont autant d’empreintes des actions qu’elle situe dans le mouvement impalpable des ondes, interruption, détournement, compression, connexions empathiques ou conflictuelles. Mais surtout un souffle constant. Puis l’insidieuse pulvérulence électromagnétique parcourue de scintillations sonores. Un brasillement qui excite les envies de bien être régressif. Retrouvailles, face à face avec un tulle illusion d’infimes bruits entrechoqués, la hantise. Senza Titulo (2009). Gris. Musique d’étincelles qui accompagne à merveille la voltige des poussières dans le cœur, va et vient entre ventricules positif et négatif, entre vie et mort. Le magma se complexifie. La trame de signaux technologiques insomniaques se transforme en bestiaire cosmologique murmurant, clameur crépusculaire animale, au fond du non-lieu/cœur. C’est cela le silence du corps, fait de filaments organiques/robotiques, tout au fond, une porosité, une incompréhension, un non-lieu, un voile, une buée bruissante réfléchissant l’opacité.  – Trompettes amplifiées, trompettes hantées. – Deux trompettistes, Peter Evans et Nat Wooley. Deux bouches, deux embouchures instrumentales, deux souffles. C’est un jeu d’espaces et d’empreintes en cascade, traversées de voiles. Le souffle moule une pulsion à dire, à faire chanter l’instrument, il transforme des morceaux de langage parlé en formes plastiques aériennes, abstraites. C’est du corps et du pur langage. Ces empreintes pneumatiques du dire sont propulsées, miniatures compactes, et se moulent dans le corps de la trompette. L’empreinte prise par l’instrument est musicale et se dilate en se déployant dans l’air, claironnante, puis décroît, s’épuise petit à petit, s’éteint au loin. Les deux musiciens jouent très concrètement avec la nudité de cette mécanique, à l’entame de chaque morceau ou y reviennent par intermittence (l’album s’appelle High Society, qui est aussi un standard dont de ombreuses versions ont été enregistrées par Kid Ory, Sydney Bechet, Louis Armstrong…). On perçoit l’offuscation réciproque que s’infligent et célèbrent les embouchures, celle des lèvres humaines, celle métallique des trompettes. Une collision pénétration. Et l’on entend dans ce contact percussif – même si c’est de l’ordre de la hantise -, des énergies décochées vers l’épanouissement extérieur éphémère et, d’autres, comprimées, retourner vers le fond du cœur pour fouiller et forger d’autres modules acoustiques avec les poussières qui y volètent. Dans ce chassé-croisé entre embouchures et tuyauteries organiques et organologiques, les deux haleines élaborent un vocabulaire de figures aériennes, corporelles, de plus en plus étendu et complexe, jouent à réveiller les monstres tapis dans les tuyaux. Comme les souterrains, les galeries obscures, les tuyaux abritent des bestiaires imaginaires. Creux et pleins protéiformes, abîmes féroces, boyaux constrictors, glissades orgasmiques, tournant tordus. Lenteur de ce que peuvent articuler les lèvres collées à l’orifice métallique, patience de l’empreinte par le ressac sérigraphique des haleines. La trompette nous reste là très proche. Elle est contre nous. Puis le système d’amplification déclenche ses chausse-trapes et catapultes, discret d’abord, mais non sans delocazioner déjà, imperceptiblement, le lieu de la trompette. Traînées de poudre. Trompettes, bouches, respiration, tout est enfumé. L’haleine s’embrase, la trompette est soufflée, épouse un espace incommensurable, incendie. Le terrain est miné de micros contacts qui font entrer, dans le champ de la trompette, tous les sons périphériques, frottements, chocs, écoulements. Les larsens, distorsions fulgurantes, tout s’emballe. Le vocabulaire pour décrire cet emballement ne peut qu’utiliser le registre de l’explosion qui souffle. Le cœur se déchire. Oui, les techniques d’amplifications sont connues, rationnelles, confiées à des machines construites en séries, industrielles. Mais l’effet produit par ce genre d’utilisation des possibilités de l’amplification reste prodigieux : tout ce que l’on connaît de la trompette est soudain exproprié, déporté, devient une histoire incommensurable. On ne retrouve plus rien de connu. Oui, certes, on connaît les machines, les programmes, mais cette musique revient de nulle part. Et si la trompette nature prenait l’empreinte d’un souffle intérieur, proche du verbe humain, qu’elle modulait selon ses registres de cuivre – parlons de devenir trompette, ce qui en moi se plaît à s’entendre exprimé par l’universalité codifiée de la trompette -, ici, le processus s’affole et intègre le non humain de l’homme. L’instrument de musique ne moule plus rien, il n’est qu’intermédiaire, il propulse, propage. De quoi devient-il l’empreinte ? Revenons aux techniques d’enfumage chez Parmiggiani. L’artiste allume un bûcher bref et violent de pneus dont les grasses émanations infiltrent la forme et cernent la texture d’absence des objets. L’extravagance sonore engendrée par l’amplification – et que ce soit à partir de trompette ou d’accordéon, l’extravagance peut être de facture identique, la source est méconnaissable -, ressemble aux bouillonnements et aux volutes sombres de ces fumées. En plus chamarré. La noise, harsh noise même, remplace la fumée dans le rôle du « génie du non-lieu ».Tourbillons de bruits dont les architectures accidentelles et violentes aspirent l’ouïe. L’amplification poussée à son extrême devient la musique même. Mais à l’opposé des fumigations de Pamiggiani, moyen d’accomplir l’œuvre, procédé d’installations, les mumurations* poussiéreuses de l’amplification ne prennent pas l’empreinte d’autres objets bruyants ou silencieux disposés dans l’environnement assailli, elles sont l’œuvre qui déferle, l’empreinte, imprévisible et délirante, d’un alliage de silence et vacarme intérieurs qui laissent pantelant dans le voisinage du néant, de la destruction et de l’horreur (*on semble désigner ainsi les formes changeantes ahurissantes des grands vols d’étourneaux). Frissons du voile senza titulo près de se déchirer. Goût de cendre horrible. Délectable effroi dans ce labyrinthe de bruits ravagés. Qu’est-ce qui fascine dans cette métamorphose de la trompette en lieu de perdition en quoi consiste ainsi l’amplification démesurée des moindres particules de bruit, sans emprise sur quelque forme que ce soit, sans bords, sans centre, sans contenant ni contenu, brasier noir insondable où brûlent toutes musiques abolies? Les mots de Michaux, cités par Didi-Huberman, mettent sur la bonne voie : « Henri Michaux l’a nommé un jour, parmi bien d’autres descriptions de cette sorte d’états, « l’espace aux ombres » : c’est un paradoxe, un « horrible en dedans-en dehors » ; c’est aussi une densité fondamentale, une magie noire du lieu où « les ombres viennent se prendre dans cette gelée », dans ce fossile d’espace qui nous constitue. » Grand bureau, meuble vide – Retour au voile Senza Titulo, étoffe soyeuse souris, écran de fumée, noise mutique entre cœur biologique et cœur intangible, diaphragme impalpable dont la fibre musculaire entrelace le sens des mots suivants : « Dans l’acte d’amour se mêlent deux haleines vivantes. Dans le moment de la perte, notre haleine se retrouve seule, ne sait plus faire signe à quiconque. Dans le deuil et la hantise, notre haleine, tout à coup, rencontre un courant d’air : le souffle de l’absence, la respiration du lieu lui-même. Le fantôme. » (Didi-Huberman) Je me représente donc souvent traversant ce voile. Buée amplifiée. Silence. Filaments. Scintillations. Brasier noise. Offuscation. Fumée. Grisaille. Poussières. Non lieu. Senza titulo. Hantise. Absence. Delocazione. Mais au-delà ? J’imagine souvent que l’administration de cet au-delà s’organise autour d’un grand bureau hétéroclite. C’est exactement cela que je reconnus dans l’œuvre de Guillaume Leblon, voilà le grand bureau qui gère l’espace outre cœur. Avec ce buste décapité prenant la mesure de l’absence de tête. Ce gisement à ciel ouvert de matière grise chaude, visqueuse, son muret de briques en pierre volcanique, sa rambarde rouillé attaquée par le sel marin, son tore d’argile en lévitation dans une cage de verre: un assemblage de rêve, une charade, une mise en liaison  de différentes raisons énigmatiques de rester attaché à la vie. Ou encore mieux, la pièce Probabilité pour que rien ne se passe. Un assemblage de pièces et de volumes échoués, que rien ne prédisposait à se retrouver associé. Des boîtes et matériaux chargés d’histoires singulières, charriés par des flots distincts et agencés de manière aléatoire. Et pourtant ça tient, ça ne ressemble à rien, et ça tient, quelque chose aimante tous ces éléments ensemble. Un meuble qui n’en est pas un. Une sculpture, une installation, un paysage ? Cela me fait penser à ces dispositifs pour observer, à travers une vitre, la vie d’une espèce animale dans son habitat caché, reconstitué. Un lieu de change qui excite les interprétations. Le coffre à déguisements où l’on a envie de se cacher, la boîte truquée pour scier le corps de l’assistante du magicien, le zinc où l’on peut écluser jusqu’à s’épancher en buée, la table où s’offrir et sacrifier son cœur à l’autopsie, le cercueil pour passer dans l’autre monde, l’établi de menuisier ferronnier verrier chirurgien, un rangement révolutionnaire pour les archives virtuelles, la commode plein de tiroirs et double fonds pour se perdre, disparaître, ensevelir le secret de chaque battement de cœur. Le meuble mausolée, armoire à souvenirs. Là, justement, un souvenir volumineux, empaqueté, la chose dont on ne se souvient pas. Oubliée. Chaque planche, clou, tige, vitre, plaque de zinc, cloison a déjà vécu plusieurs vies. « Peut-être l’œuvre la plus énigmatique ici exposée : des morceaux de vieux meubles sont tournés et assemblés entre eux, jusqu’à former une entité plastique étrange. Dans certaines de ces parties, elle peut nous faire penser à la ruine d’un modèle architectural, la réduction à l’échelle d’un milieu étroit, où survit une forme de contrôle, tandis que la partie en métal génère plusieurs associations : un réservoir, un berceau et même une table pour autopsie. » (Texte d’A. Rabottini pour la Fondation Ricard).

L’objet semble parfaitement inutile, improbable, bien qu’il semble indispensable à établir un équilibre. « Que se passerait-il si ce genre d’hybridation inutile cessait d’exister, vivrait-on encore ? » se prend-on à penser. C’est que le rythme cardiaque, dans sa dimension indicible, en jonction avec le cerveau, les émotions, les tripes, aspire et sauvegarde des éléments de nos joies et naufrages affectifs, bois flottés qui passent de l’autre côté du voile, du non-lieu, senzo titulo. Le cœur fabrique alors, quelque part, du simple fait qu’il pompe dans le magma de nos poussières et qu’il en régule les tourbillons bactériels, ces choses qui, croit-on, ne servent à rien. Inventions loufoques. Elles nous ressemblent pourtant terriblement, faits de nos rebuts, de nos contenants vides, marqués, tatoués, et même si on ne les voit jamais, elles sont indispensables à se sentir habité, habitable. (PH)

A coeur ouvert

A propos de :  Homo Bulla de Damien Deroubaix (Galerie In Situ, Paris) – Le Monde plausible. Espace, lieu, carte. de Bertrand Westphal (Editions de Minuit, 2011) – Lo Spazio del Cuore, Claudio Parmiggiani (Galerie Meesen De Clercq, Bruxelles)

C’est un objet en verre dans une exposition de Damien Deroubaix. Je ne mets pas facilement un mot dessus. C’est entre le réel et l’onirique, fuyant. Chaque fois que je cherche à m’en emparer par le langage, une nouvelle métaphore s’interpose. Je sais sans savoir. « On imagine mal le monde. On ne sait où il s’achève, ni comment ; on en est à conjecturer sur sa forme géométrique. À l’exception des érudits, on ne prête qu’une attention marginale à sa configuration physique. » (Bertrand Westphal). La notice de la galerie d’art vient à mon secours. C’est un cœur. Ainsi ? Oui, ça doit être ainsi, c’est tout à fait plausible. Si je devais, souffleur de verre, donner une forme à mon coeur, je pourrais en arriver à un résultat similaire. Plus précisément, c’est un cœur d’animal, de taureau. Mon regard le traverse – transparent, il ne retient rien, il est là et nulle part -, et s’émerveille s’effraie d’une distance si mince entre l’humain et la bête. Tant de siècles et de constructions culturelles pour séparer l’homme de l’animal et voyez comme ils se confondent dans cet organe de cristal. Le cœur comme espace frontière par excellence. Si le cœur est notre pulsation identitaire que l’on revendique unique, en même temps, il ne bat pas que pour nous. Au contraire, à chaque fois qu’on le sent de manière aiguë, il ne bat que de battre pour d’autres, personnes, animaux spectacles qui émeuvent ou circonstances qui mettent « hors de soi ». L’expérience sentimentale apprend que le cœur peut être captif, retenu dans un autre corps, ne plus battre dans le nôtre, être captif et pulser hors de nous. Pour annexer de l’autre ou pour se faire adopter, s’expatrier, quitter son enveloppe corporelle, s’oublier ailleurs, s’infiltrer dans une autre vie. Les combinaisons qui découlent de son double statut d’organe réel et d’organe idéel, biologique et symbolique, technologique et poétique sont troublantes. Comme si par lui on ne pouvait jamais complètement être à l’intérieur ou à l’extérieur, mais les deux à la fois. Quel lieu est le cœur ? Si matériellement perceptible et pourtant résonnant comme de nulle part ? L’étude scientifique du fonctionnement cardiaque s’estompe chaque fois que, rompant le temps ordinaire durant lequel on ne l’entend plus, nous nous mettons à l’écouter. Par lui, notre étrangéité redevient sismique, vague mais tenace. Qu’est-ce qui jaillit là ? À l’intérieur du très pragmatique mécanisme corporel, que signifie cette persistance d’un inexpliqué, inexploré dont la manifestation scandée coïncide avec notre respiration, habite notre souffle ? Comment ce rythme régulier, sans origine ni fin, automatique et impersonnel peut-il être aussi une signature, la nôtre et celle de personne d’autre, au point d’inspirer une bibliothèque de chants cardiaques enregistrés par l’artiste Boltanski ? Cela déroute et raffermit tout à la fois, rappelle la limite des connaissances humaines en étant source d’angoisse ou de réconfort. Au centre de ce qui fait l’objet d’une des plus vastes entreprises cognitives, le corps humain, quelque chose demeure hors de portée. Ce qui échappe là est le moteur de la respiration. Ligne d’horizon originelle, inviolée. « Selon Agamben, la stance était pour les poètes du XIIe siècle le noyau essentiel de la poésie, le foyer du joi d’amor. Elle était vouée à rester hors de portée, indéfiniment. En vue d’expliciter le caractère insaisissable de la stance, Agamben s’est inspiré de quelques passages du Timée de Platon et de la Physique d’Aristote, qui du reste citait le Timée. Au début du Live IV de la Physique, Aristote se livre à une étude du lieu et constate : « Mais le physicien doit savoir, de la même manière, à propos du lieu aussi, comme à propos de l’infini, s’il existe ou non, comment il existe et ce qu’il est » » (B. Westphal, Le Monde Plausible). La mécanique bien réglée du cœur, comme dissociée de toute commande délibérée, installe un halo de confiance qui nous porte vers l’avant, en s’appuyant sur le connu, ce battement qui rassure au même titre qu’une terre ferme dûment cartographiée, foulée sans jamais être touchée. Simultanément, ce qui excite le cœur et exerce sa mesure musculaire, c’est l’inconnu qu’il ne cesse d’affronter de par sa nature même, indépendamment de notre volonté et cela se manifeste par une tension, tantôt éclipsée, tantôt exacerbée, le plus souvent latente, qui laisse entendre qu’à tout instant il peut rompre. D’où viendront l’effroi et l’arrêt cardiaque ? L’inconnu qui jouxte le cœur fait qu’à chaque temps compté il y ait un passage à vide. On sait que prendre son propre pouls, compter les élancements, peut donner le vertige comme de transgresser un interdit, risquer d’entendre ce que l’on ne peut entendre, s’abîmer dans les ondes concentriques, hypnotiques, sur le miroir des eaux souterraines. Y a-t-il un lieu du cœur ou non ? Ou n’est-ce qu’un jet insaisissable, le cœur comme stance de l’être ? « Pour les cartographes, comme pour les poètes du Moyen Age, il se sera agi d’appliquer le précepte qu’Agamben résume ainsi : « (…) il n’est possible de s’approprier le réel et le positif qu’à la condition d’entrer en rapport avec l’irréel et l’inappropriable ». » Et plus loin : « A la longue, la dimension de l’irréel a cessé de faire partie intégrante du paysage mental et politique de l’Occident. Les velléités de réalisation du fantasme par les armes et la violence finirent par s’imposer. C’est que la stance n’aurait su rester vide trop longtemps en son centre, sauf à alimenter la mélancolie, une humeur si européenne pourtant. Cela dit, une part d’irréel était appelée à subsister, car il fallait continuer à nourrir le rêve d’une réalisation à venir. » (B. Westphal). Dans l’écoute de soi, en dépit d’efforts millénaires de l’Occident pour imposer sa globalité au monde, on entend toujours jaillir le vide de la surprise, l’irréel que la stance éclaire, de ses clignements mélancoliques et dont nous procédons. Bulles fragiles de savon qui se forment et se désintègrent. Comme ces fioles sur lesquelles Damien Deroubaix grave les figures de l’au-delà, démons, satyres, grands boucs, bestiaire mélancolique.

L’organe tel que représenté par Parmiggiani est, lui, opaque et compact, d’une couleur de sang bruni, séché, pétrifié, sanctifié dans le cube blanc aveuglant. Il est plus réalistement humain que celui de Deroubaix, pourtant, il dévie tout autant l’interprétation vers autre chose. Faut-il y voir une sorte de déni devant la chose ainsi extirpée, coupée, exposée dans l’immaculé galeriste ? Malaise devant la représentation asphyxiant l’irreprésentable intime ? La teinte rouille et la matière métallique font que surgit à la place du cœur, malgré l’évidence, une pièce de moteur industriel, sidérurgiste, fabriqué en série, en tout cas liée à la forge, aux techniques de fonderie. Une pièce d’archéologie industriel transformée en bijou, un trophée, une parure. La surface éprouvée, finement ravinée, granuleuse, énergiquement nervurée, comme modelée en différents pays et régions, en fait un cœur particulier, pas n’importe lequel, mais rattaché à une biographie singulière et close. C’est l’empreinte géologique et géographique d’une vie achevée, en tout cas interrompue. Empreinte de ce que laisse derrière lui un individu monde, une mappemonde échouée dont le volume, la marque des épreuves, les élans de joie, les marasmes chroniques retracent la vision du monde avec laquelle le propriétaire de cet organe-ci aura vécu. Cette forme intérieure, tellurique, est incrustée de brillants, ce qui lui donne de surcroît un air de cosmos étoilé. Carte du ciel. (« En y regardant de plus près, les férus d’astronomie y découvriront, parmi des dizaines de minuscules diamants, la représentation de la constellation du Poisson, le signe astrologique de la mélancolie. », texte de la Galerie Meessen De Clerc). De quoi le cœur est-il la carte ? « L’usage du vocable dans un sens géographique n’a été établi en Français qu’au XVIe siècle. Auparavant, on parlait de carta, mais aussi bien de figura ou de pictura. On (se) représentait la terre mais on ne l’ancrait pas dans une « réalité » stable. La peinture du monde était encore largement une parure. L’artefact était manifeste ; personne n’aurait cru bon de le dissimuler. (…) La géographie réelle s’efface ici au profit d’une géographie symbolique, qui dans l’ordre hiérarchique de l’époque dépend de la référence religieuse. Le monde s’adapte à la trame que l’histoire chrétienne a véhiculée. Il ne saurait être question de réalisme au sens moderne du terme. C’est plutôt le réel que l’on pare au gré des impératifs d’une représentation immuable, celle que la Bible et ses diverses interprétations ont imposé à l’évidence de l’homme médiéval. » Revenant sur l’étymologie du terme mappemonde où « mappa renvoie à une serviette », Bertrand Westphal rappelle que pour « Horace, elle est un linge de table » et pour « Quintillien, elle est un morceau de tissu que l’on jette dans l’arène pour signifier le début des jeux. » Et de continuer : « Si l’on déplaçait cette étymologie sur le plan métaphorique, on résumerait assez bien les enjeux du début de l’ère des conquêtes : c’est peut-être en jetant une carte encore vierge, et qu’il fallait remplir, dans l’arène du monde que l’on déclencha le jeu cruel de la colonisation. » (B. Westphal) Le cœur rejoue le théâtre des conquêtes. Comment il bat la chamade en s’approchant du territoire habité d’un autre cœur qu’il souhaite investir et par lequel il rêve d’être envahi en retour. Il rejoue continuellement l’approche des terres inconnues, l’obsession de la ligne d’horizon au-delà de laquelle le navigateur bascule dans le monde inhumain de l’animalité et de l’enfer. Avant qu’Ulysse ne les franchisse et n’en revienne, les colonnes d’Hercules bornaient notre monde. De l’autre côté, on tombait. Ce lieu existe toujours au cœur du cœur conservant le mythe dans notre actualité. Le coeur peut se sentir exilé heureux, rivé à une palpitation cardiaque, lointaine, dépaysante, ou bien déprimer, captif d’un cœur inhospitalier. Il peut se sentir dopé par un battement qui redouble sa force, une vie synchronisée sur la sienne ou, au contraire, infiltré par un intrus et mis en esclavage. Selon ces dynamiques changeantes qui influent sur les humeurs et la perception de l’environnement, nous adaptons les représentations géographiques de notre monde et les manières dont il se raccorde au grand monde réel. Le tissu cardiaque est modelé et gravé par ces fluctuations. Au cours d’une vie, le fil narratif que nous dévidons change d’axe, se décentre, se déplace. Confronté à ces tropismes, le cœur, soucieux de rester l’omphalos référentiel, cherche à se recentrer selon les territoires que nous perdons ou agrégeons, selon que notre aventure se développe selon telle ou telle histoire influencée par les rencontres avec telle ou telle personnalité, selon que nos recherches culturelles ou scientifiques intègrent telle découverte, effectuent des extensions ou des replis émotionnels. Ce rythme cardiaque, assourdissement que nous n’entendons plus, accompagne toutes nos activités cognitives, bat de concert avec le travail du cerveau, au fur et à mesure que nous redéfinissons notre espace vital en vue de gagner du terrain sur les zones occupées par l’autre, la nature, les objets, les paysages, l’objectif étant de convertir de l’espace vierge en lieux habitables. Faire reculer la ligne d’horizon. Sans oublier que parfois nous devons inverser cette finalité, placer des lieux en jachères, encourager la conversion du cultivé en espace vierge. Le cœur, au croisement de l’organe réel et fictionnel, est à l’image de la pulsion cartographique qui a presque toujours consisté à dessiner le monde réel selon les fictions de la civilisation dominante. On cherche à jouir du réel de l’autre en lui assurant avoir du cœur, en cherchant à subsumer le sien au nôtre. Bertrand Westphal, textes à l’appui, rappelle comment les premières cartes de l’Afrique ont été la projection des mythes européens faisant état des premières incursions sur ce continent. Il fallait prouver la véracité de ce que la civilisation antique, fondatrice de la nôtre, avait inventé, prouver l’origine. La cartographie est un instrument de colonisation. Il n’y a de « nouveau monde » qu’à effacer ce qui, à cet endroit, préexistait à notre arrivée, à oublier ceux qui y vivaient, s’emparer de cette surface et la redéfinir, la dessiner selon l’inventivité conquérante. « Cette mascarade était d’autant plus frappante qu’aucune antériorité territoriale n’était accordée au premier habitant des lieux. Avant la conquête, son environnement était donc amorphe. Il appartenait au colonisateur, figure quasi divine, de donner forme à l’espace, de s’emparer d’un peu de glaise afin de façonner le lieu à son image. Plus près de nous, plus loin de l’Eden, fingere signifiait « pétrir ». L’invention du lieu est une véritable fiction, un pétrissage du réel. Quant à la fiction telle que nous l’entendons aujourd’hui, elle est elle-même un lieu, le « terrain mixte de la production et du leurre », comme dit Michel de Certeau. Un terrain dont la page est la carte. Ou une page dont le terrain est la carte. » (B. Westphal). La cartographie coloniale du monde a signifié « la négation au moins partielle de l’autre » selon une « représentation des espaces, parfaitement ethnocentrique ». Heureusement, le cœur ne se fige pas, n’est jamais irrémédiablement blasé, il conserve un fort potentiel de réversibilité. De bascule. Même si le nôtre, voire celui d’une génération, se raidit et atrophie l’irréel de sa stance, il reparaît intact en de nouvelles générations et, perpétuant dans l’insitué organique, la présence déstabilisante et exaltante de la ligne d’horizon, il peut toujours fissurer et faire chanceler les certitudes de l’espèce humaine, battre à rebours de tout ethnocentrisme, recommencer l’aventure des grandes découvertes sur de nouvelles bases. Ne pas tuer ce qui inquiète. Emprunter d’autres lignes de fuites, durables celle-là. « Mais cette ligne avait sans doute un défaut inné : elle ne se conformait pas à l’axe de navigation. Ni vraiment à bâbord ni franchement à tribord, elle n’accompagnait le mouvement hauturier. Elle matérialisait plutôt la promesse d’une progression sans terme, d’un au-delà permanent dont on se rapprochait sans jamais le franchir. Elle intimidait, elle écrasait et, surtout, déjouait obstinément toute velléité de finitude. Elle se dérobait à l’avant. Elle se dérobait aussi à l’arrière. La navigation en haute mer faisait de l’horizon un cercle itinérant qui ne contenait rien et ne rassurait personne. » (B. Westphal) Le mal de mer du cœur.

Rivage improbable entre fini et l’infini, organe biologique et symbolique, démarcation labile entre faux et vrai à l’instar de ces petits pains de Parmiggiani, dressés sur le plateau brillant d’une dernière Cène, image de nourriture non mangeable en farine de bronze, la dernière Cène ajournée indéfiniment. Le cœur donc est aussi ce « cercle itinérant » en rotation sur lui-même, lieu de bouleversements des géographies de l’intime, espace où tout peut changer, espace de change même, selon le concept de Catherine Malabou. Comme l’illustre à merveille l’amour entre Ulysse et Pénélope. L’espace, c’est le vierge, il jouxte toujours l’infini. Le lieu est un bout d’espace maîtrisé/métrisé (Deleuze/Guattari), domestiqué. Ulysse part explorer l’espace. Pénélope l’attend en un lieu précis, Ithaque. Malade de l’espace, Ulysse fantasme son retour au lieu. Malade d’attendre confinée dans son lieu, Pénélope fantasme l’espace d’Ulysse. « La géographie intime des deux conjoints est inverse et par là même se révèle complémentaire. Pénélope et Ulysse se projettent au loin, l’une vers l’espace ouvert où son mari erre, l’autre vers le lieu du confort domestique. Il leur faudra d’assez longs instants pour se reconnaître. Il leur faudra identifier un lieu commun, une expression qui n’est pas toujours péjorative. Le déclic intervient devant la couche façonnée dans un tronc d’olivier qui est lui-même enraciné dans le sol du palais d’Ithaque en guise d’omphalos privé. Il serait poétique de supposer que ce repère se transformera en espace pour Pénélope et pour Ulysse en lieu. Et comme à la longue le lieu ennuie, Ulysse repartira délibérément vers de nouveaux espaces où l’on ne connaît pas le sel. Je doute qu’Ulysse ait été lassé par Pénélope ; je préfère penser qu’il s’est approprié le point de vue de la femme, infiniment plus ouvert et dynamique que le sien. Il aura choisi l’espace plutôt que le lieu. » (B. Westphal)

Les bruits n’ont pas le même écho le jour que la nuit. Selon nos humeurs, le cœur broie du noir ou de la clarté. Plus fondamentalement, le cœur est aussi notre phare, une alternance stroboscopique de lumière et de ténèbre. « On apprend que dans notre univers en expansion les galaxies les plus lointaines s’éloignent si vite que leur lumière ne parvient pas à nous éclairer. De fait, ces galaxies s’éloignent à une vitesse supérieure à celle de la lumière. En d’autres termes, l’obscurité correspond à une lumière qui ne parvient pas jusqu’à nous. (…) Le contemporain est en somme celui qui accepte que l’étoile file en sens inverse et que l’humanité, confrontée à ses multiples limites, faillisse à recevoir sa lumière. Il sait que l’astre fait défaut, que l’obscurité est le vestige d’une lumière. Il n’est pas un tenebrio, un « ami des ténèbres » ». La sculpture Senza Titolo de Parmiggiani est un buste froid et académique (quasi impersonnel, semblable aux plâtres des écoles d’art) représentant un multiple parmi d’autres de kouros (jeune homme grec). Il est décapité, la tête a roulé par terre à l’instant précis où le sang irradiait l’intérieur de ce corps d’une lumière solaire. Sur le sol, le sang coagulé dessine une forme de cœur d’or. Organe catalyseur, organe irréel, présence du corps et triangle des Bermudes où s’abysse le corps, terrain de bataille du dicible et de l’indicible, étoile qui file et dont la traîne qui nous échappe signale que notre histoire déroule ses chapitres qu’on le veuille ou non, comme prévu, c’est probablement par l’exercice de l’écriture qu’il se laisse le mieux approcher. Et à une époque où le bombardement de sollicitations pour capturer nos cerveaux tend aussi à nous confisquer le cœur et ses régimes d’empathie et d’arythmie, il faut encourager, comme le fait Bernard Noël, les intentions de ressaisir ce qui bat dans le corps et ne se laisse pas facilement circonscrire, proche de l’irréel. Contre la cartographie monstrueuse que le marketing dresse de nos pulsions pour les assujettir à sa recherche de profits, il faut produire de l’irréel, garder le contact avec ce souffle qu’aucune carte ne peut dessiner. Par exemple en écrivant.  « L’écriture est l’acte de la perte du corps et du retour vers lui. Dès que nous entrons dans son mouvement, nous circulons dans cette contradiction. Le corps est tantôt clair et tantôt opaque, mais transparent ou sombre, il s’oppose en écrivant à l’envahissement des images tandis qu’au fond de lui s’ouvre la bouche par laquelle remonte le langage… » (Bernard Noël, L’écriture du corps). – (PH) – Bertrand Westphal, article. Géocritique.