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A coeur ouvert

A propos de :  Homo Bulla de Damien Deroubaix (Galerie In Situ, Paris) – Le Monde plausible. Espace, lieu, carte. de Bertrand Westphal (Editions de Minuit, 2011) – Lo Spazio del Cuore, Claudio Parmiggiani (Galerie Meesen De Clercq, Bruxelles)

C’est un objet en verre dans une exposition de Damien Deroubaix. Je ne mets pas facilement un mot dessus. C’est entre le réel et l’onirique, fuyant. Chaque fois que je cherche à m’en emparer par le langage, une nouvelle métaphore s’interpose. Je sais sans savoir. « On imagine mal le monde. On ne sait où il s’achève, ni comment ; on en est à conjecturer sur sa forme géométrique. À l’exception des érudits, on ne prête qu’une attention marginale à sa configuration physique. » (Bertrand Westphal). La notice de la galerie d’art vient à mon secours. C’est un cœur. Ainsi ? Oui, ça doit être ainsi, c’est tout à fait plausible. Si je devais, souffleur de verre, donner une forme à mon coeur, je pourrais en arriver à un résultat similaire. Plus précisément, c’est un cœur d’animal, de taureau. Mon regard le traverse – transparent, il ne retient rien, il est là et nulle part -, et s’émerveille s’effraie d’une distance si mince entre l’humain et la bête. Tant de siècles et de constructions culturelles pour séparer l’homme de l’animal et voyez comme ils se confondent dans cet organe de cristal. Le cœur comme espace frontière par excellence. Si le cœur est notre pulsation identitaire que l’on revendique unique, en même temps, il ne bat pas que pour nous. Au contraire, à chaque fois qu’on le sent de manière aiguë, il ne bat que de battre pour d’autres, personnes, animaux spectacles qui émeuvent ou circonstances qui mettent « hors de soi ». L’expérience sentimentale apprend que le cœur peut être captif, retenu dans un autre corps, ne plus battre dans le nôtre, être captif et pulser hors de nous. Pour annexer de l’autre ou pour se faire adopter, s’expatrier, quitter son enveloppe corporelle, s’oublier ailleurs, s’infiltrer dans une autre vie. Les combinaisons qui découlent de son double statut d’organe réel et d’organe idéel, biologique et symbolique, technologique et poétique sont troublantes. Comme si par lui on ne pouvait jamais complètement être à l’intérieur ou à l’extérieur, mais les deux à la fois. Quel lieu est le cœur ? Si matériellement perceptible et pourtant résonnant comme de nulle part ? L’étude scientifique du fonctionnement cardiaque s’estompe chaque fois que, rompant le temps ordinaire durant lequel on ne l’entend plus, nous nous mettons à l’écouter. Par lui, notre étrangéité redevient sismique, vague mais tenace. Qu’est-ce qui jaillit là ? À l’intérieur du très pragmatique mécanisme corporel, que signifie cette persistance d’un inexpliqué, inexploré dont la manifestation scandée coïncide avec notre respiration, habite notre souffle ? Comment ce rythme régulier, sans origine ni fin, automatique et impersonnel peut-il être aussi une signature, la nôtre et celle de personne d’autre, au point d’inspirer une bibliothèque de chants cardiaques enregistrés par l’artiste Boltanski ? Cela déroute et raffermit tout à la fois, rappelle la limite des connaissances humaines en étant source d’angoisse ou de réconfort. Au centre de ce qui fait l’objet d’une des plus vastes entreprises cognitives, le corps humain, quelque chose demeure hors de portée. Ce qui échappe là est le moteur de la respiration. Ligne d’horizon originelle, inviolée. « Selon Agamben, la stance était pour les poètes du XIIe siècle le noyau essentiel de la poésie, le foyer du joi d’amor. Elle était vouée à rester hors de portée, indéfiniment. En vue d’expliciter le caractère insaisissable de la stance, Agamben s’est inspiré de quelques passages du Timée de Platon et de la Physique d’Aristote, qui du reste citait le Timée. Au début du Live IV de la Physique, Aristote se livre à une étude du lieu et constate : « Mais le physicien doit savoir, de la même manière, à propos du lieu aussi, comme à propos de l’infini, s’il existe ou non, comment il existe et ce qu’il est » » (B. Westphal, Le Monde Plausible). La mécanique bien réglée du cœur, comme dissociée de toute commande délibérée, installe un halo de confiance qui nous porte vers l’avant, en s’appuyant sur le connu, ce battement qui rassure au même titre qu’une terre ferme dûment cartographiée, foulée sans jamais être touchée. Simultanément, ce qui excite le cœur et exerce sa mesure musculaire, c’est l’inconnu qu’il ne cesse d’affronter de par sa nature même, indépendamment de notre volonté et cela se manifeste par une tension, tantôt éclipsée, tantôt exacerbée, le plus souvent latente, qui laisse entendre qu’à tout instant il peut rompre. D’où viendront l’effroi et l’arrêt cardiaque ? L’inconnu qui jouxte le cœur fait qu’à chaque temps compté il y ait un passage à vide. On sait que prendre son propre pouls, compter les élancements, peut donner le vertige comme de transgresser un interdit, risquer d’entendre ce que l’on ne peut entendre, s’abîmer dans les ondes concentriques, hypnotiques, sur le miroir des eaux souterraines. Y a-t-il un lieu du cœur ou non ? Ou n’est-ce qu’un jet insaisissable, le cœur comme stance de l’être ? « Pour les cartographes, comme pour les poètes du Moyen Age, il se sera agi d’appliquer le précepte qu’Agamben résume ainsi : « (…) il n’est possible de s’approprier le réel et le positif qu’à la condition d’entrer en rapport avec l’irréel et l’inappropriable ». » Et plus loin : « A la longue, la dimension de l’irréel a cessé de faire partie intégrante du paysage mental et politique de l’Occident. Les velléités de réalisation du fantasme par les armes et la violence finirent par s’imposer. C’est que la stance n’aurait su rester vide trop longtemps en son centre, sauf à alimenter la mélancolie, une humeur si européenne pourtant. Cela dit, une part d’irréel était appelée à subsister, car il fallait continuer à nourrir le rêve d’une réalisation à venir. » (B. Westphal). Dans l’écoute de soi, en dépit d’efforts millénaires de l’Occident pour imposer sa globalité au monde, on entend toujours jaillir le vide de la surprise, l’irréel que la stance éclaire, de ses clignements mélancoliques et dont nous procédons. Bulles fragiles de savon qui se forment et se désintègrent. Comme ces fioles sur lesquelles Damien Deroubaix grave les figures de l’au-delà, démons, satyres, grands boucs, bestiaire mélancolique.

L’organe tel que représenté par Parmiggiani est, lui, opaque et compact, d’une couleur de sang bruni, séché, pétrifié, sanctifié dans le cube blanc aveuglant. Il est plus réalistement humain que celui de Deroubaix, pourtant, il dévie tout autant l’interprétation vers autre chose. Faut-il y voir une sorte de déni devant la chose ainsi extirpée, coupée, exposée dans l’immaculé galeriste ? Malaise devant la représentation asphyxiant l’irreprésentable intime ? La teinte rouille et la matière métallique font que surgit à la place du cœur, malgré l’évidence, une pièce de moteur industriel, sidérurgiste, fabriqué en série, en tout cas liée à la forge, aux techniques de fonderie. Une pièce d’archéologie industriel transformée en bijou, un trophée, une parure. La surface éprouvée, finement ravinée, granuleuse, énergiquement nervurée, comme modelée en différents pays et régions, en fait un cœur particulier, pas n’importe lequel, mais rattaché à une biographie singulière et close. C’est l’empreinte géologique et géographique d’une vie achevée, en tout cas interrompue. Empreinte de ce que laisse derrière lui un individu monde, une mappemonde échouée dont le volume, la marque des épreuves, les élans de joie, les marasmes chroniques retracent la vision du monde avec laquelle le propriétaire de cet organe-ci aura vécu. Cette forme intérieure, tellurique, est incrustée de brillants, ce qui lui donne de surcroît un air de cosmos étoilé. Carte du ciel. (« En y regardant de plus près, les férus d’astronomie y découvriront, parmi des dizaines de minuscules diamants, la représentation de la constellation du Poisson, le signe astrologique de la mélancolie. », texte de la Galerie Meessen De Clerc). De quoi le cœur est-il la carte ? « L’usage du vocable dans un sens géographique n’a été établi en Français qu’au XVIe siècle. Auparavant, on parlait de carta, mais aussi bien de figura ou de pictura. On (se) représentait la terre mais on ne l’ancrait pas dans une « réalité » stable. La peinture du monde était encore largement une parure. L’artefact était manifeste ; personne n’aurait cru bon de le dissimuler. (…) La géographie réelle s’efface ici au profit d’une géographie symbolique, qui dans l’ordre hiérarchique de l’époque dépend de la référence religieuse. Le monde s’adapte à la trame que l’histoire chrétienne a véhiculée. Il ne saurait être question de réalisme au sens moderne du terme. C’est plutôt le réel que l’on pare au gré des impératifs d’une représentation immuable, celle que la Bible et ses diverses interprétations ont imposé à l’évidence de l’homme médiéval. » Revenant sur l’étymologie du terme mappemonde où « mappa renvoie à une serviette », Bertrand Westphal rappelle que pour « Horace, elle est un linge de table » et pour « Quintillien, elle est un morceau de tissu que l’on jette dans l’arène pour signifier le début des jeux. » Et de continuer : « Si l’on déplaçait cette étymologie sur le plan métaphorique, on résumerait assez bien les enjeux du début de l’ère des conquêtes : c’est peut-être en jetant une carte encore vierge, et qu’il fallait remplir, dans l’arène du monde que l’on déclencha le jeu cruel de la colonisation. » (B. Westphal) Le cœur rejoue le théâtre des conquêtes. Comment il bat la chamade en s’approchant du territoire habité d’un autre cœur qu’il souhaite investir et par lequel il rêve d’être envahi en retour. Il rejoue continuellement l’approche des terres inconnues, l’obsession de la ligne d’horizon au-delà de laquelle le navigateur bascule dans le monde inhumain de l’animalité et de l’enfer. Avant qu’Ulysse ne les franchisse et n’en revienne, les colonnes d’Hercules bornaient notre monde. De l’autre côté, on tombait. Ce lieu existe toujours au cœur du cœur conservant le mythe dans notre actualité. Le coeur peut se sentir exilé heureux, rivé à une palpitation cardiaque, lointaine, dépaysante, ou bien déprimer, captif d’un cœur inhospitalier. Il peut se sentir dopé par un battement qui redouble sa force, une vie synchronisée sur la sienne ou, au contraire, infiltré par un intrus et mis en esclavage. Selon ces dynamiques changeantes qui influent sur les humeurs et la perception de l’environnement, nous adaptons les représentations géographiques de notre monde et les manières dont il se raccorde au grand monde réel. Le tissu cardiaque est modelé et gravé par ces fluctuations. Au cours d’une vie, le fil narratif que nous dévidons change d’axe, se décentre, se déplace. Confronté à ces tropismes, le cœur, soucieux de rester l’omphalos référentiel, cherche à se recentrer selon les territoires que nous perdons ou agrégeons, selon que notre aventure se développe selon telle ou telle histoire influencée par les rencontres avec telle ou telle personnalité, selon que nos recherches culturelles ou scientifiques intègrent telle découverte, effectuent des extensions ou des replis émotionnels. Ce rythme cardiaque, assourdissement que nous n’entendons plus, accompagne toutes nos activités cognitives, bat de concert avec le travail du cerveau, au fur et à mesure que nous redéfinissons notre espace vital en vue de gagner du terrain sur les zones occupées par l’autre, la nature, les objets, les paysages, l’objectif étant de convertir de l’espace vierge en lieux habitables. Faire reculer la ligne d’horizon. Sans oublier que parfois nous devons inverser cette finalité, placer des lieux en jachères, encourager la conversion du cultivé en espace vierge. Le cœur, au croisement de l’organe réel et fictionnel, est à l’image de la pulsion cartographique qui a presque toujours consisté à dessiner le monde réel selon les fictions de la civilisation dominante. On cherche à jouir du réel de l’autre en lui assurant avoir du cœur, en cherchant à subsumer le sien au nôtre. Bertrand Westphal, textes à l’appui, rappelle comment les premières cartes de l’Afrique ont été la projection des mythes européens faisant état des premières incursions sur ce continent. Il fallait prouver la véracité de ce que la civilisation antique, fondatrice de la nôtre, avait inventé, prouver l’origine. La cartographie est un instrument de colonisation. Il n’y a de « nouveau monde » qu’à effacer ce qui, à cet endroit, préexistait à notre arrivée, à oublier ceux qui y vivaient, s’emparer de cette surface et la redéfinir, la dessiner selon l’inventivité conquérante. « Cette mascarade était d’autant plus frappante qu’aucune antériorité territoriale n’était accordée au premier habitant des lieux. Avant la conquête, son environnement était donc amorphe. Il appartenait au colonisateur, figure quasi divine, de donner forme à l’espace, de s’emparer d’un peu de glaise afin de façonner le lieu à son image. Plus près de nous, plus loin de l’Eden, fingere signifiait « pétrir ». L’invention du lieu est une véritable fiction, un pétrissage du réel. Quant à la fiction telle que nous l’entendons aujourd’hui, elle est elle-même un lieu, le « terrain mixte de la production et du leurre », comme dit Michel de Certeau. Un terrain dont la page est la carte. Ou une page dont le terrain est la carte. » (B. Westphal). La cartographie coloniale du monde a signifié « la négation au moins partielle de l’autre » selon une « représentation des espaces, parfaitement ethnocentrique ». Heureusement, le cœur ne se fige pas, n’est jamais irrémédiablement blasé, il conserve un fort potentiel de réversibilité. De bascule. Même si le nôtre, voire celui d’une génération, se raidit et atrophie l’irréel de sa stance, il reparaît intact en de nouvelles générations et, perpétuant dans l’insitué organique, la présence déstabilisante et exaltante de la ligne d’horizon, il peut toujours fissurer et faire chanceler les certitudes de l’espèce humaine, battre à rebours de tout ethnocentrisme, recommencer l’aventure des grandes découvertes sur de nouvelles bases. Ne pas tuer ce qui inquiète. Emprunter d’autres lignes de fuites, durables celle-là. « Mais cette ligne avait sans doute un défaut inné : elle ne se conformait pas à l’axe de navigation. Ni vraiment à bâbord ni franchement à tribord, elle n’accompagnait le mouvement hauturier. Elle matérialisait plutôt la promesse d’une progression sans terme, d’un au-delà permanent dont on se rapprochait sans jamais le franchir. Elle intimidait, elle écrasait et, surtout, déjouait obstinément toute velléité de finitude. Elle se dérobait à l’avant. Elle se dérobait aussi à l’arrière. La navigation en haute mer faisait de l’horizon un cercle itinérant qui ne contenait rien et ne rassurait personne. » (B. Westphal) Le mal de mer du cœur.

Rivage improbable entre fini et l’infini, organe biologique et symbolique, démarcation labile entre faux et vrai à l’instar de ces petits pains de Parmiggiani, dressés sur le plateau brillant d’une dernière Cène, image de nourriture non mangeable en farine de bronze, la dernière Cène ajournée indéfiniment. Le cœur donc est aussi ce « cercle itinérant » en rotation sur lui-même, lieu de bouleversements des géographies de l’intime, espace où tout peut changer, espace de change même, selon le concept de Catherine Malabou. Comme l’illustre à merveille l’amour entre Ulysse et Pénélope. L’espace, c’est le vierge, il jouxte toujours l’infini. Le lieu est un bout d’espace maîtrisé/métrisé (Deleuze/Guattari), domestiqué. Ulysse part explorer l’espace. Pénélope l’attend en un lieu précis, Ithaque. Malade de l’espace, Ulysse fantasme son retour au lieu. Malade d’attendre confinée dans son lieu, Pénélope fantasme l’espace d’Ulysse. « La géographie intime des deux conjoints est inverse et par là même se révèle complémentaire. Pénélope et Ulysse se projettent au loin, l’une vers l’espace ouvert où son mari erre, l’autre vers le lieu du confort domestique. Il leur faudra d’assez longs instants pour se reconnaître. Il leur faudra identifier un lieu commun, une expression qui n’est pas toujours péjorative. Le déclic intervient devant la couche façonnée dans un tronc d’olivier qui est lui-même enraciné dans le sol du palais d’Ithaque en guise d’omphalos privé. Il serait poétique de supposer que ce repère se transformera en espace pour Pénélope et pour Ulysse en lieu. Et comme à la longue le lieu ennuie, Ulysse repartira délibérément vers de nouveaux espaces où l’on ne connaît pas le sel. Je doute qu’Ulysse ait été lassé par Pénélope ; je préfère penser qu’il s’est approprié le point de vue de la femme, infiniment plus ouvert et dynamique que le sien. Il aura choisi l’espace plutôt que le lieu. » (B. Westphal)

Les bruits n’ont pas le même écho le jour que la nuit. Selon nos humeurs, le cœur broie du noir ou de la clarté. Plus fondamentalement, le cœur est aussi notre phare, une alternance stroboscopique de lumière et de ténèbre. « On apprend que dans notre univers en expansion les galaxies les plus lointaines s’éloignent si vite que leur lumière ne parvient pas à nous éclairer. De fait, ces galaxies s’éloignent à une vitesse supérieure à celle de la lumière. En d’autres termes, l’obscurité correspond à une lumière qui ne parvient pas jusqu’à nous. (…) Le contemporain est en somme celui qui accepte que l’étoile file en sens inverse et que l’humanité, confrontée à ses multiples limites, faillisse à recevoir sa lumière. Il sait que l’astre fait défaut, que l’obscurité est le vestige d’une lumière. Il n’est pas un tenebrio, un « ami des ténèbres » ». La sculpture Senza Titolo de Parmiggiani est un buste froid et académique (quasi impersonnel, semblable aux plâtres des écoles d’art) représentant un multiple parmi d’autres de kouros (jeune homme grec). Il est décapité, la tête a roulé par terre à l’instant précis où le sang irradiait l’intérieur de ce corps d’une lumière solaire. Sur le sol, le sang coagulé dessine une forme de cœur d’or. Organe catalyseur, organe irréel, présence du corps et triangle des Bermudes où s’abysse le corps, terrain de bataille du dicible et de l’indicible, étoile qui file et dont la traîne qui nous échappe signale que notre histoire déroule ses chapitres qu’on le veuille ou non, comme prévu, c’est probablement par l’exercice de l’écriture qu’il se laisse le mieux approcher. Et à une époque où le bombardement de sollicitations pour capturer nos cerveaux tend aussi à nous confisquer le cœur et ses régimes d’empathie et d’arythmie, il faut encourager, comme le fait Bernard Noël, les intentions de ressaisir ce qui bat dans le corps et ne se laisse pas facilement circonscrire, proche de l’irréel. Contre la cartographie monstrueuse que le marketing dresse de nos pulsions pour les assujettir à sa recherche de profits, il faut produire de l’irréel, garder le contact avec ce souffle qu’aucune carte ne peut dessiner. Par exemple en écrivant.  « L’écriture est l’acte de la perte du corps et du retour vers lui. Dès que nous entrons dans son mouvement, nous circulons dans cette contradiction. Le corps est tantôt clair et tantôt opaque, mais transparent ou sombre, il s’oppose en écrivant à l’envahissement des images tandis qu’au fond de lui s’ouvre la bouche par laquelle remonte le langage… » (Bernard Noël, L’écriture du corps). – (PH) – Bertrand Westphal, article. Géocritique.

Cartographie et endettement (Parenthèses oscillantes, 2)

 

A propos de JR, William Gaddis (Plon 2011), La Fabrique de l’homme endetté, Maurizio Lazzarato (Amsterdam, 2011), Restless, Gus Van Sant, 159/295 de Lyndi Sales, Codificado : impressâo transparente de Diogo Pimentâo, Contributions d’Alain Bubblex, Geographical Analogies de Cyprien Gaillard, Vidéocartographies : Aïda, Palestine de Till Roeskens, Shadow Sites II de Jananne Al-Ani.

Parenthèses, corps du texte, entropie. – Les reflux qui m’installent entre parenthèses varient quant à leur nature. Ce n’est pas toujours aussi coussindairisé que l’enclave virtuelle et ange gardienne où jouir d’une réceptivité exacerbée, polyvalente et heureuse, à 360° et multi genres (voir article précédent). Il est des parenthèses rudoyantes qui isolent et bâillonnent, ce qui ne revient pas à empêcher de penser et formuler mais en déplace l’action, au cachot, au gueuloir enfoui. On ne se raconte plus d’histoire, dans le sens où, en temps normal, on cherche à inscrire les flux aléatoires des sensations dans une narration instinctive, immédiate où se projeter, s’emparer des choses et se situer par rapport à elles. On constate que n’existe plus l’intention de retenir et donner forme à ce que l’on voit et entend et qui surgissent des murs, des fenêtres, des passants. Au contraire. On laisse aller. Même pas, on continue d’absorber la multitude de signes visuels, sonores et olfactifs non pour construire une représentation des lieux successifs où l’on marche au hasard, mais bien pour démonter tout le perçu, le désagréger et, comme affecté d’un point de côté, plier vers l’abandon, détaché. On entend en soi, quelque part, comme une rivière lointaine qui cascade, un lieu où tout se désorganise, tombe en ruine (et cela inclut tout le romantisme des ruines distillé en si peu de traces), se déconstruit, part en chaos. Une ligne d’horizon où l’on pousse toutes choses que les sens enregistrent, pour qu’elles y basculent et disparaissent, se terminent (et en terminer). Une source bouillonnante d’entropie, au nombril. Ce n’est ni sinistre ni même négatif, pas même assombrissant, ce n’est pas broyer du noir. C’est ouvrir la bonde pour que se détricote l’intertextualité qui m’imbrique au monde et qu’elle s’écoule comme on aimerait parfois s’évacuer en même temps que l’eau du bain. C’est lustral, les énergies s’évadent dans l’hémisphère contraire et se reconstituent. Il faut de ces nettoyages pour repartir, recommencer à penser et désirer que, de cette ligne d’horizon intérieure, réapparaisse autrement, ailleurs, ce qui s’y est englouti. Pourquoi en venir à ressentir ce point d’entropie de manière si organique et puissante, soudainement ? C’est une affection de lecteur, fiction emmêlée au réel. Parce que, depuis des semaines j’évolue dans le roman de William Gaddis et qu’au fil du temps je fais corps – ou je produis un corps gaddis qui double le mien – avec cette musicalité plurielle que relève Jean-Philippe Rossignol dans ArtPress (peut-être est-elle décrite facilement) : « Imaginez un livre qui ferait se croiser Beethoven, Stravinsky, Webern et « We Are the Robots » de Kraftwerk, le groupe allemand de musique électronique. Fermez les yeux et observez bien ce livre à venir. Cette impression puissante que l’écrivain a ressemblé, sur la page, des univers musicaux aussi singuliers, opposés, inventant au fil du temps des associations inédites. Symphonie, trio à cordes, concerto pour clarinette, fugue, sarabande, Requiem. L’ivresse des grammaires s’engendre elle-même, comme Gaddis sait écouter la cadence de la lecture. » Il y a de ça, oui. Une cadence de lecture qui fait éprouver corporellement l’unité cacophonique d’un flux de musiques soit systémiques, capitalistes, idéologiques, soit intimistes, idiosyncrasiques, solitaires ou collectives, dans leurs multiples croisements et décroisements. Dans cette phénoménale collision textuelle du JR de William Gaddis – innombrables écritures qui s’incarcèrent les unes aux autres -, le point central est un fabuleux pôle d’entropie, d’abord ténu, anecdotique puis qui s’élargit de plus en plus et aimante l’ensemble des destinées, des personnages, des objets et des projets. Une chambre, sorte de garçonnière louée dans le haut de la ville qui cumule et les usages et les locataires. Elle héberge, autre nœud déphasé du roman, un compositeur en recherche perpétuelle d’une activité rémunérée qui lui permettrait ensuite de se consacrer pleinement à la musique, Bast. « Mec genre ne le laisse pas commencer je veux dire quand il commence à expliquer genre pourquoi il ne peut pas faire le truc avant d’avoir fait cet autre truc qu’il ne fait pas non plus parce qu’il y a genre quelque chose d’autre qu’il doit faire dès qu’il aura terminé cet autre truc je veux dire tu peux bouger ton pied… ». Il est principalement l’associé involontaire du gosse qui a entrepris, en une préfiguration géniale de hackers du monde boursier et bancaire, de construire un empire financier à partir de rien. Ce bout d’immeuble, cette cabane urbaine et son bric-à-brac s’instituent siège social d’une entreprise bizarre qui semble se baser sur des farces de potaches (un gosse téléphone à des patrons et des avocats en changeant sa voix, en se faisant passer pour un autre), des échanges absurdes, des simulacres de transactions, des rebuts de marché, un jeu d’enfants singeant le monde des affaires des adultes et sur le point de le supplanter. Petit à petit, un courrier monstrueux s’y déverse que personne ne lit vraiment, mais suffit à tracer les contours d’un négoce réel. Les stocks de produits dérisoires ou improbables, pacotilles en provenance de sociétés en faillites rachetées on ne sait comment, s’y accumulent, entrepôt délirant. De cette accumulation bricolée à l’instinct, une fortune réelle émerge – enfin, à la manière dont on parla de la première vague de la nouvelle économie virtuelle, bulle qui se dégonfla brutalement -, mais le siège social, doublé néanmoins d’une suite au Warldorf, reste tel quel, avec la porte hors de ses gonds, l’électricité coupée, la crasse épaisse. Les robinets ne ferment plus, l’eau coule en permanence. Une affaire construite sur le gaspillage, énorme, sur l’énergie du gaspillage, sur l’illusion que, dans ce qui passe et s’échange vite, il y a de l’or à attraper. Supercherie. C’est un capharnaüm et un bordel invraisemblables. Les individus s’y croisent et dialoguent sans fin sans jamais réellement arriver à dire ce qu’ils cherchent à dire et, pourtant, ils se comprennent, se meuvent, viennent, repartent, pollenisent. Dans cet indescriptible désordre qui brouille toute écriture, le compositeur Bast, exploitant les moindres intervalles inactives, parvient tout de même à remplir ses portées, « paraissant écouter comme des bribes de sons s’échappaient de séparations sporadiques de ses lèvres, gribouillant une clé, des notes, un mot, une courbe, continuant à pêcher des pages blanches comme la lumière gelait les feuilles obliques du store, écroulé sans mouvement comme elle réchauffait l’abat-jour crevé et finalement le projetait en ombre, revenant brusquement à lui et au torrent du lavabo avec le slap, slap de la pantoufle en paille de retour pour poser la tasse en balançant la ficelle du sachet à thé… » C’est de ce lieu où rien ne tient à part les déviations désirantes de quelques vies qui se cherchent, déconstruisent des voies toutes tracées et produisant de la destruction, génèrent malgré eux les forces que capitalise la JR Corp., succes story d’un adolescent doué pour magouiller et prendre au mot les mécanismes de la spéculation, grâce ou malgré la compréhension approximative qu’il en a, ce qui lui donne une sorte d’ingénuité du mal. Un lieu d’où rayonne toute la dynamique du roman : « Foutrement malin si vous voulez savoir, pouvait pas arrêter le lavabo alors il a ouvert la baignoire pour répartir toute cette foutue entropie un peu mieux, passez-moi cette bouteille voulez-vous Bast ? » C’est parce que la multiplicité dont je procède ruisselait dans le corps textuel de Gaddis que je me rendis compte, avec une surprise certaine, à quel point j’abritais semblablement un siège social de l’entropie – dont je reconnus la musique particulière de cataracte déséquilibrée au cœur de mon fouillis organique, organologique (on est toujours son corps et déjà l’organe d’autres environnements, paysages, machines, corporéités, technologies et pouvoirs !)-, et que ce siège traitait directement les perceptions du monde extérieur, avant même que je ne puisse envisager construire quoi que ce soit avec ce qui de la vie dérivait en moi. C’était somme toute apaisant comme lorsque je campai la dernière fois au bord d’une rivière – le flux ininterrompu n’est pas uniforme, il est fait de courants contraires, les cailloux, les branches, les accidents des berges incorporent d’inlassables contrariétés dans le chant de l’eau -, n’était la détresse renvoyée par le décor urbain. – La dette personnalisée. — Les rues de la ville, en-dehors des zones économiques puissantes, ne respirent jamais la paix, la pauvreté affleure partout ainsi que l’incompréhension de ce qui arrive et le mépris pour le sort subi. C’est le décor d’un endettement incommensurable et occulte et, en arpentant ces lieux dans un état d’esprit gagné par l’entropie interne et transformé en éponge provisoirement dépouillée de libre arbitre, juste avaler machinalement, on en vient à coïncider avec le portrait de l’homme perdu dans sa dette que Maurizio Lazzarato présente dans « La fabrique de l’homme endetté. Essai sur la condition néolibérale. » (Editions Amsterdam, 2011). Essayant de démasquer l’hypocrisie et le cynisme politiques actuels, l’auteur prend la mesure démente de l’endettement des Etats souverains, que l’on nous présente comme un moment de crise, mais qui est bien systémique, relevant d’un système délibérément choisi, anti-démocratiquement. L’assujettissement des Etats aux banques qui leur prêtent de quoi gérer l’intérêt des prêts consentis précédemment résulte bien d’un choix idéologique, néolibérale, et non d’un accident. C’était prévisible, c’était écrit, c’était même voulu. Les plans de rigueur qui en découlent visent à démanteler ce qui subsiste de l’Etat Providence, les services publics, les politiques sociales (culpabiliser le sans emploi et le traiter comme un délinquant qu’il faut suivre). Sans oublier que c’est toujours les vivres des politiques culturelles publiques et de la recherche désintéressée que l’on réduit en premier, affaiblissant les capacités de résistance, de penser des itinéraires bis. Le tableau, même aussi sommaire, révèle bien comment cette gestion délirante de la dette publique poursuit un objectif clair : maîtriser au mieux la production des subjectivités au sein de la population. C’est le bio-gouvernement de Foucault mais à un niveau que lui-même n’envisageait pas. Souvent, dans mes errances urbaines, j’atteins une sorte de nausée, je peux me sentir perdu, fragilisé par ce qui me traverse à seule fin d’alimenter la source d’entropie, ce foyer d’antiproduction, de gaspillage qui génère une part de l’énergie nécessaire à continuer – expérience qui rappelle un besoin inné de négativité -, il n’y a rien où se raccrocher si ce n’est cette culpabilité larvée, sournoise, par laquelle on endosse le rôle de l’endetté. Nous sommes dirigés par l’économie de la dette. « Si les mnémotechniques que le gouvernement néolibéral met en place ne sont pas la plupart du temps aussi atroces et sanguinaires que celles décrites par Nietzsche (supplices, tortures, mutilation, etc.), leur sens est identique : construire une mémoire, inscrire dans le corps et l’esprit la « culpabilité », la peur et la « mauvaise conscience » du sujet économique individuel. Pour que ces effets de pouvoir de la dette sur la subjectivité de l’usager fonctionnent, il faut sortir de la logique des droits individuels et collectifs et entrer dans la logique des crédits (les investissements du capital humain). » Et s’installe un système où la production est sur le même pied que la destruction, ce qui est illustré par le nucléaire, par l’industrie qui produit des biens de consommation et la pollution, l’agriculture intensive qui nourrit et empoisonne, et « le capitalisme cognitif détruit le système « public » de formation à tous les échelons ; le capitalisme culturel produit un conformisme qui n’a pas d’égal dans l’histoire ; la société de l’image neutralise toute imagination, et ainsi de suite. » Ce binôme production/destruction que Deleuze et Guattari conceptualisent en antiproduction, force d’autodestruction indispensable au nouveau capitalisme  « L’antiproduction se charge de « produire le manque là où il y a beaucoup trop », c’est-à-dire que la croissance (le « trop ») est une promesse de bonheur jamais réalisée, ni réalisable, puisque l’antiproduction se charge de produire le manque dans n’importe quel niveau atteint par la richesse d’une nation. »  – Le chemin des crêtes. – A certains moments de déréliction où, à l’échelle de son propre fonctionnement on se trouve hésiter entre production et construction, interpréter la vie ou céder à sa source interne d’entropie, dans des phases déchirantes d’empathie avec les signes de pauvreté et de colère qui sourdent des murs, des façades, des trottoirs, des fenêtres, des gouttières, on se sent endetté « cosmiquement », sali par ce système de la dette colossale et sans issue dans laquelle le politique nous a engagés et nous rend complices de tous les empoisonnements de la planète, du corps et de l’esprit. Les restes d’affiches témoignant du récurrent simulacre démocratique, élections ou autres sollicitations à donner son avis, claquent comme de la provocation, surtout dans certains quartiers – ceux où le pouvoir envoie aujourd’hui des « patrouilleurs », le terme évoque bien la guerre civile -, et foutre la haine. Encore heureux quand elle se contente de chanter comme ce dessin poème sur le M.U.R. Pour ne pas sombrer complètement dans cette disgrâce d’endetté qui remplace les anciennes promesses du progrès, je ne peux opposer, dans un premier temps, que des émotions ponctuelles, qui raniment un peu la fierté d’être humain et que procurent des rencontres, des œuvres, dessinant un chemin de crêtes par où respirer. Il y a ainsi des sanctuaires oubliés toujours capables de régénérer. Ils rappellent certaines propriétés dont nous étions dotés et que la dette recouvre de son avilissante anxiété. Dans le roman de Gaddis, à un moment donné, le compositeur Bast, énervé, secoue le morveux JR qui ne sait faire qu’une chose, penser aux mille manières de produire et reproduire du fric, prototype exemplaire d’antiproducteur, et veut l’acculer à entendre une musique : « C’est ce que j’essaie de, écoute tout ce que je veux que tu fasses c’est d’arrêter de penser à ces déductions de cinq cents ces actifs matériels nets pendant une minute pour écouter un morceau de grande musique, c’est une cantate de Bach la cantate numéro vingt et un de Johann Sebastian Bach bon dieu J R tu ne comprends pas ce que j’essaie de, de te montrer qu’il existe une chose comme comme, des biens incorporels ? ce que j’essayais de te dire cette nuit-là le ciel tu te rappelles ? en revenant de cette répétition cette impression de, de pur émerveillement dans le Rhinegold tu te rappelles ? » Restless de Gus Van Sant nous prend la main pour un bouleversant retour sur soi-même, où reprendre toute la mesure intransigeante de l’incorporel qui nous a construit –notre point de départ d’amour – et nous est indispensable à vivre, même recouvert par des couches et des couches de calculs et procédures, même renié et trompée tous les jours. Les larmes qui acclament silencieuses le film ne sont pas que compassion pour l’amour si beau et éphémère, sans lendemain et regardant la mort dans les yeux, des deux adolescents Annabel et Enoch. Cet amour qui ne calcule rien, qui donne tout malgré les obstacles et sourit à ce qui va le détruire demain – ce qu’il crée est éternel -, nous en avons été capables, nous sommes passé pas loin, il nous en reste quelque chose, qu’en avons-nous fait, qu’en faisons-nous ? Au moins une provision d’incalculabilité, d’innocence et de virginité qui inspirent des géographies imaginaires, des territoires d’expériences inexplorés où déjouer la main mise sur nos subjectivités par la dette universelle que le politique a contractée pour nous et contre nous. C’est une de ces géographies fragiles que représente 159/295 de l’artiste sud-africaine Lyndi Sales, assemblage de papier, images pieuses, cartes à jouer, papier jos chinois, baguettes de bambou, fil et bobines de coton. Une fine membrane colorée, enjouée et colorée – s’envole-t-elle ou se pose-t-elle en messagère d’un autre monde ? –, constituée de 159 petits cerfs-volants. À mes yeux qui, la veille, ont dévoré le film de Gus Van Sant avant de s’y noyer, cette structure m’évoque instinctivement ce que le film suggère sans montrer (et pour cause), comment les âmes d’Annabel et Enoch, séparées par la mort terrestre, se renouent après une transition indéterminée entre ciel et terre et s’unissent en quelque chose d’immatériel, capable de voler et de traverser les âges et les matières. L’œuvre de Lyndi Sales en forme de Phoenix chatoyant évoque « les 159 personnes du vol n° 295 de South African Airlines tombé dans les abysses de l’Océan indien en 1987 et connu par la suite sous le nom de Helderberg ». Apparemment très éloigné de cette atmosphère délicate, quelque chose de semblable m’effleure en poussant la porte de la galerie Schleicher + Lange, environnement blanc et gris, presque médical, une atmosphère de rareté, juste quelques discrètes interventions qui attestent toutes du désir d’entretenir un contact ténu avec l’immatérialité qui donne sens aux techniques du dessin, l’indéfinissable qui conduit les gestes à extraire des matières, papier, graphite, des traces, des indices de vie qui nous regardent, éclats de miroirs. Des presque rien dont l’explication conceptuelle peut sembler soit irrémédiablement tordue, soit renouant avec une simplicité désarmante et écarquillée du faire au sein d’un trop plein maladif, revenant à des presque rien illuminés, petits gestes livides de passion artistique exsangue. Extrait du feuillet : « frotter, avec un fragment de plastique d’emballage de feuilles, un dessin au graphite. Le fragment en question est devenu la pièce Codificado – impressâo transparente (2011). Ses doigts y laissent une empreinte par la pression du frottage sur le plastique transparent où les informations techniques et commerciales, en noir sont imprimés. Côte à côte se trouvent donc les empreintes des doigts et le code barres, deux sortes d’informations codées portant la trace identitaire du sujet et de l’objet. » Comme j’aime les passages du coq à l’âme, j’aimerais une fois trouver les mots pour expliquer pourquoi, la vue d’ensemble de cette galerie occupée par le travail de Pimentâo et celle de la vitrine poussiéreuse du restaurateur de tableaux, certain jour et compte tenu probablement de dispositions précises à définir, me font le même premier effet. Par des chemins différents, l’un semé d’invisible à rendre visible et l’autre par une métaphore involontaire indique des lieux où soigner ses relations à l’image (la société de l’image neutralise l’imagination, voir plus haut)– Des cartes et des bombes. – Ne pas se laisser assigner dans un territoire d’endetté à qui l’on dit qu’il n’y a rien d’autre à explorer que les pulsions consuméristes, mais à rebours, revisiter les cartographies, ouvrir les champs topographiques, pas mal d’artistes s’y attachent, ouvrant des possibles ou construisant des dispositifs critiquant tout ce qui enferme et clôt la compréhension de nos espaces de pensée. C’est le cas d’Alain Bublex (Galerie Vallois) qui se livre à une discipline de voyageur frondeur et met à l’épreuve le discours des nouveaux urbanistes qui construisent le Grand Paris au « long des voies du ERE et des lignes de tramway ». Il donne ainsi un visage aux nouveaux territoires impersonnels de la ville, selon un protocole rigoureux. Chaque jour, en pratiquant de manière serrée les horaires des transports en communs, il visite plusieurs gares, « nouveaux points de centralité de la métropole », et en photographie les abords, jamais plus d’une demi-heure, le temps de repartir dans une autre direction avec le train ou tram suivant. L’exposition présente les plans d’interventions, schéma des voies ferrées et, par jour, les points d’intervention ainsi que le résultat photographique de ces explorations, sans ordre préétabli. « Pas de non-lieux, seulement des lieux communs, lieux de l’expérience partagée, de la quotidienneté, mais aussi des lieux de banalité » (Raphaële Bertho, texte de la galerie). Néanmoins, ce travail sur la banalité, par la vitesse d’exécution et l’accumulation de clichés crée une sérialité « qui fonctionne comme un dialogue entre les parcelles d’un territoire souvent considéré comme éclaté. La stratégie mise en place aboutit à un panorama à la fois fidèle et surprenant : une forme urbaine affleure à la surface des flux. » Il y a des choses à voir, des esthétiques, des dynamiques, des mouvements même dans ces lieux considérés comme non remarquables, qui ne seront jamais visités par les touristes affluant à Paris, et l’étude de ces nouvelles topographies urbaines est importante, il s’agit de ne pas abdiquer notre droit de regard sur la fabrication des environnements périphériques. — Cyprien Gaillard, prix Marcel Duchamp 2010, expose à Beaubourg ses Geographical Analogies, une centaine de vitrines où plonger, fragments kaléidoscopiques de nos ruines et atlas, dans un agencement de 9 polaroïds. Des paysages célèbres ou anonymes, des ruines quelconques ou historiques, des végétations hantées et des banlieues quelconques, des monuments et des détails architecturaux banals, des colonnes de Buren et des entrées de grottes, des têtes préhistoriques et un urinoir. « Parfois évidents, les rapprochements sont aussi souvent secrets » (guide du visiteur). C’est l’alliage entre évidences et secrets qui conduit le visiteur à attribuer, devant chaque agencement, les neufs fragments polaroids à un seul territoire homogène fantasque, paysages monstrueux faits de vestiges intangibles et d’actualités fugaces, géographie traversant plusieurs temporalités, dramatiques et labiles. Et l’on sent bien alors que, mentalement, nous sommes tapissés d’un semblable atlas en 3D aussi fantaisiste et saugrenu où prédominent les « rapprochements secrets ». – C’est de manière sidérante que Till Roeskens, dans Vidéocartographies : Aïda, Palestine, fait apparaître la construction de topographies individualisées à la fois comme résultat d’une pression annihilante et comme moyen de la contourner. Chemins réversibles. Il a demandé à quelques habitants du camp Aïda à Béthléem de raconter leurs trajets quotidiens contrariés par les dispositifs d’enfermement et les contrôles de sécurité, machine de guerre israélienne qui les dépossède de leurs territoires et de leur identité. On entend les témoins invisibles raconter quelques-uns de leurs parcours quotidiens pendant que, sur un écran, une main dessine le plan de leurs pérégrinations absurdes, dessins de tortures infligées au corps et à l’esprit, cartographie de maladies mentales inoculées par la vexation militaire. Et, en même temps, tracé obstiné d’une résistance opiniâtre souterraine. « Car ces Palestiniens, quels que soient leur âge, leur sexe, leur culture, racontent toujours, très simplement, prosaïquement, sans que jamais la colère n’affleure, à quoi ressemble une journée de leur vie justement privée de toute liberté. Comment, pour rendre visite à un membre de la famille, pour aller à un rendez-vous amoureux, pour circuler entre le domicile et le lieu de travail, tout est conçu par l’armée israélienne pour transformer ces voyages minuscules qu’implique le quotidien en parcours d’obstacles, d’humiliations et de retards. Et ce qu’ils esquissent pour témoigner de leur quotidien le plus banal, en tant que civils, prend étrangement la forme de plans de bataille, de notations d’ordre stratégique. » (Jean-Yves Jouannais, Topographies de la guerre, catalogue d’exposition). – Dans son film Shadow Sites II, Jananne Al-Ani survole en avion des énigmes géographiques. Il est difficile de déterminer avec certitude s’il s’agit de sites militaires camouflés, de vestiges archéologiques révélant dans le paysage l’empreinte de desseins guerriers, de réserves ennemies de nourritures camouflées dans les reliefs du sol, de marques extraterrestres sur l’immensité désertique, d’enclaves industrielles ultra-secrètes, de stries agricoles agencées pour communiquer avec l’armée de l’air. La beauté de ces vues aériennes subjugue et, pour peu que l’on se souvienne de l’analyse par Farocki des images prises pendant la guerre au-dessus des camps, on regarde cette beauté avec une défiance toute paranoïaque. Et dans la situation déréalisante de vol aérien où l’on se trouve face à l’écran, le regard accompagne avec ivresse le mouvement de la caméra qui, ayant une fois cadré et fixé un motif intriguant et louche, plonge vers lui avec détermination, à la vitesse d’une bombe se rapprochant de son objectif. Le regard est dans la bombe, le regard s’attend à exploser/explosé, regarder égale détruire. Dans le film, l’impact ne se produit jamais, disons qu’il reste en suspens, cut. Dans les parenthèses des mauvais jours, c’est un peu ainsi que je survole les paysages codés que les émotions – en provenance de souvenirs, de présences tenaces, de manifestations dans la rue ou d’œuvres d’art exposées en galeries ou musées -, impriment dans mes territoires de brouillard, dessins à déchiffrer que le regard cherche à percuter pour y fusionner avec un mystère qui ne cesse de me parler. (Disparition dans les abysses d’un Océan). Percuter. Comme cette mappemonde en béton que Jean Denant défigure en la martelant sauvagement, superposant à la représentation dominante du monde une géographie d’impacts et de blessures, mise entre parenthèses rudoyantes de l’occidentalicentrsime. (PH)