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Une académie recyclée, un cabinet léopard, points forts de Parcours -40

Parcours -40, 25 jeunes créateurs dans la ville. Mons, 21 et 22, 28 et 29 mai 2011

 A propos de parcours. Le principe du « parcours d’artistes » installé dans une ville ou un quartier, pour donner d’une part une vitrine à des artistes peu connus, définitivement confidentiels ou en devenir, et, d’autre part, animer le tissu urbain par un prétexte culturel, a déjà été mis à toutes les sauces, commerciales ou électoralistes. Celui qui vient d’être verni à Mons, concocté par les commissaires Bruno Ferlini et Bruno Vandegraaf, est un deux étoiles. Tant par les lieux choisis pour exposer – rentrer dans une vieille école, découvrir un jardin et ses arbres à l’abandon, en pleine ville – que la qualité des artistes sélectionnés dans des registres très différents.Une diversité bien sentie. – On peut y voir des œuvres fines et discrète comme des gommes où des portraits ont été gravés et servant de tampons pour la réalisation de petits livres, le tout exposé dans les vitrines d’un cabinet cossu (Josna Diricq), un monde graphique et illustré commentant le quotidien, réenchantant ses consignes routinières. On a envie de s’assoir, consulter attentivement, entrer dans ces pages, lire, oublier le temps. Mais aussi, on rencontre son contraire, une profusion de peluches et poupées détournées-transformées (biscornues, anormales), limite mauvais goût mais dont l’accumulation et la continuation en dessins, croquis et petit film d’animation forment un univers qui tient la route, « un peu à la Tim Burton » selon un commentaire prononcé par plusieurs visiteurs (Mary G). Ailleurs, on passe de citrons tatoués – anecdotiques et pourtant -à des sculptures en carton, géométrie biscornue de récupération, certaine suspendue dans le faisceau lumineux d’une projection de mots et dont le phrasé est mis en relief par la construction de carton.  Au niveau de la photographie, le spectre est très large aussi, exploration des espaces urbains et de leur esthétique mutante (Triangle de vue),  photos retouchées par ordinateur, magnifique travail en noir et blanc, notamment dans d’anciens sites industriels avec terrils, paysages et regards singuliers sur l’intime, le flou et l’empathie avec les objets et les gens (Jeftah, Isabelle Lebon, Laurence Vray) ou essais sur des moments et des lieux de fuite, de dédits, de maladie sociale refoulée, un lit sale chiffonné, la beauté d’un repas frugal, un visage derrière un tronc (Pierre Liebart), une ruralité étrangéisée (lapin dépiauté, alignement de troncs déréalisé dans la neige)… – Dessins à poils, cannettes, mégots & crucifix. –  Julie Moulin aligne dans 7M3 – un espace d’exposition que j’avais créé dans la nouvelle Médiathèque avec Jean-Pierre Scouflaire, Michel de Reymackers et qui s’illustra par des expositions originales conçues pour le lieu et quelques vernissages légendaires -, une série de dessins où l’abondance capillaire recouvre les visages, comme la résurgence bienvenue d’une sauvagerie tapie dans ses personnages et qui, dès lors, s’épanouit en transportant un bac de Jupiler et, de l’autre bras, brandissant une masse, ou en associant sans marquer la moindre menace, une biche et un fusil de chasse (version moderne de Diane), dans une ligne assez « rock ». Le rideau de cheveux a modifié les personnalités et accommode les contraires. Dans un ancien logis dont l’entrée est décorée de fresques (en carrelages peints) représentant un haut lieu de la civilisation – l’Etna, Pompéï, des vignes -, Emilienne Tempels a déversé un fleuve de canettes vides, poubelle d’objets éphémères, au regard de la consommation et de très longue durée quant à la biodiversité. Confrontation entre la marque d’une culture ancienne et celle que laissera l’art de vie actuel. Dans la chapelle du Bélian, Stéphanie Quirola associe peintures et installations. Représentation de canalisation et conduits industriels monumentaux, le ciel marqué d’une trace sanglante, hélice d’ADN en mégots de cigarettes, toiles et installation jouant sur l’expression « marcher sur des œufs », tas de ciment en poussière. Au passage, devant les vitrines du Dynamusée, on aura souri devant la série des crucifix de Tristan Descamps (In Gode she Trusts). – Recycling, 360°. – Dans l’ancienne Académie des Beaux-Arts, à l’abandon, un collectif détourne les significations anciennes du bâtiment autour du thème « this is not art ». Des collages à observer par la vitre brisée d’une porte, d’anciennes toilettes transformées en trônes, lupanars, cellule de recueillement ou dispositifs à torturer (la chiotte gégène, le WC chaise électrique, mourir par électrocution en tirant la chasse). La cour transformée en grande marelle, une mise en scène avec SDF mort sous ses cartons, à côté de son caddie (pas loin de la case « paradis »). Une mosaïque anarchique et vénéneuse (Barbara Dits), de petites sculptures en tessons de bouteilles. Plein de petites choses éparpillées, placées dans les coins, en plein milieu du chemin, de petits autels, des stèles insolites, des déchets transfigurés, des inscriptions qui ne renient par leur fraîcheur (à défaut d’originalité)… Un bel ensemble foutraque, une vraie cour de recréation, un remue-méninge esthétique à partir de rien, à travers toutes les disciplines, comme devait l’être ce lieu où s’enseignait la maîtrise de l’Art. – Cabinet étrange. – Emelyne Duval a investi un ancien bar tapissé de peaux de léopard et de miroirs, place du Marché aux Herbes, haut lieu de la guindaille montoise. Elle a placé quelques étagères discrètes où ses figurines font leur numéro de retape. Des poupées en plastique dont elle intervertit les membres, les têtes, les transformant en monstres et, soudain, ces êtres dépareillés, associant des parties mâles, femelles et animales, semblent étonnement vivants, prêts à vivre, à bouger et passer à l’acte, prêts à jouer le genre de scènes dessinées et affichées en grand format, en vitrine, sur des filtres translucides. Des tableaux fantasques dont l’interprétation  se construit en plusieurs couches (en oignon) parce que les éléments de la composition se révèlent les uns après les autres. Chaque fois de grandes images comme appartenant à une mythologie commune aux hommes, aux mutants et aux animaux, dans une dimension onirique de l’univers. Souvent, il y a un personnage central, vivant ou mort, dont l’âme migre et c’est à partir de cette dépouille – de sa substance – que l’image élabore son délire, cannibalise le vivant. 1. Une divinité au visage rempli d’yeux et aux épaules enrubannées d’un boa-flux strié – une âme qui chemine -, chevauché au loin par une figure ancienne à haut-de-forme et se terminant par une tête reptile tournée vers une balançoire à femme nue et, au pied de ce mouvement, un scientifique fou, masqué et doté d’un crâne à la Spiderman, scrute les parties génitales et anales d’un zèbre les quatre fer en l’air. Toute la fantasmagorie semble être déclenchée par ce que donne à voir et penser pareil examen. 2. Un gisant, dont le haut n’est plus que squelette et belle tête de mort, tandis que le bas est encore entouré de chair raidie est flanqué d’un petit penseur abîmé dans son néant. Du trou sexuel indéterminé jaillit un serpentin-tourbillon, un flux strié à tête de fêtard. Une bûcheronne à deux têtes dont l’une est dissimulée sous un maque félin, un couple d’humains-oiseaux sur leur trente et un, deux bagarreurs en arrière plan et, devant, une créature géante de carnaval dont la robe laisse sortir des officiants anonymes. Un bambin à l’ancienne, yeux bandés, s’avance vers tous ces mystères, il devra décrire et déterminer ce que ses bras tendus rencontreront, ce que ses mains palperont. 3. Sur un fauve noir nerveux et un peu fourbe (mixte de panthère noire, hyène et loup de Tasmanie), quatre pantins font des acrobaties improbables (sur le point de se casser la gueule ?), derrière un matamore à banane, clé d’automate dans le dos et tatoué. Il promène une petite carabine, une érection optimale et coincée, il semble à son comble et lâche la vapeur, par l’arrière, une âme en forme de serpentin sinueux, flux strié qui virevolte…  – Bémol : Il y a plus à voir et surtout à dire, ce ne sont que des bribes retenues. Chaque artiste fait sa pub, dans chaque lieu visité un cartel donne quelques indications sur l’artiste, mais le site du BAM aurait pu faire un effort, développer la présentation de chaque artiste, un entretien avec els commissaires, au moins reprendre les cartels..  (PH) – Renseignements sur le site du BAM –  Consultez le site des artistes : Josna Diricq Mary G Triangle de Vue Jeftah Isabelle LebonLaurence VrayJulie MoulinPierre LiebartStéphanie Quirola Tristan DescampsRecycling Emelyne Duval

Du bricolage et du chinois

Cao Guimaraes, galerie Xippas, 26 mars – 14 mai 2011.

François Jullien, Cette étrange idée du beau, Grasset 2010

D’autel en autel, de galerie en galerie, que butiner ?- « Car la beauté indéfectiblement est « problème » », (François Jullien, Cette étrange idée du beau, Grasset, 2010). Un « problème » qui fait toujours remonter du fond des choses l’antinomie dogmatique entre la matière et l’esprit, le cloisonnement des richesses de la vie selon leur espèce matérielle ou immatérielle, l’enfermement des émotions les plus belles dans leur rôle d’albatros baudelairiens dont nous ne pourrions qu’adorer l’impuissance à voler, à faire envoler corps et esprit de concert. Dans nos pratiques, reconduisons-nous aveuglément les termes occidentaux de ce problème, contribuons-nous, délibérément ou en somnambule, à cette malédiction métaphysique qui disjoint l’Etre !? Concrètement, comment traite-t-on ce problème quand on visite des galeries d’art, comment participe-t-on à sa résolution ? Va-t-on de galerie en galerie, comme d’autel en autel et de chapelle en chapelle dans les anciennes processions votives, conforter les anciens principes et attitudes de l’adoration ? Je me souviens avoir participé à une des dernières processions de ce genre dans mon village, un peu par défaut, pour faire plaisir et comme la cinquième roue du carrosse, en ayant juste à porter un bibelot sans valeur, juste déniché pour ne pas me laisser les mains vides – je pense qu’il s’agissait d’un calice en bois grossièrement sculpté -, et je garde l’impression d’un curieux et injuste décalage. Car, tout en étant visiblement à côté des pompes processionnelles, je m’éprouvais – à l’époque – habité d’une foi plus simple et juste que la plupart des acteurs principaux, costumés, illuminés par les objets et fétiches les plus prestigieux de la cérémonie. Et sans être à même de l’exprimer, je sentais bien que tout ce carnaval religieux se trompait de croyance, égarait le besoin de croire, était d’un autre monde. – Les galeries du beau. – Revenons aux galeries que l’on visite selon des itinéraires que fraient des habitudes et affinités, des hasards de rencontre. On les relie par des cheminements inspirés par le désir de communier avec ce que l’art engendre au jour le jour, dans son actualité émergente (les musées ont, eux, une fonction plus rétrospective). C’est tout de même l’art qui a, traditionnellement, la mission d’entretenir le mystère du beau (selon les fondements de la métaphysique occidentale), de conserver le principe d’une essence du Beau comme valeur-refuge. L’art moderne, entre temps, en a fini avec les standards du beau, enfin, c’est une manière de dire autant qu’une posture, il ne cherche pas vraiment à en finir radicalement. Ce serait perdre ses raisons d’agir et d’inventer de nouvelles formes, mais disons qu’il déplace sans cesse les standards acceptés de la beauté, avec plus ou moins de bonheur. Il déconstruit, dans le sens d’analyser, morceler, éparpiller les éléments pour mieux voir leurs relations, il déménage les constituants de l’expérience artistique et les emménage ailleurs, autrement, selon des glissements de terrain ténus ou spectaculaires. Il entretient la confrontation au « problème » du beau. Le plaisir que l’on prend à s’y intéresser est d’essayer de comprendre et reconstituer la plasticité de ces déplacements et leur stratégie (enfin, c’est ainsi que je le comprends et procède). Ces stratégies sont parfois moins un travail de sape des fondements du vieux Beau métaphysique que des procédés tortueux pour s’en approprier, par voies détournées et sans en avoir l’air, la force de séduction. Mais, on ne devrait plus aller dans ces chapelles de l’art pour contempler le Beau transfigurant le monde, le miracle de l’esprit purifié de toute corporéité, inaltéré. Pourtant, beaucoup de « touristes » entrent encore dans ces lieux de l’art et en ressortent aussitôt, ils ont vite vu qu’il n’y a rien à adorer, qu’il faut produire un travail. C’est bien là ce que l’on nomme le divorce souvent é entre art contemporain et sensibilité populaire. Pourtant, ce divorce ne se justifie que par l’attachement à de vieilles lunes : « Tant l’essentiel reste bien, pour le beau, de se tenir indemne de tout ce qui l’impliquerait dans de l’autre : de l’ordre des attirances, des influences, des usages, des fonctions et même, Kant y tient, de l’émotion. Par la forme, le Beau hante le monde sans s’y compromettre – et même peut-être sans l’habiter ; en tout cas sans s’y intégrer. Il y reste étranger. » (François Jullien, Cette étrange idée du beau, 2010) L’art actuel – pour être précis, celui-là qui continue à s’attirer l’incompréhension du public et les remarques du genre « mon gamin en fait autant » -, au contraire, s’applique à décrire l’ordre/désordre infini de tout ce qui est autre, pas destiné à incarner l’esprit et l’essence du Beau, les attirances, les influences, les usages, les fonctions, les relations. Il combine tout ce qui était considéré, dans l’ancien régime du Beau, comme source d’impuretés et, quand cela débouche sur des œuvres qui fonctionnent, ça laisse tout de même entrevoir, mise à nu, la mécanique irrationnelle du Beau, au loin ou dans le fond, les énergies qui s’activent et servaient autrefois à convaincre que le Beau existait en tant qu’Etre. Excitation de découvrir comment ça marche et comprendre une infime part des processus créateurs, teintée d’un peu de nostalgie pour l’absolu qui en était théorisé, jadis. La description de ces énergies en action, jamais stabilisées, jamais plus incarnées en formes absolues, mais présentées en « procès de choses, non pas en termes de qualités mais plutôt de capacités » (F. Jullien), voilà qui nous rapprocherait, dans nos pratiques d’amateurs regardant ce qui se passe dans l’art contemporain, de la philosophie chinoise. – Transformation du regard. – C’est ce que laisse espérer la lecture des premiers chapitres de ce chantier où François Jullien compare l’idée du beau dans notre culture et dans la chinoise par le biais du vocabulaire utilisé dans les langues concernées pour raconter l’effet du beau. Il n’y aurait pas en chinois de terme figeant l’idée du beau en un seul vocable, on ne dirait pas, sauf à être contaminé par l’Occident, « c’est beau », mais toujours, on décrit la relation de quelque chose en train de s’animer, s’actualiser et sans clivage entre matière et esprit. La modernité, qui change la relation au beau, ferait de nous des chinois qui s’ignorent !  Il me semble que ça permet mieux d’entrevoir en quoi le regard sur l’art a changé et ce qu’il propose de changer en profondeur : il favorise une autre relation au monde et aux autres cultures. Le regard du pratiquant dans les galeries ne se pose plus sur les mêmes artifices : il ne s’abîme plus en contemplation béate, il doit participer au « procès des choses ». « Hors ontologie, nous ne rencontrerons plus de Formes – autoconsistantes – mais seulement des phénomènes de trans-formation ». Un art qui rend compte des dispositifs qui trans-forment les idées reçues, les schémas de fonctionnement, les modes d’emploi de la vie, les images du vécu et les paysages de la pensée, c’est souvent cela que l’on peut lire dans les galeries modernes (il y en a d’autres qui s’évertuent à maintenir leur rôle d’autel occulte). On butine des éléments de ce procès des choses que l’on transporte ensuite dans d’autres situations de la vie où il peut être utile de faire évoluer les standards de la beauté, de lutter contre les autorités pernicieuses de l’ancien Beau.  – Bricolage, sauvetage. – Les photos de Cao Guimarâes sont formellement réussies, mais, disons que ce n’est pas cela qui ressort, leur forme s’efface au profit de leur sujet. Ce sont des fenêtres quasiment neutres qui montrent comment différents mondes, ceux de la nécessité, du dénuement, de la poésie, de la technique, interagissent, entrent en relation pour créer des formes de substitution à ce qui manque, au quotidien. Comment l’outillage se transforme. Un art de vivre avec trois fois rien. Ce n’est pas la photo en elle-même qui est créative mais elle révèle le génie créatif de personnes ordinaires qui font preuve d’imagination pour faire fonctionner les choses élémentaires de la vie quand celles-ci tombent en panne dans une société de la pénurie. Il faut les réparer, les remplacer par des substituts, des montages. Le photographe, discret au niveau de l’esthétique, met en évidence le regard qui, au jour le jour, va détecter ces œuvres cachées, humbles et anonymes, et leur rend hommage. Il (nous) apprend à regarder. Chaque dispositif bricolé qu’il répertorie et met en exergue prend la dimension d’une sculpture, d’une installation artistique qui, bien qu’avant tout doté d’une finalité pragmatique, en vient à briller de cette gratuité des choses poétiques, de petits riens luxueux. C’est le chant des astuces inattendues, des ressources inépuisables d’ingéniosités dont font preuve les laissés pour compte, les démunis Chaque « bricolage » documenté par Cao Guimar es, manière de nouer les deux bouts d’une normalité qui s’esquivent de plus en plus dans l’usure de toutes choses, traduit les tensions qui traversent le paysage social dans lequel vivent leurs auteurs, en détourne l’impact négatif dans des solutions de fortune pour continuer à éprouver, dans le faire des actions élémentaires, « la vie dans son essor » (F. Jullien). Dans ces arrangements usuels composés de bric et de broc – bouts de ficelles, bouts de bois, pinces à linger -, c’est de l’esprit qui émerge, partie prenante de ce matériau hétérogène de la survie. Ces arrangements sont l’aboutissement de tâtonnements successifs, résultat de nombreuses « tentatives ébauchées » avant que ça ne tienne et maintienne en contact l’idée et le faire. – Des tresses, des herbes, des bulles. – Cao Guimarâes réalise des choses différentes. Par exemple ce micro land art, des tresses d’herbes dans un flux de tiges fines et vives qui ne semble jouir d’aucune stabilité, ça part dans tous les sens, ça file, ça passe, ça pleut. Un écran d’eau verte striée, très rapide. Dans le dru de ces traits souples et mobiles, traits rapides, simples, élémentaires que rien n’arrête, les tresses sont des individus complexes, un rassemblement de traits qui désirent vivre autrement, construire un arrêt, quelque chose qui résiste au flot, subsiste. Des constructions. Des réseaux torsadés. Le singulier se forme dans le multiple indifférencié. Les signes d’une civilisation dressant des tours tressées dans l’immensité des herbes. Il réalise aussi des films ou des vidéos courtes dont celle-ci, que l’on trouve sur Internet, en noir et blanc, qui date de 2000 où l’on voit une larme, une bulle, une goutte souple, modulée par l’air, circuler dans le vide, aller à la rencontre de paysages. Un être ectoplasmique, on pourrait dire qu’il incarne le regard qui s’échappe pour aller à la rencontre des arbres, des montagnes, des prairies… Et puis la bulle est secouée, se distend, se déchire, se désintègre, collision avec de l’invisible et elle disparaît, elle fond, elle est absorbée par le paysage qu’elle cherchait à embrasser. Le regard finit toujours par s’enfoncer, se perdre, et on le retrouve ailleurs. Chaque bulle qui éclate ressemble à un échange de vie. « (…) le peintre chinois peint des modifications : entre dissolution et concentration ; entre l’émergence qui rend saillant et l’immergence qui confond ; entre l’ »il y a » de l’actualisation et l’ »il n’y a pas » du retour à l’indifférencié (you/wu). Aucune forme ne stabilise, aucun eidos n’est isolé : d’où du « beau » pourrait-il donc se détacher pour affirmer, du sein de continuel en cours, quelque «être » propre ? » (F. Jullien) – (PH) – Cao GuimarâesGalerie Xippas

L’oeil salamandre (texte assez long et ne recopiant pas le communiqué de presse sur l’exposition de D. Gordon chez Yvon Lambert)

Douglas Gordon, Phantom, Galerie Yvon Lambert, 15 avril > 3 juin 2011

Par où entrer (dans le sujet) ? – Il est difficile d’obtenir des informations détaillées sur ce genre d’exposition. Le communiqué de presse, sur le site de la galerie, est laconique – dans le langage fonctionnel des galeristes, une sorte de langue de bois de l’art contemporain -, et c’est le même texte que l’on retrouve copié collé sur la plupart des sites ou blogs référençant l’exposition. Très peu relaient une expérience personnelle, un regard singulier qui ouvrirait le jeu. Sur place, peu de médiation organisée, on répond à vos interrogations certes, juste ce qu’il faut et, pour aller au fond du sujet, il vaut mieux avoir préparer son questionnaire au préalable (les galeries sont aussi des lieux de management, de gestion de carrières artistiques où l’on suit l’évolution en bourse de la valeur des artistes dans lesquels on a investi). Ce n’est pas une situation exceptionnelle. Il ne faut donc pas avoir peur de sentir par soi-même, de projeter des intentions, y mettre du sien, élaborer des interprétations, remplir les vides, démanagérialiser l’espace de la galerie. – Nombril en néon. – Ce qui brille au frontispice de cette exposition, comme l’étoile du berger au-dessus de l’étable, est une expression quasiment consacrée, dans une version affirmative à la première personne, renvoyant souvent au nombrilisme artistique : « Je suis le nombril du monde », écrit en néon. C’est bien ce qui est lu, même si l’inscription est abîmée et amputée de quelques lettres. Le manque ne se révèle que peu à peu tellement la phrase est connue et, de plus, naturelle, tellement à sa place dans ce lieu ?  Est-ce que cette intervention fait apparaître un double sens dans la graphie lumineuse ? Ce n’est pas qu’une disparition de quelques signes, on dirait que des syllabes se sont déplacées suite à un glissement de terrain sémantique. Pas vraiment. Il reste des bouts qui ne s’articulent pas précisément, on distingue une sorte de « yes » approximatif, le mot anglais « isle » vers où migre l’image de nombril, celui-ci résumé à sa dernière syllabe d’une brillance tout hystérique et, ne reste stable que les deux derniers mots, du monde. Les lettres manquantes ne se sont pas évaporées, elles sont là, réduites en miettes, juste en dessous de l’enseigne lumineuse. Consumées, de la lumière futile réduite en cendres. Ça s’appelle Unfinished. La dimension non-finie ne dépend pas d’un inachèvement mais d’une altération due au temps, d’une érosion ou agression, d’un accident, en tout cas de ce qui altère et fait tomber en ruine. Elle est donc consubstantielle à l’être et l’artiste n’est pas là pour le faire oublier. En exposant la déclaration nombriliste dans une version cassée, en sachant que s’imprimera dans le cerveau des visiteurs autant la version intégrale que son occurrence castrée, l’artiste superpose les sens et réunit les contraires. Les règles du jeu veulent que l’on se prenne pour le nombril du monde quand, artiste, on crée à partir de rien et, en même temps, on sait que ça n’existe pas, ce n’est que déclaration par avance raturée, cliché hérité, le monde n’a pas de nombril. Chambre de photos – Après, on entre dans une salle couverte de photographies encadrées et de miroirs. Il est malaisé de trier et organiser ce que l’on voit, d’identifier un thème ou un schéma narratif. Il y en a de trop et l’installation imite un savant désordre qui va à l’encontre d’une lecture linéaire. La taille n’indique aucune hiérarchie de contenus. Les sujets sont très divers. Les photos sont-elles seulement prises par l’artiste ou récoltées dans une production médiatique proliférante ? On repère vite qu’il y a des clichés plutôt intimes, propres à des souvenirs de famille ou des expériences sentimentales relativement cachées. Mais aussi des paysages, des natures mortes, des nus. Avec des codes relevant soit de la vie personnelle, soit de la représentation universelle (une plage, pas une plage particulière à un moment particulier). Il y a à peu près tout ce que la photo peut représenter. L’ensemble reflète un pathos éclaté, mis à sac. Il y a tous les ingrédients du mélodrame. Des sentiments simples, lumineux. Des paysages. De la viande, des têtes de porc. Des crustacés, des huîtres. Des nus artistiques, flous et des esquisses nettement plus obscènes. Des objets, des morceaux d’intérieur, des morceaux de corps, de vêtement, des membres parés de bijoux, des détails de coiffure. le tout fétichisé. Des scènes où l’on devine le passage de la violence, cyclone émotionnel qui essore les fibres du vivant et des objets, des marques de sang. Des plans d’évasion et de camouflage. Des désirs d’amour, des envies de meurtres, de la paix résignée et de la jalousie qui tourne vinaigre. Une accumulation que l’on dirait étalée dans une chambre du souvenir, commémoration iconographique dans une chambre mortuaire, et parmi quoi il est, du premier regard, impossible de choisir un plan, une scène, tellement l’imbrication est dense et conflictuelle (ou gratuite), refoulée que l’on est par la multitude, par cette totalité indécente, hétérogène, d’images constituant une vie. Bref, une profusion, parcourue de contraires, de bons et de mauvais sentiments. Une exposition de photos qui met sur le même pied l’avouable, les albums que l’on n’hésite pas à montrer aux amis, et l’inavouable qui reste en général dans les tiroirs ou des carnets confidentiels (voire n’est même jamais photographié, juste imprimé dans le cerveau). Ça s’intitule I Am also Hyde (je l’ignorais en visitant et en prenant mes notes) et ça baigne dans un sirop sentimental pompier et blessé émanant de l’installation suivante. La chanson établit forcément un lien entre cette œuvre et la suivante (que ce soit voulu ou non). – Regard calciné. – La salle qui suit est tout autant saturée, mais d’une sorte d’encens sonore pathétique qui dégouline dans l’obscurité, transforme celle-ci en une gélatine sensible. Chapelle ardente organisée autour d’un œil énorme, noir, fixe (faussement immobile, ce n’est pas la dépouille que l’on pourrait croire). Un piano à queue qui en jette. L’écran avec l’œil et le piano sont reflétés –dégagés -, dans un miroir, loin, dans une distance lunaire séparant à jamais les semblables. L’image et son satellite jumeau. Une chanson, entre lied classique bourré d’hormones et ballade sirupeuse gavée d’amphétamines, prête à éclater en sanglots (qui éclate en sanglots mais au ralenti). Quelque chose de trop, de déséquilibré, relevant de ces trop plein affectifs que l’on ne contient plus, ronge l’apparence normale de l’être, préfigurant un orage proche. Intrigué par la présence d’un élément familier, je me renseigne et, alors, je reconnais une chanson de Rufus Wainwright, extraite de son album All Days Are Nights : Songs for Lulu, incluant des références à Shakespeare et à la Lulu d’Alban Berg. Sous l’esthétique kitsch, il y a bien une matière chantante non datée, qui traverses les temps et les mythes, un tremblé du tragique amoureux presque épuré, vomi dans sa plus simple expression métaphysique ( !!). À gauche, un écran s’allume par intermittence, comme un feu ouvert qui s’embrase dans le coin d’une pièce plongée dans le noir. On y voit un piano qui flambe, à des stades différents. L’atmosphère des séquences évolue. Certains sont très tendues, dramatiques, comme enfermées sur elles-mêmes. Feu intérieur, dévorant, une vengeance froide. D’autres, incluant des bruits d’oiseaux et de forêt la nuit, ont des airs de feu de camp magique. Feu libératoire, esprits malsains s’évacuant. Le piano calciné – tas de cendres, de pièces inflammables, de bois brûlé -, est exposé sur scène, près du piano brillant dans son intégrité, au pied du grand écran blanc où apparaît le grand œil (selon des variantes, sur fond blanc, sur fond noir, immense ou vu de loin, comme un astre). Ce tas de débris, c’est ce qui reste de la flamboyance du bonheur amoureux, de l’ambition d’aimer et d’être aimé ? L’œil est lui-même un organe calciné, brûlé par ce qu’il a vu et qu’il ne peut plus voir (l’objet perdu), il émerge des cendres (la chanson, abstraitement, peut faire penser à une invocation à connaître le destin du Phénix), il a cette apparence du bois noirci par les flammes. Œil de charbon. Sous la paupière baissée, batracienne, le globe oculaire bouge, tourne sur lui-même. L’œil s’ouvre lentement, se referme, s’ouvre, hésite, le rideau retombe. Grande ouverte, la pupille reflète l’ombre noire du piano. Des larmes suintent à droite, se fraie un chemin au bord des paupières, vers la gauche. Des larmes intérieures qui ruissellent comme des fantômes qui s’échappent, changent d’enveloppes corporelles. Les cils et sourcils, rigides, ont des airs de griffes, des protections animales et guerrières. Carapace et armure, organe tant défensif qu’agressif. La peau parcheminée avec ses plis et replis appartiennent à un saurien, un mollusque, un bout de pachyderme. Un cuir épais, raviné, tailladé, marqué par une longue mémoire des blessures mentales, des éblouissements douloureux, des illusions. Les mouvements, la lueur délavée qui surgit entre les cils s’apparente plutôt à une nature reptilienne. C’est l’œil qui a traversé une catastrophe, la perte de la raison de vivre, et essaie de revenir au monde, émerge et retombe dans les ténèbres, revient et rebascule. L’œil ainsi hypertrophié, d’autre part, est complètement déréalisé, trop humain autant que déshumanisé, épanoui dans son animalité tragique d’organe de la vue. Le regard, avec le trop plein à voir aujourd’hui, avec l’exagération du visuel, se niche dans un œil cramé. L’installation porte un nom : Phantom. Il faudrait rester là 58 minutes pour capter toutes les nuances (idéalement 2 x 58 minutes pour comparer la première perception à une seconde) ! Douglas Gordon joue souvent avec la durée. L’effet est ambivalent : apaisant et agaçant, rassurant et angoissant. Je préfère détecter ce genre de lien entre des binômes, et souligner que la perception d’une œuvre consiste à établir des relations entre des ressentis parfois éloignés l’un de l’autre, que m’orienter vers jugement de beauté (ou non). Pour l’anecdote : l’œil isolé comme un astre dans l’écran vide est bien celui de la star (de pop/opéra/variété): Rufus Wainwright. (PH) – Galerie Yvon LambertDouglas GordonDouglas Gordon, extraits vidéosRufus Wainwright en médiathèque

Piss Christ, Piss Tintin, à chacun sa croix

P-Christ. – L’affaire des œuvres de Serrano vandalisées à Avignon nous rappelle combien les défauts d’éducation ouvrent la porte à l’obscurantisme. J’entendais un catholique s’exprimer à la radio, scandalisé par le geste à l’encontre d’une œuvre d’art mais soulignant que, lorsque l’art s’aventure à blesser des croyants en s’attaquant à ce qu’ils ont de plus cher, il ne faut pas s’étonner d’inspirer des fanatiques. Sans doute oublie-t-il à quel point les professions de foi de l’Eglise, affirmant une conception religieuse du vivant et de la création du monde, chaque fois qu’elles s’expriment sur la place publique heurte et blesse les laïcs dans leurs plus profondes convictions.Ce que révèle l’attentat. – Le plus inattendu est que cette agression iconoclaste, en offrant des tribunes bien médiatisées à l’artiste attaqué, éclaire des dimensions de l’œuvre généralement peu explicitées, peu comprises, sauf si on connaissait l’auteur de plus près (ce qui n’est pas mon cas). Dans Libération, Andres Serrano exprime sa tristesse de chrétien, « Je suis un artiste chrétien. Ma maison est pleine d’œuvres sacrées des XVème et XVIème siècles. Je n’ai rien d’un blasphémateur, et je n’ai aucune sympathie pour le blasphème. » Et c’est vrai que cette photo (qui date de 35 ans), avant tout, est belle, d’une esthétique respectueuse, moyenâgeuse et rayonnante. Ce n’est qu’en lisant son titre que la possibilité d’une dimension blasphématoire interpelle. J’ai toujours été dubitatif, sans conviction tranchée à ce sujet. J’avais tendance à attribuer une signification corrosive à cette image par envie plus que par raison. Parce qu’il ne m’échappait pas que le crucifix ne donne pas l’impression d’être sali, attaqué, rabaissé. Le cliché n’est pas crade, pourri, sordide. Objectivement, le crucifix baigne dans une substance organique, colorée, lumineuse qui en renouvelle l’aura et dégage une impression de miracle : l’urine (re)sublime le Christ, le Christ immergé dans l’urine, la sublime, la religion et les flux organiques mis en contact étroit court-circuitent les (dé)valeurs. « Si en faisant appel au sang, à l’urine, aux larmes, ma représentation déclenche des réactions, c’est aussi un moyen de rappeler à tout le monde par quelle horreur le Christ est passé. » Et de rêver d’être reconnu par le saint-siège au point de se voir commander une grande œuvre pour les églises de la cité pontificale. Nous voilà prévenus. La question de savoir si Piss Christ était une œuvre d’adoration (« je te regarde à travers mes déjections corporelles, je te vois dans ma pisse ») ou de reniement, d’embellissement ou de salissure est tranchée. L’œuvre a perdu son mystère. D’où une certaine déception : je n’avais jamais perçu (voilà le manque d’information dont on se rend coupable) cette vocation chrétienne de Serrano. D’où la confirmation que l’absence d’éducation artistique peut conduire à des comportements aberrants dans les musées. Littéralement, des actes « primitifs » où quelqu’un, quelques-uns s’en prennent à des représentations parce qu’ils les reçoivent comme des images magiques les dépossédant d’une part importante d’eux-mêmes. L’éducation à l’art contemporain, par exemple, familiarise le regard et les sensibilités  à l’usage de matériaux non académiques et au renversement de leurs valeurs : un matériau dégradant peut très bien, en art, prendre du grade, devenir valorisant. La pisse n’est pas forcément de la pisse. – P-Tintin. – Je ne serais pas contre le fait de perpétrer un petit blasphème à l’égard de l’envoyé d’Hergé, son fils envoyé pour nous sauver, Tintin. A priori, je ne lui porte aucune haine. Mais sa présence quasi permanente dans le quotidien Le Soir finit par agacer. Ça tourne à l’obsession, voire plus, à l’adoration, ça sent le culte qui impose l’air de rien ses icônes et ses principes. Je crois que c’est l’être fictif qui fait le plus l’objet d’articles, brefs ou longs, polémiques, historiques, esthétiques ou entrefilets événementiels, comme s’il s’agissait d’une entité toujours vivante, présentée comme présente de manière constante dans notre réalité, même si l’on ne s’en rend pas compte (je parle pour les ignares non tintinophiles). Il y a bien là une dimension religieuse : vous ne le voyez pas, mais il est partout, c’est lui qui soutient en grande partie l’identité nationale, cet esprit qui nous relie, nous fait exister dans le concert des Nations ! Un tel acharnement n’est pas normal, en tout cas, pas désintéressé. Comme pour toute église et religion, cette adoration iconique recouvre un système qui doit transcender la foi en monnaie sonnante et trébuchante. La fondation – secte, empire économique–  Hergé doit être là derrière. À titre d’exemple, on ne compte plus les articles consacrées au futur Tintin de Spielberg avec, dernièrement, une page ou deux sur les démarches princières entamées pour que la première de ce film soit organisée à Bruxelles. C’est présenté comme une affaire d’état, un enjeu national de la plus extrême importance (« La Belgique se mobilise… », voilà, je ne ferais donc plus partie de la Belgique, excommunié) . Dernièrement, c’était l’anniversaire du capitaine Haddock. Je suis admiratif de la manière dont ce quotidien a fêté ce marin barbu : la quantité de signes qui lui a été consacrée est vraiment phénoménale : au moins une page par jour durant 2 semaines (j’ai compté au moins 17 épisodes) !? Ça devrait figurer au Guinness Book. Mais trop, c’est trop, ça prend une dimension qui pourrait inspirer quelques petites manies blasphématoires. Je me verrais bien instituer régulièrement un p’tit Piss Tintin. Le rituel est à l’étude, à mener comme une performance artistique foutraque. Un jour bien déterminé et régulier – disons chaque samedi matin -, je découperais les pages d’un album de Tintin, en recouvrirais le compost au fond du jardin et, après avoir bu force thé vert et Orval fraîche, entreprendrais de les commenter à jets d’urine, en évitant les recouvrements réguliers, mais en provoquant des impacts de toutes formes et intensités, des coulures, des auréoles, des flaques, des calligraphies maladroites (comme quand on pissait dans la neige pour y dessiner ou écrire quelques mots rudimentaires). Ensuite, laisser sécher et conserver dans des portfolios. Ce n’est pas pour détruire mais pour transformer en autre chose. Atténuer le rayonnement à sens unique religieusement organisé au départ d’une communication dûment validée par une instance autoritaire (l’Ordre tintinophile). (PH)

Les carcasses du chic et ses pulsions au cola

Mike Bouchet, Impulse Strategies, Galerie Vallois, 18 mars au 23 avril 2011 – C’est une salle obscure dans la galerie, on y entre en écartant une tenture impersonnelle, un fauteuil confortable et solitaire attend, face à un tableau lumineux projeté sur le mur. Est-ce une image fixe ou la représentation d’un fourmillement frénétique, irrépressible ? Cela pourrait être un de ces tapis moelleux dont les motifs varient selon les mouvements qui agitent la laine au passage des pieds, ou des mains fascinées par la douceur absorbante ce recouvrement. On songe ensuite vaguement à un jeu vidéo, à ces labyrinthes dévoreurs où le héros doit se frayer un passage en massacrant le plus possible d’ennemis et, de la sorte, gagner des vies. En fait, c’est une collection démente d’innombrables vignettes de copulations pornographiques, gros plans  forcenés. Une tapisserie virtuelle, libidineuse, suinte de ce mur. On sait très vite ce que l’on voit sans le savoir vraiment. Comme tous les indices visuels qui, dans les messages publicitaires dictant une grande part des comportements des consommateurs, échappent à la conscience et oeuvrent à déclencher l’impulsion à consommer, à capter les désirs qui voient loin pour les convertir en pulsions consentant à s’assouvir au plus près, par substitution compulsive. – La galerie en boutique inepte. – Les murs de l’ensemble de la galerie ont été recouverts de tapis pour faire penser à ces boutiques où l’on vend tout et n’importe quoi, à des prix discount, et souvent des objets tellement déclassés, tellement ersatz d’ersatz que l’on s’interroge sur leur usage, sur leur gratuité (sans utilité, tellement laids, ils rejoignent la catégorie de l’art pour l’art, du suprême superflu) et surtout sur le genre de public qui les recherchent, les placent dans leur décor quotidien. – Regard obsédé. – Une série de toiles conjuguent l’apparition de fentes concupiscentes dans diverses matières : la chair et son œil vertical au désir vitrifié (plus une once de peau innocente), la chair Denim et sa boutonnière organique aux aguets, l’obscurité lisse du cuir dominant entre baillée comme l’ouverture d’un sac à main où le bric-à-brac sentimental met en scène un rituel de destruction (un nounours piqué d’épingles, une photo de couple dont l’homme se décompose, image qui pleure et fond sous l’impact des aiguilles maléfiques). La peau des produits convoités, consommables, nous épient, nous convoitent, prêtes à nous absorber. Même si le lien n’est pas explicite, c’est un peu l’envers de ces images qui se déroule une autre toile où un ciel chargé, brassant une mélodramatique masse nuageuse où  lumières et obscurités s’affrontent, semble aspirer un vaste moutonnement de formes lisses, abondantes comme un banc de poissons, anonymes, impersonnelles… une mer de crânes d’oeuf ? Non, de croupes nues faites au même moule. La première impression est de se trouver devant un paysage vide, creux, un paysage dont il manque tout ce qui fait un paysage, dont il ne reste que le vide, l’attraction majestueuse que les cieux exercent sur les troupeaux de culs. On dirait la trame mise à nu de milliers d’images déjà vues, mais où, lesquelles, que vaut cette impression ? Quelle marque et quel slogan inscrire dans ce paysage ? – Sculpture, recyclage, piscines et cola. – Il y a deux trois pièces brutes, des morceaux de chantier, des structures de bois et métal découpées, éléments de coffrage, des angles ou des articulations des charpentes provisoires, des espèces de totems tronqués avec boulons, vestiges de fixation, de matériaux de recouvrement. Elles sont là, « montées » ou déposées comme des pièces abstraites, des rebuts ouvriers et industriels transformés en bibelots d’art, des vestiges d’une ossature primitive au cœur même de nos architectures modernes, brillantes, lisses et superficielles.  Au centre, le divan partiellement recouvert d’une peau de bête – rarement animalité aura semblé aussi dépouillée, absente, niée, asséchée – est constitué d’organes de bagnoles (ou autres machines et électro ménager) compressés. Il fait face à une télévision où tourne en boucle une pub pour le farniente au soleil en bord de piscine m’as-tu vu. Les beaux corps plongent, brassent, se frôlent, se hissent sur le bord, se prélassent, se vernissent les ongles… sauf que la piscine est remplie de cola (mis au point par l’artiste pour une performance précédente), un liquide réputé corrosif qui attaque les muqueuses (il est déconseillé d’y rester immergé plus de trois minutes) et la peau dans une dangereuse réaction avec le soleil et, du coup, tout ce petit film solaire, tonique, prend des allures de scène funèbre où l’on regarde des sortes de mannequins lugubres condamnés à faire joujou avec leur sinistre piscine. L’effet décapant et déprimant de ces images, que l’on regarde assis sur les carcasses de machines,  ne fonctionne que parce que l’on sait les millions et les millions de litres de cola dans lesquels baignent littéralement les organes d’une part importante de la population mondiale, liée à une économie qui a la bonne « impulse strategy ». – Cerveau, rangement écrasé. – En bonne place, forcément, un cerveau nu, peint à l’huile, blanchi, comme vidé du sang et, donc, des idées, pensées qui lui seraient propres. Désincarné. Et, en vis-à-vis, réplique du cerveau comme organe de tri et rangement, une étagère écrabouillée (voir la photo du carton d’invitation où l’artiste-grutier utilise les grands moyens pour réduire en miette la structure minimaliste d’un rangement métallique, vide, comme quoi, tout le travail en amont, parfois spectaculaire est intéressant à appréhender). Cette structure qui aide en principe à organiser et ranger une documentation, des livres, des dossiers, des images, des souvenirs, est démantibulée, toutes ses surfaces ramassées, pliées, comprimées en un seul bloc aux strates sans âme. Meuble réduit en une sorte de fossile industriel. Emergent de ce désastre des livres sur le foot, Mercedes, le prestige de l’art… L’ensemble est dynamique et installe un jeu de tensions et pressions amusantes sur le visiteur et son rôle de « récepteur des valeurs artistiques ». Quelque chose tourne court, une pulsion vers le lointain et l’incalculable de l’art est ici, réduit, biaisé, retourné à l’expéditeur, ramené au plus bas des instincts, mais selon un dispositif intelligent, ouvrant l’œil sur les mécanismes troubles par lesquels la société de consommation colonise notre culture de l’image. (PH) – Lien vers la galerie, texte de présentation + photos officielles Vidéo, Mike Bouchet à Venise

Cantilever et Coffrage ont un fils…

Kärsten Födinger, Cantilever, Palais de Tokyo, 18 février – 4 avril 2011.

Je suis passé au Palais de Tokyo, les toilettes pour hommes étaient condamnées. L’installation conceptuelle continue : depuis l’ouverture du Palais, je n’ai jamais vu ces toilettes en état de marche normal. D’autre part, on installe dans l’espace principal du musée les pièces d’une collection mise en vente, les salles accessibles sont restreintes et l’œuvre principale, d’un jeune Allemand, est de celle que l’on pense vite avoir vue, mouais, un bout de chantier de construction intronisé art moderne, allez, passons à autre chose. Mais dans le différé, ça fait son chemin, tout de même… Le présent et les fantômes. – Les œuvres de Kärsten Födinger, si j’en crois les commentaires rencontrés, sont souvent qualifiées de « fantomatiques ». Dans le double sens, je suppose, où, comme en ce qui concerne les fantômes, si l’on ne croit pas en leur possibilité, on ne risque pas de les voir et où, quand ils se révèlent concrets, ne serait-ce que le temps d’un éclair, c’est en créant la surprise, en bouleversant l’état des connaissances et convictions. Ils lèvent le voile sur des dimensions insoupçonnées du réel. Celui-ci ne semble plus être aussi effectif qu’il y paraissait, ne coïncide pas avec le fatras de certitudes acquises sur lequel se construit notre rationalité, notre rentabilité existentielle.  Cela a à voir avec l’ouverture au présent et notre niveau de tolérance au changeant immanent, à la perception de ce que, de l’imprévu et de tout ce qui échappe à la conscience rationnelle de l’immédiat,  pèse sur le désir et le plaisir de repenser l’être et le vivre. Art fantôme aussi parce qu’il peut très bien être pris pour autre chose, se fondre dans le décor (pas de l’art). – Penser et voir le présent d’une œuvre, détour chinois par un philosophe.  Une problématique que stimulent les interrogations du sinologue et philosophe François Julien dans un nouveau livre, Philosophie du vivre (Gallimard, 2011) : « Car même « l’évidence » intellectuelle peut être une paresse : je vois comme évident dans mon esprit ce qui me paraît aller de soi, mais c’est peut-être à quoi je suis si familiarisé que je ne m’aperçois plus de son arbitraire, sur quoi je n’ai plus de prise pour m’interroger. La coïncidence, toute coïncidence, du fait même qu’il y a coïncidence, qu’elle soit de la vue ou de l’entendement, ne donne plus à progresser, à travailler : cet accord est la menace d’un assoupissement. « L’évidence », quelle qu’elle soit, de l’esprit ou de la perception, court toujours le risque de cette facilité et de ce renoncement. De même que l’évidence des choses fait qu’on ne les voit plus, de même, l’évidence des idées fait qu’on ne les pense plus. Quand je dis : « c’est évident », je m’arrête, dépose les armes et ne questionne plus. Demandons-nous : cette évidence logique à laquelle on prétend remonter, pour déloger tout préjugé, ne dissimule-t-elle pas un préjugé plus tenace encore ? Ou sur quelle cécité plus foncière n’est-elle pas juchée ? » S’intéresser à l’art, se cultiver – comme on dit – implique de ne pas se laisser coincer dans les évidences, les logiques critiques au service de valeurs bien établies. – L’architecture du regard. – Au sens propre, les œuvres de Födinger ressemblent à des restes de chantiers, des restes que les ouvriers ont oublié d’évacuer, ou des éléments de construction inachevés, en rade, les équipes ne viennent jamais finir le travail et ça reste là, inachevé, devenant petit à petit autre chose, inutile, sans fonction, à moins que cette fonction ne glisse vers l’esthétique. C’est un art interminable, relevant de la temporalité des travaux publics qui donnent l’impression de s’éterniser, ne jamais finir, à tel point qu’on ne les voit plus. Même chose ici, mais à l’inverse : à force d’être là, là où ces éléments de construction ou ravaudage disparaissent par habitude, quelque chose  de l’art surgit, se rend visible. Plâtre, échafaudages, étançons, dalles, matériaux de construction installés dans le champ de vision, abandonnés ou placés à dessein. Des maçons ou plafonneurs ont oublié d’évacuer les gravats, ciment ou plâtre séchés qui ont moulé l’abandon, la matière qui s’abandonne. Une structure porteuse n’a pas été démontée peut-être parce qu’elle avait été construite et placée avec un tel amour de l’art qu’elle finit par ressembler à une œuvre d’art, change de régime. Les processus de construction sont rendus visibles, reproduits, imités ou détournés, gagnant en étrangeté. Alors même que l’on devient en général indifférent aux enveloppes architecturales qui conditionnent nos existences et normalisent nos besoins de volumes – bureaux, immeubles administratifs, bâtiments fonctionnels comme les gares, les magasins, maisons, fermettes, appartements, studios, lofts -, ces incidences de Födinger rappellent que l’architecture est un langage complexe de techniques qui joue avec les matériaux et leurs tensions et organise bel et bien nos espaces vitaux, caractérise la manière dont nous résidons sur terre. Nous perdons l’habitude de regarder comment c’est fait et de comprendre comment ça tient. Et donc tout autant le « comment je suis fait là-dedans », le « comment je tiens avec ça ». Födinger exploite le flou de la frontière entre les savoir-faire d’ingénieurs et d’artistes, la main de l’artisan et la main ouvrière. Cela prend l’envergure aussi d’une intervention métaphorique beaucoup plus générale : s’intéresser aux structures porteuses cachées par les finitions (l’apparence construite des choses), leurs merveilles et leurs cauchemars, ce qu’elles libèrent ou ce qu’elles briment. – Chant béton du porte-à-faux. – L’œuvre réalisée pour le Palais de Tokyo s’intitule Cantilever. Terme dont j’ignorais l’existence. J’ai d’abord pensé (farfelu, quand le cerveau ne comprend pas, il invente) à « cantilène » (« chant monotone, mélancolique » > complainte) déformé par un suffixe apportant une touche machinique, robotique ou industrielle dans la manière de « lever » ou s’élever (élever la mélancolie du chant monotone) !? Mais « cantilever » existe bien. Voici la définition du Petit Robert : adj. inv. et n.m. – 1883, mot anglais de cant « rebord » et lever « levier ». Qui est suspendu en porte-à-faux (sans câbles). Pont cantilever. Suspension cantilever. – n.m. Aile d’avion en cantilever. » Le commentaire du palais de Tokyo y ajoute : « fréquemment employé dans l’architecture moderniste, notamment par Franck Lloyd Wright ou pour les ponts. Leur particularité : interconnexion forme-fonction. » Voilà, l’artiste a installé (fait réaliser par une équipe d’ouvriers, avec les conseils d’un ingénieur) une dalle de béton cantilever : à l’extérieur de la salle, elle dépasse en auvent, émergence d’un toit plat par une ouverture très meurtrière de bunker, elle prend appui sur le mur et tout le porte-à-faux se prolonge – est exposé – à l’intérieur de la salle d’exposition. Mais il ne fonctionne pas, il ne se maintient qu’à être supporté par des alignements de pieux de chantier. Une vraie forêt artificielle. Une jeune fille se faisait photographier assise contre l’un de ces troncs. Par l’absurde, en rendant visible l’imposant dispositif de soutien, on mesure combien un réel porte-à-faux est magique (quand il repose sur rien, juste par la grâce d’un calcul appliqué à la matière). Béton, bois de coffrage, plastique, métal, toute l’installation est méticuleuse, cohérente, ces matériaux assemblés dans cette vacuité ont une indéniable beauté (il y a déjà une longue histoire artistique de l’exploitation des qualités esthétiques de ces matériaux bruts). Technique architecturale muséifiée, momifiée, on pense aussi à une sorte de tombe surélevée, sur pilotis, on aimerait aller voir en haut. Mais, encore une fois, sur le moment, c’est vite vu (on a déjà visité des chantiers, le procédé et le concept sont vite assimilés). – Naissance d’un coffrage. –  Je continue en évoquant rapidement une autre œuvre fantôme : à la gare de Soignies, un peu à l’écart des voies, un artiste anonyme (aucun cartel ne permet de l’identifier) réalise une installation sur la naissance du coffrage. Pour nous profanes, le coffrage est quelque chose de lourd et rigide, imposant. Or ici, on voir de quelle légèreté peut procéder un coffrage. C’est presque rien, c’est à peine affirmatif. Ça trace son périmètre sur une surface qui n’a rien de spécifique, n’importe où. Comme les cabanes nomades que nous construisions, gamins.  Je n’avais jamais imaginé que le coffrage pouvait s’élever où bon lui semble. Voilà donc toute la fragilité inattendue des premières lignes et coulées qui en constituent le fondement. Ici ou ailleurs. Premiers traits aléatoires. Une couche de béton semble étalée à même la terre : une masse étale pour stabiliser le sol où construire le coffrage. Des panneaux sciés maintenus par des planchettes clouées, régulières, une sculpture minimaliste, répétitive. C’est l’enceinte qui délimite la forme et la hauteur du socle. Un vide qui deviendra plein. C’est rigoureux, obéissant à des lois strictes et pourtant ça semble aussi complètement improvisé. Même si ça attend une suite déjà écrite, méticuleuse et que ça avancera pas à pas, qu’atteindre la forme du coffrage adulte prendra du temps, on a aussi l’impression que ça ne peut pas prendre, c’est trop artisanal et arbitraire, bâti sur du sable. C’est beau comme l’ébauche d’une œuvre d’art. (PH) – Kärsten Födinger , avec vidéo interview et images de la réalisation de Cantilever —

Le temps qu’il reste peut en cacher d’autres

David Claerbout, The Time that Remains, 19.02 – 14.05.2011, Wiels

Un tableau de 50.000 photos. – Images fixes et images mobiles se mélangent (ou plus exactement s’entendent). La démarcation entre l’éphémère, factuel et accidentel et ce qui relève d’un registre du permanent, du toujours là, est évitée. Le détail et l’essentiel se brouillent ou s’éclaircissent réciproquement, le macro et le micro peuvent être l’un pour l’autre. Le bref et le long se questionnent. Comme dans cette vidéo de 1998 qui met en scène une photo de 1932, en noir et blanc, prise dans la cour d’une école, un jour de cérémonie (rythme d’exception). Les enfants égayés en uniformes blancs sont immobilisés, des sols en pierre blanche dessinent des formes géométriques séparées par de l’herbe, le soleil est bas, la lumière rasante, l’ombre des enfants et des arbres est très allongée. On regarde cette photo fixe et il faut quelques secondes pour se rendre compte que le feuillage des arbres est agité par le vent (ce n’est pas une photo mais une vidéo de 10 minutes). Temps suspendu et temps qui fuit cohabitent dans la même image, dessinent le rivage par lequel ils se rejoignent imperceptiblement. Un bruissement dans les feuilles. Dans The Algiers’Sections of a happy Moment, de 2008, l’objectif tourne autour d’une terrasse sur le toit d’une maison à Alger, où l’on joue au foot. La phase de jeu est arrêtée parce que l’un des joueurs tend de la nourriture aux mouettes et tout le monde se tourne, tropisme collectif, vers le ballet des oiseaux voraces. Les images scannent dans un mouvement presque mécanique, selon une pulsion technologique – comme ces machines médicales qui photographient tous les détails d’un cerveau – l’environnement, le quartier urbain populaire, son emplacement dans la ville, la vue sur la mer, détaillent le paysage autour du terrain de foot grillagé, étudient le mouvement de tous les corps, humains ou non.  Du plan large au rapproché, du panoramique aéré au mitraillage méticuleux de gros plans qui, au plus près de ce qui se passe réellement dans ce groupe, déréalisent l’événement. A quoi cela ressemble-t-il ? On bascule de l’hyper réaliste au complètement abstrait, deux régimes ici solidaires, l’un est la chair de l’autre, et vice-versa. Du fait de la pixellisation, certains agrandissements ressemblent à des dessins, des peintures, des symboles. L’artiste a pris 50.000 photos et le montage en comporte 600 dans un montage qui dure 37 minutes. On image le travail fastidieux de sélection et de montage pour obtenir la fluidité tendue de cette narration tournante. C’est saisissant, la technique est superbe, l’écran phagocyte le spectateur. Néanmoins, après plus ou moins dix minutes, l’effet magique (en ce qui me concerne) s’estompe quelque peu. On a compris le principe et au-delà de sa réalisation impeccable, il ne se passe plus rien, ça tourne vide, ça ne débouche sur rien, même pas sur le point de vue de l’artiste à propos de cette scène, de ces lieux, de ces acteurs. Il y a quelque chose du procédé qui s’installe et qui va se vérifier ponctuellement (en alternance aussi avec des retours du magique) avec d’autres œuvres. – Le cimetière aérien entre ciel et terre. – Par exemple avec Vietnam 1967, near Duc Pho (reconstruction after Hiroshimi Mine), 2001 : c’est la reconstitution, 33 ans après les faits (imaginons les moyens budgétaires), du crash d’un avion Caribou atteint par des tirs de son propre camp. On est en pleine mousson, comme dit le petit guide du visiteur « lorsque le soleil et les nuages baignent la vallée d’une lumière naturellement théâtrale ». La carcasse détruite de l’avion est suspendue dans les airs, elle y est depuis 33 ans, c’est là que l’accident est immortalisé. Dans les airs, à la manière d’un fœtus conservé dans le formol. C’est une magnifique image de l’apesanteur du tragique. Les débris sont suspendus, pour eux le temps est interrompu, la chute événementielle engluée dans une dramaturgie irrésolue au silence polyphonique ( ?, multilingue dirait E. Glissant !) qui m’évoque, de manière lointaine mais tenace, celle d’une strophe du Cimetière marin de Paul Valéry « Zénon! Cruel Zénon! Zénon d’Êlée! /
M’as-tu percé de cette flèche ailée /
Qui vibre, vole, et qui ne vole pas!
/ Le son m’enfante et la flèche me tue!
/ Ah! le soleil . . . Quelle ombre de tortue
/ Pour l’âme, Achille immobile à grands pas! ». Et tandis que l’imposant appareil détruit s’interroge, s’abîme dans l’immobile, « le soleil et les nuages baignent toujours la vallée d’une lumière naturellement théâtrale ». Sur la plaine et le moutonnement des arbres courent l’ombre des nuages et les clairières nomades de lumières solaires. Là aussi, magie et puis effet désenchanteur du « truc ». – La lumière mélodramatique en temps réel. – Certaines œuvres font aboutir leur confrontation au temps par la quasi impossibilité de les embrasser dans le cadre de l’exposition. C’est le cas avec Bordeaux piece (2004). Dans une maison luxueuse, trois personnages jouent une scène déjà vue, inspirée du mépris de Godard (acteurs excellents dont Josse de Paux qui dégage une énergie peu banale). On s’assied, on regarde, après un certain temps, on voit que l’histoire recommence au début, on pense à une mise en boucle, si on n’a pas tout compris, on va regarder encore une fois et puis glisser vers une autre œuvre. Mais il ne s’agit pas d’une boucle. Le scénario est tourné 70 fois selon des règles compliquées pour que chaque scénario soit baigné d’une lumière naturelle constante, celle du « même moment de la journée » (le premier tournage est intégralement tourné dans la lumière de 5h30 du matin). Ce que jouent les acteurs n’est pas l’essentiel. Le montage n’est pas effectué en fonction du texte, du jeu d’acteur et de la mise en scène, mais en fonction du déplacement de la luminosité. Et c’est cette progression des lumières du jour à travers la succession de la même scène répétée à l’identique qui est l’objet du film, qui constitue le véritable fil narratif. Celui-ci dure 13 heures et 41 minutes. « J’ai opéré comme si je réalisais un court-métrage de fiction et j’ai fait un montage sur fond de décor structuré par la lumière. Ce « fond » avance petit à petit au premier plan et supplante l’histoire, il agit donc en sens inverse du cinéma. C’est autour de la lumière que tout s’articule. » Le recul temporel nécessaire pour embrasser l’œuvre est conséquent (plusieurs heures), quasi irréalisable dans le cadre d’une seule exposition, l’œuvre a donc une part d’inmontrable. Mais, étant donné que, lorsque l’on fréquente régulièrement les lieux dévolus à l’art moderne, on peut rencontrer cette œuvre dans divers musées et différentes circonstances, on en capte chaque fois, par petit bout, une connaissance plus juste. – Un paysage les sépare et la boniche opère avant l’aube. – Dans Riverside, 2009, deux écrans parallèles montrent un homme et une femme dans le même paysage, ils suivent des directions inversées tout en donnant l’impression de se chercher. Lui a eu un accident de vélo (VTT) et son GSM ne fonctionne plus, elle semble être à la recherche d’un proche dont elle est sans nouvelle (elle range sa voiture et s’aventure dans la nature après avoir lu sa carte et enfilé des bottes). À un moment donné, on les voit s’intéresser à la même maison vide, traverser une rivière au même endroit. Comme dans les spectacles de marionnettes où Guignol demande aux enfants s’ils voient le gendarme ou le méchant et si oui, de lui signaler leur présence, le public a envie de crier « attends, il arrive » ou « cours, elle vient de passer ». Ce sont des linéarités pliées et dépliées qui ne se joignent jamais, au point de n’avoir rien à raconter malgré tout ce qui arrive aux personnages, et ce qui s’impose comme représentation, en fait, est un élément narratif sonore, celui d’un flux d’éparpillement diffus et continu : « le bruissement de la rivière ». Sunrise (2009) est d’une beauté glaçante. C’est filmé en couleur dans ce moment très particulier – que l’on ne connaît que sporadiquement – où point la journée du jour, où tout reste encore gris, d’un gris incarné, gorgé de promesses de couleurs. La scène se passe dans une maison moderne riche et chic, à l’écart des contingences matérielles (ici, on ne sent pas que le rythme de vie est conditionné par l’obligation de la gagner, c’est un lieu tout entier spirituel et hédoniste). Tout est beau, design tiré au cordeau comme dans ces photos des magazines d’architecture où les logis semblent inhabités, vides. Un garde ouvre la grille à une femme qui vient faire le ménage, à vélo, veste et jean. Dans un silence absolu et ayant revêtu un costume de servante (bas, souliers, robe et tablier blanc), elle entreprend son service, rapide et dans la plus totale discrétion. On dirait que son corps aspire et étouffe les bruits. Les gestes banals, que l’on a tous fait pour peu que l’on s’implique dans les tâches ménagères, sont portés avec une précision chirurgicale dans le corps luxueux du logis. Frotter les traces de la journée précédente (sur les poignés, sur les vitres), évacuer les poussières déposées depuis 24 heures, remplacer les serviettes de bain, brosser les feuilles autour de la piscine, préparer la table du petit-déjeuner, évacuer les déchets. Tout ça en plus ou moins 15 minutes crépusculaires, en une série de gestes réglés comme du papier à musique. Un rituel régulier, un esclavage qui libère le temps des occupants de cette maison, qui vivent grâce à l’énergie d’autres humains mis à leur service. Le temps libre des uns se gagne en consumant le temps laborieux des autres. Ensuite, la servante repart vers son quotidien, à vélo, le jour se lève, le soleil émerge en apothéose, avec une musique romantique. C’est le soleil d’un début, mais si vous avez déjà travaillé comme veilleur de nuit (j’en ai fait l’expérience), c’est aussi le soleil de fin. Il y a inversion. Un décalage qui accentue l’ambiguïté de chaque lever et coucher de soleil : exaltation du (re)nouveau et mélancolie de la rotation, du sur place, le retour du même qui nous achemine vers la fin. – À propos du temps et des temps, de l’Histoire. – Il suffit de lire la revue de la presse pour savoir qu’on ne dira rien d’original en déclarant que les œuvres de David Claerbout nous font éprouver le temps. Les commentaires de l’auteur tournent tous autour de cette question. « À mesure que la caméra fait lentement marche arrière, le spectateur va ressentir le temps qui passe et sa lenteur. » Mais, il faut le faire remarquer, il n’y a aucune ouverture vers différentes temporalités. Les œuvres ne nous font pas éprouver des temporalités culturelles qui se référeraient à des historicités distinctes fondées sur un calendrier et une linéarité qui ne soient pas occidentales. C’est bien notre temporalité occidentale, soudée à notre Histoire, qui est ici problématisée, expérimentée y compris en divers accidents de la perception. Les dispositifs vidéo proposent d’endurer les protocoles, en principe invisibles, du temps tel qui passe chez nous, dans notre Histoire, dans une esthétique qui en exploite finement le pathos. Il y a enfermement dans notre temps. Quelle est la différence ? Quand je regarde Syndromes and a Century, ou les autres films d’Apichatpong Weerasethakul, là, le temps ne coule pas comme il coule d’ordinaire dans le monde où je vis. Je sens que ces gens, ces arbres, ces temples, ces bâtiments, ces uniformes, ne sont pas rythmés par la même historicité que la mienne. Leur histoire/temps ne débute pas avec Jésus-Christ. Si je tente de m’identifier avec l’un ou l’autre personnage, du fait de ces identités déterminées par la croyance en la réincarnation, c’est encore plus étrange, je bascule dans des perceptions de l’espace et du temps vraiment inhabituelles pour moi. Je suis dans un autre monde. Je touche là une autre historie, un autre peuple. La question est tout de même importante. « La division du temps linéaire occidental en siècles répond à une pertinence. Elle s’intègre à l’inconscient des peuples de cette région de notre terre, elle est entrée dans la sensibilité commune, elle s’est imposée généralement, elle a marqué son rythme. Elle est au principe de l’Histoire. Et capable même d’avaler, de digérer peut-être les intrusions des histoires des peuples, de les inscrire de force dans sa linéarité. Il n’y a que des avantages à consentir à cette linéarité du temps, qu’on la détermine à partir de la naissance de Jésus-Christ ou du début de l’Hégire ou de la première Pâque juive. Mais du même coup, refuser ou questionner cette partition en siècles, c’est déjà récuser, peut-être sans le savoir ni le vouloir vraiment, la généralisation universalisante du temps judéo-chrétien. Rôle dévolu aux pensées diversifiantes, aux poètes fous et aux relativistes hérétiques. » (E. Glissant, Traité du Tout-monde, Gallimard). Dans le cinéma de Weerasethakul, j’expérimente un temps non linéaire qui me dépayse et, en même temps, me convient parfaitement (comme je me sens mieux dans des lectures d’écritures littéraires ou musicales non linéaires). J’ai eu l’impression par contre, avec les dispositifs de David Claerbout, d’un enfermement dans une temporalité linéaire, hermétique, même si, quelques fois, c’est pour en montrer la fragilité intérieur prête à rompre, mais qui ne rompt pas. – Un site dépaysant. – Près du Wiels, en bordure des voies ferrées, je suis toujours séduit par cette étendue à la fois désolante et magique. Zone à l’abandon, zone de ruines, friche où s’accumulent petit à petit déchets, rebuts, fermentation et pourriture dans l’eau stagnante, mais qui en même temps a des airs inattendus de sauvagerie et d’alignements ancestraux, mystérieux, inexpliqués ! (PH) – WielsDavid ClaerboutUn blog avec un article sur Sunrise.  (Soap Art, Erg)– Interroger le temps en ses différentes cultures : dans Archipel, explorez l’Ilot Temps.

 

Avec ou sans, plutôt sans.

Eric Baudart, Avec ou sans, 11 février – 26 mars, Fondation d’Entreprise Ricard

C’est un univers très photogénique, à l’infini. Un cosmos de filaments denses harmonieux ou hérissés, de nature à générer des interprétations à l’infini, réactualisant des souvenirs, vrais ou faux. Une pelote de brindilles de rivages. Chaque plan fait apparaître une composition de textures et couleurs différentes, chaque cadre révèle une structure de mailles et cordages inédite, chaque cliché augmente chez le photographe le sentiment de saisir les indices d’une grande plasticité disséminée dans les ramifications paralysées de ces lambeaux d’objets marins rassemblés en corps échoué. A l’œil nu, tout semble bien inerte, mais la matière s’anime quand on tourne autour et en scannant cette anatomie à travers l’objectif qui permet de dépecer le cadavre en une multitude d’images, alternant le rapprochement et l’éloignement, le regard macro ou micro, comme une rythmique. C’est sans fin. Jusqu’au vide. C’est quelque chose qui titillera surtout le promeneur des plages. J’ai toujours plaisir à observer ce qui s’est échoué sur le sable, filets et cordes, de couleurs et calibres divers, synthétiques ou non, ayant charrié des restes végétaux, animaux, minéraux qui se sont incrustés dans leurs fils… C’est un fragment de temps en temps, éclaté, usé, la marque d’un lien qui s’est rompu, chaque fois l’occasion de rêver brièvement, d’entretenir une relation avec quelque chose qui s’est passé en mer, de ténu, de banal, la trace de gestes routiniers et puis l’objet perdu qui coule, flotte, dérive dans les flux, revient de loin. Quand il y en plusieurs sur le sable, à quelque mètre de distance, cela forme constellation aléatoire, proviennent-ils d’une même histoire ? D’avoir été arraché, avalé puis recraché, ces matériaux laborieux – vains comme le travail des hommes à la surface des océans, inutiles, dérisoires ainsi écharpés – deviennent hybrides, gagnent un nouveau statut, regagnés par la nature, recyclés par la mer, bribes de coraux industriels.  Je me suis souvent dit que je devrais collecter ceux qui me parlent, les rassembler, essayer d’entendre ce qui pour moi, ainsi, revient de loin. Eric Baudart l’a fait, amasse ces algues de plastiques et de chanvres, il sculpte sa récolte, un gros tas qui trône dans la galerie d’art.  Dans un premier temps, c’est gai comme des retrouvailles, la matérialisation par un artiste d’une envie dans la tête, celle de voir emmêlés en un seul organisme tous les bouts de cordes et filets rencontrés, touchés, agités, contemplés, enregistrés dans la mémoire au titre de formes ou de structures éclatées à réparer, pouvant en engendrer d’autres, lors des promenades au littoral. Ce qui surprend ensuite est que ça ne dérange en rien l’espace de la galerie. C’est impeccablement assimilé, encadré, comme décontaminé, dépollué, aseptisé, normé. Ca ne déferle pas comme une immensité de rebus recrachée par la mer. Ca ne sent plus rien, ça a bien été transformé en matériau d’art. (C’est plutôt sans.) Ca ne s’anime que par l’action d’une subjectivité, en recréant une intimité entre certains détails de la masse et mon regard, par le biais de l’appareil photo. – Autres bains. – L’artiste propose aussi une série d’aquariums remplis d’huile (liquide non conducteur) dans lesquels sont plongés des objets électroménagers, ventilateurs, sèche-cheveux (d’autres étaient prévus qui n’étaient pas visibles, déjà en rade ?), qui fonctionnent bien que transplantés dans des éléments qui détournent leur vocation vers une gratuité intégrale (Atmosphères). Cet agencement d’aquarium, appareils, câbles, électricité et bain d’huile laisse contempler des formes de sentiments transplantés, bloqués dans des dimensions perdues, inutiles. Des moteurs amputés, transvasés dans un autre organisme et qui recréent leur atmosphère, soit ce pour quoi ils sont fait, souffler, tourner, engendrer du mouvement et de la chaleur, des remous. Le bain d’huile prend l’empreinte éphémère – quand tout fonctionne ! – d’ondes émotives jouées par ces moteurs ménagers, prothèses du corps humain. L’artiste : « Ce que je veux dire avec les aquariums d’huile et les objets qui sont en fonctionnement à l’intérieur, c’est que j’ai de l’intérêt pour ce qui s’y passe… Les circonvolutions de chaleur, les ralentissements, et les dépressions… plus qu’une expérience c’est un sentiment que je cherche à atteindre. » Bon, nous voilà prévenus. – Entomologie d’emballages. – Il y a aussi des « boites dépliées », de beaux cartons aplatis comme des plans insolites après avoir contenus foreuses, engins Moulinex, friteuses. Ils sont remarquablement rangés sous verre, comme des trophées, sacralisés. Des anatomies planes d’une série d’achats effectués pour s’équiper, faire face, multiplier l’efficacité des fonctions robotiques. Des sortes de masques. Ce qui est intéressant face à ces icônes est de (re)penser aux gestes, les revivre en mémoire – les sentir en train d’être répétés dans le cerveau en même temps que celui-ci essaie de comprendre quelque chose au fait d’exposer cela – et, inévitablement, retrouver la forme originelle – tout autant que le plaisir de l’achat ainsi que l’excitation préludant au déballage -, de ce qui est ainsi réduit de trois à deux dimensions : ouvrir, vider la boîte, ranger son contenu, déplier le cube de carton, tout un contact avec la matière, la forme, le volume, l’espace, le graphisme industriel, l’articulation des plans, le toucher avec le carton lisse ou granuleux, tous ces gestes que l’on connaît bien, que l’on pratique, ici célébrés par ces œuvres alignées, empaillées. Il y a un côté archéologie des emballages industriels, études du design de la mise en boîte des objets du consumérisme. Série de trophées. On pourrait en faire un travail de mémoire et exposer chacun dans son salon les dépliages des boîtes de tous les robots digérés par une vie de bon consommateur. – Faux miroir, faux millimètres. –   Il y a aussi la série des Crystal auréolée du Prix Meurice. Car ce jeune artiste a du succès. « Ces pièces résultent d’un procédé chimique permettant à deux matières, le polyéthylène et l’eau de s’entremêler et de se délier en laissant apparaître d’innombrables « lames » pareilles à des cristaux. Ces sculptures ovoïdes quand elles sont au mur rappellent les formes miroiriques envisagées par Marcel Duchamp. » (N. Viot, texte de l’exposition). Miroir chiffonné qui ne réfléchit plus que lui-même, miroir se retournant sui lui-même.  Il se met en abîme en mélangeant ses reflets et ses plis. Miroir chancre du regard. Un outil de mesure de la subjectivité qui se délite, tout comme le papier millimétré, autre surface réfléchissante qui s’effrite, se dégrade, cesse de constituer une référence d’une échelle de grandeur objective dont la fonction est de faciliter la reproduction à l’échelle de grandeurs qui sans cela ne peuvent rentrer dans le cadre. Une manière de faire rentrer dans le système de représentation d’Eric Baudart, l’importance des repères qui se perdent. – Recyclage normé. – Il y a quelque chose d’attirant dans le fruit de ces manipulations, c’est l’exercice du regard, le travail de la main qui se porte sur des matériaux connus, quotidiens, banalisés. Ce travail de recyclage (particulier quand il s’agit de récolter du matériau humain premièrement recyclé par la mer) ou de détournement cependant ne perturbe plus aucun système de valeur, il est normalisé. Il doit être amusant de voir fonctionner l’artiste. Comme un artisan jouant avec les valeurs esthétiques de l’art et des objets quotidiens. Ce n’est pas déplaisant à voir tout en installant un certain vide qui laisse beaucoup de place à l’interprétation. Celle-ci se met-elle en mouvement autrement pour évacuer la déception ? Difficile à dire. (PH) – Eric Baudart, imagesEric Baudart, vidéosFondation d’entreprise Ricard – Naviguer dans l’Ilot Recyclage d’Archipel

Heureux qui comme Alÿs

Art, regard artiste, management. – C’est une exposition très agréable qui relance l’activité du Wiels, on y passe deux heures facilement, sans ennui. Il y a de nombreuses vidéos, mais courtes et immédiatement narratives, on voit tout de suite « qu’il se passe un truc ». Elles illustrent le regard d’un artiste qui marche dans la ville, dans les villes, dans le monde, là où ça chauffe, où des conflits – déclarés ou latents -, dressent toutes sortes de barrières, de frontières (sociales, politiques, religieuses), c’est le regard d’un artiste marcheur, très observateur, qui collectionne les images de « lignes de flottaison ». Ces lignes qui mesurent si la vie a encore quelque dignité. Il interroge les routines, les traces de désastre, les dysfonctionnements, les contournements poétiques anonymes (les bricolages auxquels de nombreuses existences doivent se livrer pour se maintenir, se respecter), les poésies involontaires aussi, les déformations dues au harcèlement économique, les transferts hystériques qu’engendrent les inepties politiques dans la conduite de la cité et dont les manifestations se disséminent dans la pauvre banalité, délinquances, accélérations, agressivités, laisser-aller. Là où le monde se partage entre Nord/Sud, riches et pauvres… En exposant des vidéos aussi « simples » qui ont l’apparence d’un regard neuf et surpris sur diverses réalités du monde de la rue, l’artiste convoque tout un héritage de la dépersonnalisation de l’art avec son célèbre slogan «, ‘ tout le monde peut être artiste ».  Petites vidéos, regards apparemment ordinaires. Tout le monde fait ça. L’appareil artistique est dépouillé, dépersonnalisé, réduit à ce qu’il y a de plus élémentaire, une pratique de témoignage, de collectage d’images, juste le regard que l’artiste pose sur son environnement, les choses, les gens – et il voit les mêmes choses que nous -, mais, dans cette réduction du geste et du matériau, on rencontre ce qui rend l’art inaliénable et énigmatique : le regard artiste. Cette activité incessante d’interpréter le monde, de le réinventer, d’y participer autrement. Et ces belles vidéos séduisantes rayonnent d’une forte mélancolie : le besoin d’interprétations du monde est de plus en plus aigu. Après avoir longuement observé la réalité de la rue, par exemple, identifié les énergies qui y circulent, les symbolismes qui s’y forment et ceux qui s’y défont, après avoir été à sa manière un homme de la rue qui erre, flâne, fait l’éponge, il filme ou re-filme ce réel en y plaçant une intervention, une déformation, une interrogation, une manipulation, une signalisation d’artiste, une fiction. En voyant le monde à travers ces vidéos, on éprouve ce qu’est le regard créatif de l’artiste sur le réel : il réorganise, il sélectionne, il singe, il coupe, il met en boucle, il perturbe, il met en contact avec divers héritages artistiques, culturels, jettent des ponts entre géographie, temporalités… Il transforme ce qu’il voit, instantanément en y injectant une créativité qui, dans la représentation, perturbe le cours naturel des choses, pourrait aider, souvent, à trouver des solutions, si la discipline de ce regard artiste se répandait beaucoup plus. (Et ces courtes vidéos, me disais-je en les regardant, pourraient illustrer des séances de management sur la créativité nécessaire, et c’est alors que je touchai une petite part d’ombre de ce genre de création.). L’exposition procure un sentiment de bien-être de se sentir participer à ce regard scrutateur, intelligent, ouvert. – Poétique, politique, comment ça bascule ? – On est, dans toutes ces œuvres, à l’intersection de deux types d’action essentielles : « Parfois, faire quelque chose de poétique peut devenir politique. Parfois, faire quelque chose de politique peut devenir poétique. » Réversibilité complémentaire. L’artiste collecte matériaux et situations qui animent cette ligne de démarcation séparant et joignant les deux pôles de l’action, de l’engagement (intérieur/extérieur, privé/public).Comme dans cette intervention, « The Collector » (1990-1992), où il se promène en ville tirant en laisse un chien-aimant qui va attirer tous les déchets et rebuts métalliques qui peuvent traîner dans les rues, sur les trottoirs (ces démarches sont charpentées, étayées, l’artiste y met du corps et du sens, par exemple, le chien n’est pas choisi gratuitement, il a étudié le rôle des animaux domestiques dans les sociétés, photographié de nombreux chiens des rues, filmé les rêves d’un chien qui dort sur le trottoir…). Il donnera une variante du magnétisme du témoin errant, qui attire à lui, sans le vouloir, une part des matériaux abandonnés, en utilisant des souliers magnétiques (le contraire du poète aux semelles de vent). L’artiste fait fonctionner ainsi, dans l’espace public, une sorte de personnage de fable. Il incarne de manière presque invisible l’essence à part de l’artiste, il n’est pas comme les autres. Sur un tout autre terrain, les films courts consacrés aux jeux d’enfants, de ces jeux qui reproduisent des gestes immémoriaux – lancer des cailloux, sauter à l’élastique, construire un château de sable -, font écho précisément aux coups d’œil de l’artiste, enfance éternelle du regard créatif comme invocation, rituel, voir et renvoyer ce que l’on voit. Le geste artiste conserve cette fraîcheur du jeu enfantin. En 2004 il trace « The Green Line » à Jérusalem, ligne de séparation entre Israéliens et Palestiniens. Il se balade avec un pot de peinture troué (58 litres de peintures pour 24 kilomètres). Geste poétique autour duquel il greffe des démarches plus politiques, de rencontres, d’espaces de dialogues, de témoignages enregistrés : « cette ligne, ce geste, ça vous dit quoi à vous Palestiniens et Israéliens ? ». Cet engagement, par une action filmée sur le terrain, un geste d’enfant qui vient traverser le sérieux hermétique du blocage politique, entretient de manière plus profonde un imaginaire et une activité d’artiste plus « conventionnel » : et il en sort des séries de petites toiles, grises, beiges, de personnages marchant près de palissades, de murs écrasants. Peindre retrouve une dimension très forte de résistance, fabriquer des images de cette manière datée redevient très politique/poétique, poétique/politique. – La fabrication du regard et du geste. – Les performances sont souvent documentées, dessinées, scénographiées, à la main, et documentées par de nombreuses coupures de presse (les faits-divers inspirent l’art, toute narration, toute écriture, comme symptômes de l’inconscient collectif, déraillements, courts-circuits dans le quotidien). Ces films simples reposent sur un travail de documentation important et un scénario rigoureux. L’image filmée est la conséquence d’une fabrication d’un regard qui implique le regard (on la dit) et tout le travail d’interprétation qui consiste en lire, écrire, dessiner, découper des images dans la presse, couper coller d’autres images. Ainsi, le « jeu » qui consiste à acheter un pistolet dans un magasin, le charger, sortir, marcher dans la rue en le tenant à la main, l’air de rien. L’artiste produit ainsi une sorte de traînée de poudre. L’action est chronométrée jusqu’à l’intervention musclée de la police. De nombreuses planches de dessins de « gestes aux pistolets », alors que le dessin est plus désuet que l’intervention filmée dans le réel (avec de vrais policiers brutaux), c’est pourtant cette activité dessinée qui donne une dimension intéressante à la vidéo, une dimension mentale, une profondeur. La vidéo « Patriotic Tales » (1997) évoque une scène célèbre de la protestation politique de 1968. Rassemblés sur la place publique, les fonctionnaires sommés de marquer leur soutien au gouvernement, avaient tourné le dos aux emblèmes du pouvoir et s’étaient mis à bêler comme des moutons. Allÿs construit plusieurs fictions à partir de ce récit : une intervention où il conduit des moutons qui tournent derrière lui, en rond autour du monument central de la place publique (qui suit qui ?), il fera des croquis préparatoires et la ronde deviendra un motif, élargi, de peintures… Les liens entre ces divers supports et techniques qui nécessitent des temps de réalisations et des implications mentales différentes donnent de l’épaisseur à la réunion de ces œuvres en exposition. C’est la manifestation de ce en quoi consiste un appareil critique qui conduit à fabriquer des images que l’on restitue dans l’imaginaire collectif : travailler sur plusieurs plans, diversifier les représentations, penser avec plusieurs organes. – Tourbillon, poussière et mixité. – Prenons un de ses films les plus célèbre, celui où il tente de pénétrer au centre de tourbillons de poussières, caméra en action. À la fois, c’est beau à couper le souffle (les images de ces phénomènes naturels dans les paysages), une sorte de poétique prise au mot et, en même temps, il n’y a rien à voir, plus rien à voir, une fois que l’artiste plonge au cœur du vortex, du mystère de la création, il n’y a plus rien, ondes, bruits, lumière abstraite. C’est trop évident : chercher le calme au centre de la tornade. Mais l’exploitation de cette expérience est drôlement plus attachant : de petites toiles abstraites (géométriques, conceptuelles) comme autant d’images qui lui sont venues, ou qui traduisent ce qu’il a éprouvé en perdant le contact avec le monde normal, une fois dans les flux monstrueux de poussières. Là où le regard- machine (la caméra) ne capte plus rien, où le regard organique doit s’occulter, des images mentales naissent et s’impriment, l’artiste, après, dispose de différentes techniques pour les restituer, les rapporter de là où personne d’autre que lui n’a été. D’une expérience que tout le monde pourrait faire – en ayant un peu de cran ! -, se perdre dans un tourbillon de poussières, l’artiste extirpe ce que lui seul peut voir et traduire en images. Je me souviens particulièrement d’un petit carré doré, avec quelques plis et reliefs aléatoires, intitulé sur post-it « noise/Friction/Fears ». Le pan de mur lumineux de Vermeer décrit par Proust, un carré de bruits tel qu’il me semble l’avoir entendu-vu déjà un jour, là retrouvé, miraculeux. – Le rien et son artifice, parfois faire quelque chose ne mène à rien. – Pendant plus de neuf Francis Alÿs pousse dans la rue un gros bloc de glace qui fond. La vidéo dure 5 minutes, s’intitule Paradox of Praxis 1 (Sometimes Doing Something Leads to Nothing) et se termine sur l’ultime petite flaque qui rentre dans le macadam (s’évapore). C’est une manière d’exhiber en rue une métaphore de « l’effort apparemment improductif qu’impliquent les stratégies de survie quotidienne de la plupart des gens de la région » (texte du catalogue) mais aussi « un moyen détourné de figurer la fonte de l’objet générique de l’art contemporain ». Dans un texte plus élaboré de Tom McDonough, cette action de Francis Allÿs qui montre comment l’œuvre et le faire artistique conduisent au rien, est reliée évidemment à Duchamp pour ensuite en dire ceci : « Cependant, dans le cas d’Alÿs, le travail n’est pas tant contrecarré que rendu improductif. Le travail – un travail physique et un effort esthétique – a bien lieu, mais dans des conditions si futiles qu’il en devient absurde. Si la « tâche » de Paradox of Praxis 1 consiste à déplacer un bloc de glace d’un point à un autre, tout ce que nous pouvons en conclure c’est que l’artiste a autant réussi qu’échoué dans sa mission : le bloc a bien été déplacé mais il a disparu en cours de processus. (…), la glace fondante ne laisse qu’une trace temporaire sur le sol, qui le prolonge telle une queue éphémère. L’effort fourni ne sert à rien, l’œuvre d’art se révèle à nouveau être un piège, un obstacle sur notre chemin. » C’est médusant comme interprétation parce qu’elle oublie de prendre en considération au moins la moitié de l’opération !? La « tâche » est bien définie comme « déplacer un bloc de glace d’un point à un autre » mais ne se limite pas à ça : la tâche est définie aussi comme devant être filmée intégralement puis montée en une séquence de 5 minutes qui devient une œuvre montrée dans des galeries, des musées, des catalogues, vues et commentées. L’art alors pourrait être dit conserver une trace de ce qui disparaît et ça change toute la perspective de ce qui est induit dans l’analyse de Tom McDonough. Celle-ci tiendrait mieux la route si l’action n’avait pas été filmée et devait s’éteindre avec le dernier être vivant capable d’en témoigner quelque chose ceci dit, une semaine après avoir vu cette exposition si agréable, j’ai eu parfois l’impression de n’en rien tenir, que tout avait filé entre les mailles du regard). Il ne reste pas « rien », l’œuvre est regardée, est ainsi reproduite, répétée, imprimée dans de multiples mémoires, et, en passant, elle contribue à la notoriété d’un artiste qui en retire considération sociale et rétributions financières (le rien se transmue aussi en argent, soit que l’oeuvre est achetée, publiée, exhibée dans des lieux institutionnels). Il en va ainsi de toutes les formes d’art qui veulent en finir avec l’art, elles correspondent à une interrogation saine sur les finalités de l’art, mais n’échappent pas au ridicule de se perpétuer par cela même qu’elles croient contribuer à éliminer. Mais pourquoi faudrait-il perdre son temps à éliminer l’art, au fond, c’est tellement utile et intéressant ? (PH)  – Un DVD en médiathèque sur Francis Alÿs WielsF. Alys – 

Les essayistes nous régalent

Ce qui, chez moi (et chez vous?), déclenche l’empathie à l’égard d’œuvres d’art (au sens large) me semble être leur appartenance à la discipline de l’essai.C’est-à-dire leur non finitude, elles sont toujours en train d’être faite, continuée, elles sont prises dans une exigence de se reprendre, l’artiste fait de son mieux, mais il n’est jamais totalement content, il refera plus tard la même œuvre mais en mieux, ou autrement, juste à côté. C’est un mouvement, un travail continu, une recherche même si ce qui est présenté a toutes les caractéristiques d’un travail abouti, d’une logique momentanément menée à son terme. Du coup, c’est un ressenti sans cesse à explorer que dégage ce genre de travail artistique, le plaisir de la lecture ouverte, sans point final. Je prends particulièrement conscience de cela en continuant ma lecture de Didi-Huberman (Remontages du temps subi) : « La lisibilité advient dans l’essai, selon Adorno, par un mélange rusé de l’exégèse, cette technique de langage ancienne et religieuse, avec la critique, cette technique moderne et politique. La lisibilité qui advient dans l’essai révulsera sans doute le « déchiffreur » positiviste patenté – ce gardien de prison de la raison – par ses expérimentations et ses surinterprétations. » Et quelques lignes plus loin, citant encore Adorno : « « l’actualité de l’essai est celle de l’anachronisme » : soit une certaine façon de remonter le temps dans l’imbrication, dans la complexité des objets eux-mêmes. » Les œuvres d’art des essayistes provoquent cette stimulation intellectuelle et émotionnelle particulière que l’on ressent quand, débusquant dans un spectacle, un anachronisme inattendu, il nous semble découvrir le bout d’une autre vérité que ce télescopage d’images révèlerait accidentellement. Face aux œuvres de ce type, il n’y a pas de ressenti univoque, il faut même parfois chercher ce que l’on ressent, parce que, précisément, la relation à l’œuvre nous place à rebours dans le temps, nous fait avancer dans la complexité des choses. L’œuvre et son excitation fluidifie cette expérience. « Que fait donc l’essayiste, si ce n’est essayer, essayer encore ? C’est à chaque fois beaucoup, mais ce n’est jamais le tout. Aux yeux de celui qui essaie, tout ressemble toujours à une première fois, à une expérience marquée par l’incomplétude. S’il sait et accepte une telle incomplétude, il révèle la modestie fondamentale de sa prise de position. Mais il est alors obligé, structurellement, de recommencer toujours, du « coup d’essai » initial aux nombreux « essais » qui se répètent après lui. Et rien ne ressemblera jamais à une dernière fois. C’est, au fond, comme une dialectique du désir. Que fait donc le monteur, par exemple, si ce n’est commencer par assembler son matériau d’images, puis démonter, puis remonter, puis recommencer sans relâche ? C’est là l’exigence de sa prise de position. » Cette prise position d’essayiste dans la création, du côté du récepteur, déclenche aussi cette sensation, toujours surprenante d’être répétée, de la « première fois ». Et le fait d’être en situation d’échanges avec des œuvres porteuses de cette modestie singulière, loin des œuvres fortement marquées par l’ego artistique, de ces artistes star qui vivent en rentabilisant leur marque qui, elle, prétend toujours se manifester pour la dernière fois (« plus rien après, je suis un absolu »), conduit aussi chez l’amateur d’art, je pense, une certaine modestie quant à ce qu’il ressent, comprend et est capable d’en faire. Je voudrais exemplifier brièvement cela avec trois situations où il m’a semblé capter cette énergie de l’essai, composée d’anachronisme, de remontée du temps, de technique de montage de matériaux hétérogènes pour créer une unité de sens, et enfin, de cette saveur de la première fois (même fugace). D’abord, en évoquant la première image d’une exposition (Fresh Hell, Carte blanche à Adam McEwen, Palais de Tokyo), une expérience gastronomique (Hélène Darroze) et un spectacle de théâtre (Nach Moskau ! Nach Moskau ! de Frank Castorf). –Les cicatrices créatrices de l’art. – La première vue est saisissante, d’une profondeur composite et brillante, on perçoit quelque chose – un gouffre cyberg -, qui évoque pêle-mêle l’usure des siècles et l’accumulation de déchets technologiques en couches friables de fragilités kitsch. Ce sont trois superbes têtes de rois mages, en provenance de Notre-Dame (décollées lors de la Révolution au prétexte qu’elles étaient des effigies de rois, elles avaient disparus, ont été remplacées et, une fois retrouvées longtemps après, restent désolidarisées de leurs troncs ; un vrai dispositif d’art contemporain !), alignées et placées individuellement sous verre devant un mur de Rudolf Stingel, constitué de matériaux industriels de construction (isolant Celotex, feuilles d’aluminium sur panneaux) gravé, vandalisé, émietté, recouvert d’ex voto (petites culottes, photos, messages, papiers, objets, bijoux plastiques, tickets, débris d’emballages). L’anachronisme est scintillant, éclaté, étoilé. Même si la juxtaposition d’œuvres d’art d’époques différentes est un procédé à la mode, c’est une démarche qui peut donner de bons résultats. Ici, elle dérange et allume le regard comme de se trouver devant une vastitude trop complexe, abrasive, un défi à embrasser. Le mur, derrière les rois mages, dresse un étrange cosmos, un infini merveilleux de poubelle. C’est un millefeuille de micro-anachronismes, les déflagrations de temporalités individuelles isolées les uns par rapport aux autres, dans des trajectoires hermétiques et qui viennent s’écraser là, s’exposer, laisser une marque, un help, la preuve d’un passage tourné vers l’avenir (ce par quoi tous ces signes rejoignent les sculptures, elles aussi conçues pour la postérité). La lente dégradation stylée de la pierre historique, les visages anciens qui s’estompent dignement en opposition avec la dégradation accélérée des formes actuelles, non biodégradables. Et les deux, le mur des lamentations muettes – agrégats de milles petits restes -, ainsi que les têtes décapitées entretiennent des familiarités inattendues, un effet de lévitation cosmique, intemporel. Entre sacralisation et profanation. C’est la première scène de l’exposition et, même si le soupçon d’une mélancolie creuse n’est pas absent, elle ouvre l’appétit. Perpendiculaire à cette image, une grande photo des sœurs Hanna Liden & Klara Liden où elles posent sur un chantier de construction. Anachronisme entre le temps de la photo de mode (l’habillage, la pose, l’image) et le temps du chantier, des travaux de terrassement et découpage/montage essayé entre les clichés associés aux genres féminin et masculin. Qu’est-ce qui se (dé)construit dans cette image ?  La deuxième salle est à l’opposé. Une immense installation froide et crue dans un hangar. Market de Michael Landy, ainsi détaillée : « acier, oxyde rouge, contreplaqué, pelouse synthétique, paniers en plastique, chariots, 3 vidéos ». Du matériel qui attend les ingrédients du marché (fruits, légumes, textiles…). L’impression de vide est redoutable. Un espace qui rappelle et interroge l’impact de la récession économique en Angleterre et l’héritage du minimalisme qui entendait traiter des formes et matériaux industriels. Les télévisions montrent des scènes où des commerçants anglais, dans des rues populaires, manipulent des cageots pour fabriquer leurs étals. Leurs mains travaillent des matériaux industriels simples et ils construisent, rapidement, quotidiennement, des installations qui seront démontées au soir. Des œuvres minimalistes. Comme dit le commissaire de l’exposition évoquant des propos de Bruce Nauman : « alors même que l’on croit avoir réussi une œuvre, il faut, de retour à l’atelier, tout recommencer, repartir à zéro en un processus sans fin. Mais ce faisant, on s’efforce d’avancer et on puise dans le temps et dans l’histoire – le paysage de l’histoire qu’on a en tête – sans discrimination, selon des liens complètement organiques et non linéaires, à la recherche de points de résonance. (…) Beaucoup d’œuvres de cette exposition portent en elles les cicatrices d’échecs passés. » Echecs, cicatrices qui deviennent le matériau de l’œuvre, la preuve de ses essais successifs qui la conduisent vers un but non défini. C’est particulier et pas évident à capter, mais on finit, je crois, par sentir cette dynamique de la recherche, des œuvres intégrant leur défaut, leur possibilité d’échec, voulant surmonter leur fatalité. C’est quelque chose de ce genre, le trou noir de la création, que colmate le Memorial of the Good Old Time de Kippenberger, vaste objet transitionnel, forme affective, pouf où se vautrer, benne où décharger tous ces poids morts, cube de lumière sombre absorbant tout ce qui donne de la saveur à la vie et qui ne reviendra pas, ça passe, ça sombre dans le point aveugle. Les toiles de Nate Lowman ont quelque chose de surfaces plusieurs fois recouvertes, effacées, fatiguées, radiographie de la porosité entre l’expressivité et ce qui l’étouffe, l’émergence de formes peintes et la poussière qui rend tout indistinct. La peinture tente de revenir à travers le témoignage aléatoire de ce qui s’est passé sur la toile, antérieurement, tissus qui ont pris l’empreinte d’actes de peintures projetés sur d’autres supports. C’est suggestif comme ces lézardes dans le plafond à partir desquelles on s’invente tout un continent. Ce sont des suaires de peintures (« des bâches de protection, tâchées lors de la production de peintures antérieures »). – Le palais allumé. – La cuisine créative ne fonctionne pas autrement, en décomposant les éléments d’une image, en découpant et montant les différentes composantes d’une saveur composée, en juxtaposant des parfums et des textures, des jardins et des cultures éloignés, des saisons rarement imbriquées les uns dans les autres, en jouant des conflits et des accords pour, à propos de mets pourtant archi connus, émergent des sensations jamais rencontrées. En bouche, chaque élément fait chanter sa singularité, on savoure autant la liaison étonnante que la coupure, la différenciation qui subsiste eux. Et c’est sans doute par cette structure de montage où la chef essaie d’exprimer toutes les variantes des images qui fondent le vocabulaire et la syntaxe de sa cuisine que ce genre de plats ne satisfait pas uniquement le palais et le ventre, mais aussi l’esprit et l’intellect. C’est la part de superflu, d’incalculable de la cuisine d’essayiste. On mange de l’immatériel, de l’idée. Ainsi, ce délicat tartare de Saint-Jacques (un coquillage qui se décompose en fins cubes réguliers, bien assaisonnés et huilés), associé à des dentelles fleuries de chou vert et blanc à peine blanchis, quelques langues d’oursin (pas trop, c’est fort), sur quoi vient couler un velouté de chou-fleur crémeux et hanté de zestes de citron vert. Ou encore cet œuf mollet en mieux, intact, vierge (cuit 26’ à 66°) accompagné de topinambour coupé menu, mélangé à des brisures de truffes du Périgord, le tout décoré de légers croûtons et cerfeuil. Le plus percutant étant assurément le dessert, un montage éblouissant de blancheurs contrastées, légères ou denses, pana cota, biscuit aux amandes, crème fleurette montée, émulsionnée, parfumée à la truffe blanche et, dans cette écume impalpable, ce brouillard éblouissant, la rencontre croustillante de brisures d’amandes et de truffe blanche est tout simplement fulgurante (elle déclenche dans le cerveau un afflux de souvenirs, d’analogies, de possibles à essayer). Le goût restera présent, à l’état de fantôme insaisissable sous le palais, de longues heures après. Si chaque note de chaque plat conserve sa singularité individuelle, sa couleur et son timbre, au fur et à mesure qu’on les mange, qu’o les fait entrer en soi, se dégagent des harmoniques inattendues qui les réunissent, les font chanter ensemble et il semble que ce sont ces harmoniques qui conduisent les aliments dans le sang et l’imaginaire. – Les trois sœurs et les paysans. – C’est le même genre de plaisir, quatre heures durant, que distille Nach Moskau ! Nach Moskau ! où Frank Castorf adapte deux textes de Tchekhov (Les Trois Sœurs et Les Paysans) où la finesse de l’analyse et du travail sur le texte débouche sur du déjanté, de l’excessif et de l’outrance. Autant le texte de Tchekov est tout en retenue, disant beaucoup en écrivant peu, autant Castorf va creuser l’implicite du texte original et y déployer son montage théâtral délirant qui consiste, de façon imaginée, à faire se percuter des univers séparés avec leurs systèmes de valeurs ennemis. Les scènes s’agencent comme les albums de photos découpées et collées de Brecht pour faire parler l’actualité sur la guerre, sans respect pour les chronologies, les linéarités narratives consensuelles, les vraisemblances de lieux. Si Tchekhov n’avait pas intérêt à laisser libre cours à sa critique sociale, le metteur en scène allemand n’a aucune raison de se gêner (que du contraire, il sait que c’est ce que l’on attend de lui). En mettant en parallèle deux textes, un récit qui décrit la misère paysanne et une pièce de théâtre pleine de mélancolie mordante sur le déclassement de la bonne société, il joue d’une juxtaposition explosive. La prolétarisation des moujiks, évoluant en quart-mondisalisation typique de notre époque, va croiser et contaminer l’évolution sociale des classes supérieures, cultivées, le bas déteint sur le haut. Ici aussi, cela fonctionne sur le principe du montage inspiré, virtuose et essayiste (comme pour tout montage, son auteur pourrait recommencer, rebattre les cartes et sortir une nouvelle composition) qui s’exerce sur le matériau de deux textes, les représentations de mondes différents, des tentatives de comparer l’époque de Tchekhov et la nôtre, la Russie d’alors à celle d’aujourd’hui, des commentaires écrits par Castorf, des interprétations, des digressions, des images d’actualité sur grand écran (l’incendie dans les Trois Sœurs est projeté sur grand écran en allusion aux derniers incendies qui ravagèrent la Russie en été 2010), un jeu très théâtral et des scènes filmées caméra à l’épaule, visages serrés de près, cinéma du réel, performances projetées instantanément sur l’écran. Et le thème de l’éternel retour, grinçant et savoureux, quand la petite dame du peuple se métamorphose en tsarine du quotidien, régentant tout son petit monde. Une grande variété de registres, presque une dispersion, à travers laquelle le metteur en scène, pour propulser son spectacle sans état d’âme, à toute vapeur, coupe, isole, détache en pointillé, coud, colle, réunit, sépare, ça semble jaillir du moment, s’ébaucher là sur la table de travail, avec éclaboussures, c’est pourtant une machine bien huilée. (PH) – Palais de Tokyo, Fresh HellNach Moskau! Nach Moskau ! – Frank Castorf –  Hélène Darroze –