Archives de Catégorie: Art Plastique/ Expositions/Musée

Le cosmos dans les yeux d’une mère en jeune fille

Fil narratif à partir de : Cécile Vaché-Olivieri, Seeing Double, L’irrésolue au Plateau/Frac Ile de France – Hicham Berrada, Vestiges, galerie Kamel Mennour – Philippe Descola, Les formes du visible, Seuil 2021 – Achille Mbembé, La Communauté terrestre, La Découverte 2023 – Vestiges minéralogiques coloniaux – un portrait – un chevreuil…

Dans un coin de prairie, en contrebas de la route, en face de son abris, un chevreuil broute l’herbe fraîche, paisible, comme chaque matin à la même heure. Il le contemple, tandis que ses pensées du réveil s’attardent à paître les réminiscences nocturnes. De matin en matin, se tisse une sensation de cohabitation. Il aimerait tellement que leurs regards se croisent pour un partage fugace, se jauger dans leur mélancolie réciproque, animale et humaine…

Une vie en caisses

Autrefois, Il se momifiait dans les sédimentations de son imaginaire. A petit feu. Sa vie se figeait en lasagne de livres, cahiers de notes, disques, fichiers Word remplis de signes, photos imprimées ou numériques, guides du visiteur de multiples expositions (traces d’incursions dans les espaces artistiques, documents qu’il conservait pour études potentielles, matériau de médiation culturelle). Sans oublier, épices du millefeuille, les objets ramassés lors de déambulations rurales ou urbaines, plumes, cailloux, bouts de bois, coquillages, capsules, bouchons, de même que divers documents autobiographiques, images offertes par des artistes amis, des dédicaces, des cartes envoyées par les enfants ou des proches, il y a longtemps. Il ruminait, mastiquait son décor qui le lui rendait bien, l’acheminait vers la disparition. Puis, il a tout mis dans des caisses et s’est téléporté sur un radeau-terrasse, adossé à une maisonnette dès lors transformée en garde-meuble, où les cartons s’empilent, laissant un passage étroit dans le corridor, dans les pièces, vers une cuisine, une salle de bain sommaire, un divan où il se réfugie les nuits trop froides. Tout le décor, toutes les couches, toutes les sédimentations, mises en caisses. Des boîtes d’archives. Pleines à craquer. (Voilà, en guise de « rappel des épisodes précédents »).

Un autel improvisé, icône d’une jeune fille

Au fil de la dérive sur ce radeau-terrasse, près du seuil d’entrée en pierre polie, porte presque toujours ouverte, sur un casier en bois retourné, s’est instituée une compagnie de pénates et lares, une accumulation de bibelots et, derrière, entre le casier et le mur chaulé, presque dissimulé, sur le carrelage, trois jeunes filles, en noir et blanc, chacune dans la même blouse blanche, apparaissent dans un encadrement métallique déboîté, comme dans la lucane d’une télévision antédiluvienne. L’écran fixe est poussiéreux, garni de feuilles, d’aiguilles de pin. Quelques cadavres de mouches, de guêpes, dépouilles de scarabées, toiles d’araignées. Quelques akènes à aigrettes de pissenlits, des samares d’érables, un peu de bourre de peuplier (tels les nounous de poussière sous les lits, mais aériens). Un petit monde inanimé se construit – une nature morte -, selon les brises, les déplacements d’air. Cet inanimé devenant le terreau d’émergence de vie. Une graine qui germe. Des pousses vertes. Des fourmis s’installent. Il ne voit plus ce qu’il y a là. Pourtant, entre ces choses et son cerveau, c’est un flux permanent, une respiration. Il passe devant ce petit autel au temps suspendu plusieurs fois par jour, il ne marque aucun arrêt volontaire, quoique, quelques fois, il reste là, interdit, comme quelqu’un qui ne sait plus où il allait, ni ce qu’il était en train de faire. Et sans en avoir aucune conscience, l’échange de regards avec celle qui est là, entre ses sœurs, dans le cadre, se réactualise. Un échange qui la maintient en vie, quelque part, et le garde lui aussi bien vivant, de ce côté-ci. Ils se donnent vie mutuellement en discontinu. A travers la taie grisâtre qui recouvre le verre, les pollens déposés au fil des ans, offrandes venues du cosmos. Ses soeurs, l’ainée et la cadette sont facilement cernables, les deux pieds sur terre, dans la réalité de jeunes filles de leur époque (telle que l’on peut se l’imaginer), exprimant à leur manière le fait de voir poindre une identité indécise. Mais elle, non, le charbon de ses yeux plonge dans un infini qui ne s’ouvre qu’à elle, l’émerveille et l’assombrit à la fois, la marque de mélancolie, fait palpiter son cœur en décalage avec son temps. Submergé, magnétisé. Elle absorbe l’incommensurable mystérieux dans sa chair et se demande quelle pourra bien être sa ligne de fuite. Quand la nostalgie s’empare d’une chair aussi jeune, on ne peut s’empêcher de penser qu’elle abrite un être qui a déjà épuisé plusieurs vies. Là, sur la photo, elle n’est pas encore sa mère, et elle ne le sera que peu de temps, emportée par le cancer. Que regarde-t-elle, qu’a-t-elle pressenti qui échappe aux autres ? Il ne se pose plus la question, ne sonde plus le portrait, ne lui parle plus, simplement, à chaque fois que ça se trouve dans son champ de vision, machinalement, le cerveau effectue un set up pour entretenir – en tout cas empêcher que rompe – le cordon ombilical qui relie son regard sur le monde à ces yeux éperdus.  

Brouter la mémoire dans une impalpable nébulosité

Il s’immobilise parfois contemplant, au-delà de l’autel de bric et de broc, l’empilement des cartons pleins dans le couloir. Comme il regarderait une sculpture, une installation dont il serait l’auteur. Il en est vaguement satisfait, soulagé. En pièces détachées, il y a là son ancien décor, le fouillis intégral, toutes les strates mélangées. Ses peaux successives et les reliques de ses mues remplissent son actuelle habitation. Quelque chose dont il s’est extirpé pour être plus léger, s’approchant de la fin. Pour libérer sa mémoire, qu’elle se sente libre d’aller où elle veut, de rejoindre n’importe quelle entité et, du coup,  cultiver une étrange extériorité avec ce qu’il est, sa substance cumulée. Il aime poser le regard sur ces caisses (pas vraiment regarder, toucher des yeux). Pleines à craquer. C’est son histoire, une grande partie en tout cas, empilée, enfermée. En vrac. Plutôt que de faire travailler ses méninges pour se souvenir de ce qu’il a fait, de ce qui l’a constitué au fil des ans, il pourrait déballer, étaler les contenus, fouiller, reconstituer. En archiviste. Sans doute en viendrait-il alors à réaliser le portrait de quelqu’un qui lui ressemble mais ne serait pas tout à fait lui. Une fiction plausible. C’est ce qui le rapproche du chevreuil, Il broute la matière mémorielle intérieure. Inlassablement, mais sans méthode, parcimonieusement. Sans s’en rendre compte, tâche mécanique. Parfois, un goût le titille, il saisit un fil et alors s’acharne. Pendant plusieurs jours et nuits, il lui semble qu’une cristallisation s’opère et qu’il va ramener à la surface une explication, une révélation, quelque chose d’inédit, de jamais écrit, découvrir à quoi toute sa vie a bien pu servir. Ce qu’elle a produit d’unique. Une compréhension fulgurante de la vie. Et qui serait utile à d’autres. Percer le mystère. Toujours ce désir d’être partiellement providentiel, à part ! Puis tout s’éloigne. Au fur et à mesure de ce travail devenu prioritaire, sa mémoire s’épuise, se répand, ruisselle et s’évapore, disparaît. Il aimerait que, parallèlement à cet évidement – évacuer les viscères de l’esprit pour embaumer son intériorité comme on le fait, en taxidermie, pour les corps physiques -, les cartons aussi se vident, s’épurent. Ils deviendraient juste des idées d’emballage, un ensemble de contenants dématérialisés, vides. Légers. Presque flottants. Des cocons à l’intérieur desquels le matériau de son passé amorcerait un stade de chrysalide légère. Se repenser, se projeter dans l’impensable futur. Ne laissant filtrer à travers leur fine pelure qu’une légère lueur en voie d’extinction. Ce genre de lumière qu’il adorait apercevoir aux horizons dans les campagnes du Nord où il s’immergeait, pédaleur béat. Ce bienfait de la lumière après laquelle il aura couru (et pédalé) durant des années, le rapprochant de la mélancolie voluptueuse et anxieuse du visage de cette jeune fille, sa future mère. Cette lumière que l’on dit « inventée » par Van Eyck, qui « baigne l’espace d’une impalpable nébulosité dorée ayant pour effet de déréaliser ce qui est dépeint tout en l’unifiant, d’abolir l’écoulement du temps ». (p.479). Cartons et lumière. 

Cartons vides et couveuses d’entre-deux

Ca le ramène toujours vers Seeing Double de Céline Vaché-Olivieri, installation photographiée il y a belle lurette, dans une exposition dont le titre l’avait séduit, « L’irrésolue ». Un ensemble de volumes en carton, marqués, éprouvés et pourtant impalpables, fragiles, translucides. Des cartons récupérés dans l’espace public, des volumes vidés de toutes entrailles, abandonnés, des déchets épuisés, en bout de vie, des contenants obsolètes. L’artiste les a recueillis avec soin, comme on le ferait d’une dépouille animale avec laquelle entretenir une relation par-delà la mort, en la dotant d’une forme pérenne. Ces cartons quelconque ont fait l’objet d’une série de soins et manipulations afin d’y faire affleurer une imperceptible personnalité. Une aura trouble que l’on n’accorde peu à ces objets manufacturés, industriels, emballages de la marchandisation. Chaque carton a désormais une histoire, ne ressemble à aucun autre. Ils sont soit décomposés couche après couche, jusqu’à l’ultime pellicule, quasi immatérielle, imbibée alors d’huile de lin, comme momifiée, boites ensuite refermées. Ou résolument déconstruits, radicalement, ils sont « reproduits », reconstituées à l’identique, avec du papier mâché ou du latex. Mutés, copiés. Ils reposent comme en un purgatoire, en phase de purification. Ames en transit. Disposés sur une table translucide, ils semblent des incubateurs de vide. Ils abritent des « intérieurs » en gestation, des intériorités en cours de reconstitution fragile, minimale. Ils célèbrent une esthétique douce d’objets perdus, figés dans une attente sans fin. Ils semblent chacun avoir un-e destinataire spécifique. Leurs formes assemblées est un poème géométrique chantant le mystère des entre-deux, à jamais égarés entre une expédition et une réception. 

Des cailloux qui flottent dans la main

Aux avant-postes de son petit monde mis en caisse, sur le petit autel du temps suspendu, certains objets datent de quand il a ouvert les yeux. Et il n’a cessé de les voir, sur un guéridon dans le salon des parents, dans la bibliothèque des grands-parents, dans des vitrines chez des oncles et tantes. Depuis longtemps il les voit sans les voir. Que se passerait-il s’ils disparaissaient ? Ils semblent devenus anodins, superflus, galvaudés, usés. Pourtant, sans les fluides qui circulent de lui à eux, d’eux à lui, conserverait-il la même stabilité, s’imaginant situé, assigné à un cheminement dans le cosmos ? Garderait-il le sentiment d’un refuge possible ? Ce sont des morceaux de malachite ramenés du Congo par ses aïeux. Leurs parties sphériques, pommelées, accidentées, portant encore des restes incrustés de terre africaine, lui a toujours évoqué des paysages d’altitude, des cimes lointaines, arides et mystérieuses, attirantes, peut-être la surface d’autres planètes où vivre. Avec des monts, des vallées, des sillons, des crevasses, des prairies parsemées de chaos rocheux ou des reliefs de cervelles. Elles tiennent en main comme une planète miniature, un crâne dont on tente de deviner les pensées passées. La partie abrupte, rocailleuse, contraste avec l’une ou l’autre face, sciée, lisse, révélant l’intérieur richement veiné, concentrique, miroitant et luxueux. Son grand-père maternel aimait, avec un sourire imperceptible, déclarer que la malachite était tellement abondante qu’elle dérivait à la surface du fleuve. Et lui, enfant, a longtemps cru que cette roche flottait ! Le statut de ces minéraux, qui sont toujours resté près de lui, s’apparente aux objets chinois tels que brûle-parfum ou encrier qui, sur un bureau, une table, dans le décor domestique, font office de paysage miniature, habité par des êtres microscopiques, dont la contemplation permet de voyager dans l’immensité, de s’y sentir à sa place. Le but est de toujours disposer à portée, une sortie de secours, la possibilité de « s’immerger dans le paysage miniature qu’il a sous les yeux afin de le parcourir en tous sens comme s’il était lui-même un habitant de ce paysage représenté dans l’objet ». Ce qui conduit à véritablement faire l’expérience régulière de « changer lui-même d’échelle, de fuir le monde et ses tracas pour trouver refuge dans un univers à part, un microcosme minuscule où toute vie s’écoule dans la quiétude d’un huis-clos. Le paysage miniature a ainsi partie liée avec l’effet magique de la figuration mimétique : figurer, ce n’est pas seulement évoquer un référent, susciter l’illusion de sa présence, mais bien le faire advenir par des moyens extraordinaires. » (p.379) 

Pérégrinations minuscules au long d’un infini filigrane animiste

Ces organes de malachite extirpés d’un sous-sol exotique, auquel se mêle l’épopée de ses grands-pères, momifiés, omniprésents dans les intérieurs où il a grandi, dont certains n’ont cessé de l’accompagner dans ses déménagement – longtemps faisant office de presse-livres ­— ­sont pour lui ces paysages miniatures chers aux lettrés taoïstes, des lieux de pérégrinations imaginaires indispensables à leur  équilibre (en ce qui le concerne, sans qu’il s’en rende compte) et se substituant à l’immersion en temps réel dans les immensités forestières : « (…) pour accéder à cette plénitude élémentaire, il n’est pas indispensable de s’interner au plus profond des forêts escarpées ; le lettré peut créer en sa demeure un site de pérégrination miniature afin de s’y retirer à sa guise. Ainsi, les petites montagnes qu’il conserve sous le regard n’évoquent pas seulement des images des lieux reculés où vivent les Immortels et des prodiges qu’ils recèlent, elles sont aussi le moyen occasionnel pour lui de se transfigurer lentement par la méditation en accomplissant ses dispositions grâce à des randonnées métaphysiques dans la contrée minuscule qui lui est devenue familière. Peu importe ici que ces paysages montagneux ne figurent pas le cosmos entier, de toute façon irreprésentable autrement que de façon schématique. Ils constituent un arrière-pays échappant aux règles communes, un monde à échelle réduite mais immensément plus grand que celui où se déploie l’existence ordinaire, en qui certains humains pourront trouvé l’écho enchanté de leurs propres qualités intérieures. » (p.380) Alors, il ne pratique pas, face aux paysages suggérés par les malachites, une méditation en règle, à la manière du lettré chinois. Mais depuis qu’il connaît ces objets, que ses yeux se posent sur eux, entretenant chaque fois la rêverie votive un peu informelle de contrées lointaines – et un détail d’un de ces cailloux lui rappelle toujours les grandes pâtures vertes bordées de forêt qu’il aimait apercevoir, depuis l’eau où il ramait, en haut de la vallée mosane -, c’est une ligne méditative, un filigrane animiste qui s’est tissé en lui, un peu brute, constituée d’autant d’incursions brèves dans un pays connus de lui-seul, dont lui seul connaît les accès, où une partie de lui-même peut facilement fuir, ce qui lui permet d’entretenir des relations avec le reste du monde, supportables, voire parfois agréables, profitables. Une ligne méditative qui est aussi résistance par où s’exfiltrer d’un milieu devenu très hostile, corrosif, à savoir le monde « du travail » mis sous pression maximale de rentabilité, de façonnement des imaginaires au service des actionnaires de quelques méta-logos, tout le monde, finalement, prié de se soumettre au bon vieux régime de la plantation. « Si le planteur s’intéresse à la durée de vie de l’esclave, c’est en tant que cette durée correspond à la durée effective du travail. Il y a ici une tentative de réduction du sujet et du vivant au travail. »(p.58) Ce que ne fait que confirmer le régime des retraites…

Ce milieu-là de l’esclavage n’a cessé, dans la mondiation moderne occidentale avec son fer de lance managérial, d’être l’arène où la technosphère insuffle aux corps et aux esprits une ontologie selon laquelle toute solution viendra du progrès technique – que les problèmes soient sociaux, économiques, écologiques, médicaux -, ontologie qui rend les cerveaux accros à la consommation de nouvelles technologies, adjonctions addictives de réseaux artificiels aux réseaux organiques. Il en est bien éloigné à présent, il écoute au loin les vagues et les rumeurs d’un long et lent déraillement, aux innombrables victimes. 

Quand le Cloud retombe sur terre

Comment se représente-t-il l’état catastrophique des contrées denses et malades qu’il a délaissées ? Régulièrement, à la manière d’une série onirique, ses nuits sont animées de visions inquiétantes et merveilleuses à la fois : d’innombrables méga-gigantesque plaques ouvragées ont chuté du Cloud. Des cartographies en relief d’une machinerie occulte, joyaux post-industriels en attente de quelques archéologues fouineurs. Elles suggèrent les configurations neuronales de ce qui servait à capter, calculer, coder, mettre en réseau et orchestrer les flux sensibles de l’humanité. Fracassées au sol en pyramides de déchets, elles évoquent les architectures mystiques de sociétés occultes, constructions dont on peine à imaginer comment elles ont été érigées, par qui, pour quoi et quelle était l’origine de leur force agissante. Elles reposent à présent sur des sols abandonnés, regagnés par la nature vierge, des mousses, des champignons qui peu à peu vont les dévorer, les digérer, les transformer, les effacer de la surface de la terre. Cette vision d’une ingénierie du Cloud qui se casse la gueule, finalement traitée comme n’importe quel site contaminé, nettoyé par des agents naturels activés par l’industrie de la décontamination relative des sols, il la doit au Terrarium d’Hicham Berrada, microcosme où de superbes circuits imprimés, tels les plans cachés et les architectures mémorielles d’une civilisation computationnelle ayant échoué de peu à assujettir l’ensemble du vivant, éparpillés comme les boîtes noires d’un avion volatisé en plein vol, sont attaqués, acheminés vers le néant sous l’action inventive et corrosive de mycéliums invisibles. Tableau où deux biotopes blessés se rencontrent et se toisent, l’un naturel, l’autre machinique. Ce terrarium avait, ceci dit, des allures de vision paradisiaque, d’attachement naïf aux illusions d’un meilleur à venir : il montrait, comme en une boule de cristal, d’une part, des fragments du système nerveux du Léviathan numérique, démantibulé, et d’autre part, le spectacle de la nature « reprenant ses droits », réparant la folie humaine (ayant engendré l’hydre numérique à son image).

Il en émanait – réellement ou était-ce suggéré par l’atmosphère du décor sous verre ? -, un subtil parfum d’humus et cette profonde nostalgie qui monte de la terre sèche qu’humecte une ondée providentielle, fragrance d’une mémoire globale, matricielle, qui répare et réjouit le cœur, laisse espérer de nouvelles périodes fécondes, des renaissances possibles. Cela, mêlé à ce que laissait présager cette figuration mythologique d’une immense déconnexion, d’une rupture d’avec les algorithmes démiurges, à savoir, partout, un « feu aux poudres » spectaculaire, longue traîne d’émeutes. (Ce n’est pas le lieu de les détailler, mais il se rappelle ce qu’écrivait Achille Mbembé : « la vie au bord des extrêmes est en passe de devenir notre condition commune ».)

La désaffection progressive des réseaux qui reliaient les corps et les esprit, là où se métabolisent les opinions sur le monde, aux organismes totalitaires du Cloud, entraîne une calcification, une fossilisation des organes mixtes, mi chair, mi technologie. Une cristallisation de matières techno-intestines, techno-cérébrales, une agonie de cellules privées de ce qui nourrissait leur hybridité, le chant du cygne de virus et bactéries bio-digitaux. 

Minéralogie paysagère de la déconnexion

Une désagrégation profuse, proliférante, prenant la forme de paysages intérieurs surprenant, des contrées abandonnées, désertifiées, sinistrées, des cicatrices exubérantes, romantiques, des configurations viscérales sublimes, des dentelles synaptiques monstrueuses, fabuleuses.

Des fibres nerveuses ou musculaires subissant de plein fouet la folle accélération techno-démente, et figées en pleine outrance, bouffies d’adrénalines injectées par les applications démultiplicatrices de vies. Pétrifiées en leur apothéose transformatrice, agonies dans la résine fuligineuse du temps mort. C’est le genre d’imagerie paysagère qui surgit dès qu’il cherche à exprimer « comment il va », qui le déroute, en fait, ne parvenant pas encore à être parfaitement à l’aise avec ce qu’elles représentent, et qu’il aimerait montrer au chevreuil, lors d’un aléatoire échange de regards, pour voir si ça lui parle, si ça suscite des réactions animales. Des conseils ? Ce sont des vestiges qu’ils laissent aussi venir à la surface quand ses yeux partent flotter dans la mélancolie de la jeune fille, sa mère en devenir. Y reconnaitra-t-elle les formes de ses appréhensions ? Ca s’intègre à toutes les images qu’il se fait de son corps. Des incrustations qui racontent l’organologie qu’en tant qu’ancienne particule du monde technologique, il a secrété en symbiose avec les circuits imprimés, les réseaux numériques, les écrans, les algorithmes, outils omniprésents de tout agir. Ces objets technologiques étaient en quelque sorte greffés en lui. Ce que Simondon aide à nommer, ici repris par Achille Mbembé : « Autant l’on peut dire que « ce qui réside dans les machines, c’est de la réalité humaine, du geste humain fixé et cristallisé en structures qui fonctionnent », autant on peut affirmer à l’inverse qu’une part de l’humain consiste en la réalité des choses. L’humain n’est pas seulement présent parmi les machines ou en elles. Les machines, en retour, travaillent l’humain, le traversent, l’investissent. C’est ce qui fait leur caractère androïde. » (p.32)  Et à un moment, oui, il a débranché significativement ses organes artificiels, ils sont restés en lui et, abîmés par l’inactivité, se sont érodés, nécrosés, développant une minéralogie de planète artificielle, dont les ondes sont loin d’être totalement inoffensives. Elles restent toxiques, contagieuses pour plusieurs générations, au même titre que les pesticides et les radiations nucléaires. Elles tapissent son fond intérieur, à la manière de ces épaves dans les abysses marins, elles-aussi technologies de conquêtes impérialistes et peu à peu reprises par les organismes sous-marins, devenant coraux fantasques, dentelles cellulaires où archaïsme et futurisme fusionnent, promesses de futur et preuve de l’apocalypse se confondent, intriguent. Les lois qui président à leurs déformations sont similaires à celles qui configurèrent les minerais de malachite arrachés à leur sol natif. S’il ne les voit plus, quelques fois il les extirpe, somnambule, du fouillis du petit autel bancal, les prend en mains, les caresse, à l’aveugle, comme on manipulait jadis une série de gadgets censés atténuer le stress du boulot, au cœur des open-spaces, quand on écoutait encore les conneries des managers du bonheur et leurs leçons sur la résilience.

Pierre Hemptinne

Tresse lacrymale et paradis perdus

Fil narratif à partir de : les larmes de Gérard de Nerval (« Aurélia ») – Minia Biabiany, Nuit, palais de Tokyo – Jacques Roubaud, ‘le grand incendie de londres’, Seuil – Philippe Descola, Les Formes du visible, Seuil 2021 – divers souvenirs de maisons, d’écritures….

Il ne sait depuis quand. Il barbote dans les larmes, coutumières, portant un regard brouillé sur le réel, les faits et objets quotidiens. Du sel sous les paupières. Le mouchoir toujours à portée de main. Les images intérieures diluées dans les yeux mouillés. Les siennes de larmes, bien entendu, quoiqu’il lui semble qu’à travers lui, ça reflue d’ailleurs, d’autres entités, vivantes, antérieures, d’autres temps. Il est traversé, pas étanche. Ses larmes mêlées à celles d’autres. Chaque fois qu’un soupçon d’affinités avec une famille invisible, élargie, spirituelle, réconfortante, vient l’émouvoir, à partir d’une lecture, d’une image qui le touche, d’une musique qui le remue, d’un paysage qui l’accueille. Chaque fois que ces émotions le gratifient d’une illumination, le ravissement de se sentir compris est vite emporté par les affres tourmentées, angoissantes. Il passe sans transition de l’appartenance à la séparation, la perte. Le sentiment d’être membre d’une famille métaphysique est fragile, éphémère, illusoire. Les larmes de Nerval. “C’était comme une famille primitive et céleste, dont les yeux souriants cherchaient les miens avec une douce compassion. Je me mis à pleurer à chaudes larmes, comme au souvenir d’un paradis perdu. Là, je sentis amèrement que j’étais un passant dans ce monde à la fois étranger et chéri, et je frémis à la pensée que je devais retourner dans la vie. » Nerval, « Aurélia », p.371 (édition Pléiade) Tétanisé par la mort rapprochée – à portée, comme le lui rappelle chaque jour l’âge des personnalités dans la nécrologie médiatique -, comme il fut galvanisé par l’énergie indomptable de toute la vie devant soi, il y a longtemps. Devant, derrière, paradis perdus. En parfaite symétrie ? L’un et l’autre pôle attractif se révélant n’en faire finalement qu’un seul ? Par quelles formules amadouer la pression, mener sa barque du mieux possible ?

Le corps coron

Son corps, son mental, ses manières d’êtres voyagent souvent à rebours, comme animal attiré par son ancienne tanière, se lovent, épousent la forme d’un coron où il a habité longtemps. A la manière d’un homme se costumant pour un rituel, Il lui semble en revêtir intérieurement tous les attributs architecturaux, esthétiques, sonores, visuels, sociaux qui en faisaient l’âme. Il occupait plus exactement une excroissance, la proue dissymétrique du coron, un logis fabriqué par un ouvrier, bricolé pierre à pierre, ramenées en brouette de la carrière pas très éloignée. Des moellons délaissés, des rebuts, voire quelques matériaux détournés. De guingois, accolée à la pointe du coron semi-rural, morceau rapporté, érigé petit à petit, approximativement, au fil de plusieurs années (reflétant le temps laissé disponible à un ouvrier pour bâtir la maison de ses vieux jours). C’était au bout d’un cul-de-sac, la route prolongée par plusieurs sentiers, dont l’un conduisait à la rivière et les vestiges d’un ancien moulin à eau, non loin d’une haute cheminée en brique, reste totémique d’une minoterie. (Plus tard il assista au dynamitage de cette cheminée et vécut dorénavant dans un paysage doté de « quelque chose en moins », un manque.) Un passé industrieux avait irrigué la région. A l’arrière des maisons, une petite ruelle au carrelage inégal ou grandes dalles de pierre bleu patinée – posée avec amour, reflétant le savoir-faire de tailleurs de pierre –  longeait les remises en enfilade où se rangeaient outils, machine à lessiver, séchoir, vélo ou mobylette, WC directement sur la fosse septique. Au bout, les potagers en mosaïque. Il n’y vivait là plus guère que des ouvriers retraités, mémoire vivante, chancelante d’une économie envolée. Il était souvent invité à boire le café chez l’un ou l’autre. Certaines vieilles voisines lui apportaient des restes de potées (oseilles, lardons, pommes de terre) ou un bol de soupe, sympathie pour le marginal esseulé (mais que l’on sentait de « bonne faille », notamment grâce aux visites ponctuelles du père). On lui racontait par le menu la façon artisanale – et paupérisée- dont sa petite cahute avait été construite, de bric et de broc, comme ayant grignoté subrepticement, sans autorisation, un peu de terrain vague, entre la route et les autres habitations. On prenait à cœur qu’il intériorise cette histoire, qu’il en devienne une sorte de réincarnation. Ils étaient contents que quelqu’un occupe ce logis atypique, important dans leur communauté. Ils avaient cru que personne ne daignerait s’y intéresser, qu’il resterait vide à jamais, se délitant peu à peu.

Il était là enfin « à couvert », après un temps de turbulence, de déplacements, d’insécurité, de lieux en suspens. En quelque sorte, il était en cavale. Ca lui collait à la peau. Il avait fui l’école, l’enseignement, les études, le cheminement vers une métier, une carrière. Il était en roue libre, hors case, entre les lignes, ne mesurant pas encore la ‘gravité’ de sa décision, mais obsédé par l’urgence de substituer une promesse d’avenir à celle, conventionnelle, qu’il venait de rejeter. Il cherchait et essayait divers rites de substitution (comment remplacer la voie imposée par une autre et ‘réussir’ à vivre). Mais sans levier, rien dans les main., D’abord, voilà, enfin, un chez lui, une assise, un trou où se terrer, où on ne peut venir l’embêter, le reprendre. Un bien acquis avec l’héritage de la mère. Deux pièces minimales, sans sanitaire, juste un robinet, quelques prises de courant, une cellule. Là, décidé à se consacrer totalement, à la poésie, y consacrer tout son temps. Sans savoir vraiment ce que cela signifiait, au fond, invoquant une ‘force’ qui deviendrait tutélaire, le protégerait, pourvoirait à ses besoins. A défaut d’y voir clair – peut-être du reste qu’une certaine cécité était indispensable -,  rigoureusement, écrivant, lisant, relisant, corrigeant, déclamant, arpentant la pièce, et puis les champs, les bois, les berges du canal, à toute heure du jour ou de la nuit. Cherchant. Il n’ose toujours pas rouvrir les fardes où s’empilent les pages et les pages tapées à la machine. Et à défaut d’examiner froidement ces pièces à conviction, il lui est impossible de se représenter  ce qu’il avait en tête, alors, face à la page blanche. Qu’est-ce qu’il écrivait ? Et plus il s’éloigne (vieillit) plus c’est un mystère. Aujourd’hui, quand on l’interpelle : « ah ouais, t’écrivais des poèmes ? quel genre ? ça parlait de quoi ? » Il reste le bec dans l’eau, comme on dit. 

Sa bicoque fut déclarée insalubre par l’administration communale, ce qui la lui rendit encore plus chère, à la manière dont on prend la défense des déclassés sociaux. Le stigmate renforça le lien organique entre cette carcasse abritante et l’écriture de paria qu’il y dévidait comme un fil d’Ariane, s’auto-envoûtant. Conforté dans son coup de tête de rompre avec l’ordre, ce qu’il cherchait (sans savoir ce qu’il cherchait) ne pouvant se trouver que dans le hors-piste. Jacques Roubaud, commentant sa découverte bouleversante de la poésie : « A la suite de cette rencontre changea du tout au tout le rapport que j’établissais entre la poésie et le lycée (…), j’ai cessé de considérer qu’il pouvait y avoir le moindre rapport entre la poésie et les institutions d’enseignement. » (p.1478) (…) Si Roubaud se donne un plan d’études pour parvenir à dégager le temps à consacrer à son projet de poésie, et inscrit celui-ci dans un programme rigoureux d’études poétiques, lui, larguait les amarres, abandonnait la rive, renonçait à tout, inconscient.

Il persistait dans le taudis, rivé à l’écritoire, un petit secrétaire hérité d’une arrière-grand-tante, lisant, ciselant des vers, inlassablement. Puisant dans une expérience de vie somme toute très limitée, à moins de vingt ans !Les ressources de la mémoire sont encore minimes. Sauf une mémoire inventée. Alors, imaginant. Projetant. Face au vide. Attendant de rendre visible ce que lui seul verrait apparaître. Mais quoi ? A l’affût. Le terme évoque la chasse et les esprits invoqués par les chasseurs animistes. De la même manière, une fois les amarres larguées avec la rive scolaire, sa règle de vie était de se donner entièrement à la poésie, de l’avoir toujours en tête, développant un régime spécifique d’attention, espérant réaliser de bonnes prises, transformer un peu de vent en or. « C’est pourquoi les vieux chasseurs ne cessent de rappeler aux jeunes gens qu’ils doivent constamment garder les animaux à l’esprit, quelle que soit l’activité dans laquelle ils sont engagés, comme un exercice propédeutique de l’attention. » (p.100) Il lisait beaucoup – mais sans méthode, contrairement à quelqu’un comme Roubaud -, plutôt en chien fou, ivre et inlassable, les poètes préférés, leurs œuvres, leurs vies et cherchait à identifier les forces, les courants qui lui offriraient quelques dérives profitables. Il mimait, imitait, copiait, enfilait les défroques pour « ressembler à », se glisser dans des peaux plus perméables aux flux poétiques des sens et des êtres. Il pistait. « Dans tous les cas, lorsqu’un chasseur porte le vêtement d’un animal de l’espèce qu’il poursuit, il copie les mouvements et le comportement de sa proie, certes en partie pour lui donner le change, mais aussi pour se faire reconnaître comme un congénère dans le collectif animal avec lequel il aspire à renouer des liens de bonne intelligence. Bref, de même que porter un masque d’animal, c’est accéder à son intériorité et la contrôler, enfiler un costume d’animal, se couler dans sa peau et adopter ses gestes, c’est accéder à sa physicalité et la détourner à son usage. » (p.141) Se doter d’accessoires relevant du registre de l’écriture voyante, adopter des objets et des attitudes « qui font poète », emprunter des comportements, des vêtements, des coiffures évoquant les silhouettes maudites, tutélaires, manier ainsi une série de fétiches – pipe, longs cheveux, nœud papillon, foulards, casquette de velours, sabots, plume élégante -, c’est voyager dans le temps, se projeter en intrus au sein d’un collectif imaginaire d’esprits, d’âmes disparues, à la manière des techniques de chamanes pour intercéder auprès de communautés animales. « (…) En s’appropriant le blason d’une espèce, un humain ne fait pas qu’emprunter l’apparence qu’un membre de collectif animal revêt aux yeux de ses congénères, il emprunte aussi les dispositions physiques spécifiques qui le feront reconnaître par ces mêmes congénères comme partie intégrante d’un corps collectif détournant ainsi les aptitudes d’une espèce à son profit. » (p.155)

Poésie, magie, animisme

Il s’essayait à la magie, en somme. Comment, par des incantations versifiées, sortir de la précarité spirituelle et matérielle, s’assurer un confort un peu stable ? Regarder dans les yeux la vitalité du vivant, bouillonnante, désemparente, qui suintait de ses organes, l’inondait, le diluait dans un cosmos trop vaste pour lui, où il peinait à conserver son brin de singularité, comment transformer cela en musicalité libre ou rimée, ordonnée, domptée, et y apposer un copyright ?  Par quel coup de génie !? Quand il déclare « avoir passer sa jeunesse à écrire des poèmes », on lui demande alors « quel genre de poésie ? ». Et il reste coi, il ne sait plus. Disons des stances ésotériques, partant d’un brouillon plutôt narratif arpentant un sentiment ou ressentiment, un désir ou un rêve, une plainte ou complainte. A partir de là, il limait les mots, les articles, les idées, pour faire émerger un entretissement de syllabes et consonnes comme image sonore avant tout, une façon de concilier dans un phrasé harmonieux, rythmé, le flux des altérités et adversités qu’il affrontait chaque fois qu’il se projetait dans ce qui vient, essayant de déterminer son devenir (ce qui implique l’invention d’une diplomatie idiosyncrasique entre les « pour » et les « contre »). Jusqu’à atteindre un libellé hermétique. Tout ça dans un climat d’amour perdu, impossible, et d’adieux infinis à la mère. « Le désir d’un ailleurs, dans tous les domaines, était un corollaire constant de mon état de deuil. (Et a sans doute été un état constant de mon existence, à tous moments (il est fortement affaibli aujourd’hui).) » (Roubaud, p.1719) Écrire était une tentative de « mettre ensemble », dans un tout coopérant, dans un même chant intérieur, chant murmure, à la fois ce qui avait tendance à le disjoindre du vivant et les quelques entités alliées auxquelles il se sentait « joint ». Il donnait consistance ainsi à une tresse de « motifs » double-face – la succession obsessionnelle de poèmes – symbolisant sa manière de rester accroché au vivant, de conserver des chances de « devenir quelque chose ». C’est dire qu’il ne voyait pas comment arrêter cette écriture, c’est ça qui le maintenait. Le recueil-serpent de ses écrits – chaque poème identique au précédent et en même temps différent – fixait, matérialisait une « raison d’être ». Cela, à une échelle toute individuelle, évoque « le mythe wauja de l’origine des motifs graphiques. Ils sont attribués à Arakuni, un jeune homme qui a commis l’inceste avec sa sœur et qui fut en conséquence chassé du village par sa mère. Inconsolable, Arakuni se fabrique un habit de serpent monstrueux qu’il va endosser pour devenir reptile ; il le tresse avec de la fibre végétale tout en chantant son désespoir, chacun de ses couplets faisant surgir un motif de vannerie différent, de sorte qu’à la fin du chant l’habit présente sur sa surface tous les motifs du système graphique wauja disposés non pas en succession, mais comme une transformation continue les uns des autres. » (p.164) Un chamane parle d’un « dessin qui ne se termine jamais ». Il ne fallait pas que ça se termine. Pas dans la configuration où il se trouvait alors, à l’époque du coron (de constitution aussi un peu reptilienne). Et donc, écrire, écrire, envoyer les feuilles noircies à quelques amis, aux revues et fanzines confidentielles de Belgique et de France, aux micro-éditeurs, aux journalistes obscurs, tout cela caché sous un pseudonyme fantastique.

Rester si longtemps à battre la campagne, au propre et au figuré, forcément, il ne pouvait que basculer dans « autre chose », un flottement ontologique, interspéciste. Tant de jours et de nuit à chercher secours du côté des chimères, il avait forcément ouvert des portes, conspiré avec des existants immatériels, élaboré des arrangements et agencements vitaux avec des agents irrationnels.

Et curieusement, après quarante ans, quand il retourne en cette maison, par le rêve nocturne, ou la rêverie éveillée, il ne réintègre pas son corps d’ermite penché sur son cahier, de l’encre sur les doigts, mais celui du bâtisseur anonyme, ce bricoleur, rugueux mais tout autant poétique. Il est l’ouvrier qui transporte ses matériaux, à la brouette, comme une fourmi exilée. Jadis, se dit-il, « quand même, je ne suis pas resté à ne rien faire, j’ai construit ma première maison, un refuge, sur un bout de terrain vague ». Presqu’une cabane lunaire. C’est le signe, en quelque sorte, d’une corporéité plurielle qui n’est plus assignée à une seule enveloppe. Si cet état était contenu, connu de lui-seul, une curiosité avec laquelle il jouait, il s’est mis à déborder, empiéter peu à peu sur sa vraie vie.

Il était dernièrement au bistrot du village, attablé sur la place, en marge du marché local. Des jeunes récemment installés dans le coin, racontaient leurs chantiers de restauration d’anciennes bergeries en pierre. L’apprentissage des outils, des techniques de construction. Les anciens donnaient des conseils, se proposaient pour venir initier, sur le terrain. Profitant d’un silence, il entreprit le récit de sa première maison, comment il avait coupé dans le bosquet les arbres de la charpente, les avait laissé sécher deux ans, deux ans pendant lesquels il allait aux carrières récupérer des matériaux déclassés, moellons, sable, gravier ; parcourait les décharges à la recherche de châssis et portes bazardés ; visitait les entreprises et marchandait des fins de stock de tuiles et carrelages. Il était déjà bien avancé dans cette évocation somnambulique quand un étrange doute entrava ses paroles. En un éclair, il se rendit compte qu’il n’était plus dans le réel. Il inventait. Il était dans la peau d’un autre. Ce n’était pas mentir qui l’étonnait. C’est qu’il entendait ses mots et qu’il croyait à ce qu’il racontait. Dans ses bras, ses jambes, ses mains, il se sentait celui qui avait bâti cette maison, lointaine, perdue, peut-être aujourd’hui rasée. « Et comment se fait-il que j’ai perdu l’art de tailler la pierre, de manier ces outils sur ce matériau fascinant ? » Voilà le genre de pensée qui l’effleurait. Il se reprenait vite, « mais enfin ! ». N’empêche, ça revenait furtivement. Le doute s’immisçait. Perturbant, et exaltant  la fois, l’entretissement opératoire du vivant, ce n’était pas du vent, ça tissait sa vie, sa mémoire, ses organes à d’autres vies, mémoires, organes, et toujours plus, avec l’âge, l’usure, la familiarité de plus en plus accentuée avec ce qui fertilise son imaginaire comme principe vital, de là percolaient les larmes de paradis perdus, toujours plus abondantes.

La nasse mémorielle

Si le terme d’entretissement est devenu omniprésent chez ceux et celles qui plaident l’invention d’autres relations entre humains et non-humains, la référence aux techniques textiles sied mal à la manière dont ça le prend – en quel entretissement il se trouve engagé. Il imagine plutôt une matrice neuronale ressemblant aux installations de Minia Biabiany vues au palais de Tokyo (on dirait la caverne où l’on sonde la mémoire). Nuit. Une spatialisation de matériaux en des temporalités différentes, des structures flottantes, des fils narratifs congruents ou s’ignorant, motifs sériels de rendez-vous dont ne subsiste que l’ossature d’embranchements, des segments de trajectoires suspendus. C’est d’abord, dessiné au sol, juste à la surface usée recouvrant le passé enfoui, tout ce qu’a produit le passé, brut, et ne peut être recueilli qu’après coup, au compte-goutte, par l’intermédiaire d’un damier irrégulier, dérangé. Une géométrie fantaisiste évoquant marelles et nœuds d’une nasse cosmologique. Le filet que sans cesse il jette dans le sous-sol et qu’il remonte, souvent vide. Ce qui est dessiné là est une trame aléatoire pour saisir, enfermer, ramener au jour des souvenirs, les verser sur le plancher pour les examiner. (« Une » trame, pas « la » trame, celle d’une personne singulière, mais de même famille que celle à sa disposition, d’où éveil de correspondance. Il s’y reconnaît. Il rentre dedans.) Des lignes, des losanges, des trapèzes, des ouvertures, des enclos. Comme les séparations des parcelles cultivées d’un vaste paysage vu du ciel. Ces séparations sont fragiles, faites d’humus, de cendres, de copeaux broyés. Certaines parcelles sont « pleines », évoquent soit des tombes fraîches, soit des parties de potager dont la terre vient d’être retournée, binée, bien meuble, en jachère, attendant les semis. Un jardin entretenu, travaillé. En attente de printemps. L’ensemble fait l’effet d’un pays où il revient, soit pour s’y coucher, finir, soit pour y cueillir des énergies neuves qui en surgissent dès lors qu’il s’y penche comme sur un miroir énigmatique. (Ca ressemble à quelque forme luisante entraperçue en lui quand il se roule en boule, hérisson sur la défensive.) Finalement, ce parterre s’apparente aux lieux totémiques où les « êtres du Rêve » aborigènes « laissèrent aussi en dépôt des semences d’individuation ; appelées « âmes-enfants » dans la littérature ethnographique, lesquelles s’incorporent depuis lors dans les humains et les non-humains composant chaque classe totémique issue d’un être du Rêve et portant son nom. De ce fait, les propriétés héritées du prototype s’actualisent à chaque génération dans des humains, des animaux et des plantes, qui constituent, en dépit de leurs différences d’apparence, autant de manifestations identiques du groupe de qualités fondamentales au moyen duquel s’affirme leur identité commune. » (p.196) Ces « âmes-enfants » restent là disponibles. Face à ce damier dérangé, tracé sur le sol élimé, revêtement accidenté, il reconnaît l’interface qui trame sa mémoire. Pourtant issue d’ailleurs, d’une autre mémoire, celle de l’artiste qui l’a dessinée, sculptée. Surplombant un paysage iconique où se ressource sa singularité aux singularités sous-jacentes aux lignes dessinées, enfouies, sans qu’il puisse les identifier, les objectiver. Ca grouille. Son regard erre dans les espaces de cette grille, avec ses ouvertures, ses fermetures, labyrinthe où il se sent bien. Au-delà de ces mailles, poudroient divers paradis perdus – comme la brillance au-delà des arbres où fusionnent ciel et étang, abîme. Les larmes lui viennent. Comment un tel lieu « artistique » symbolise-t-il aussi bien la genèse de sa mémoire, de ses premiers rêves, dans ce qu’ils ont de strictement attachés à son avatar corporel tout en l’inscrivant au sein d’une communauté potentielle d’êtres qui sentent et pensent leurs propres problématiques ? Ce qui le renvoie, obscurément, à ce qui l’étonnait jadis en ses protocoles poétiques d’écriture : « d’où vient la profondeur mémorielle que je sonde alors que je suis encore tout neuf, que la couche de mes souvenirs est encore si ténue ? »

Sans doute faut-il insister, aller plus loin dans le parallélisme entre ces lieux de pratiques artistiques ouverts aux interprétations et la formation des sites totémiques riches de gisements d’âmes-enfants. « Des récits étiologiques racontent que, lors de la genèse du monde, au « temps du Rêve », des êtres dotés d’aptitudes humaines, mais portant souvent des noms d’animaux et de plantes, sortirent du sol en des sites précis, connurent maintes aventures, puis s’enfoncèrent dans les entrailles de la terre ; les actions qu’ils accomplirent, les relations pacifiques ou violentes qu’ils nouèrent avec d’autres êtres du même genre, eurent pour résultat de façonner le milieu physique, soit parce qu’ils se métamorphosèrent en un élément du relief, soit parce qu’une trace de leur présence demeura visible, de sorte que les traits caractéristiques des lieux aborigènes – les chaos rocheux et les gisements d’ocre, les lits de ruisseau et les cordons littoraux, les bosquets et les collines – portent témoignages jusqu’à présent de ces péripéties. » (p.196) L’artiste a dessiné les traces par lesquelles la présence de ce qui a eu lieu – et dont il procède- reste visible, à portée. Sans cesse actualisé – par ceux et celles qui viennent regarder même parfois sans comprendre – comme l’eau d’une source.

Traces parmi un habitat explosé

Puis il y a des fils verticaux, légers, qui soutiennent, horizontaux, des traits sombres en lévitation désordonnée. Un grand mobile éclaté dont le point d’attache est hors-champs, au-delà du visible, à imaginer/concevoir. Des bouts de bois calcinés, les débris d’une maison commune, flottent dans le vide, oscillent. Oscillations pluri-rythmiques. Survolant le motif de nasse enracinant la mémoire, c’est la charpente d’un « habité » complètement explosée, atomisée. De par ses origines, l’artiste spécifie représenter, là, la prédation impitoyable du colonialisme et de l’esclavagisme aux Antilles. Mais aujourd’hui que l’on sait que le colonialisme – « essence » du capitalisme – a ruiné l’ensemble de l’habitat terrestre de l’humain, ce particularisme colonial parle à toute sensibilité, quelle que soit son origine culturelle. Le colonialisme est devenu un universel géographique, géologique. Et en regardant ces bois flottés, aériens, continuant à rendre présente la déflagration, la dispersion des matériaux par le souffle de la violence, l’œil et l’esprit tentent vainement d’écrire et jouer la musique (poésie), formule magique qui enclencherait une reconstruction (la remise en état,  les morceaux ré-assemblés, ré-emboités). Reconstruction équivaudrait alors à retour en arrière, « revenir avant ». Or, tout en en parcourant avec précision, douloureusement, les fractures, les béances irrémédiables et en prenant, finalement, un certain plaisir à épouser les discontinuités de cette morphologie morcelée, n’y a-t-il pas là une « leçon », une piste de solutions aux fracas binaires du monde ? Un plaisir paradoxal s’identifie à cet ensemble dissocié, l’incorpore et réveille la faculté d’auto-réparation cellulaire telle qu’activée par exemple chez certains reptiles amputés d’un bout de leur queue. La réparation, ici, ne consistant pas à remplacer ce qui est perdu, à guérir et faire oublier les fractures et le morcellements mais à les inscrire dans une jouissance d’un autre type au cours de laquelle le fonctionnement cellulaire absorbe les parties absentes, fantômes, les accepte telles quelles, en tire une force nouvelle. Ce qui se traduit en de lentes gestations, germinatives et, tels des bourgeons imprévisibles, en surgissent des organes immatures, discrets et originaux, aux intersections entre bois flottés, racines tramées et ombres souples sur les murs, révélant le travail de la nuit constante, même en plein jour. Des ébauches, des offrandes, imprévues, malhabiles, touchantes. Des commencements possibles. Des formes malléables qui peuvent remplir toutes sortes de fonctions. Selon les mémoires qu’elles vont stimuler. « Il faut laisser s’approcher les images de mémoire, les assembler tant bien que mal en la tête pour constituer, avec de la chance, quelque chose de cohérent. » (p.1304) Il court après ce genre de sites génésiques de l’art – ils ne se décrètent pas, il n’existe pas de guide ou de répertoire objectif – par lesquels sa mémoire est sollicitée, tourmentée, sondée, et à partir de quoi il cultive cette patience de l’approche, cette activité de composition, de jeu avec la chance, d’espoir de cohérence. Souvent pour rien. Mais exercice qui n’a de sens qu’à être toujours renouvelé pour exhumer, de temps à autre, des traces de vécus, de lieux déjà visités, d’actions vécues, les identifier, les cartographier avec avidité car « reproduire visuellement une trace, c’est redonner vie à la cause immédiate de ce qui l’a produite, réveiller son agence dans l’espoir d’en orienter l’effet » (p.256), c’est conjurer le temps qui passe, sans illusion, l’altérer avec du temps retrouvé, immobile, avec l’impression de pouvoir répéter ou modifier ce qui s’est déjà produit, le brouiller dans la latence brillante des larmes.

Pierre Hemptinne

Rêve de gouffre et d’ambulance

Récit tissé à partir de : Jean-Loïc Le Quellec, « La caverne originelle. Arts, mythes et premières humanités », La Découverte 2022 – Michel Cloup, « Backflip au-dessus du chaos », IDA156,Ici d’ailleurs,2022 – Mickael Lucken, « L’universel étranger », Éditions Amsterdam 2022 – Ailbhe Ni Bhriain, « Intrusions 1 & 2 », Biennale de Lyon 2022 – Fabrice Hyber, « Confort éternel » et « Homme de terre », Fondation Cartier 2022 – vélo, pluie…

Mauvais rêves, mauvais réveil. Il arpente la terrasse, cherche l’horizon, tout est bouché, lambeaux de brumes entre les branches, rideau de bruine sur la vallée. Rien ne colle. Rien ne s’ajuste. Il relance le feu dans le brasero, vieux papiers froissés sur les braises grises, poignées de pommes de pin qui crépitent, copeaux, fines branches, bûchettes. La fumée se dissipe difficilement, stagne. Fines douleurs aux articulations, sensation d’une fatigue infinie impossible à déloger. Il se tord les mains, angoisse, les différentes parties qui le constituent ne s’agencent plus. Tout se délite. Tout ce qui a fait sa vie jusqu’ici, se disloque, se fâche, le tourmente. Tout raté. Vivre ainsi n’est pas envisageable. Il ne tient pas en place. Ni physiquement, ni mentalement, agité, cherchant à faite tenir ensemble ses bouts de vie éparpillée, gaspillée. Est-ce le rêve perturbant de cette nuit ? Pas le premier. Ca le mine. En même temps, ces fictions oniriques sont exceptionnelles, précises, diaboliques dans leurs scénarios le conduisant sournoisement au gouffre, l’expédiant  éternellement dans les limbes. Il ne peut s’empêcher de les admirer. Quoi, mon cerveau est capable de monter de telles intrigues cinés !? Mais justement, il veut échapper à cette instrumentalisation de l’intrigue. Faire quelque chose. Il ressort vieux cuissard et maillots et les enfile en tremblant. Il décroche le Thompson. Il y a longtemps, c’était un modèle de pointe au design de course, affûté. Du temps où il y avait encore des compétitions ! Heureusement, tout cela a été arrêté, vu le coût écologique insensé du sport de haut niveau. Dès qu’il pose la main sur le cadre, léger,  ce qui afflue, ce sont des image de routes, les nombreux cols où il s’est arrêté, pour souffler, avaler une tartine en admirant le paysage de l’autre versant. Allez, en selle, dans le crachin, il clippe les souliers aux pédales. Bien que ça se situe au niveau des pieds, ça fait « cordon ombilical ». Quelques tours de manivelles. En avant, il suit la pente douce, lentement, vacillant. Il n’est plus certain de son équilibre. Voilà le carrefour, le col. Il se lance à gauche dans la descente. L’asphalte est mouillé, glissant. Il se laisse aller. La pluie sur ses lunettes limite la visibilité. Quelques superbes lacets. Mon dieu, qu’il a aimé les épouser en se laissant emporter par la vitesse de la pente, jadis, en été. Et à présent, comme il est mal à l’aise, crispé sur les freins, trajectoire mal assurée, flageolante. La frousse de la glissade, aucune cohésion entre ses membres et la mécanique sous lui. Tous ses muscles désolidarisés les uns des autres, tendus, contractés. Il grelotte. Un rehaut, un faux-plat, la nature se mélange à des vestiges de carrières industrielles, le coup de pédale est carré, se cherche, malhabile, sans force. Voilà, le profil de la ville émerge à l’endroit où la vallée s’ouvre aux vastes garrigues. Il bifurque au premier vertige de vestige fortifié, repart vers la droite, longeant la rivière abondante, vive, tourmentée. Faux plats, petits rehauts, courbes roulantes suivant les méandres de la rivière. Il dépasse un village, personne, quelques poules, tout est fermé. La pluie s’intensifie, son rideau de perles de plus en plus serré, violent. Ses pieds sont trempés, chaussettes imbibées, l’eau s’infiltre depuis la nuque jusqu’aux reins. 

La côte, les lacets, la chanson

Voici le pont qui franchit les eaux, et puis, à gauche, l’ascension commence. Une pente droite. Puis les lacets. Il attaque, cherche son souffle, serre les dents, invoque son coup de pédale d’antan. Rien. Oups, trop dur, j’y arriverai pas. Allez, il appuie. Ses mains bien agrippées au haut du guidon. Dans le coteau raide boisé dru, à droite, naissance d’une avalanche, loin, roches dévalant, percutant les troncs, puis éboulis de pierres et graviers sur la route, en même temps que des formes poilues déboulent, rebondissent, le regardent surpris puis cavalent. Zigzag, écart brusque obligé, chute évitée de justesse. Des sangliers ! Allez,  en danseuse, il relance la cadence. La flotte ruisselle abondante sur le revêtement, projetée par les roues. A court d’haleine, lui aussi ruisselant, dégoulinant. Obligé une fois ou deux de stopper, pied à terre. Puis, chancelant, reclippe les chaussures, lentement, debout sur les pédales. Presque du sur-place. Plus de jambes, disparues. Très vite, muscles tétanisés, asphyxiés. Et alors, dans le crâne sourd une musique qui revient de loin. Il en crache des sons, des mots dont il capte les vibrations rythmiques et les transforme en vitamines pour ses poumons, son cœur, ses cuisses. Comme on entend au loin les basses en transe d’une rave prohibée. Une rengaine, une « scie musicale » qui l’arrache vers le haut, lui restitue une fréquence de pédalage digne de ce nom ! Les sensation reviennent comme on disait souvent dans la presse sportive. Il ne les espérait plus. Allez, quand je veux, j’ai encore de beaux restes, grince-t-il en grimpant, mètre après mètre, virage après virage. Concentré, rageur, il scande, « Lâ-cher-prise, lâ-cher-prise »… Ca vient de loin… « dans-le-son, dans-le-son, dans-le-bruit, dans-le-bruit ». Et puis silence. Plus rauque et tremblé, « la-tris-tesse, la-tris-tesse, la-tris-tesse ». Une énergie renait, timide. Une énergie paradoxale, celle que cause la rencontre de deux courants contraires, l’un qui se jette en avant pour s’épuiser et mourir, l’autre qui reflue pour se sauvegarder et se régénérer, les deux se brassant avec remous, écumant sur place, se libérant et se contraignant mutuellement. Alors, il se traîne, certes, mais retrouve un bien être, celui de rester irrigué de forces pas prêtes de mourir, ce n’est pas encore pour maintenant. Une pulsation cardiaque ragaillardie où il entend les réminiscences de sa jeunesse, établit l’illusion d’une sorte de permanence. Il se sent bien dans la flotte, s’y sent chez lui, la nature détrempée, le ciel bas, les nuages à portée de mains, criblés de gouttes. Il prolonge sur les routes à flanc de collines, jusque Saint-Roman plongé dans l’ouate humide. Là sous l’averse il s’appuie au parapet et se confronte à l’absence, la disparition, admire le vide là où, par temps clair, il a admiré tant de fois l’horizon jusqu’à l’Aigoual. Nuages bas, hachures pluvieuses, tout est avalé, lui compris, dissout. Il ne s’est jamais senti aussi près du lointain. Heureux d’avoir libéré des réserves de souffle, il déroule paisible sur la route qui sillonne de Saint-Roman à Colognac, traverse d’infimes hameaux, chiens aux portes, brebis égarées, là aussi, aucun dégagement et le regard, au lieu de s’envoler au-delà des Cévennes vers la plaine et le littoral, végète parmi les vapeurs ombilicales et duveteuses. Entrailles fuligineuses. Forêt, clairières, pâturages ne sont que des motifs graphiques émergeant des brumes dégoulinantes d’eau. On dirait l’intérieur d’une vaste caverne. Heureux dans le déluge, arrivé à Colognac planqué dans l’ouate immobile, il ralentit, il aime tellement la route qu’il vient de parcourir, regrette de la quitter déjà, aura-t-il encore tellement l’occasion de la pédaler ? Il y retourne, repart vers Saint-Roman, à petit braquet et au train, pépère quand ça monte, en roue libre dans les descentes. Les nuages ne sont même plus bas, en fait, c’est la matière nuageuse elle-même qui s’échappe des forêts, du flanc des collines. En s’élevant, elle esquisse des formes qui traînent là, amorphes, comme en une baie aérienne où se remettre de leur accouchement, avant de dériver en nuages, peu à peu, vers la plaine. Il est au cœur même de cette bourre onirique, milliards d’infimes circonvolutions informes qui, lorsqu’elles naviguent haut dans le ciel, organisées en masses crémeuses claires ou sombres, font penser à ceci ou cela, un animal, une plante, une personnalité connue, un objet familier. Il est au cœur d’une myriade mouvante de filaments dont l’activité spontanée fait naître des dessins suggestifs que contemplent les humains. Il s’était toujours dit : si j’avais de l’argent, je collectionnerais les peintures et dessins de nuage. Il en a fait une collection virtuelle. 

Dans la caverne des nuages

Le tracé du chemin est un long boyau cotonneux, non plus une route, mais un passage secret reliant les deux hameaux. Il y vagabonde, scrutant les formes, les ombres sur les parois brumeuses, émerveillé par ces coulisses infinies des inépuisables paréidolies. Des signes ainsi gravés dans l’impalpable viennent à sa rencontre, lui rappellent symboliquement ou allusivement, selon l’interprétation flottante qu’il en produit instantanément, l’enchaînement des différentes étapes de la gestation de son devenir, sélectionnant les faits saillants de l’enfance, l’adolescence, l’éducation sentimentale, l’apprentissage social, les rêves, les chimères, les cauchemars. Mais aussi des visages, des parties de corps, bouts de ventre, des bras, des reins, des nuques, des épaules, des nombrils, des seins, des bouches, des jambes, morphologies personnalisées, rappelant des êtres connus, mais aussi fantasmées, évoquant des relations virtuelles, imaginées.  Sans rien de figé, rien d’univoque ni aucune linéarité arrêtée. Tout semblant se dérouler simultanément en permanence, composant et se décomposant, se rejouant sans cesse, confirmant l’impression que le temps s’immobilise une fois pris dans les brumes, donnant l’impression d’une destinée toujours ouverte, en train de se faire, pas si éloignée de l’état de jeunesse et des origines, au plus près du processus de création continue du monde selon l’ontologie animiste. Il inhale et exhale. Des fumeroles abstraites ou figuratives rentrent et sortent de son corps. Des signes d’air. « Une sorte de placenta cosmique, un magma originel où tous les êtres vivants et imaginaires se confondent en des jeux formels » (Lorblancher cité par Le Quellec) Il se recompose. Il exulte. Il entrevoit de probables marges de manœuvre. Ce n’est plus en rageant mais en éclats joyeux qu’il scande les mêmes mots, les mêmes sons, les mêmes images, « lâ-cher-pri-se « . Chant libératoire, accents de triomphe. Puis le déluge cesse, sauf dans les arbres, la forêt pleut tout entière, à retardement, de feuille en feuille, intenses goutte à goutte désynchronisés, tambourinements arythmiques, bouleversant la perception de l’espace. «C’est alors, dans ce lieu déjà sensible au plan acoustique, une superposition sonore remarquable des chutes de gouttes d’eau dont l’espacement temporel aléatoire ajoute à l’effet singulier de spatialisation sonore et de timbres divers suivant la nature de la surface percutée par la goutte d’eau : claquement dans un creux, glissement sur une stalagmite, éclatement sur le miroir de la flaque d’eau, ruissellement sur des parois irrégulières, etc. » (Michel Dauvois cité par Le Quellec) Ce sont de véritables torrents qui atteignent et traversent la route, charriant branches, cailloux, sables, dépouilles animales.

Reprendre la musique des mots épuisés

De retour, trempé, transi, il descend les bâches plastiques translucides qui ferment l’espace de la terrasse, se défait du cuissard et maillots, gisant à terre dans une flaque. Roulé dans un grand essuie et ensuite une couverture, il se plante au plus près du brasero, grelottant. Heureux, hagard, une certaine consistance en cours de distillation. Il extirpe le meuble avec l’antique sono, branche le matériel. Il a absolument besoin d’entendre, d’exhumer en version complète, la musique qui lui est revenue en plein effort, qui l’a aidé à se hisser en haut du col. Il retrouve le disque. Michel Cloup, Backflip au-dessus du chaos. L’album de la bifurcation, celle tant invoquée espérée dans les années 20, et puis non, condamnée, enterrée en grandes pompes, au nom de la lutte contre l’écologie punitive ! C’est parti, plein tubes. Les décibels secouent le silence d’après déluge et partent en ondes à travers hameau et vallée. La musique est une charge, une fuite effrénée, une machine emballée, un galop fou, avec syncopes suivies de nouvelles accélérations. Des incantations et des fuites en avant acrobatiques. Lâ-cher-prise, lâ-cher-prise. Réflexivité, retour sur ce qui s’est passé, coup d’œil prospectif sur ce qui vient, c’est bouché. « C’est aussi à cause de la tristesse », mon dieu, oui, quelle longue histoire de tristesse, quel long entrelacs de choses tristes. Le visage tourné vers les flammes, il ruisselle à nouveau, mais de larmes, irrépressibles. Enfin, la tristesse est nommée là où il convient. Pour avancer, construire, simplement faire des choses, il aura fallu sans cesse composer avec un ordre des choses infligeant tristesse sur tristesse, qui en fait un système d’assujettissement, longue traîne de la croissance destructrice. Dans cette musique et ses paroles, il n’entend pas l’apologie du lâcher prise managérial, résilience des soumis, pas plus la paix new-age, non, elles fulminent d’injonctions contradictoires, lever le pied ou s’entêter. Lâcher prise sans rien lâcher, comment façonner ce double front, intranquille, en façon de voir le monde, d’y tracer un chemin ? « Perdre le contrôle, ou le prendre ». Si vous lâchez prise, il sera exclu d’envisager être encore à la manœuvre de quoi que ce soit. Et ça les arrange bien. D’où l’organisation du travail, vraie industrie mortifère de perte de sens, d’où le régime économique indissociable d’une pauvreté endémique. Il faut faire lâcher prise au plus grand nombre. Leur présenter ça comme une promesse de bien-être. Musique et paroles surfent sur une crête de non-retour. Ligne de fuite disait Deleuze. Il vaudrait mieux lâcher prise, mais ce n’est plus possible, c’est trop tard, on en a trop vu, trop su. Ces sons et ces mots miment l’agitation, la manière dont on se débat, pollués par l’hyperactivité capitaliste, comment on se secoue pour échapper à l’entropie suicidaire consumériste. Lâ-cher-prise, c’est s’accrocher au tout foutre en l’air, sans plus raconter, sans plus raisonner, en donnant des coups, animalement réfugié sur quelques esquifs bienveillants. La musique par exemple, et l’amour. Leurs mélodies en de fragiles plages, rares sources d’oxygène. Se débattre entre les quelques points de subsistance qui s’amenuisent. Comment cesser d’être sur le qui-vive ? Les mots, épuisés, disent en finir avec la narration du quotidien, du réel, car ils ont beaucoup raconté avant,pour rien. Ils partent vidés, ils reviendront, ils recommenceront, plus tard, après. Alors, c’est la guitare qui balance. Plutôt, via le musicien-chanteur à bout et au bout de quelque chose, la fusion insomniaque entre guitare et fin du narratif parlé. Galop fou. Pétage de plombs, hors des ornières. Ce que l’on a refusé d’entendre dans les mots, enfin déchaîné, désaliéné, déprolétarisé, dans l’éloquence exubérante, électrique, feu de paille assumé. Mon dieu, pendant combien d’années s’est-il lui-même maintenu au bout de quelque chose, juste pour y être, sans alternative, s’est-il traîné, cherchant comment passer outre, refusant d’abdiquer mais de plus en plus fantôme ? Il écoute en boucle Lâcher prise. Il y trouvera le passage.

Il transforme sa terrasse en grotte où l’on danse

C’est rare qu’il dérange la paix du lieu par un excès sonore. Une, puis deux, puis trois habitants-e-s du hameau le rejoignent, se faufilent sous l’abri. Puis d’autres encore, l’entourent, tendent les mains aux flammes. Têtes dodelinant progressivement au rythme de la musique. « Plein régime, pleine puissance, à fond, musique au taquet », les écorchés rappliquent comme papillons nocturnes vers les flammes claires. Certains spécimens cévenols, plus lointains, rescapés des années hippies, ont quittés leurs yourtes. De véritables créatures des bois, leurs ombres projetées de théranthropes confèrent à l’assemblée un caractère animiste, circulant entre les présents, glissant sur les parois plasmatiques qui referment la terrasse, peintures rupestres s’animant, créatures d’ailleurs mêlées à la compagnie humaine, infiltrée par d’autres mondes, troublée en ses intériorités. « Les thérantropes ne seraient pas des hybrides, mais offriraient une solution graphique au problème que pose la représentation d’une intériorité humaine non spécifique aux humains, puisque dans une mondialisation animiste il n’existe pas de discontinuités entre humains et animaux. » (p.587) Ils étalent des peaux, des fourrures miteuses, s’y installent, roulent des joints, bourrent des fourneaux de pipe. Le volume sonore est trop élevé pour parler, pour s’entendre. C’est justement ça qui fait toucher un autre réel immédiat. Les mains s’empoignent, les têtes s’embrassent, les bras accolent. Les yeux échangent le « ça fait du bien », donnent à voir, grands ouverts, jusqu’où la musique remue l’âme de plus en plus gagnée par le frémissement des BPM. Rapidement, marmite de soupe, casserole de vin chaud, casier de bière, bouteilles de vin, gros pain au levain et fromage font leur apparition ainsi que les rites de commensalité. Naturelle. 

L’album déroule en entier, dans l’ordre, puis, obstinément, inlassablement, en lecture aléatoire. Certains s’en souviennent, d’autres le découvrent. Tous reconnaissent peu à peu en cette suite de musiques-chansons la topographie d’un moment charnière, gravé dans leurs chairs, l’année où quelque chose a définitivement basculé. Celle où l’on a compris qu’il était trop tard pour éviter le +1,5°. Celle où il était illusoire de croire que le politique allait agir efficacement contre le réchauffement climatique ou même contre la sixième extinction. Année où cette impuissance est devenue manifeste, indiscutable, couverte par des mesures de plus en plus indignes, cyniques et criminelles à l’égard des chômeurs, des migrants, toujours au nom de la croissance, cause de la crise climatique ! Année ou la Cop sur la diversité accoucha de rien, du vent, qui fut jugé historique (parfois avec guillemets). Année du Mondial au Quatar un sommet d’irresponsabilité et de corruption de tous les puissants bien assis sur les droits humains. Année où les pessimistes et défaitistes découvrirent qu’ils ne l’avaient pas été assez. Mais il fallait continuer à espérer, inventer des rituels de désobéissance civile, se maintenir en vie. Presque une maladie, une façon de métaboliser le désespoir et le chavirement épochal. 

Morceau après morceau. Répétition de morceau après répétition de morceau. Les phrases parlées, psalmodiées, sculptées à vif à la guitare pénètrent les corps, une constellation de rengaines imparables gagnent les cerveaux et les nerfs, réveillant des souvenirs, le récit du dépassement irrévocable, réactivant la distance parcourue depuis cet effacement de tout cap tenable. Les chemins de l’épuisement. Toute cette matière musicale oscille entre compte à rebours irrémédiable et passage en force vers d’hypothétiques espoirs. Où recommencer. Demain. Où retrouver de l’incertain. « La conceptualisation de l’incertain sert à l’exploration critique du monde » (Lucken, p.136), de quoi maintenir l’accès à des champs libres.

Au rappel du déni massif induit par l’empire numérique : « La maison est en feu, mais tant qu’il y a du wifi, tout va bien « , les têtes approuvent, sourient. Rompre avec les technologies a été une impulsion salvatrice qui rassemblent ceux et celles qui sont là. De même qu’affirmer vouloir exorciser l’hégémonie coloniale. C’était très mal vu en 2022, être blanc et engagé-e-s dans le décolonialisme s’étaient s’exposer au harcèlement, aux intimidations, aux acharnements médiatiques. « Ton héritage se fissure, ton emprise se craquèle, ton discours se dissout, ta parole brûle ». Alors, ils se libèrent, se déchaînent, danse tribale frénétique, ça pogote, la terrasse tremble, doigts d’honneurs en pagaille vers le ciel, vers la vallée et les villes là-bas, en bas. Ils l’avaient bien dit, apôtres bafoués du décentrement et de la réparation, ils sont fiers, grâce à cette chanson, d’avoir soutenu les militances décoloniales, ils ne sont plus les parias de l’occident. « Ton fauteuil brûle, ton fauteuil brûle », à pleins poumons, chœur égosillé et anarchique. Les écorchés transfigurés dansent. Ils dansent le chemin de croix, les engrenages ponctuels ou récurrents, qui les ont conduit vers la bifurcation, car ils-elles, au moins, ont bien bifurqué, c’est pour cela qu’ils se retrouvent là. Bien que tous sur des tracés singuliers, ils ont progressé de rupture en rupture, avec leur milieu, avec leurs proches, confronté-e-s à la difficulté de construire un refuge affectif dans des conjonctures instables, plongeant, remontant, battus, refoulés, entretenant un reste d’énergie primale, préservant coûte que coûte un ancrage humain, une croyance dans l’autre, pour un jour, sans faute, se relever pour toi, découvrant que l’art de la résurrection, ça se cultive, à l’aveugle, avec obstination, au cas où. Le seul art qui reste, qui ait du sens, finalement.

Communauté d’oreilles et de tripes écorchées

Selon l’ambiance du morceau, le groupe de femmes et hommes dans la grotte éphémère adopte des configurations différentes, abstraites ou figuratives. Clavier captant les échos lointains d’une sirène, « Mon ambulance » arrive, un cercle s’esquisse, une ronde en pagaille, potache, moqueuse, les lèvres silencieuses pleines de pin-pon. Les gestes larges appellent les fatigués et épuisés du monde entier, « viens avec moi », inlassablement, voudraient n’oublier personne, transformer leur refuge en véritable arche de Noé. « Viens avec moi ». Un-e de l’assemblée fait mine de défaillir, aussitôt porté-e au centre où les paroles de la chanson, scandées collectivement sous forme d’ordonnance, servent de premiers soins.

Les chemins parcourus sont balisés de pertes et d’absence qui s’installent, font partie du quotidien, « dix ans, dix années » s’écoulent comme pour rien, et soudain oui, tous, ils se souviennent des séparations, des échecs émotionnels, marqués au fer rouge, le « sans toi »  leur colle à la peau. Les communs de l’égarement s’emparent des regards, les équilibres flanchent, ils tanguent, miment des aveugles, circulant, bras tendus, sans jamais se toucher, ils sont là sans se voir, sans se connecter, perte et solitude. Errance semée aussi de morts cruelles, précoces. Ils en sont habités, ils vivent avec, échangent sans cesse avec les absents, les prolongent. De moins en moins de séparation entre vivants et disparus. « Ciao Ciao mon ami » les cœurs tremblent, fondent, des couples s’enlacent, sans choix, sans se soucier des genres, et tanguent lentement, en slow diaphane, presque envolé. 

Au murmure lointain du « Vieillir c’est… », ils s’immobilisent. Si, pour la plupart, vieillir est leur lot depuis pas mal d’années, l’expérience est peu explicitée et prise en compte, peu de mots sont mis sur ce qu’elle représente. Tabou. C’est l’antichambre de la fin, déjà vous ne comptez plus. Alors, là, ils-elles se concentrent sur les paroles, enfin. Quelques plus jeunes se sont mis en retrait, les regardent écouter, essaient de ressentir ce qu’ils sentent, en profitent pour vider un verre de vin, tirer sur un mégot. « Vieillir, c’est brutal, vieillir, c’est banal ». C’est ça. Ils rient et approuvent : « angoisser pour tout et en même temps n’en avoir plus rien à foutre de rien ». Tout au long, il y a une atmosphère qui « regarde ailleurs », se détache, accepte l’inéluctable et, en même temps, tisse un fil qui veut rester en vie, « c’est ennuyeux, c’est ambitieux », indicible, propre à chacun-e. Une épreuve irrésolue toujours plus proche. Dans le déroulé aléatoire, tout au long de la nuit, chaque fois que revient le son emblématique des luttes quasi préhistoriques, sans âge,  « L’internationale 2022 », ils se figent, statues magnétiques, bras levés, regardant haut devant, galvanisés, pieds battants, pupilles brillantes, joues mouillés, toujours prêts à y aller, marqués, ravagés par la fatigue, écarquillés par un espoir insensé, retrouvant le sens du merveilleux. Oscillant, prêts pour l’internationale du recommencement. Au fil des heures, au bout de la nuit, les morceaux continuant à tourner comme des satellites, c’est un mélange de karaoké et d’air guitar, on n’entend plus la voix de Michel Cloup, ils-elles chantent plus fort, éraillés, faux, emportés, pas synchros, hors d’eux-mêmes, bousculade heureuse, la tristesse pâlit, l’émergence de l’espoir primordial traverse les corps.

Il jubile en cette communauté d’oreilles et de tripes impromptue.

Ils gagnaient leur vie en écoutant de la musique

Cela lui rappelle une des plus heureuses périodes de sa vie. Il la gagnait, sa vie, en se tenant journellement dans un endroit où arrivaient des centaines et des centaines de disques, venus du monde entier. Chaque semaine de nouveaux arrivages. Il était payé, avec d’autres, pour les déballer, les examiner, lire les pochettes, regarder les images, les authentifier, les expertiser, les faire passer du stade d’objet commercial à celui d’objet de connaissance du monde, d’objet privé à objet de bien public. Il lui incombait d’en organiser l’écoute au sein d’un petit groupe de travailleurs et travailleuses. Tout le monde était motivé par cette activité d’audition collective. Tendre l’oreille ensemble, en débat et controverse, vers une prise de connaissance de ce que sont ces musiques qui viennent du monde entier, sans préjuger de la forme à donner à ces connaissances. Page blanche. Il ne s’agissait pas de formaliser un savoir particulier, spécifique, par exemple musicologique, non, simplement, une conscience de ce que ces musiques éveillent en chacun, et l’entraînement à le verbaliser. Il y a des conseillers qui régulièrement venaient animer des réunions, proposer grilles de lecture, éveiller l’ouïe, exercer l’oreille, faire entendre les contextes, par exemple, ouvrir des perspectives en rendant audible ce qui échappe. Et puis, il y avait un lieu public où ces disques écoutés ensemble étaient mis à disposition de la cité, rangés par genre et par ordre alphabétique dans des présentoirs et, surtout, diffusés publiquement. Des gens venaient, en permanence, à toute heure, en quête de disques à emporter chez eux, pour les écouter, les installer dans leur espace privé, durant une semaine, seuls ou en famille, et des dialogues – le plus souvent schématiques, voire par signe – s’établissent entre le petit groupe qui a écouté au préalable les disques, et ceux et celles qui viennent en recherche de musiques. Des conversations parfois chaleureuses, pleine de connivences, parfois conflictuelles, houleuses, dégénérant en invectives, reflétant les enjeux de hiérarchie sociale inculqués via l’acquisition des goûts et des couleurs. Là, pas de « bulles de filtres », tout le monde entendait de tout, la vraie diversité, rocailleuse, chacun-e était confronté tantôt à des sons familiers, empathiques, tantôt à des formes musicales étrangères, insupportables, irritantes, révulsantes. Peu à peu, lui et les personnes avec qui il travaillait tous les jours, bricolèrent une diplomatie pour déminer ces conflits, les dépasser, en faire l’essentiel même de la circulation des musiques au sein du corps social.

Ca s’appelait une médiathèque.

Des ruines cavernes, de l’humus, de l’émergence

La nuit s’achève. Peu à peu les convives s’éclipsent. On les entend brailler, les paroles et les timbres déclinant dans l’aube qui pointe. « Un emoji qui pleurt, un emoji qui rit ».Certains resteront dormir là où ils sont tombés. Les braises rayonnent. Les oreilles grésillent comme jadis en sortant des concerts enfumés. Vidé, rattrapé par les mauvais rêves, sur les édredons amassés contre le mur, il ramasse les miettes, patiemment reconstruit le puzzle, redonner forme et cohérence au vécu. Inlassablement, tapisserie de Pénélope, attente sans fin. Des images lointaines resurgissent, gagnent et occupent son esprit, vues à la Biennale de Lyon en 2022, des grandes tapisseries grises de ruines effroyables évoquant un nombre incalculable de vies brisées, martyrisées. L’image originale est un montage numérique. Elle condense à peu près tout ce que le monde produit comme gravats, dont la finalité est la destruction, un monde-ruine monumental, total et spectaculaire. En même temps, à force de regarder la matérialité tissée de ces images, et probablement grâce au rendu des fils – en imaginant la transformation des pixels en brins de laine enchevêtrés, noués, l’image transite dans un organisme qui la digère, l’assimile, se l’approprie et devient objet fabriqué, palpable- ces catacombes de bêton acquièrent les caractéristiques de paysages naturels accidentés, fracassés. Fouiller, chercher une vie dans les cavités sauvages des ruines, des immeubles broyés. Où se soigner, réapprendre les rituels célébrant l’émergence d’un renouveau permanent, défiant l’apocalypse, une germination archaïque, erratique, expérimental qui survivrait à l’effondrement . « Je me relèverais pour toi ». Quand il s’endort, ce sont d’autres images qui glissent dans son sommeil, avec lesquels il essaie de trouver un apaisement, celles du « confort éternel » et de « l’homme de terre », sortes de fiches techniques peintes par Fabrice Hyber, éloge paisible de la décomposition, de l’humus et de la résurrection en végétaux. Chasseront-elles les mauvais rêves ou les attiseront-elles ? Elles attisent en lui, depuis leur découverte à la Fondation Cartier, un point de convergence entre l’ensevelissement et la promesse de l’émergence, tantôt proche, tantôt lointain, sans que cela l’aide vraiment à tarir les angoisses de fin, même si c’est beau à voir, si la raison y trouve de quoi se bercer de l’illusion d’un continuum. « Claude Lévi-Strauss a corrélé le thème de l’Émergence primordiale de l’humanité au mouvement de poussée végétale. Le modèle en est selon lui « la pensée pueblo, car elle conçoit la vie humaine sur le modèle du règne végétal (émergence hors de la terre) ». » (p.660) Le genre d’images que distribue mon ambulanceViens avec moi.

Pierre Hemptinne

L’alouette et la cendre du dernier camp

Fil narratif à partir de : Jean Laronze, Le chant de l’alouette, Musée ses Ursulines, Mâcon – Tarik Kiswanson, Surge, Becoming, Nest, Biennale de Lyon 2022 – Ugo Schiavi, Grafted Memory System,Biennale de Lyon 2022 – Hans Op de Beeck, We Where the Last to Stay, Biennale de Lyon 2022 – des coings – Becket, Molloy, Éditions de Minuit – Rob Dunn, Une histoire naturelle du futur, La Découverte 2022… 

Sur un établis, le soleil éclaire à travers le feuillage rouille clairsemé, une collection de pots remplis de gelée de coing. Selon la maturité des fruits, la part de pulpe dans le jus, la quantité et la nature du sucre, la durée de cuisson, les couleurs varient, du presque rose translucide au doré tourmenté et obscur. Le parfum et le goût du coing l’accompagnent depuis des décennies. Le parfum à l’automne quand la récolte étalée sur des claies, au fond du couloir, se répand dans toutes les pièces, flotte sur le pas de la porte. Sur le pain, toute l’année, avec ou sans fromage. C’est une émotion olfactive et gustative constante, la coulée des saisons, des ans. Passer du temps dans l’arbre, au haut de l’échelle, pour soigner, élaguer ou récolter, lui a toujours été agréable. Il garde à portée de main et de regard, les deux derniers fruits et en suit, de commentaires muets et contemplatifs, l’altération jour après jour, nature morte vivante qui stimule l’émergence d’autres souvenirs…

C’est un petit musée de province dans une bâtisse historique, un ancien couvent, les planchers grincent. Il s’immergeait dans les pièces consacrées aux paysages. Pas n’importe lesquels, ceux de la région, du pays alentour. Ceux qu’il avait côtoyé à vélo, les jours d’avant, ou qu’il avait aperçu au loin, depuis les hauteurs des vignobles pentus. Un lien direct relie musée et environnement, l’image artefact à son image originelle. Mon dieu, c’est tellement plus gai que les grands musées. Soudain, près d’une porte, une lucarne éclairée ouvre vers un horizon qu’il connaît, voilà des ondes qui l’ont déjà baigné, traversé, il s’attend à reconnaître le paysage représenté, encadré. De loin, sous verre, infusent lueurs vaporeuses, couleurs chaudes aériennes, brumeuses, silhouettes indistinctes dans les poussières. C’était pour lui l’appel d’un état antérieur, un lieu, une atmosphère, gravée en lui, faisant partie de lui. En s’approchant, l’effet s’atténua, c’était une illusion, se dit-il, déçu. il y avait là des figures s’accordant mal avec le souvenir qui s’était réactivé. Une femme vue de dos. L’ombre d’un troupeau. Dans le ciel, un oiseau immobilisé. Le titre, cependant, nommait ce qui l’avait happé de loin dans cette toile : « le chant de l’alouette ». 

Pour lui, le chant de l’alouette, c’est le chant de nulle part, la musique d’un lieu insitué, dans les airs, partout, pourtant charnel. Il fuse lors de longues échappée à vélo, dans les campagnes, sous le soleil, quand le dernier hameau traversé n’est plus que souvenir et que le clocher du suivant pointe à peine, parmi les peupliers alignés, au bout d’une route qui n’est que successions de S. Ah, la sensualité qu’il y a, faisant corps avec le vélo, d’épouser l’enchaînement organique de ces S du chemin, ivresse de penser avec tout son corps, d’épouser l’énergie rhizomique même du paysage. (« Paul Klee (…) conçoit les lignes en S comme les signes par excellence de la nature et de la pensée » p.270). Soudain des fossés herbeux, de la lisière des blés, un remous végétal, un bref nuage de paille d’où se propulse un envol d’ailes. Et quelques secondes plus tard, très haut, l’élévation chorale, discrète et jubilatoire, bris sonores miroitant, impossible à localiser, surplombant le cycliste. Mirage. C’est un plaisir de pédaleur solitaire, perdu dans les campagnes, de se sentir signalé et suivi par ces vigies invisibles. Elles lui donnent des nouvelles de celles qui sont au ciel, en premier lieu sa mère, morte très jeune, à laquelle il n’a cessé de penser en ces termes « elle est au ciel », reprenant à son compte, naturellement, cette expression consacrée bien chrétienne, bien entendue près du lit de la morte. Mais du coup, deviennent célestes, d’autres femmes perdues et qui ont compté pour lui. Ce sont leurs voix scintillantes, comme celles des sirènes, mais ici inoffensives, au contraire, protectrices, que dans l’effort cycliste, hypnotique, méditatif, il entend le suivre d’en-haut, puis s’évanouir. Cela suffit, cette visitation le transporte d’un bonheur intemporel, toutes les périodes de sa vie affleurent, se mélangent, comme s’il se racontait et rendait visible tout ce qu’il a fait et est devenu à sa mère qui le visite.

Alors, une fois bien campé devant la petite toile, il a une déception, « ah non, ce n’est pas mon chant d’alouette, ça ». Les éléments figuratifs et leur mise en scène anecdotique sont trop étrangers à ce qui le charme dans cette musique. Une présence féminine, oui mais, pas celle-là, pas si tangible, du bétail, pourquoi pas, mais plus lointain, et enfin, cette silhouette d’oiseau, bien sûr est symbolique ou générique, mais sa morphologie lui semble approximative, encore que ce sur place prélude à l’ascension, peut-être, bon disons que sur cet aspect, il y a doute ! Ce faisant il se familiarise avec les détails et l’impression d’ensemble. Plus il entre dans l’image, et plus « eh ben, finalement, c’est exactement ça ! ». Cette surprenante adéquation s’articule dans un mouvement imperceptible de la femme vers l’oiseau. Dans une atmosphère proche de L’Angélus de Millet que le peintre a décliné  en multiples scènes, la paysanne a suspendu sa tâche dans la chaleur, l’outil immobile, le bassin au repos. Ca se passe au niveau des épaules et de la nuque, un léger mouvement, une amorce mimétique par laquelle la femme aspire à être l’alouette, prépare son propre envol pour l’accompagner, s’élever avec elle. Dans cette esquisse d’un élan, un désir, elle rejoint sa part céleste, devient elle aussi une « femme au ciel », du moins le temps de sa pause, de sa rêverie. D’autre part, la femme, dans la toile, est elle aussi vaporeuse, diffuse, en fusion avec l’immatérialité du paysage, les lumières chaudes et brumeuses, remuée par la sensualité latente qui brouille les contours des arbres, buissons, des haies, des maisons, des brebis, des landes.

Ainsi, le halo de cette image l’aura hélé au nom d’une affinité singulière, inattendue, puis se sera révélée iconologiquement impropre à assumer les émotions qu’elle promettait, et enfin, malgré ce qu’au niveau des figures assemblées il identifie comme discordant avec son vécu du thème représenté, l’image le séduit, l’enchante même, transcendant son rapport singulier au chant de l’alouette ! La peinture se révèle dotée d’une puissance propre qui déjoue ses attendus et raisonnements de regardeur. Cette puissance, dépendante de ce que le peintre a réalisé, sa vision, son attachement pour le thème, ses techniques pratiquées, exerce sur lui une attraction qui s’autonomise (partiellement) par rapport au geste artistique. D’où découle la force de l’émotion, authentique, et cet effet de magie qui ne semble pas pouvoir provenir uniquement de ce cadre accroché au mur…

Il lui faut des semaines de rêveries ponctuelles, aléatoires, progressives, pour restaurer de façon précise, fiable, l’image de cette visite au musée. C’est une occupation sérieuse comme celle d’une écriture répondant à une commande. « C’est dans la tranquillité de la décomposition que je me rappelle cette longue émotion confuse que fut ma vie, et que je la juge, comme il est dit que Dieu nous jugera et avec autant d’impertinence. Décomposer c’est vivre aussi, je le sais, je le sais, ne me fatiguez pas, mais on n’y est pas toujours tout entier. » (p.39) L’état de décomposition est aussi grand vecteur de correspondances…

De ces minutes de bien-être devant un paysage peint, le baignant de souvenirs où, en roue libre dans les champs labyrinthes, il traversait des extases irrationnelles, entendant la musique de sa mère au ciel dans des espaces ouverts à tous vents, il ressort avec l’envie aiguisée de fouiller sa mémoire, ses paysages intérieurs. Mais ce qui lui revient alors en premier ce sont des rêves, des rêves qui se confondent avec la réalité de ce qu’il a vécu. Ces couches s’interpénètrent de plus en plus. C’est fou, plus il limite sa mobilité, se contentant d’un périmètre réduit, plus il effectue des voyages spatio-temporels dès qu’il dort. Il revisite    des espaces clos dématérialisés, inaccessibles, généralement vides, au moins au début du rêve, et où subsistent des vestiges de son passé qui l’attendent, qu’il doit récupérer. C’est incroyable le nombre de ces lieux qu’il revisite ou plutôt qui le visitent en rêve. Ce sont eux qui reviennent, leurs images qui le saisissent et pourtant, en ces lieux, il ne pourra plus jamais retourner. Autant de cocons temporels, provisoires, à l’abris desquels il a peu à peu pris sa forme actuelle, en partie aléatoirement, en tout cas sans maîtriser les processus. Et puis, il y a des œuvres d’art qui lui parlent de ça, qui le plonge dans la relation qu’il entretient avec certains lieux où il a vécu et qu’il continue d’habiter – en tout cas un double fantôme de lui, à l’instar de membres fantômes séparés, confiés à ces lieux. C’est cela qu’il rencontre, à la Biennale de Lyon 2022, errant dans le musée Guimet vide depuis des années et où des œuvres ont été installées. Il a toujours aimé s’infiltrer dans des bâtiments désaffectés. Le musée n’a cessé de vivre sa vie et la présence de cette existence cachée, dans les mobiliers, les ustensiles, les équipements orphelins, fait concurrence aux œuvres accueillies. Sauf si elles jouent avec et intègrent l’acte d’image produit par la configuration des différents espaces intérieurs (chaque salle, chaque pièce est avant tout, quand on la découvre, une image qui se réveille et se manifeste, une image de la relation des hommes à l’histoire naturelle telle qu’ils l’on voulue). Comme dans cette salle consacrée autrefois à documenter le processus des chrysalides, à travers leur diversité et spécificité. Elle est vide, repliée sur elle-même, vitrines fermées, coursive et armoires d’archivages cloîtrées, muettes. Déconnectée de toute fonction utilitaire, de toute linéarité historique, elle a bousculé les règles naturelles, jusqu’à renversé les lois de l’apesanteur. Du mobilier fonctionnel, caractéristique des fonctions de cette institution savante, s’est élevé et collé au plafond. Cela évoque bien ces lieux jadis familiers dans lesquels on revient en rêve et qui, imperceptiblement, ont quelque chose d’irrémédiablement transformé, érodant leur ancienne bienveillance par quelque chose de trouble et d’inquiétant. On ne s’y abandonnerait plus de la même manière qu’avant. Deux, trois énormes cocons blancs flottent dans les airs. Sans doute ont-ils glissé des vitrines lors du déménagement et n’ont-ils cessé de croître mais sans jamais éclore. Cocon à jamais. Ils sont leur finalité ultime, se transformant en astres d’albâtre luminescent, légers, la pièce se transformant en incubateur lunaire d’une nouvelle cosmologie. Et, toujours en référence aux rêves visitant les chambres de nos anciennes demeures, ces cocons évoquent le fait que dans les pièces où l’on a grandi, où l’on s’est construit, quelque chose de nous continue à y évoluer, en chrysalide énigmatique, matérialisant le fait que là où l’on n’est plus, quelque chose de nous continue une vie parallèle, des parties de nous, larguées, devenues indépendantes et alimentant à distance le sentiment d’avoir toujours une part de soi en latence, en couveuse quelque part et que l’on aurait oublié en changeant de logis. Dans certains rêves, cela peut se traduire par cette sorte d’angoisse insupportable d’apprendre que l’on a oublié son chien, ou pire, son enfant, sur un parking d’autoroute. 

Ses pensées spontanées organisent sans préméditation, simplement comme un penchant luxurieux, la confusion entre le vécu, les faits avérés, les rêves inspirés par ce vécu ainsi que les interprétations successives et tâtonnantes de ce montraient la part récurrente, insistante, de ces rêves. C’est cela se raconter ? Une délicieuse indistinction entre réalité et production onirique. Avec beaucoup de silence, de passages à vide, de mutisme .« En fait, je ne me disais rien du tout, mais j’entendais une rumeur, quelque chose de changé dans le silence, et j’y prêtais l’oreille, à la manière d’un animal j’imagine, qui tressaille et fait le mort. Et alors, quelquefois, il naissait confusément en moi une sorte de confiance, ce que j’exprime en disant, Je me disais, etc., ou, Molloy, n’en fais rien, ou, C’est le nom de votre maman ? dit le commissaire, je cite de mémoire. » (p.146)

Revenir en rêve dans des lieux jadis habités, avec lesquels il faisait corps, c’est souvent aussi les revoir tels qu’ils étaient, intangibles, fonctionnant comme les cadres d’un mythe d’origine à déchiffrer, mais aussi, parfois, théâtre de bouleversements, tentatives de réécriture de son passé, sans qu’il y soit associé, juste instrument. C’est ce genre de tableau qui envahissait la grande salle du Musée Guimet. Elle avait été le cœur où l’on avait célébré l’histoire naturelle à l’ancienne, telle qu’on l’écrivait à l’époque de la création de ce musée, selon une vision de l’homme au centre de la création. Même si, il faut bien le dire, parmi l’état des connaissances accumulées et exploitées dans le dispositif muséal, ses coulisses, ses ateliers, ses laboratoires, il y avait de quoi mettre sur la piste d’une sortie de l’anthropocentrisme. C’est là, dans cette ancienne cathédrale des sciences du vivant, que se dressait en 2022 la structure irrégulière et vandalisée d’un vivarium ou aquarium, non pas inerte mais en pleine métamorphose. Un empilement de vitrines abandonnées lors du transfert des collections vers un autre site plus spectaculaire et moderne. Des espèces qui y étaient encagées, au nom de l’asservissement de la nature, sont mortes délaissées ou, au contraire, se sont libérées. Certains panneaux vitrés ont disparu. L’architecture d’enfermement du vivant est en ruine et abrite de nouvelles hybridation entre dehors et dedans, décentrement de ce qui fonde les connaissances et détermine de quel point regarder et être vu. Ca déborde et ça creuse à la fois les intériorités insoupçonnées de la cage. Ce qui était confiné n’a cessé de faire fermenter la configuration d’une future liberté à conquérir et coloniser. A présent que la prison est ouverte, cet imaginaire bactérien est en route, autour de cet étrange assemblage. C’est une ruine de verre illuminée crûment en permanence –  référence aux usages tortionnaires de la lumière dans certaines cellules -, où croissent des végétaux mutants parmi détritus, ossements, fossiles, dans une lumière cadavérique ; où s’élaborent des organologies expérimentales entre les ramifications technologiques, ces racines transportant l’énergie et la sève des data, et le végétal condamné à s’approprier l’environnement colonisateur de l’intelligence artificielle. Une étrange jungle « technologico-organique ». Déprimante et porteuse d’espoir à la fois, la dimension « jungle en devenir » forte d’une silencieuse déflagration positive, dès lors que la génération en pagaille de la diversité peut y relancer une sélection créative, des équilibres innovants, à l’opposé des tendances à nettoyer/aseptiser la nature. Le grouillement incontrôlable cesse d’être connoté négativement, devient icône de résistance, de foutoir salutaire. « On pense que les bactéries résistantes ont moins de chances de durer si elles sont en présence de bactéries rivales (dont beaucoup produisent leurs propres antibiotiques) ou de parasites et de prédateurs. Plus un hôpital (ou votre peau) ressemble à une jungle, moins une nouvelle souche de bactéries a de chances d’y devenir dominante. » (p.288) Dans le corps de ce monument, miroir des angles morts de l’histoire naturelle, s’incrustent des écrans qui montrent des structures architecturales symbolisant des formes de savoir, mortes ou vivantes, enchevêtrées ou en collision, des bouts d’histoires d’effondrement, de catastrophes, des esquisses de recomposition à partir de matériaux inertes, les entrailles de certitudes modernes explosées, gangrenées, d’incantations de ce qui pourrait s’y substituer. Une recherche. Plastiquement, ce sont de petits copiés-collés filmiques comme autant d’exorcismes de ce qui vient. Cela ne semble pas être la projection de montages réalisés par des humains mais ce que les écrans, parties intégrantes de la cage fracturée, ont envie de montrer. Cet ensemble de désastre et de renaissance, incluant une part importante d’incompréhension que véhicule l’expérience esthétique, pourrait représenter une confluence rebattant les cartes entre ce que l’on connaît et ce que l’on ignore, remise en jeu du fondement des sciences jusqu’ici mis sous scellés et à partir de quoi une bifurcation est rendue possible par l’acceptation de notre ignorance. Celle-ci nécessite la définition d’un programme de recherche sur la place réelle que l’humain occupe dans l’arbre du vivant. « Cet arbre ne ressemblait guère aux arbres évolutifs de nos manuels, qui ont tendance à ne s’intéresser qu’aux formes de vie jugées dignes d’intérêt ; les humains, les singes ou nos parents proches, par exemple, ou encore le chêne (l’arbre du chêne formant un méta-arbre). Ce qui est beaucoup moins connu, même de la plupart des biologistes de l’évolution, c’est l‘arbre de l’ensemble de l’évolution, sur lequel figurent non seulement les primates, les mammifères ou les vertébrés, mais aussi les fungi, les oxyures et toutes les lignées d’organismes unicellulaires. (…) Si l’on donnait un nom à chacune de ces branches, on constaterait vite qu’elles nous sont pour la plupart inconnues. (…) Et même si nous cherchions longuement la branche sur laquelle sont perchés les humains, nous ne la trouverions pas. Ce n’est pas une erreur, mais bien le reflet de notre place réelle dans le tableau général du vivant. (…) Si l’on mesure la diversité du vivant sur la terre par le mode de vie, la capacité de digérer certaines substances ou même la singularité génétique, la plus grande part du vivant est microbienne. » (p.303) L’auteur de ces lignes, l’écologue Rob Dunn, considérait dans les années 20 qu’il était indispensable de mieux étudier cette part microbienne pour mieux ajuster un futur possible pour notre civilisation sur terre…

L’anxiété du délitement de ce qui, depuis des décennies, tient lieu d’horizon pour subsister dans l’habitus de la croissance, entraîne un retour massif de la peur du lendemain. La peur de devenir pauvre, de ne plus savoir faire face. Et une peur décomplexée, comme on a parlé de droite décomplexée, qui a de moins en moins de mal à s’exprimer, malgré tous les dispositifs de contrôle qui, depuis des décennies, tendent à la culpabiliser. Si vous êtes pauvres, honte à vous. Tout augmente, tout n’a cessé d’augmenter depuis les premières grandes pandémies nées de la destruction de la nature, depuis l’évidence de plus en plus flagrante que le capitalisme nous suicidait massivement, comme une fuite en avant démente imposée à tous, tout augmente pour que le 1% le plus riche engrange le maximum afin de sauver sa peau car la seule croyance qui subsiste chez eux est que tout s’achète. Cette angoisse contagieuse du lendemain que rien, à ce jour, ne parvient à calmer, sinon le choix délibéré de vivre avec peu, ne l’épargne nullement depuis son choix de se retirer, et elle lui laisse souvent, au réveil, un goût de cendre. Comme d’avoir voyagé en songe dans son passé et de n’avoir survolé que des contrées inertes, dévitalisées, incapables de prodiguer la possibilité de se projeter dans le futur. Ce que l’on a appris sur terre, apparemment, ne nous est d’aucune aide. Découvrir ainsi que l’on n’a rien vécu qui permette d’anticiper, de construire, de prolonger la trame d’un itinéraire. La politique de la terre brûlée appliquée au vécu antérieur. En fait, l’avenir de plus en plus bouché est une disparition par pertes et profits de toute expérience antérieure. L’ensevelissement de son petit monde sous les poussières volcaniques du futur cramé, il le découvrit en grand, en pénétrant dans un immense hangar d’usine, occupé par la Biennale 2022. D’abord le silence majestueux, celui d’un caisson sensoriel à l’échelle d’un paysage sans fin. S’il n’a jamais épousé une vie nomade, le village de roulottes et caravanes qui s’étale sous ses yeux lui évoque les arrangements relativement précaires qu’il n’a cessé de composé, bricolé, pour vivre à sa façon à l’écart d’une urbanisation stérile, autoritaire, compétitive. Une succession de petits agencements pour vivre en marge, à côté, tout en étant dedans, en suivant le mouvement. Il y a là, un camp, tel qu’il en découvrit, par exemple, ce jour d’été où, avec un ami, ils furent emmenés contre leur volonté, dans un village de gitans. Des caravanes, des ruelles, des feux, des marmites qui mijotent, des paniers remplis de fruits, des voitures sans roues, posées sur des blocs bêtons, en train d’être trafiquées. Ils étaient excités de pénétrer ce campement d’indiens tout en étant stressés quant à ce qu’il allait leur arriver (être dépouillés). L’installation de Op de Beek saturant l’immense hangar vide reprend cet imaginaire de tangence nomade. En plus gentil, normalisé, l’apparence d’un clos pavillonnaire, précaire. Avec des traces d’artisanat, d’organisation sociale veillant à des espaces de jeux et de détente, une statue sainte en centre tutélaire du village, des aménagements évoquant les parcs publics, des équipements pour rassembler les vélos, des essais de jardinage. Lors des grandes secousses économiques (2008…), on a vu de plus en plus de gens, sur le seuil de pauvreté, se résignant à vivre dans des caravanes, des mobilhomes ou des cahutes et s’ingéniant à y reconstituer des structures de vie décentes, des « ça m’suffit » bricolés, ingénieux, toujours animé de l’utopie d’atteindre, avec les moyens du bord, la meilleure vie possible. Ces vies de rien ne sont même plus possibles. Le village alternatif est fantôme, désert, mort. Tout est étouffé sous une couche régulière de fine cendre. Se retrouver face à ce sinistre, et devoir y aller, dedans, du pas lent de visiteur d’exposition, dans ce paysage dévitalisé, contaminé à jamais, « gigantesque memento mori, qui nous rappelle la fuite irrémédiable du temps et la vanité de l’existence humaine », lui causa un choc, une frayeur, un inconfort puissant. Les mots du cartel, gentiment, situe la chose dans un genre classique, conventionnel, d’émotion esthétique. Sous-entendu, c’est une fonction historique de l’art de nous confronter avec ça. Mais l’ampleur de l’installation, et dans le contexte plus général d’effondrement de ces années-là (au même moment, les scientifiques revoyaient  au pire leurs prévisions sur la fonte des glaces), présentait toutes les caractéristiques d’un stade de destruction dépassé, sans espoir de réparation, de retour en arrière.

Cette cendrée terminale, méticuleuse, soyeuse même, n’a cessé depuis de se répandre sur les contrées où les rêves le conduisent la nuit. « Qu’un homme comme moi, si méticuleux et calme dans l’ensemble, tourné si patiemment vers le dehors come vers le moindre mal, créature de sa maison, de son jardin, de ses quelques pauvres possessions, faisant fidèlement et avec habileté un travail répugnant, retenant sa pensée dans les limites du calcul tellement il a horreur de l’incertain, qu’un homme ainsi fabriqué, car j’étais une fabrication, se laisse hanter et posséder par des chimères, cela aurait dû me paraître étrange, m’engager même à y mettre bon ordre, dans mon propre intérêt. Il n’en était rien. Je n’y voyais qu’un besoin de solitaire, besoin peu recommandable certes, mais qui devait se satisfaire, si je voulais rester solitaire, et j’y tenais, avec aussi peu d’enthousiasme qu’à mes poules ou à ma foi, mais avec autant de clairvoyance. » p.190) Fatigué, repus de souvenirs, ses yeux errent avec volupté sur la réserve de gelée de coings et les deux fruits en train de pourrir lentement, tavelés, flétris, si beaux.

Pierre Hemptinne, 316,4 PPM

Sur les traces de la comète ivresse

Fil narratif à partir de : Hélène Bertin & César Chevalier, Couper le vent en trois, Palais de Tokyo – Jacques Néauport, le dilettante, LeRouge&LeBlanc – David Quinn, Refuge, galerie Rossicontemporray Bruxelles – Miguel Benasayag, La singularité du vivant, Le Pommier – Bonnet, Landivar, Monnin, Héritage et fermeture. Une écologie du démantèlement, Éditions Divergences – Tatiana Trouvé, Atlas de la désorientation, Beaubourg – Un dessin de Rémy Hans – Divers vins nature – Peter Szendy, Pouvoirs de la lecture, La Découverte – Walter Benjamin, Charles Baudelaire, La Fabrique – Un chat…

Intro hallucinée

Dans le ciel étoilé, le charroi de satellites d’un milliardaire, soudain, galope silencieux, féérie et agression… Pour la féérie, le registre de tout ce qui surgit comme signes du ciel, étoiles filantes, visiteurs venus d’autres mondes, traîneau du Père-Noël, personnages de contes fée s’envolant vers un bonheur infini une fois l’histoire racontée… Pour l’agression, l’acharnement des puissants à conquérir toujours plus, à se payer l’impayable, à s’approprier l’espace, à exporter l’extractivisme destructeur le plus loin possible. Ce convoi interstellaire file avant tout vers l’au-delà transhumaniste, caravane improbable réinventant la technologie panoptique, promouvant la capacité de coloniser, pour notre bien-être, les plus infimes des fibres vivantes, neurones et tutti quanti, par sa puissance algorithmique, le génie de sa réalité augmentée, l’excellence de son intelligence artificielle…  Au final, un sentiment profond de dépossession et de viol cosmologique. Surtout, de quoi lui gâcher son ivresse nocturne…

L’appel d’un autre lieu

Il a une difficulté croissante à assumer son statut de solide. Comme de rester planté immobile dans le courant d’une rivière ou l’avalanche océanique des vagues successives (le plus gai est l’instant où l’on cède, emporté, submergé). Demeurer fixe dans le flux incessant des choses qui se délitent, en obéissant, bien malgré lui, à l’injonction d’incarner à sa petite échelle la permanence de l’humain, son état d’exception, le continuum de l’ordre établi, la fiction de sa permanence essentielle, injonction intangible mais bien réelle, qui coule dans le sang dès la naissance. Si chacun préserve sa mini-parcelle d’éternité, on y arrivera… Toute cette civilisationlui tombe des mains. Il pensait en avoir fini avec, être passé outre, mais ça subsiste, ça continue sur sa lancée, formidable force d’inertie des choses inculquées durant des siècles. Le besoin d’alléger l’assignation à glorifier la station debout, le conduit à cultiver, régulièrement, une certaine ivresse. Une perte d’équilibre, un basculement. Il lui arriva de la caractériser de façon surprenante, « ah, c’est le moment de s’offrir une petite ivresse de comète ». D’où cela lui venait-il ? Ce n’est qu’après plusieurs jours de rumination qu’il en exhuma l’origine approximative. Il s’agissait d’une phrase lue dans un musée. Il arpenta ses disques mémoires dont il n’extirpa qu’une maigre photo, pas trop explicite, mais qui lui permit de mieux localiser l’événement. L’archive lacunaire ne rendait pas compte de la force de ce qu’il croyait avoir vu et senti. Comme s’il avait juste survolé. Il en conçut le sentiment d’être passé à côté de quelque chose, de n’avoir pas assez profité de cette exposition, de n’avoir pas pris le temps de s’en imprégner. Une occasion perdue de mieux comprendre et formaliser certaines choses qui comptent pour lui, un trou dans l’enquête esthétique conduite vaille que vaille depuis des décennies, fil de subsistance. Il consacra plusieurs libations crépusculaires à ressasser l’ombre projetée de cette exposition – peu mais prégnant, mais obscur, taciturne. Une reconstitution archéologique à partir de quelques bribes. Et probablement, comblait-il l’absence d’indices objectifs par l’invention, fiction. Ces exercices de fouille s’effectuaient en sirotant du vin nature. A un moment, alors que son esprit fuguait en évocations fruitées et florales de prairies illimitées, « levure » vint à la surface. De là, il se souvint qu’il avait acheté un livre faisant partie intégrante de l’exposition. Il en retrouva le titre et, même, mis la main sur l’exemplaire qui, en fait, était resté relativement à portée, comme s’il attendait son heure, « Jacques Néauport, le dilettante ». Il ne l’avait jamais lu. C’était l’occasion ou jamais. Il se rappela qu’il s’agissait d’un document exceptionnel sur l’aventure des vins nature. On y parlait forcément de « levures indigènes ». Les morceaux se recollaient et la gorgée simultanée à ce sentiment fut savoureuse, le signal d’un envol. La phrase « l’ivresse de la comète » courait sur le mur, imitant la trajectoire courbe et ondoyante d’un astre fulgurant. La salle était remplie d’outils et de dispositifs évoquant le travail de la terre et la vinification à la façon d’une alchimie, pressoir, tonneau, foudre, jarres en grès, arbre à flacons soufflés, fantaisistes, pierres sacrées creusées en auges ou bénitiers…. Le design des pièces, tout en restant implanté dans la dimension fonctionnelle d’engins rationnels, était transformé du simple fait de leur transposition dans l’espace muséal, entre objet traditionnel et œuvre d’art, outil et magie. Mobilier dont la fonction de transsubstantiation de la matière échappait forcément au profane. Meuble hermétique. Sur un arbre à bouteilles, une floraison de flacons fantaisistes, illustrant la légèreté réconfortante d’une ergonomie ivre, un monde de bulles et nuages directement bu au goulot. L’ensemble, librement fantasmé, laissant s’exprimer toute la part imprévisible, mystérieuse, du travail de la terre et de la vinification, une fois délivré de la chimie industrielle. 

Pourquoi et comment le vin nature lui a ouvert un terroir où végéter

La culture et la vinification une fois restituées au régime du vivant s’inscrivent dans l’imprédictible. C’est une histoire de fermentation qui n’est plus totalement maîtrisée mais avec laquelle les vigneron-ne-s dialoguent, échangent, acceptant le grand partage bactériologique de tout ce qui vit. Le processus de la grappe à la bouteille n’a plus rien de linéaire, chaque fois un trajet différent, selon les initiatives que prennent les levures. L’ivresse de comète, c’est se sentir converti, peu à peu, aux confins de son organicité, aux états nébuleux, perçus comme ondes régénératrices, taries et revenantes, aperçus au lointain comme pouponnières d’étoiles inaccessibles, d’où fusent, en déplacement stellaire bousculant le cosmos intérieur, d’improbables astres du berger, conduisant vers on ne sait quelles révélations – décisives -, englouties dans l’infini, mélange de glace et matières gazeuses. C’est épouser dans l’euphorie douce de ces surgissements bouleversant l’intériorité, la déplaçant hors de son orbite déprimée, la course vers le néant de ces chevelures de lumières, fulgurantes, en rêvant que leurs entrailles de glace contiennent des grouillements de bactéries n’attendant que les bonnes opportunités pour donner naissance à d’autres formes de vie, quelque part, autre part, l’ivresse ne cherchant nullement à éclaircir où et comment exactement, sa préoccupation première étant de larguer les amarres, de flotter, de s’affranchir de toute situation assignée. Amadouer ainsi la mort, ivresse après ivresse, expérimenter la décomposition. Les lèvres au bord du verre, les narines dilatées, le regard louchant vers le liquide rouge, la langue effleurant à peine la surface du vin. Protocole de soulagement. Chaque fois que le vin ouvre l’accès à l’enchantement recherché – tous les vins nature n’y sont pas propices -, ce qui l’emplit, au fur et à mesure que ses papilles s’imbibent, c’est le souvenir d’un « lieu ». Le vin matérialise sur la langue, sous le palais, l’atmosphère – allez, disons l’âme – un lieu précis, chaque fois différent dans un système de ressemblances, ou chaque fois le même mais sous d’autres combinaisons, un lieu qu’il lui semble avoir connu, ne serait-ce qu’en pensées, ces pensées où il dessine certains espaces aux airs de bonheur éventé, qu’il aimerait (re)trouver tout en sachant cela impossible, des lieux qu’il est certain de n’avoir jamais foulé, de n’y avoir jamais séjourné. Et pourtant, ils transmettent, à travers le vin, une familiarité envoûtante, antérieure à la vie consciente, ou d’au-delà de ce dont il peut se souvenir. Ils ne restituent pas une image-paysage, plutôt ce que, immergé dans un paysage précis qui charme ou interpelle, l’on renifle, l’odeur, pas un parfum statique, mais ce qui traduit la façon dont le vivant hétérogène travaille à cet endroit précis, ce qui émane de son humus particulier. On débouche dans une clairière inattendue, on s’arrête, on hume, palpitant et après quelques secondes on se dit « ça sent bon, ici ». Un subtil et complexe arôme organique qui donne envie de se blottir là dans l’herbe. Cet enchantement mélancolique, il l’attribue – peut-être à tort, il n’est pas goûteur – à tout ce qui caractérise le vin nature, la culture biodynamique, la vinification sans ajouts de sulfite, la mise à contribution des levures indigènes. Il y a toujours eu un discours – surtout français avec la mystique du sol-patrie – comme quoi le vin exprime le terroir. Pourtant, la viticulture conventionnelle longtemps monopolistique et encore majoritaire, avec herbicide et pesticide tuant toute levure indigène, est obligée de recourir aux levures industrielles et donc incapable de produire des vins du terroir. Il y a eu là tout un discours mensonger – comme toute rhétorique marketing – qui a faussé la relation à l’agir métaphorique de la vinification. Vendre un rêve mort-né. Les levures indigènes, c’est tout un climat, une atmosphère, un écosystème turbulent qu’a préféré annihiler les pratiques conventionnelles intolérante à l’aléatoire, comme s’il convenait d’arracher le vin à la nature, en réduisant l’intervention du vivant par lequel il se singularise, en fonction des écosystèmes auxquelles participent les vignes et les chais, loin de toute la standardisation, fondement du commerce. Il se souvient avoir organiser une dégustation performance de l’association Ovnivin au cours de laquelle était récité intégralement le codex des intrants chimiques validés par l’industrie viticole. Effrayant bombardement de molécules incompatibles avec les levures indigènes, jugées perturbatrices et complexifiant, de fait, la vinification. Jacques Néauport témoigne des insomnies que cela lui a occasionné. Dans une perpétuelle confrontation avec les « habitudes ». Ainsi : « Je me souviens qu’en 1989 au château Rayas, du temps de son ancien propriétaire Jacques Reynaud, son œnologue voulait lui faire ajouter de l’acide tartrique au moment de la cuvaison. J’étais à ce moment-là avec un spécialiste du microscope, Philippe Pacalet. On n’avait jamais vu dans le moût une population de levures aussi belle et aussi variée ! Je crois que Philippe Pacalet a été obligé de diluer trois fois le prélèvement pour y voir quelque chose. On n’arrivait pas à compter les levures, tellement il y avait de monde ! On lui a dit de surtout pas tartriquer le vin ! Et maintenant, château Rayas 1989, c’est magnifique ! » 

Peuples de levures

Les populations de levures peuvent se perpétuer dans une cave plus d’une centaine d’années. Ca donne une idée de consistance, en tout cas d’une présence, d’une filiation au cours de laquelle l’ensemencement réciproque s’effectue… « En Bourgogne, les meilleurs vins provenaient souvent des caves anciennes qui avaient vu fermenter de nombreux vins, car cette fermentation ensemence énormément l’atmosphère. Les levures qui sont dans les chais viennent à l’origine de la vigne, ou alors des levures industrielles utilisées. Elles ne sont pas arrivées là par hasard, elles sont arrivées là parce qu’on a fait du vin à partir de levures qui étaient dans les vignes. Le propre des levures, c’est qu’elles font souche : même si elles n’ont pas de sucre à bouffer pendant très longtemps, il suffit qu’elles aient, à un moment, simplement deux ou trois conditions favorables pour se remultiplier. (…) Si une souche de levure d’une cave s’est constituée à partir de levures du commerce, on ne peut pas dire qu’elle restitue le terroir. En revanche, si une souche de levure est présente dans une cave depuis cent ou cent-cinquante ans et qu’elle est issue de la vigne, là, elle restitue le terroir. » (p.47) Jacques Néauport raconte ses premières expériences de vinification nature raisonnée dans le Beaujolais des années 80.  Quarante après, certaines tables du Beaujolais ne proposaient toujours aucun vin nature ! S’intéresser à l’histoire de ces vins libérés et à leur réception controversée permet de documenter concrètement la problématique du « changer d’imaginaire » sous contrainte Anthropocène, dès lors qu’il s’agit de s’affranchir de schèmes sensibles construits et propagés massivement par l’industrie marketing avec l’aide, à son corps défendant ou non, de toute la classe des œnologues professionnels (une grande partie en tout cas, durant une très longue période, du fait d’un langage et d’un vocabulaire mis au point dissimuler l’impact d’intrants chimique, les faisant passer pour des caractéristiques naturelles). On pourrait dire que la culture du vin classique – avec ses effets de distinction, de capital culturel et symbolique – s’est construit, finalement, à la gloire d’un breuvage incarnant la façon dont l’humain tenait à se distinguait de la nature et du vivant –  toute bonne nature est une nature neutralisée, artificialisée par la technique humaine. Et l’on a bu ce « philtre » abondamment dans toutes les chaumières, hop, directement dans le sang.

Ivresse et holobionte

Voilà, L’ivresse de la comète était une installation d’Hélène Bertin et César Chevalier, ce dernier s’initiant réellement – en-dehors du monde artistique-  à la vinification. La salle est très aérée, avec beaucoup de vide. Les outils, les objets évoquent donc ces lieux de transition et transmission entre l’activité humaine et celle des levures indigènes. Dans le silence de la salle et de ses objets évoquant des rituels sans âge, il est possible de méditer sur « l’ouvrage invisible des levures, la polyphonie des savoirs agricoles et croyances qui les accompagnent ». Dans cet espace ensemencé est présenté – réimprimé pour l’occasion – l’entretien de Jacques Néauport. Qui permet d’imaginer que l’ensemencement s’effectue par imprégnation, la façon dont cet air-là, saturé de levures, va oxygéner la matière grise. Par contact aussi, les levures colonisant outils et objets touchent le microbiote cutané des humains. Par le cycle de travail des levures dans les cuves et leur impact sur la boisson mise ensuite en bouteille et enfin dégustée et bue/avalée, le vin absorbé agissant enfin sur le microbiote intestinal. Ce qui conduit à la rencontre de l’holobionte, l’humain non plus individu intègre et « pure essence de l’homme », mais écosystème réunissant des milliards de collectifs de micro-organismes (bactéries, virus). Ces êtres qui constituent notre réalité biologique jouissent d’une certaine autonomie, ont leur destin propre, et contribuent aux humeurs de nos organes qui influent sur nos pensées, nos sensibilités, nos imaginaires. « La pensée se développe grâce aux stimuli des corps. Ceux des corps humains, mais aussi ceux de la totalité des corps qui coconstituent le champ biologique. (…) les cerveaux humains ne pensent pas. Ils participent à la combinatoire qui produit la pensée dans cet aller-retour de stimulations réciproques, et ce sans qu’il y ait jamais, à aucun moment, traduction. » (p.93) Son ivresse de comète, les lèvres au bord de la coupe, tous les sens tramés par la vie végétale et animale qui l’environne, ressemble bien à cela, s’abandonner aux « aller-retours de stimulation réciproque » entre tous les organismes et choses externes dont il dépend, sans être à même de traduire quoi que ce soit, juste sentir que ça passe, le déplace ou l’immobilise dans le transport vers où aller et finir. 

Refuge et bactéries

La comète d’ivresse dans ses tréfonds l’effraie et l’émerveille. Tandis qu’en surface, il reste calme, attaché à faire durer l’émerveillement en libres méditations, flottantes, chacune fenêtre vers le cosmos, de la taille d’un de ses cahiers de notes ou de dessin qui l’ont accompagné si longtemps, véritables prothèses, méditations sans mots, sans langue aboutie, une trame de couleur et de matière, et l’apparition de vestiges symboliques, points, traits, entailles, ombres, alignés ou anarchiques, harmoniques ou dissonants, rayonnants ou faméliques, à l’instar des peintures-prières, répétitives, de David Quinn. Elles sont de même espèce que « le petit pan de mur jaune » sans jamais lui ressembler, libre digression, donc,  à partir du « petit pan de mur jaune ». Autant d’échantillons prélevés sur les surfaces d’intérieurs tels que les exposes des immeubles éventrés, imprégnés des vies qui s’y sont évaporées, papiers peints usés, décolorés, pigmentations écaillées, grattées, recouvertes, latex écaillé. Elles recueillent la multitude de ces tensions dont on se décharge, enchevêtrant hachures, alignements de barres, constellations de points. Des ébauches ou vestiges d’écritures à même l’empâtement coloré d’instants différenciés d’existence, découpés à même la masse étoilée des souvenirs, là où écrire conjoint, sous la forme de partitions graphiques, le biologique et le symbolique. Images célébrant le fait que lire est chaque fois un nouveau « frayage emportant le lecteur au-delà de l’écrit » (Szendy, « Pouvoirs de la lecture »), au-delà ou en-deçà. Des petits pans d’imaginaires informels, au grouillement apaisés, matérialistes et mystiques à la fois, qui pourraient être interprétés comme autant d’icônes de l’intériorité plurielle de nos organismes holobiontes. 

« «Avec plus de 4000 espèces connues au total (près d’un demi-millier dans chaque individu), c’est 1 à 1,5 kilo de bactéries et de levures par personne qui [y] sont logées, chauffées et nourries par nous», écrit Marc-André Selosse, biologiste et professeur au MNHN, « Ces chiffres ahurissants donnent le tournis. Mais il y a mieux. Une centaine de bactéries se trouve aussi au sein même de chacune de nos cellules, dont elles sont devenues des composants : ce sont les mitochondries, sans lesquelles nous ne pourrions pas respirer, donc vivre. Nous sommes donc des êtres bactériens ! «Pouvons-nous encore écrire “nous et nos microbes”, quand ils sont tellement… nous-mêmes ? Et qui parle, quand je dis “je” ? interroge Marc-André Selosse. L’énergie pour dire “je” me vient de ces mitochondries. »(Libération, « L’holobionte, une microbes mania »)

Sans bords

Son organisme de lecteur a depuis toujours été aimanté par ce « frayage au-delà de l’écrit », il en a fallu du temps pour l’admettre, l’intégrer, tout autant guidé par la recherche de « lectures sans bords », le goût pour le « texte infini, infiniment voué à l’inachèvement, (…) se disséminant en un hypertexte sans bords qui le voue – et qui nous voue, nous lecteurs – à l’expérience de l’inappropriable, (…), un hypertexte dont les limites sont introuvables puisqu’il se répand partout dans le réel », lecture illimitée s’amusant à chercher des issues, des « sorties ». C’est pour cela qu’au fil du temps, l’industrie de l’intrigue narrative l’insupporte, la technologie de plus en plus efficace du « récit qui tient en haleine » lui hôte tout envie de lire. Il se tourne – tropisme irrésistible, comme on dit que le tournesol se tourne vers le soleil (c’est faux) – de plus en plus vers des ouvrages inachevés, des labyrinthes, des sommes impossibles d’épuiser, tel le Charles Baudelaire de Walter Benjamin qui ne le quitte plus. Il peut l’ouvrir n’importe où, n’importe quand, piocher, déchiffrer quelques notes de travail, éparses, ou enchaînées par un thème, pressentir le tout qui scintille dans chaque partie de cette monumentale documentation, s’émerveiller et se sentir petit devant cette méthode rigoureuse d’exploration d’un imaginaire mis en contexte, allers retours scrupuleux, précis, entre le plus singulier et le pluriel le plus ramifié et fertile. Il peut pratiquer toutes les nuits le « ouvrir à n’importe quelle page au hasard et lire à partir de là, vers l’amont ou l’aval », sans jamais en voir la fin, en découvrant régulièrement des passages jamais frayés, en reconnaissant ceux qu’il a déjà emprunté mais qu’il savoure différemment, sans que cristallise jamais une vision d’ensemble achevée, par excellence, d’une fois à l’autre, il oublie, c’est véritablement une lecture qui ne s’use et ne finit jamais. Une recherche inépuisable, de cet inépuisement qui apaise ses angoisses de mort.

Rideau luminescent et page blanche, procession

Ces « limites introuvables » de l’écrit et du lire, vers quoi il progresse sans avancer, il les contemple, spectrales, dans le halo du rideau blanc dessiné par Rémy Hans. Une fenêtre fluide suspendue dans l’air bleu finement granulé. Tissu de lumière dont sont faites les présences fantomatiques. C’est une toile en lévitation. De ces toiles où se projettent les images, les films que l’on se fait dans sa tête. C’est un suaire qui découpe dans l’horizon abyssal le carré vierge du dernier instant, qui viendra l’envelopper, le prendre, promettant une renaissance. C’est une page blanche, vierge. La page blanche. Celle qu’il n’a cessé, graphomane, de convoquer, scruter, page blanche disparaissant, noircie, puis effaçant tout, revenant, aussi fraîche qu’un premier souffle. Au gré du flux et reflux de l’écriture, une écriture de soi vivant la vie des châteaux de sable, toujours recommencés, érigés, dilués dans les vagues. On dirait une feuille unique, semblable à nulle autre, dans laquelle on aurait plié un avion qui, après un long vol silencieux dans le vide, revenu à son point de départ, déplie l’empreinte charnelle de courants d’air invisibles qui continuent à l’agiter, le faire trembler imperceptiblement, tellement le moindre coup de crayon et de gomme aura su capter et rendre ses vibrations. Un éclatant et doux plissé de néant. Ce n’est pas une œuvre vue dans une galerie. Elle était au-dessus de sa table de travail pendant des années. S’il racontait tout ce qui lui est passé par la tête en regardant ce dessin, tout ce qu’il a imaginé se trouvant derrière cet écran scintillant – enfin, faisant partie des meubles, le dessin est devenu une image mentale à travers lequel passe ses pensées -, serait-ce des histoires racontant ce que signifie ce dessin, ce qu’il induit en ses pensées ? A présent qu’il est transplanté ailleurs, sur sa dernière terrasse, il l’a placé dans une logette au coin du mur, surplombant la ruelle, là où jadis, sous un grillage, trônait l’effigie de sainte. Elle y rayonne, phosphorescente, bien protégée dans son cadre hermétique. Il est intégré aux stations des quelques processions branquignoles que les quelques habitant-e-s ont restaurées, nouveau folklore, entre pèlerinage religieux, parcours d’art, rituel d’exorcisme, de désenvoûtement du capitalisme et de l’Anthropocène. Les jours de procession, il allume des bougies devant la niche du dessin. Ailleurs, dans les chapelles et calvaires du hameau, les statues religieuses ont été remplacées par des œuvres d’art, originales, copies ou représentations, photos prises lors d’exposition ou découpées dans des magazines, parfois mêmes croquis reconstituant les grands traits d’une œuvre ayant marqué. Les prières et dévotions sont les interprétations individuelles et collégiales sans cesse renouvelées et croisées de « ce que l’on y voit, ce que ça m’inspire ». A chaque nouvelle procession, ils et elles rebondissent sur les interprétations avancées les fois précédentes. Parce qu’entre-temps cela leur a fait penser à ceci ou cela. L’interprétation avancée par d’autres, d’abord inappropriée à leurs yeux, a cheminé en eux, s’est prolongée, a suscité de nouvelles correspondances avec leurs propres références sensibles. Des souvenirs sont remontés qui s’agrègent aux interprétations déjà esquissées par tel ou telle. Des perspectives s’ébauchent aussi, ce que le vu donne envie de voir un jour, de chercher ailleurs. Quand une de ces images cesse de nourrir le filon interprétatif commun, on lui en substitue une autre, en sollicitant souvent les divers artistes et artisans du cru. Inventant un système de commandes rémunérées par le troc. Cela se règle en de vives discussions, au bistrot, sur la petite place. Ainsi, ils construisent une sorte de récit qui trace peu à peu, sans aucune linéarité, des liens entre toutes les images, passées et présentes, autour desquelles s’articulent leurs déambulations. (L’ensemble des images qui ont fait la procession, en place, ou ayant été intégrées puis retirées, sont photographiées, imprimées et épinglées sur un grand tableau derrière le comptoir du bistrot. Une jeune graphiste habitant le hameau a réalisé des croquis de ces processions et en a fait des cartes postales qui intriguent les quelques touristes qui viennent jusqu’ici.) Le dessin choisi par lui reste dans le circuit de façon permanente, comme un invariant de ce qui a motivé l’invention des processions. Parfois, d’autres images sont accrochées sur le grillage, ou près des bougies, votives, prolongeant ou variant l’aura du drap de lumière. Ils y voient la représentation éblouissante du mystère même. Le traverser permettrait d’échapper à la fatalité de l’apocalypse qui vient, d’inventer d’autres issues plus heureuses. De recommencer. Mais comment le traverser ? Par où entamer la traversée ?

Un atlas des ruines et zombies

Ca se joue autour du mot « désorientation ». « Ma biographie, pense-t-il, serait une cartographie de ce qui n’a cessé de m’égarer ». « Le grand atlas de la désorientation » de Tatiana Trouvé s’est gravé en lui et ne cesse de le remuer, chaque fois qu’il en réactive l’un ou l’autre souvenir, admiratif et/ou dérangeant. Pour lui, l’implicite de ce grand œuvre dessiné  – sa tension –  est que l’imagination qui a porté l’humanité jusqu’ici se prend violemment de plein fouet le dérèglement climatique et l’inhabitabilité croissante du monde. Elle implose. Cette auto-pulvérisation spectaculaire nous est montré à même l’atelier idéel du peintre, depuis l’intériorité universelle de la chambre optique où se fabrique les représentations de nos langues-paysages, intersection des objectivités et des subjectivités. L’espace montré est vide, toute activité humaine en a été exfiltré, c’est un enchevêtrement d’horizons géométriques où s’entreposent et s’entrechoquent de grandes toiles ou ce qui y ressemble. Des pans de mémoires figées, traumatisées. Plutôt des surfaces planes. Souvent vides, ou vierges, ou captant la mise en abîme d’une ambiance de déménagement sur fond de panique pétrifiée. Elles attendent d’être emportées ou effacées par sécurité, rattrapées par les migrations que déclenche une insécurisation généralisée de la planète. Plutôt que vides ou vierges : effacées, leur sujet, figuratif ou abstrait, ne correspondant à plus rien d’existant. Fossilisé. Une perte de crédit de toute image fixée jusqu’ici. D’où une intranquillité radicale de la raison envahie d’effroi et d’effritement. A ces toiles se substituent aussi des panneaux faisant château de cartes affaissé ou surfaces transparentes esquissant des labyrinthes, agençant des cloisonnements du vide, arbitraires, impuissants, à la manière d’open space désertés, plombés par la vacuité de tout travail. Tout ce qui a été peint un jour sur ces toiles s’en est allé, ou s’en détache, s’en émancipe vers des existences désormais spectrales. Le théâtre d’une mémoire refoulée et qui migre vers divers inconnus. Il y a un profond conflit entre le représenté et la représentation, ça ne colle plus, ça se disjoint de partout. Dans cet espace de figuration, défaillant, dépouillé de son étanchéité autoritaire, la nature en péril, en déflagration sublime, ce sublime de ruines tant de fois embrasé par l’art, surgit pour de bon, met littéralement en danger le devenir de l’imaginaire. Le territoire en personne vient terrasser la carte. Court-circuit iconique tout en superposition, en surimpression. A tel point qu’il n’y a plus de sol stable, ni de murs fermes, le regard traverse les images, le point de fuite est vertigineux, tout est mis sur orbite dans le vide, vestiges d’un monde fini, ou en chute libre dans l’abîme. Falaises stressés, fragiles bords du monde. Forêts étouffées de fumées. Troncs morts. Tornades intrusives. Blocs de marbre brut entassés. Souches renversées. Une biodiversité aux abois. Ce retour de l’esthétique romantique des ruines rencontre là les technologies zombies et leur « processus de ruine à grande échelle initié par la modernité ». Un nouveau régime de ruine. « Dans la perspective de l’Anthropocène, la ruine est à repenser intégralement : elle n’est plus l’édifice effondré, mais celui qui tient debout, plus l’aqueduc recouvert de mousse mais la supply chain alimentant les marchés mondiaux, l’usine automatisée tournant à plein régime avec un minimum d’employé-es, sans oublier les organisations et les business models qui les pilotent ; telles sont aujourd’hui les véritables ruines de l’Anthropocène, tout à la fois ruineuses (ruina ruinans, zombifiantes, au sens d’un désajustement cosmologique et d’une installation de l’inconsistance et dans l’inconsistance), et ruinées (ruina ruinata, zombifiées, résidus du processus de ruinification). » (p.23) L’atlas de la désorientation montre, à fleur de peau, ces technologies zombies en train de fuiter, disjoncter, exerçant en jubilant leur nature zombifiée et zombifiante. Ce sont des circuits de tuyaux complètement tordus, en ellipses folles, indomptables, qui parcourent les images, à fleur de peau. C’est l’idée même de tout réunir en un même système nerveux qui part en vrille. Des conduites de gaz arrachées, explosées, où brûlent encore une flamme pour elle-même. Des réseaux de câbles mutés en hydre prenant le contrôle d’appareils de machines orphelines… imprimantes 3D autonomisées, robotiques libérées ? Des geysers d’eau givrée arrosant et effondrant les conventions de l’espace d’exposition, vaste dispositif d’arrosage, affolé, seul vestige d’une ancienne présence de l’humain, tentant désespérément de calmer l’incendie, immanent, de la terre au ciel.

Épilogue ronron

L’apaisement félin. C’est un chat que personne ne voit à part lui. Il fuit toute autre présence humaine, se cache au moindre soupçon d’intrusion. Aussi, quand il se dort au soleil, alangui, abandonné sur quelques pavés chauffés, jappant de temps à autre de bien-être, par empathie, à son tour, il s’engourdit de bonheur, oublie tout le reste. Ils restent ainsi, partageant la saveur d’un abandon animal qu’ils se procurent mutuellement…

Pierre Hemptinne

Le retour du baiser en son contretemps

Fil narrarif à partir de : œuvres de Solange Pessoa et Judith Watson (« Réclamer la Terre/Palais de Tokyo) – Marielle Macé, Une pluie d’oiseaux, José Corti 2022 – Georges Didi-Huberman, Imaginer Recommencer, Éditions de Minuit 2021 – La société qui vient, sous la direction de Didier Fassin, Seuil 2022 – des souvenirs, des extraits d’autres lectures…

C’est un dimanche, sans doute – son organisme est certes désaffilié du fil calendaire dominant, mais quelque chose dans l’atmosphère, moins de rumeurs de moteurs affairés, échos lointains de cloches et de jeux d’enfants, un relâchement général du flux tendu bruitiste, lui rappelle ce qu’étaient les dimanches –, une vacance, un trou temporel. Le début de soirée est très doux, le déclin du soleil presque imperceptible, transcendant délicatement la mélancolie du crépuscule. Comment fait-il, par où passe-t-il pour revêtir, par en-dessous, les feuillages, les branches, les troncs de fines feuilles d’or ? Ses faisceaux alanguis, où dansent poussières et pollens, viennent tapoter écorces, rameaux, limbes, nervures, pétioles, les moulant dans sa lumière, avec précision. La finitude du jour en est presque figée dans cet écrin, mordoré certes, funéraire aussi, immuable fugitivement, dont les éclats patinés se réverbèrent sur sa peau. Le dessus des feuillages, la face des troncs et branches tournée vers l’est, d’un vert olive très sombre.

Il vient d’avaler une collation frugale, un peu soignée, seul, avivant le souvenir des anciennes commensalités festives, ces repas où l’on marquait d’excès les anniversaires, les événements marquants. Il n’avait jamais imaginé un jour être au-delà de ces célébrations, ou plutôt, dans une célébration ininterrompue, banalisée, en simultanéité constante avec tout ce qu’il a à célébrer, parce que fouillant sans cesse ses souvenirs, étonné de voir déjà la fin se préciser. 

L’aventure des sens : que signifie sentir, voir, écouter? Souvenir des musiques humaines, retour sur le métier de l’écoute (en médiathèque)

La température est juste agréable sur la peau nue, même pour un vieux cuir usé, estompant la séparation entre interne et externe, elle aussi métamorphosée par les feuilles d’or. Les oiseaux entretissent leurs chants, appels, répons, soliloques, dialogues, gammes répétées, improvisations risquées qui pourraient presque faire croire que les menaces de sixième extinctions sont pure complotisme, mais il sait que ce qu’il entend n’est précisément qu’un reste de profusion, exhibition de vestiges. La portion congrue. Jouissant de ce concert, il sait qu’il tend l’oreille vers autre chose que les airs joués et les signaux répétés. Ce qu’il y a entre et derrière. La disparition invisible, inaudible, pesante. « C’est toute une aventure du sens et des sens qu’il faut donc reconsidérer : l’aventure de ce que c’est que voir, entendre, sentir dans un monde abîmé, et de ce que l’effort de parole peut y faire. Car la perception elle-même, à l’ère des extinctions devient une épreuve douteuse, un peu louche. Une extinction par exemple ça se voit mal ; la disparition peut être discrète, ça s’en va sur la pointe des pieds, et le manque n’est qu’à la mesure des attachements qu’on entretenait. » (Macé) Il retrouve, avec les oiseaux, tant au niveau de leurs partitions communes que leurs improvisations individuelles – et donc autant de traces de subjectivités -, le sens de l’écoute longtemps exercé professionnellement, essayant au cours de longues heures quotidiennes, durant des décennies, à comprendre les musiques des humains, pas tellement celles qui inondent les ondes et tuent tout questionnement sur la musique, mais celles, venues de partout, minoritaires, maintenant ouverte l’interrogation : pourquoi la musique, qu’est-ce que ça dit, et comment, selon quelles idées, quelles pratiques, quels récits, quelle ténacité à envoyer des signaux pour tester et rendre plausible un territoire de résonances, éveiller la plus grande diversité d’échos d’interrelations réconfortantes ? Qui est là autour de moi, qui me répond, avec qui et quoi continuer, « faire tenir » quelque chose, à partir du son ? Une communauté d’humain et non-humain s’exprime dans l’inquiétude des cris musicaux pratiqués par les corps et esprits.

Tenir ensemble : le baiser revenant

Tout le jardin exhale une fraîcheur d’exception – pas habituelle, donc, pas au rendez-vous à l’identique chaque jour à la même heure, mais qui semble être unique, singulière, propre à cet instant précis -, végétale, florale, ventilée discrètement par les êtres de plumes affairés, qui prend possession de lui, l’imbibe petit à petit, plutôt, l’apaise tout en avivant de façon bienveillante, et inattendue, les intranquillités systémiques si bien résumées par la philosophe : « Bref, comment un vivant réussit à « tenir ensemble » est devenu une question ouverte » (Stengers), ouverte indéfiniment en ce qui le concerne, ayant fabriqué un confort relatif à éviter d’envisager qu’elle puisse se clore ! Du coup – et il serait passionnant de justifier de façon précise ce qui précède à ce qui suit, de quelque chose dans l’air à quelque chose en bouche – il a décidé d’en finir avec un vieux fond de gin et une bouteille de tonic périmée à capsule rouillée… A la première gorgée de gin tonic, le pétillement de l’amer fruité conjugué au parfum de genièvre accélère l’osmose avec l’organisme pluriel du jardin et lui rappelle de façon très vive un baiser long échangé à Bruxelles, sur une petite place ombragée, presque villageoise, avec un ultime amour. Plutôt qu’un rappel, il y replonge, en revit le flux. Écrire les choses en termes d’évocation et de correspondance entre un  ressenti présent et une émotion passée relève de la paresse narrative : c’est prendre l’option facile d’une saveur qui en réveille une autre, par hasard ; cela ne correspond probablement pas à la réalité ; il avait en réserve un vieux Tonic et un fond de Gin ; son cerveau en était bien informé et savait qu’en buvant le cocktail gin-tonic, il revivrait le baiser amoureux, charnel et passé, excitant et décuplant l’impression d’être  embrassé par le « trou de verdure » où il s’oublie («l’écrin , au couchant, provisoirement funéraire, intemporel ») ; dès lors, tout le système nerveux a construit et rendu lancinant, irrésistible le désir d’avaler cette boisson, ce philtre, d’inonder les papilles de saveurs amères et toniques. Pour revivre une de ses dernières illuminations charnelles, ressusciter ses amours.

C’était un baiser revival. Baiser d’amants qui se retrouvent après un long éloignement et, tout en échangeant des nouvelles sur leurs réalités – s’informer de ce qu’ils sont devenus – évoquent leurs illuminations passées, avec reconnaissance réciproque, élucidant ce qui à l’époque n’avait pas été perçu, ébauchant ce qui aurait pu advenir si ceci ou cela avait été perçu autrement, explicitant ce qu’ils en conservent, mesurant ce qui continue à vibrer. Une joyeuse autopsie sans tabou. Et, au moment de se quitter après cette parenthèse, de retrouver chacun-e leur trajectoire éloignée l’une de l’autre, rarement alignées, à l’instant de s’embrasser, l’improbable les saisit, de l’ordre de l’accident de parcours. Aucun des deux n’a de penchant pour le réchauffé, ni ne calcule pour arracher à l’autre une compensation, une gâterie. La page est tournée même s’ils continuent à en réciter quelques passages, de temps en temps. Cependant, à peine leurs lèvres s’effleurent pour un salut intime mais conventionnel, qu’une réplique lointaine, douce mais irrépressible, de leur coup de foudre initial, les soulève depuis le nombril, les déséquilibre et les jette dans les bras l’une de l’autre pour un bouche à bouche tendre et affamé. Oui, un bouche à bouche, parce que la fougue de l’étreinte dissimule à peine sa dimension de soin, le manque d’oxygène extirpé du déni, enfin avoué et qu’eux seuls peuvent combler, étant les seuls porteurs de l’air frais mutuellement compatible, du principe vital dont a besoin l’autre. 

Chair genièvre, nue, ruissellement, ouverture du contre-temps

Ce qu’émule les gorgées de gin-tonic, à travers son corps alangui dans l’étreinte végétale du jardin, ce n’est pas seulement l’attraction de la chair genièvre, nue, que sa langue explorait dans le cou tendu vers lui, ni le mystère pétillant de la langue mêlée à la sienne conduisant à ne plus reconnaître ce qui appartient à soi et à l’autre, mais surtout, dans cet instant imprévu, impossible, les mains affolées de pouvoir reprendre ce qui leur manquait tant, ce « plus que précieux » qui leur avait échappé, la sensation d’un ruissellement fondateur, magique, la bonne nouvelle éphémère d’une source réanimée qui se remet à couler de façon irrépressible et qui fait un bien fou. Ses mains caressant le visage aimé, joues, mentons, pommettes, front, yeux, paupières, lèvres, nez, puis s’égarant dans la longue chevelure, revenant par la nuque, le cou, à nouveau éperdues sur le paysage-visage, palpitant, tantôt évanoui, tantôt matérialisé dans le vide de façon irréelle. Fasciné par la force vivante. Obstiné à en imprimé les formes dans ses paumes, à la manière d’un masque mortuaire de son désir le plus beau. Visages et lévitation. Cela, surtout, continue à agir en lui, constitue un événement toujours en cours. Un ruissellement. C’était comme si ses paluches avaient trouvé le truc pour retenir, en leur creux, l’eau vagabonde ou le sable inconstant, inventant une forme hospitalière magique (enivrante comme l’idée du vol quasi perpétuel des martinets, hyper actifs ou somnolents, mais toujours fendant les airs). Un visage léger et puissant, tout en matière-oiseau, aérien et en mouvement depuis la nuit des temps (le peuple des oiseaux comme survivance du temps des dinosaures). Recueillant ému la douceur lumineuse de ce visage, ses doigts jonglent avec la beauté sauvage et indomptable du vol-martinet. Le ruissellement des énergies de leur étreinte submergeait le cerveau, la moindre de ses fibres. De lointaines régions de son être – dont il n’avait plus de nouvelles, auxquelles il avait renoncé – sortaient de l’ankylose, ranimées par un courant libéré. Alors il se pressait contre elle, elle contre lui, là sur le trottoir animé, lui, du côté « monsieur », percevant pleinement les questions de différence d’âge (ne refoulant pas le « on va encore voir un vieux qui s’offre une plus jeune »), à travers l’immanence de leurs formes se cherchant, ventres, hanches, dos, épaules, fesses, cuisses, seins, pectoraux, cuisses – des sexes aussi, bien entendu, pas censurés, sans rien de catégorique, peut-être est-ce dû à l’âge, pas de rôles préfigurés à jouer, les sexes comme pôles polymorphes de quelque chose à inventer. « iI faut une interaction pour que l’énergie liée au mouvement se convertisse en énergie potentielle, et vice versa » (Engels/Stengers). Des sexes au service du besoin d’énergie potentielle commune – le tout comme l’arrière-pays du visage-paysage caressé, moulé en ses paumes où affluent à nouveau les sensations de « quand il était amoureux », chaque plis, dans leur plasticité, restituant le temps écoulé depuis le coup de foudre initial et mesurant, par intuition, tout ce qui avait altéré sa vieillesse à lui, sa jeunesse à elle. La surprise d’y constater quelque chose à eux et devenu intangible – une part d’eux intouchée par la séparation et comme vivant sa propre vie. Le temps long (à l’échelle humaine) qui venait de s’écouler dans la séparation, chacun dans son monde à soi, avait après coup, soudain, la saveur d’une durée partagée secrètement et dont les molécules se reconnaissaient, fusionnaient. Fébrilement. La surprise, donc, déclencha un baiser improbable – à contre-temps. « Or le contretemps est une forme avant tout : une forme de temps. (…)  C’est l’irruption d’une singularité dans le ballet réglé des mesures ou des tempi prévisibles. Il creuse le rythme, lui donne profondeur voire vertige et, en même temps, il révèle le rythme. Il est révolte en tant que temps inouï mais, aussi, ré-volte en tant que temps retrouvé, retourné à sa condition native. » (Didi-Huberman, p.538) Cherchant à ne plus quitter ce contretemps exaltant, ils lâchaient des mots pour inscrire le baiser en un cycle annuel, rituel, ils parlaient – paroles hachées, comme en dormant, transis – d’en faire un rite de printemps. Une fois par an, ils se retrouveraient là pour s’embraser, sans raison, sans but, sauvages. Enfin, ils ouvrirent la possibilité d’un tel rite, ils ne figèrent rien. Cela n’aurait eu aucun sens. Juste une hypothèse, mais qui donne des ailes. (Et qui ne resta pas totalement sans suite.)

Le baiser et la disparition

C’est tout l’entrecroisement de son territoire mental et matériel, réel et rêvé qui s’en trouvait régénéré et bouleversé. Ce qu’il avait cru fini, terminé, recommençait, mais se révélait n’avoir pas cessé de continuer,sous d’autres formes, sous les radars. Avec ce baiser il tombe dans une faille où son histoire est à réécrire, où la maîtrise à exercer sur son vécu relève autant de la fiction, de la créativité qu’il dégage des occurrences entrecroisées, que du réel proprement dit, en tant que tel, qui jouerait les lois de la nature. Son cheminement aurait donc pu être autre. A un moment donné, sa vie aurait pu prendre une bifurcation. Que se serait-il passé ? Que serait-il devenu ? Quelle autre fertilité, avec ses pratiques et connaissances spécifiques, l’aurait façonné ? Et comment ? Avec quel visage ? Quel corps ? Un flot de questions forcément sans réponse, sans regret, sans aigreur, sans noirceur – frôlant quand même l’ombre du « aurais-je raté ma vie » ? -, ressenti plutôt comme nécessaire, donnant du relief au vécu, à ce qui reste à venir (peu). Du coup, s’emballe le goût à s’inventer d’autres histoires, relançant l’obsessionnelle machine à calculer, à mesurer, quelle vie ais-je eu ? valait-elle la peine ? ais-je été correct ? « Je sais aussi qu’en avançant en âge les occasions de deuil ont toutes les chances de se multiplier. On peut y devenir insensible. On peut y devenir de plus en plus sensible au contraire. On peut se trouver devant les deux réactions à la fois, selon les moments. (…) Ainsi ais-je raisonné. S’obstiner à vouloir chasser ces ombres serait bête. Il faut faire avec. Il faut s’en servir pour éloigner l’idée qu’il n’y a plus rien à faire, qu’il n’y a plus de temps. Ou, au contraire, de l’idée qu’il n’y a presque plus de temps, tirer l’énergie de son emploi productif, même s’il est dérisoire au regard de la disparition. » (Roubaud, p. 1345). 

Tirer l’énergie de son emploi productif, se situer sonorisent, à la manière des oiseaux

Il revit ses enfouissements insatiables dans sa chevelure, s’y délestant de la contrainte d’être tenu en une forme arrêtée, perdu dans les ondes sensuelles, communiant avec et pressentant d’innombrables façons de ramper dans le réel, l’imaginaire, se métamorphoser. Déjà, lors des premières fois, des années et des années en amont. Mais là, dans ce revival, encore plus éperdu. A la recherche du passé. Voulant croire plus que de raison à la force du contretemps. Confronté à la manifestation d’un désir qu’il avait, jusque-là, tout lieu de croire éteint et qui recommençait. Mais transformé, différent. Plus large, plus diffus, plus tourné vers une quelconque possession, érection n’étant plus associé à pénétration par le signe =, mais d’abord dialogue avec toutes les composantes du territoire commun, tel qu’il vibrait contre lui et contre elle, entre eux. A nouveau son corps à elle entre ses bras, le sien dans ses bras à elle, et il reprend pied en effet territorialement. L’effritement est freiné. Rien à voir avec un territoire à dominer. Le territoire – qu’ouvre la clairière de leurs corps enlacés – est en ensemble d’éléments disposés dans l’espace et le temps, connus et inconnus, avec lesquels il cherche à entrer en relation, il leur parle, leur envoie des signaux, en reçoit, et c’est ça qui lui permet de se situer, enfin, de laisser poindre la croyance d’être situé, quelque part. Mais ce n’est jamais acquis définitivement, il faut sans cesse recommencer, inlassablement envoyer des signaux, en recevoir, intégrer, renvoyer. Travailler à ce que quelque chose « tienne ensemble », un quelque chose avec lequel développer des liens de solidarité, pour « tenir ensemble » soi-même. Et ce travail s’effectue, à l’aveugle, au jugé, avec des textes, des morceaux de musique, des empreintes de visages, des animaux, des horizons, des lumières naturelles aimées, des bouts de paysage, des saveurs, des efforts physiques, familiers, des peurs, des silences, des fragments de mémoire, des corps attirants ou repoussants, des restes de jouissance, des réussites, des échecs, des techniques, des outils de jardinage, des ustensiles de cuisine, des mécaniques-prothèses telles que le vélo, des fleurs, des points d’eau, des ombrages, des chemins… Exactement comme chantent les oiseaux. Exactement comme chez les humains les pratiques qui s’apparentent aux chants des oiseaux. Dont on a, à tort, longtemps réduit la signification à une fonction de « contrôle » du territoire, d’affirmation de propriétaire, incluant parade et possession sexuelle. Mais non, le territoire est ce qui donne envie de chanter, est un thème qui inspire répétition et improvisation, donne du sens au chant, se laisse par lui intégrer dans le monde de l’oiseau, participe à son langage, devient langue. « Voilà le genre de choses que « dit » en effet l’oiseau. Sans doute pas l’information qu’il communique à d’autres de son espèce, encore moins le message qu’il profère à notre intention, mais ce que sa propre tenue dans le monde vivant formule, énonce : les lignes qu’elle émet, réalise et dépose dans ce monde.  « Voilà comment l’oiseau se situe ». Se situe, c’est-à-dire fabrique une situation sonore. » (p.373) 

Dans la cathédrale des cheveux, l’ombilic du désir, de l’entre-capture soyeux des corps

Moduler l’expression de sa « tenue dans le monde ». Que fait-il d’autre ? Fermant les yeux sous les branches d’érables chargées de fruits, mêlées à celles d’un marronnier exubérantes de fleurs jaillies en cascade – les feuilles d’or pâlissant, tirant vers l’argent, bientôt l’étain bleuté – avalant une autre gorgée de gin-tonic un peu tiédi, revivant le labyrinthe des cheveux soyeux, circonvolutions de fils. Rien à voir avec un fouillis, un désordre. Pas juste une histoire de frou-frou émoustillant les sens. C’est comme de plonger sous l’eau, d’échapper au présent, de percevoir les sons de surface désormais lointains, symbolisant une rupture, un « larguer les amarres », et de s’enfoncer dans une forêt d’algues douces, matricielles et de découvrir qu’elles s’agencent en architectures mystérieuses, variées, proposant différentes remontées, ouvrant différents accès à des profondeurs temporelles autrement inaccessibles. Construction ondulantes, immersibles, immersives et dont l’agencement rend possible la survie prolongée dans l’élément aquatique. Ailleurs. Et c’est en lui, c’est en elle. Une entre-capture de leurs rêves et projections respectives. L’emboîtement de tous les troubles vécus à chaque abandon en sa toison – y sollicitant l’oubli, la traversée lustrale vers un autre devenir – dessine les formes d’un art de vivre à déchiffrer, cabalistique, à la manière de ces vestiges de civilisation dont il est malaisé d’établir les tenants et aboutissants, les usages, les portées symboliques. Ca le conduit, quelque part en sa mémoire, vers des images archivées d’une œuvre de Solange Pessoa. Et il se souvient que face à cette œuvre, il y a près de vingt ans, il avait vaguement imaginé ce qu’il aurait pu tissé – ce que son inconscient avait probablement tissé à son insu – comme chemin ombilical, au fur et à mesure qu’il s’éloignait du noyau de ses fusions amoureuses, nouant à l’infini les mèches de cheveux soyeux de son amante, multipliées à l’infini par l’imaginaire. Chaque jour quelques mèches, quelques nœuds. Restant noué à elle mais s’éloignant, s’effaçant. Chaque jour configurant ainsi leur territoire évolutif. Un ombilic cathédral traversant les temps, désormais sans début ni fin, rétrospectif et prospectif, rythmant un héritage, comme il est du travail de rythme dans le chant des oiseaux, « eux qui entendent, s’entendent, écoutent le paysage, le rythment, prennent peut-être plaisir à chanter, et ouvrent au-devant d’eux, au-devant de nous, de tous, tout un monde sonore… » (p.368). Tous ces cheveux assemblés en partition graphique, évolutive, de l’événement que fut leur interpénétration, hein, sans cesse changeant, mais poursuivant sa route, son cheminement arabesque et reptilien, agrégeant d’autres éléments et événements qui, au fil de son déroulement, lui font écho. Quand il rencontre et arpente la cathédrale capillaire de Solange Pessoa : « mon dieu, exactement ça, comment ça bouge toujours en moi, nourri par moi, certainement, mais sans volonté particulière, sans contrôle, comment ça m’enveloppe ». Et l’artiste : « Mes œuvres révèlent des dynamiques de mouvements discontinus et inquiétants. Elles émergent de la métamorphose, de l’élan et de flux. Je n’ai aucun contrôle sur ces forces et j’admets avoir un faible pour les régions et les profondeurs inconnues. Mais rien n’est prédéterminé par la nature ni par les civilisations anciennes ni par les mémoires intemporelles. » ( Palais 33, p.81)

Peau contre peau, membranes abyssales, vivantes, fluctuantes.

L’expérience d’enlacer son territoire de vie, de sentir et revoir en un instant tout ce qui compte pour lui – proche et inaccessible, acquis et délétère, reliant l’intérieur de ses cellules à la vision panoramique, cosmique, et mêlant l’immuable au « juste de passage »-, en tenant contre lui cette femme de sa vie, en se pelotonnant contre elle, en faisant chair commune, il ne l’exprime, en lui, qu’en fresques visuelles. Il ne pourrait la traduire qu’en fresques. Les mots défaillent et ne sont justes que par leur défaillance. Dont il convient d’établir l’équivalent topographique pour voir de quoi il retourne.  Cela pourrait ressembler à certains dessins-peintures-collages d’Emelyne Duval dans lesquels il lui semble évoluer tout en courant, animalement, de caresse en caresse, d’attouchement en attouchement après une onde électrique qui chamboule des visions de mythes, de stéréotypes, de contes et légendes bien connus. Il pense aussi aux cartographies, autant oniriques que littérales, poétiques que politiques de Judy Watson. Des motifs graphiques, aperçus comme au fond de l’univers, comme des nouvelles venues de régions jusque-là jamais aperçues, et qui pourtant ressemblent aux fulgurances émotionnelles qui relient leurs deux corps, illustrent ce qui va et vient entre leurs systèmes nerveux, leurs imaginaires qui s’accordent, cherchent à n’en faire qu’un. Regarder cela leur dilate les sens. Il aimerait que ces motifs soient tatoués sur leurs peaux de façon vivante, bougeant, colonisant leurs épidermes. Ce sont des œuvres qui ont une dimension de palimpseste, le fond ressemble à de la peau, justement. Une peau alliant plasticités nuageuse, fluviale et calcaire. Révélant des iconologies précaires, à bouillonnement bactérien, laissant présager un grouillement civilisationnel inexploré, mais filtrant peu à peu, par accidents et contretemps, dans nos représentations. Des apparitions. Des cicatrices tant liées à des parcours individuels que blessures à l’échelle de la biosphère. Intersections. Les matériaux utilisés par l’artiste ont une histoire, une texture historielle, sont choisis pour leur relation à ce qui les transforme. Les tissus « ont été suspendus dans la forêt vierge, exposés aux éléments, et avant cela, laissés à tremper dans des jarres à teinture écologique ou encore piétinés dans la boue. » (Palais 33/Judy Watson) C’est ce qui fait que le regard n’est pas arrêté par le fond de l’image. Il n’y a pas de fond. Juste des ouvertures. Ce sont des membranes abyssales, vivantes, fluctuantes. Elles ne referment rien. Elles filtrent, font communiquer ce qui se manifeste de part et d’autre de leur tissu. On dirait les confins marouflés du système solaire. La planète vue de très haut ou, à l’opposé, par en-dessous, de très bas. C’est très familier et complètement inconnu. Ces surfaces insaisissables sont parcourues de tracés hydrauliques, constellations de flux qui drainent les existences, les portent vers d’autres rivages, tout en les préservant en un même bassin d’habitudes où expérimenter des ancrages fluides, pluriels. En elles transfigurent les cicatrices de l’histoire coloniale comme hantant à jamais l’infini éther, gravées à mêmes les voies lactées (ici, en Australie, la persécution des Aborigènes). Et en leurs strates, à l’instar de parchemins qui prédisent depuis des siècles une catastrophe imminente selon une écriture explicite et pourtant toujours non déchiffrées, les indications statistiques, globales et locales, de l’effondrement climatique. Et eux, se rejoignant en un contretemps providentiel – peut-être leur dernière baiser – ils flottent dans cette vaste imagerie qui remonte aux origines tout en laissant surgir des émulsions symboliques qui attisent l’énigme du futur. Le réel inobservable en train de se dessiner. Là-dedans, leur étreinte intime échappe provisoirement à la finitude et vogue en apesanteur. Tout ce qui concerne la destruction du lieu de vie traverse leurs êtres et se grave sur leurs corps, machine pénitentiaire de Kafka (une seule et même condamnation commune reproduite sur les corps individuels, la faute de quelques-uns – les riches, les dirigeants – endossées par tous). S’agissant du territoire que leurs sentiments ouvrent et remuent, où mettre en partage leurs vies singulières avec ce qui les environne, ils savent devoir d’emblée se défaire des tropismes coloniaux hérités de leur éducation et culture. S’informer de cet héritage et veiller, dans les moindres gestes, à s’en défaire, est une règle de vie juste, par où la réussir. Et les fleuves, les rivières, leur cours, leurs embranchements, leurs confluences et delta, c’est là, vers çà et avec ça qu’ils exercent « une interaction pour que l’énergie liée au mouvement se convertisse en énergie potentielle, et vice versa », tout ce qui les irrigue, dont l’ampleur les intimident, de même que la fragilité et la charge d’entretenir et préserver l’interaction.

Du baiser en son contre-temps à l’occupation du territoire, défense du vivant

En restant coi dans un coin de nature qu’il abandonne à l’ensauvagement, observant une sorte de momification progressive de lui-même – ponctuellement embaumé de feuilles d’or dans l’écrin végétal du couchant – restant, simplement, à classer des souvenirs  qui ne se laissent pas facilement assignés à un ordre linéaire, en extirpant ce qu’ils contiennent de l’« universel » de l’homme blanc colonial, de l’hétérosexuel ordinaire, soupesant des potentiels, reconsidérant l’aventure du sens et de ses sens, celle qui le dépasse et dans laquelle il a barboté sa vie durant, tout cela aidant, sans autre forme de procès, il se livre à une occupation passive d’un micro-territoire. Le peu de connectivité numérique qu’il conserve lui a permis de s’inscrire dans un réseau, un maillage de lieux qui entendent résister à un usage destructeur de la terre. Il allume quelques fois son écran – rarement – et va y contempler la carte « interactive de la région, du pays, du continent, de la planète où sont représentés par des points lumineux toutes ces micro-occupations politiques/poétiques/écologiques de lieux. « Depuis le début du XXIème siècle, l’occupation est devenue pour certains militants un moyen, voire une fin, en vue de contester les décisions d’acteurs (collectivités locales, État, firmes du secteur privé) qui prétendent aménager le territoire et prescrire les usages légitimes de l’espace. (…) L’occupation des lieux perçus comme menacés vise donc non seulement à bloquer l’avancement desdits projets, mais aussi à porter la critique contre ce qui en condense la possibilité : le capitalisme, l’exploitation maximaliste des ressources et des espaces, l’exclusion des populations riveraines et/ou les plus modestes des lieux comme de la décision, la financiarisation de l’économie, la déconnexion d’avec les besoins essentiels, le déni du vivant. Le mouvement hostile aux « GPII » (Grands projets inutiles et imposés) sous la bannière duquel se rangent de nombreux contestataires permet d’unir des luttes souvent localisées et dispersées contre des projets certes différents, mais dont l’intérêt collectif et la légitimité politique sont fortement discutés. » (p.1017 – Stéphanie Dechézelles)

Une fois le site ouvert sur son vieil ordinateur, avec la connexion aléatoire de ce coin reculé, l’image apparaît lentement, brumeuse, les points occupés apparaissent peu à peu, sur la carte, comme les étoiles au crépuscule, clignotent faiblement. Un pétillement. Celui du tonic avec le gin. Amer fruité et chair genièvre. Celui du baiser. Bouche à bouche. A l’échelle de la planète, constellation de micro-contretemps, chants d’oiseaux et rythme stellaire du contretemps. Baiser du contretemps.

Pierre Hemptinne

La vieille branche entre pleurable ou pas

Fil narratif tissé à partir de : « Soudain dans la forêt profonde », exposition collective chez Kammel Mennour – un dessin d’arbre de Manon Bouvry – « L’odyssée sensorielle », Museum d’histoire naturelle –  Judith Butler, « La force de la non-violence » Fayard 2021 – « La société qui vient » ouvrage collectif sous la direction de Didier Fassin – la guerre…

En ces temps-là, les nouvelles sur le front de la déforestation et de l’effondrement de la biodiversité, parvenaient de façon continue, pour qui voulait lire, entendre. Photos, reportages, témoignages, statistiques, les médias se sentaient obligés de relayer ces informations, inopérantes par ailleurs, lues par personne. Parallèlement, la bibliographie dédiée à révéler la vie essentielle des forêts, ainsi que les expositions artistiques consacrées à la représentation des arbres proliféraient un peu partout, photographies, peintures, sculptures, installation. Jamais l’arbre n’avait été à ce point représenté comme compagnon vital de l’humain. Sublimé dans ce rôle. S’agissait-il de sensibiliser à une disparition en vue d’encourager indignation, soulèvements, actions militantes ? Ou bien, plutôt, la visée était-elle d’aménager anticipativement une future nostalgie qui tiendrait lieu de forêt virtuelle dans l’imaginaire collectif, tout en balisant préventivement le travail de deuil ? Il flânait en ville, le jour de son anniversaire, habité de souvenirs et de fantômes. Il avait entamé la journée au Muséum. La foule se pressait dans un labyrinthe de chambres mortuaires où, sur grand écran, il était permis de s’immerger dans les splendeurs disparues de la Nature, restituées en 3D, revenantes pour ceux et celles qui conservaient un souvenir de ces merveilles de biodiversité, révélées en ce qui concerne les jeunes et les enfants qui n’avaient aucun repère quant à ce qu’avaient été les environnements naturels de la planète les hébergeant. Chaque chambre de draps noirs flottants célébrait un écosystème spécifique, familier ou lointain, la prairie proche de chez soi, le sous-sol du bois voisin, la forêt tropicale de la canopée à l’humus, les eaux de l’Antarctique du ballet de cétacés à l’iceberg, offrant des proximités fantomales avec les victimes de la Sixième Extinction, cris de primates dans les branches, meuglements dans la savane sous orage, stridulations amplifiées d’insectes géants dans les herbes folles et, au cœur de vastes grottes, le vol de chauve-souris, imprévisibles et fulgurantes, l’écholocalisation en ondes psychédéliques parcourant les parois caverneuses… L’immersion était parfaite, il y avait de quoi applaudir devant ces merveilles qui n’existaient plus en l’état. Après ça, revenu au réel déplumé, anxiogène, un peu sonné, comme après avoir feuilleté les albums photos restituant les preuves d’une existence très ancienne, disparue, faite d’heures simples et heureuses, répertoires de scènes où les figurant-e-s sont tous des proches aimés dont la contemplation après si longtemps fait l’effet d’avoir été expulsé du paradis, c’est à une mélancolie déchirante qu’il confia ses pas déboussolés. Il se réfugia dans le métro, tel ces individus désemparés confiant leur dérive au va et vient des trajets sans but, serrés dans la foule. Il choisit une station lointaine, dont le nom lui évoquait d’anciennes errances, pour revenir à la surface. Loin en banlieue, après avoir erré le long de grands axes autoroutiers, revu les inscriptions éparses d’anciennes luttes sociales, « on ne lâche rien », il reconnût les lieux, la topographie particulière et se dirigea vers d’anciens entrepôts industriels transformés en bunker design où sauvegarder les œuvres phares du marché de l’art. Y étaient entreposés de grands tableaux d’Anselm Kiefer. Dès qu’il parvint à pousser la porte monumentale – mi mausolée, mi coffre-fort -, il se trouva d’emblée projeté dans d’immenses paysages de poussières calcinées, pétrifiées et se vit, instantanément et simultanément, il y a très longtemps, fuyant les zones urbanisées, bétonnées, pour battre la campagne sous le soleil, hors des sentiers, à travers pâtures, prairies et champs, sol irrégulier sous les pieds, jambes caressées fouettées par les graminées sauvages, les tiges et les épis alignés, marcher jusqu’à la transe, à perte de vue dans le blé et les coquelicots, comme s’enfonçant dans une matière vivante vangoghesque, tourmenté de n’avoir pas appris à peindre, la perspective d’une restitution singularisée, avec les mains, de ce qu’il voyait, entendait et ressentait de façon urgente le tenaillant comme une nécessité, sa soudaine raison de vivre, son but, mais sans vision claire de ce qui l’y mènerait et l’en rendrait capable, générant dès lors plutôt confusion, agitation, frustration. En quelque sorte, il retrouvait ces étendues sur les toiles démesurées, cinquante ans après, mais passées, ravagées, sinistres malgré leur splendeur artistique. Gros plan sur une croûte terrestre éprouvée, exténuée, labourée d’angoisse et de désespoir, moissonnée par la mort. Pas n’importe quels gros plans, mais là où, malgré tout, la poésie sème des vestiges de lumière, garde en sursis d’ultimes souffles, des crépuscules anémiés. Ici ou là, parfois léchant les bords de vastes ruines, les éclats de corolles fragiles, pavots, bleuets, lupins parmi les rangs dépeignés de blés cadavériques. Des bâtiments institutionnels, administratifs ou religieux, aux fonctions d’enfermement ou de gestion de l’humain, en déshérence, vides. Des structures évoquant une architecture totalitaire, sombres et tragiques, transformées en autel traquant les vies cachées du cosmos, en quête de nouvelles connaissances permettant de migrer vers d’autres lieux que la catastrophe n’atteindrait pas.

Le moral dans les chaussettes d’avoir en quelque sorte touché du doigt la momification de ce qui, dans ses souvenirs, était encore nature vivante, il s’enfonça dans le dédale de ruelles du « centre historique » (expression consacrée) – plutôt dans le noir, sans recours à un quelconque appareillage d’écholocalisation, aucune app ne proposant un tel service – l’objectif de réussir à calmer une soif inextinguible de terrasse en terrasse comme seule donnée d’itinéraire, écoutant et observant tous les signes du « comme si de rien n’était » de la part des locaux et touristes endossant la responsabilité de préserver l’âme de saint-Germain, et lui désirant ardemment se mettre au diapason de ce faire semblant mais trop englué dans une extrême fatigue, poisseuse. Impuissant à se mettre en marche vers le renouveau qu’il serait indispensable d’insuffler, pour croire à quoi ce soit, y compris à ce babillage de mannequins,  il ressasse en sirotant ces phrases de Jacques Roubaut : « Ce qui n’est plus à ma portée, en tout cas, c’est un renouvellement, un nouveau départ, un recommencement absolu. Ce que j’essaye de comprendre, ce que je tourne et retourne réflexivement n’est pas de l’inconnu, du neuf, du jamais-vu. Je ne m’efforce ni dé découvrir, ni d’inventer, ni de démontrer. Je fouille dans le révolu, l’irréversible ; dans l’oubli » (p.915, ‘le grand incendie de londres’) Et s’il se trouvait là, dans l’oubli, quelques fibres susceptibles d’aider l’imaginaire à progresser vers un autre monde ? Ne serait-ce que dans l’attitude face à l’oubli ?

Las, persévérant dans sa flânerie assombrie, sans but, son regard glissant sous une porte cochère, il fut happé par une inscription au fond d’une cour, « Soudain dans la forêt profonde ». Chaque mot comptait : la soudaineté, la profondeur, ces deux termes colorant l’incommensurable événement de la forêt, non pas regardée, mais surgie de son dedans même, sans âge, primaire. Ces lettres typographiées sur la vitrine d’une galerie annonçaient une béance : l’indicible de ce qui survient au cœur de la forêt. Immémorial, imprévisible, à venir, en train de se produire, tout à la fois. Un réservoir de surprises tout aussi vitales pour l’imaginaire que son rôle de poumon pour la biosphère. D’après les dates affichées, le vernissage était imminent, peut-être était-ce lui ce soudain dans la forêt ! L’accès était-il réservé à quelques initiés ? Quand il poussa la porte, à la place de l’habituel gardien Africain, colossal et jovial, se tenait Monsieur Mennour lui-même. Il hésita, intimidé, mais le maître des lieux eut un geste élégant pour signifier que les cimaises étaient accessibles. Le choix et l’agencement des œuvres dans l’espace blanc, issues de périodes éloignées les unes les autres, de styles et de techniques très diversifiées, lui firent l’effet d’une magie. Un baume. Tourmenté par le poids des ans , la finitude mortelle et le mauvais état général du vivant sur terre, face à cet imagier narratif, il ressentit l’effet réconfortant qui l’avait toujours saisi lorsqu’il franchissait le rideau des lisières forestières. Dès l’enfance, c’est là qu’il aimait le mieux disparaître des radars. Il s’y sentait pris dans une ramification de possibles stimulant l’imagination et les chimères, comme de respirer un air vivifiant, libérateur. Parsemant les sous-bois de cabanes parfaitement fondues dans le paysage. Comme préparant l’itinéraire d’une fugue. C’est dire si, devant ces images de forêts, quelque chose en lui retomba en enfance. La notion de forêt y était fluctuante, de la densité impénétrable (sauf en suivant la rivière) à l’alignement de quelques trembles lumineux, lignes avancées, arbres avant-coureurs. Il y avait le paysage classique rappelant la réalité foisonnante et vierge de la forêt, où l’œil fouille après l’origine du monde, ressource sauvage et inépuisable (Courbet), inaltérée, à deux pas de la civilisation. Site d’évasion. Il y avait les harmoniques mystiques et insondables des sous-bois (Moreau). La forêt transformée en image mentale, horizon aux énergies vibrantes qui permet de tenir, frontière où réinventer les échanges entre intérieur et extérieur, régénérer l’art de respirer (Nicolas de Staël). Déployé dans l’espace, l’arbre calciné, macchabée qui pourtant semble se préparer à renaître, branches carnavalesques se moquant de la temporalité humaine, totem du renouveau, « tu disparaîtras, ayant détruit les arbres mais, après toi, la forêt reverdira » (Ugo Rondinone). Une vidéo étouffante où moutonne sans fin la fumée grise des feux de forêts, en montagne (Hicham Berrada). Des peintures où coups de pinceaux jouent avec des matières ramassées – terre, écorce, cailloux, bouts de bois, champignons, fruits secs – illustrant la façon dont, au profond où la forêt conjoint la chair, on refait monde en mélangeant affects et émotions  – de soi, de ce qui l’entoure dans les sous-bois – au fil de la récolte parcimonieuse de bouts de natures qui parlent, retiennent l’attention, tissent les échanges, mélange organique (Paul Rebeyrolle).

Il passait d’une œuvre à l’autre, appliqué, cela lui faisait du bien. Pourtant, la lente absorption de chacune de ces représentations distillait peu à peu en lui un manque qui, à un moment, prédomina et lui gâcha tout ! D’abord juste une évocation, puis une obsession, chacune des œuvres exposées renvoyait à l’absence de celle qu’il avait, soudain, le plus envie de revoir. Celle qui, au fond, condensait à merveille « soudain », « forêt », « profonde ». C’était une petite toile qu’il avait toujours vue accrochée dans la bibliothèque familiale. Peut-être était-ce la première image fabriquée par des humains qui s’imprima en lui et resta ainsi, à jamais, dans un coin de sa tête. Ses parents l’avaient achetée sur un marché lors de leur existence coloniale au Congo. Était-elle peinte par un Africain ou un Européen ? Il l’ignorait. On y voyait la muraille épaisse et mouvante d’une lisière forestière, dense, prolifique, impénétrable, surmontant les berges d’un fleuve abondant, probablement le Congo. Et surtout, la silhouette à contre-jour, d’un oiseau de large envergure, se détachant soudain des frondaisons, s’élançant au-dessus des eaux boueuses, mais toujours coagulé dans la végétation, juste pris au-début du surgissement, entraînant un bouleversant effet de profondeur, l’ombre d’un cordon ombilical le reliant au cœur de la forêt vierge.

Toutes les fois, au fil de ses nombreuses années, qu’un événement imprévu se détachait des arbres – à prendre au sens large de tout ce qui fait fonction de masse environnementale où couve tout ce qui surprend –, dont il aimait sentir la présence voisine, enveloppante, tel un rideau d’où se répandait au crépuscule un assourdissant continuum de chants d’oiseaux se clairsemant au fur et à mesure que gagnait l’obscurité, toutes les fois, imprévisibles, que la matrice de feuilles accouchait d’un corps ailé – c’était d’abord un bruit d’ailes paniquées dans l’obstacle des branches évoquant l’eau que l’on bat et brasse quand on se sent menacé de noyade -, projectile agité transformant son élan chaotique à travers le feuillage en vol plané silencieux, passant du caché au révélé, il revenait à cette toile, se revoyait devant. Il revivait les innombrables coups d’œil qu’il lui arriva de lui adresser, les rêveries qu’elle inspira sans qu’il anticipe la place qu’elle allait prendre dans son imaginaire, atteignant cette omniprésence d’être vue sans être vue, tant elle était devenu familière. ( Qu’il y ait des arbres dans les parages ou pas, chaque « surprise » l’a replongé dans ce tableau, s’est manifestée à lui à la manière de ces ailes nées des branches, soudain, depuis une profondeur indistincte). Au même titre, mais bien plus tard, qu’un petit dessin de Manon Bouvry acheté lors d’une exposition, à ses débuts. Elle avait simplement dessiné les arbres qu’elle voyait depuis sa fenêtre. Non pas comme des arbres plantés dans un paysage mais à la manière de ce que Donna Haraway appelle « espèces compagnes ». II avait été surpris : cela ressemblait comme deux gouttes d’eau à ce qu’il voyait depuis sa fenêtre à lui, au-delà du jardin. Il y a du vent et les troncs jouent de leur flexibilité, les troncs esquissent une imperceptible chorégraphie douce, enchevêtrée. Il y a quelque chose de marin, de l’ordre d’un ballet d’organes tentaculaires, au ralenti. Une dimension d’échelle ajoutait à l’effet de mouvance, de flou prolifique : était-ce de grands arbres à l’horizon ou une plongée dans un groupe d’ombellifères ? C’était un mélange d’épicéas et de feuillus, des chênes sans doute. Ils étaient un peu dépenaillés, attaques de parasites déferlant depuis les monocultures sylvestres et/ou effets du changement climatique. Ils avaient encore fière allure et la dentelle anarchique qu’ils étalaient sur le ciel lui était un formidable appareil respiratoire. Regarder ces arbres dessinés avec une précision visionnaire, radiographique, révélant les moindres fibres et filaments de leur organologie pulmonaire, – la précision s’attachant aussi à restituer, rendre palpable l’impalpable poudreux de ces êtres près de l’évanouissement -, l’aidait à conserver une réelle relation, charnelle, avec les arbres qu’il avait côtoyé au fond de son jardin, relation spirituelle et oxygénante. A présent qu’il n’avait plus vraiment de logis et de murs où fixer des cadres, il emportait cette image dans son sac, enveloppée de papier de soie, protégée par deux bouts de carton. Il la sortait de temps à autre, dans des instants de vide, de vague à l’âme impitoyable, d’antichambre du terminus, comme on revient à l’une ou l’autre photo originelle de son roman familial, énigmatique. Quant à ces arbres-là, en vrai, avec qui il a partagé des années, ils sont probablement depuis lors, morts, décrépis ou abattus, transformés en pellets. 

Il avait quelques heures à tuer avant de rejoindre la camionnette qui, de nuit, allait le reconduire, ainsi que quelques activistes venu-e-s en ville soigner des relais, entretenir leur réseau de soutien, prendre livraison d’équipements et de matériels insurrectionnels, dans son lieu de vie, une réserve encore peuplée d’innombrables arbres, bien réels. Se souvenant du temps où il aurait filer passer du bon temps dans l’une ou l’autre adresse bistronomique, c’est avec un bout de pain, du fromage, de l’houmous, des fruits une bouteille de vin, qu’il se replia dans un coin discret d’un parc public. Il étala une serviette, disposa dessus les victuailles, le pinard, un canif sans âge offert par son fils, le dessin de Manon Bouvry. Un livre aussi car, à peine rentré chez lui, il sait qu’il allait, malgré tout, reprendre ses pérégrinations, de village en village, passer du temps avec les groupes qui veillaient à ce que le parc naturel ne devienne pas un espace envahi par les guerres et les milices, les colonisations et marchandisations, un lieu de nature où la guérilla néo-libérale viendrait se vautrer et goûter à ce qu’elle préfère, la destruction de la nature. Malgré tout, malgré la conviction qu’il s’éloignait de toute capacité de renouvellement et appartenait de plus en plus au régime de l’oubli (consistant précisément à s’imaginer sauvegarder des miettes de l’oubli, posture lui évoquant les longues heures passées sur la plage, entre vent et soleil, à ériger des châteaux de sable labyrinthique, monstrueux, sans fin, épuisants ), il ne pouvait s’empêcher de converger vers de l’effort collectif compatible avec ses idées, obéissant à l’attractivité certes de plus en plus ténue de l’espoir de « changer les choses ». Il n’avait pas su dire franchement non quand on était venu le chercher pour renforcer une stratégie en termes de médiation culturelle. Ca s’était amorcé lors d’un apéritif, un jour de marché, devant e bistrot d’un village, sous les platanes. Des jeunes agricultrices locales, de jeunes artisans, habitués de le voir venir s’approvisionner à leurs étals, entre deux verres, lui avait demandé, « mais au fond, vous étiez dans quelle partie? » (formule consacrée quand on cherche à savoir quel travail telle personne avait pratiqué). Il avait évoqué de façon évasive son lointain travail dans le secteur culturel comme une saga don quichottesque en faveur d’un changement d’imaginaire que l’actualité, chaque jour, enterrait un peu plus.. (« Ah mais, dans nos associations, on manque de ressources sur la réflexion culturelle, vous pourriez venir… !? ») D’où le travail auquel il se livrait tout en pique-niquant : sélectionner des extraits, les souligner, les annoter, recopier certaines phrases dans un cahier, les lire à voix basse pour se familiariser avec leurs musiques, puis rester songeur, chercher à deviner les questions, les besoins de clarification de ses futurs auditoires, rédigeant des esquisses de commentaires. Concentré. Mastiquant. Avalant quelques gorgées. Et surtout, perméable à tout ce qui se passait dans le parc autour de lui. Il y a longtemps, c’était un lieu où observer la façon dont les différences classes sociales « prenaient l’air », se promenaient avec leurs enfants, pratiquaient le sport, profitaient de la guinguette, se divertissaient, s’installaient pour lire ou, regroupés, s’essayer à la danse hip-hop ou, plus loin, au tai-chi… Aujourd’hui, principalement, c’est un espace où bivouaquent des personnes chassées de chez elles par la guerre ou la crise climatique. Issues de régions d’Europe différentes (celles provenant d’autres régions du monde ne sont pas autorisées à bivouaquer, sont refoulées, humiliées). En famille ou, isolées mais regroupées selon divers types de solidarité (social, culturel, territorial). Les associations d’aide aux déplacés, maraudent, ainsi que des travailleurs-euses d’éducation populaire, apportant nourriture, vêtements, couvertures, toiles de tente, réchauds, conversations, échanges d’informations pratiques pour organiser au mieux leur campement (parler d’hébergement et d’hospitalité est excessif). Mais aussi des représentant(es) d’organisations politiques impliqués-e- dans les résistances, cherchant des informations sur la réalité des différents fronts, désireux d’établir des liens avec les combattants partageant les mêmes convictions qu’eux et engagés en d’autres pays. A l’opposé, des militants vont et viennent, ne ménagent pas leurs efforts pour soutenir l’émergence d’une organisation transversale anti-guerre. La police circule et vérifie l’origine de ces réfugiés, s’assurant qu’ils sont tous bien européens, qu’aucun africain ou asiatique ne s’est mêlé à eux. Tous ces gens fatigués, échoués, livrés à la débrouillardise pour passer, une fois de plus, une nuit sans maison, sans presque rien, font preuve d’une « tenue » tendue, maintenue sur le fil. Presque un mime du « vivre bien » mais sans rien, minimalisme. «  Mais le fait le plus remarquable est peut-être la résistance silencieuse à l’atteinte de leur dignité, à la dureté de leurs conditions d’existence, à la déshumanisation par les opérations de police et à la dépersonnalisation par le travail des institutions. Une résistance qui se manifeste notamment par le souci de maintenir une apparence digne dans les situations les plus sordides qu’on veut leur imposer et qui renverse ainsi le sens de l’épreuve à laquelle on les soumet. L’indignité devient en effet celle du traitement qu’on leur fait subir et de la société qui le tolère. » (Defossez/Fassin, « Exilés », « La société qui vient ») Ce rayonnement de vies dignes, chassées de chez elles, à la porte – un rayonnement magnétique, fascinant – et le besoin de se distancer de l’indignité de la société à laquelle on appartient, sont ce qui motive principalement les allées et venues des citoyen-nes apportant soutien, réconfort, gestes de solidarités. Mais l’essentiel, la vraie motivation est de recevoir une part de dignité intacte de la part de ces gens qui ne valent pas chers aux yeux des États et des systèmes. Ils appartiennent aux catégories que ces derniers classent sans vergogne dans les surnuméraires, les éventuelles pertes raisonnables, ceux et celles toujours susceptibles de tomber en chemin, sacrifiées, des laissés pour compte qui n’enrayeront pas le fonctionnement de la machine. Ils ne sont pas pleurables. Quantité négligeable de la grande calculabilité. Les personnes qu’il observe depuis les buissons où il s’est installé pour passer le temps, appartiennent en outre, plus largement, à ce qui a été identifié par les États comme ennemi destructeur, les migrants. Accorder l’hospitalité qu’ils invoquent conduiraient à la perte des « nations » accueillantes. Le fantasme du grand remplacement, prétexte à l’emploi d’une violence destructrice à l’égard de ces populations envahissantes : « si elles incarnent la destruction et menacent de destruction, elles doivent être logiquement détruites. (…) La logique guerrière débouche sur une impasse paniquée : l’État qui se défend contre les migrants est imaginé en danger de violence et de destruction. Et pourtant la violence qui s’exerce ici, alimentée par le racisme et la paranoïa, est bien celle de l’État. (Butler, p.163). Même si, pour la population occupant le parc, d’origine européenne, cette violence est moins brutale, elle existe, elle est la règle. Et le fait de veiller à une distinction de traitement selon l’origine géographique des migrants renforce l’impression de « panique guerrière », de racisme et de paranoïa, de discrimination violente, administration néolibérale des critères séparant qui mérite de vivre de qui ne le mérite pas vraiment et peut donc affronter déchéance, misère, souffrances. Observateur des bivouacs des exilés, dans le parc, il voit à l’œuvre, d’une part les agents du « biopouvoir qui distingue de manière injustifiable les vies pleurables et les vies impleurables » (Butler) et, d’autre part, ceux et celles qui en sont les victimes. Assister à ces détresses, à ces vies rejetées, c’est prendre conscience, mieux, c’est voir, que le pouvoir se livre sans cesse à un calcul entre ceux et celles à garder, ceux et celles que l’on peut perdre. Et si, dans le cas de vies fuyant une guerre avérée, meurtrière, certaines Nations condamnent le pays agresseur, elles sont toutes responsables, elles entretiennent toutes la possibilité de la guerre dès lors que leurs échelles de valeur, imprégnant les modes de vie à l’intérieur de leurs frontières, décrètent et perpétuent une hiérarchie entre les êtres, jouent des inégalités sociales et économiques pour maintenir la cohésion interne. C’est la condition pour rendre possible la guerre : disposer de gens que l’on peut envoyer tuer et se faire tuer, parce que leurs vies n’a pas d’importance, n’est fondamentalement pas pleurable (« leur mort ne nous empêchera pas de dormir », en clair).

C’est précisément, depuis des mois, la thématique qu’il met sur la table des ateliers de lecture itinérants qu’il anime dans le maquis. Cette activité lui permet de rencontrer des hommes et des femmes, des jeunes et des vieux, de bavarder, de boire et manger en compagnie, cela lui redonne aussi l’impulsion de circuler, parcourir les routes, lentement, repartir à vélo, en équilibre. Toujours accompagné de son vieux exemplaire de « La force de la non-violence » (Judith Butler), acheté il y a plus de dix ans à Bruxelles, gris, plié, griffonné de partout, presque parchemin sans âge. Il n’a rien trouvé de mieux, passé un certain cap de perdition, que de revenir à l’essentiel, au minimum, à propos de quoi justifier une intransigeance à revendiquer. L’exigence de non-violence. Partager, étendre la pensée de la non-violence, le désir et l’appartenance à la non-violence. Échapper donc aux assignations des logiques guerrières qui, sournoisement, compromettent un peu tout le monde. Et ça commence à chaque instant, pas seulement lors d’une agression caractéristique effectuée par un dingue. Inlassablement, lire ensemble, commenter ensemble les passages principaux du livre, remettre en commun les réactions, réflexions, suggestions de tous ceux et celles avec qui ces lectures ont déjà été pratiquées. Voir le texte enfler, se transformer des interprétations, des réécritures, voire ainsi s’implanter le souci de la non-violence. « Mais si nous acceptons l’idée que toutes les vies sont également pleurables, et donc que le monde politique devrait justement être organisé de telle façon que ce principe soit affirmé par la vie économique et institutionnelle, alors nous arrivons à une conclusion différente et peut-être à une autre manière d’approcher le problème de la non-violence. Après tout, si une vie, dès le départ, est considérée comme pleurable, alors toutes les précautions doivent être prises pour préserver et protéger cette vie contre le mal et la destruction. Autrement dit, ce que nous pourrions appeler « l’égalité radicale du pleurable » pourrait être compris comme la précondition démographique d’une éthique de la non-violence qui ne souffre pas d’exception. (p.71) Poser le problème en terme de « pleurable » et « non-pleurable » était une approche neuve qui avait relancé son intérêt pour la non-violence, qui avait été son premier engagement civique, participant à des manifestations contre le service militaire et optant, en dépit des contrariétés, pour le statut d’objecteur de conscience. « On traite une personne différemment quand on intègre le sens de la pleurabilité de l’autre dans sa position éthique vis-à-vis de l’autre. » Lors des lectures et débats qu’il multipliait à partir de ce texte, l’exercice consistait à déplier tous les plis et replis de ce qu’impliquerait d’appliquer cette radicale égalité de la pleurabilité. A partir des sensibilités et expériences des participant-e-s. « (…) En effet, si les institutions étaient structurées sur la base d’un principe d’égalité radicale de la pleurabilité, cela signifierait que toute vie conçue dans ce cadre institutionnel serait digne d’être préservée, que sa perte serait célébrée et déplorée, et que tout cela ne serait pas vrai seulement de cette vie, mais de toute vie. Cela ne serait pas sans implications, me semble-t-il, pour notre manière de penser la santé, la prison, la guerre, l’occupation et la citoyenneté, domaines qui font des distinctions entre des populations plus ou moins pleurables. » (p.91) C’est la totalité du mode de gouvernement qu’il convient de repenser car la question de la non-violence, basée sur la pleurabilité, n’a aucun sens si elle ne se limite qu’à la société humaine : « Et qu’en est-il des insectes, des animaux, des autres organismes vivants : ne sont-ils pas tous des formes du vivant qui méritent d’être sauvegardées de la destruction ? Sont-ils des types d’être distincts, ou s’agit-il de processus vivants ou de relations vivantes ? Et que dire des lacs, des glaciers, des arbres ? Eux aussi peuvent certainement être pleurés ; eux aussi peuvent, en tant que réalités matérielles, conduire le travail de deuil. » (p.92) Relire ces passages, encore et toujours, à proximité des exilés, sur la frontière, se laissant imprégnés de leurs mouvements, de leurs postures, du son de leurs conversations en langue pour lui inconnues, des gestes de leurs techniques de survie, de leurs relations au peu d’objets emportés – le mime émouvant de leur récit -, cela stimule et renouvelle sa lecture, en fait une lecture réellement in situ, ancrée, conduite silencieusement au cœur même de ce qui en motive la pensée écrite, le texte en paraît chaque fois renouvelé, se régénérant des relations qui s’effectue entre lui et les « pleurables » rassemblés dans le parc, via le corps du lecteur. Ce n’est plus lire des signes imprimés sur du papier, c’est lire le réel, à même les corps éprouvés rassemblés dans un bivouac de fortune, de misère. Il s’immerge dans cette atmosphère. Il y puise et emmagasine de l’énergie pour reprendre à nouveaux frais l’interprétation du texte, avec l’ardeur de la découverte, du recommencement, et le porter à vélo, lentement, de veillée en veillée, en divers villages cévenols, en pédalant, ressassant, puisant dans ses réserves, franchissant les discrets barrages des engagé-e-s protégeant le parc des incursions destructrices. Dans cette nature préservée, accidentée, où il est si facile de se cacher et exceller au camouflage, il y en a tellement qui aimeraient transplanter leurs guerres, établir des camps retranchés, loin des éprouvantes guérillas urbaines, renouant avec quelque chose de plus frais, plus vierge, plus près des premières batailles au jardin édénique ! 

Pierre Hemptinne

Fécondité et mémoire des larmes et poussières

Fil éco-narratif à partir de : Jonathan Jones, « Sans titre (territoire originel) » Palais de Tokyo – ‘le grand incendie de londres’ Jacques Roubaud, Seuil – « Fils de poussière » de Jehanne Paternostre au TAMAT (Tournai) – David Graeber & David Wengrow, « Au commencement était… » Les liens qui libèrent – Souvenirs, paysages, digressions …

Il ne sait plus depuis combien d’heures il paresse sous la lasagne de couvertures, bâches plastifiée, édredons. Près de lui, le brasero ronfle, surmonté d’une plaque en métal sur laquelle cuisent châtaignes, entaillées au canif. En s’étirant, en s’extirpant un peu de ses couches protectrices, il puise les châtaignes dans la brouette, récoltées lors d’une longue balade en forêt. Les bogues piquantes, séchées, relancent les flammes, crépitantes. Dans un seau, à portée de mains, des choux de Bruxelles, récoltés sur des plans redevenus presque sauvages, petits choux pas très serrés, pas calibrés, pas très ronds. Il les trempe dans l’huile et le sel avant de les poser sur la plaque de cuisson avec les châtaignes. Ca fume. Il remue tout ça, sporadiquement, avec une cuillère en bois, le feu n’est pas puissant, légumes et fruits confisent lentement. Dans une sorte d’hibernation, fonctionnant à régime réduit, il avale une châtaigne ou deux, un choux ou deux, toutes les heures ou deux heures (approximativement), accompagné de goulées d’eau (ramenée de la source du village comme déjà expliqué), avant de retourner à sa somnolence. Quand il émerge à nouveau, il grignote, doucement tout en absorbant la lumière éblouissante, froide, mais toujours ourlée de lointains bleutés, violets et gelés, nuit permanente par-delà les cimes proches. Il cligne des yeux, se désengourdit, émerge, son regard tombe sur une forme géométrique avachie, tapie sur le plancher, un livre, il s’en empare, le soulève et le ramène à lui, une brique souple, écornée, grise à force d’être manipulée, aux pages tellement griffonnées que le texte imprimé, originel, ne semble qu’une couche parmi d’autres d’un palimpseste épais. Il y a des années, quand il a découvert l’existence de ce bouquin dans un article de journal, qu’il l’a acheté et ouvert pour la première fois sur ses genoux, il a imaginé que c’était, non pas « le » livre tant attendu, mais un de ces livres qui en ont dans le ventre et font rêver à ce que serait un tel livre, « total », comprenant tous les autres (ceux qui ont compté pour lui, Mallarmé, Proust, Simon, Kafka…) sans leur ressembler – différent, mais impossible à imaginer sans de nombreux antécédents (répétitions ?) -, et qu’il serait peut-être le dernier livre qu’il lirait vraiment. En bouquinant – faisant défiler les pages pour qu’en jaillisse l’écume et qu’il puisse happer des extraits représentatifs du contenu et des strates de ces pages denses et douces, prélevant alors des échantillons – carottage de texte – à différents endroits du volume biblesque, il flaira une formidable adéquation avec le genre d’écriture qu’il affectionnait, sans suspens  – (par exemple des cyprès alignés une nuit chaude vus à travers l’appareil photo et la respiration d’une jeune femme ; la description de la couleur et de la lumière d’oliviers et la manière dont elles affectent la perception de l’ensemble des couleurs et lumières du paysage, le genre de chose qu’il rêve depuis toujours de saisir et fixer par l’écrit, peut-être même la quête qui motivait depuis toujours son désir d’écrire) – associée à l’étrangeté de formes et de protocoles qui lui sont complètement hermétiques, dont l’abstraction fastidieuse, entre poésie et mathématique, rébarbative, suscite même un mouvement de rejet. Cette association du familier et de l’incompatible rendait précisément cette brique attirante, garantie de se perdre, de patauger dans le texte, d’errer dans un travail de lecture sans fin. Prenant livraison de la commande, au comptoir du libraire Tropismes, non sans une feinte cordiale concernant le poids de ce « roman », l’accueillant la première fois entre ses mains, il soupesait un fantasme, celui de recueillir au creux des mains la totalité de la littérature déjà lue depuis le début de sa vie de lecteur, en un seul ruissellement uni à ce qui venait et qu’il allait lire, s’échappant comme le contenu d’un sablier, mais se figeant. Sentir cela. Le millefeuille par excellence, promesse de la lecture sans fin, la dernière page reculant au fur et à mesure qu’il débobine (pour comprendre) et rembobine (pour assimiler et conserver) le fil de l’écrit. Livre horizon. Aujourd’hui, il se souvient, certes, de ces premières sensations. Mais c’est devenu une présence constante, un outil, une extension naturelle de ses sens. Il l’ouvre à n’importe quelle page, lit les premières lignes sur lesquelles tombe son regard, ne se souvient plus de les avoir déjà rencontrées et, en amont et en aval de ces lignes, il en recommence l’approche, jusqu’à retrouver les traces des lectures antérieures, converties lentement en images qui enrichissent et différencient ce qu’il retiendra désormais de ce livre. (Il y a inséré, imprimées, des feuilles volantes où il a copié, à l’ordinateur, des pages d’autres livres, d’autres auteurs, qu’il met ainsi en résonance, occasionnant des carrefours entre les pages.) Il en reste à ces recommencements, partiels, parcimonieux, entrecoupés du grignotage de choux et châtaignes. La fumée du brasero, suite à une saute de vent, lui lèche le visage, ses yeux piquent, envahis de larmes. Les larmes, depuis combien de temps sont-elles omniprésentes ? Perlantes. Comme s’il se tenait depuis des années, en permanence, au bord des pleurs. Le livre a glissé sur les planches, tombé des mains. Les yeux enlarmés, il rêvasse. Il y a des années, physiologiquement, signe de vieillissement, il est devenu sensible au froid, au vent frais, dès qu’il claquait la porte et se mettait à courir vers l’arrêt du bus, les larmes inondaient les paupières. Il voyait alors trouble. Ajouté aux contraintes du masque imposé depuis les pandémies successives de Covid, banalisant la buée sur les lunettes, cela fait longtemps que ses relations à l’extérieur sont floues, déformées par l’eau. Cette vision aquatique, entre deux eaux, marécageuse, lui est devenue ordinaire. Puis, émotivement, de plus en plus souvent, les images – lues (littérature), vues (peintures, photos, dessin, installations, paysage), entendues (musiques, chansons, bruits naturels, sons urbains)  – ont sollicités les sources lacrymales. Des résurgences de ce par quoi, par le sensible, il appartenait au monde et possédait une part  minime de l’existence, et qui désormais se manifestait pour lui signifier que ça allait sortir de lui, migrer vers d’autres corps et âmes, petit à petit s’écouler ailleurs, continuant certes encore à exister en lui, mais sans plus d’attaches fermes. Alors, il voit des fleurs, des végétations mentales, dont il aura fixé le motif, en lui, comme on brode des images, et qui représentent le foisonnement de ses sensations, de ses attentions portées aux choses, revenant le saluer. Ces floraisons le hantent depuis qu’il fut foudroyé – puis liquéfié – par une installation de Jonathan Jones, au Palais de Tokyo. Une installation liturgique célébrant des individus-végétaux dans leurs morphologies singulières telles qu’ils avaient été arrachés à leur milieu naturel et à la mémoire collective d’usages indigènes. Déportés selon la logique coloniale, de l’esclavagisme. Et qui, grâce à l’art et à la communion esthétique, revenant chez eux, ressuscités. L’œuvre mettait en contact avec ce genre de retrouvailles incommensurables, bouleversantes. Là, plantes revenues, épanouies à même du linge blanc, dans le dispositif inventé par l’artiste. Il plonge dans ce souvenir et, à nouveau, remontant de profond en lui, comme d’un puits, l’arrosage lacrymale. Puis – rompu par cette émotion ancienne, inépuisable – il bascule en  une somnolence irrépressible, tout en maugréant qu’il serait temps qu’il bouge, qu’il se lave, qu’il commence à sentir le bouc, le boucanier, s’avouant aussitôt commencer à s’en foutre. Bientôt le printemps, il sera temps d’une douche, d’une lessive. En train de disparaître dans un nouveau somme, il a une secousse, « les enfants, les enfants descendront-ils, alors, voudront-ils bien disperser les cendres à l’Aigoual ? ». Et de nouvelles larmes diluent sa vie propre, son histoire, toutes ses années, dans celle, plurielle et végétale, scénographiée par Jonathan Jones. Il était arrivé là, exténué, saturé d’expositions. Marre de regarder, de ne rien comprendre au simple regard, de devoir lire de longs cartels, de devoir produire un travail de compréhension et d’interprétation. La salle dépouillée était un mixte de galerie d’art et de musée d’histoire naturelle.  Alignées, sobrement, sur une longue distance, des images de plantes. Il lut l’explication avec effort. Une expédition Napoléon en Australie. Des plantes indigènes prélevées pour constituer un herbier scientifique. Enrichir la globalisation des connaissances occidentales sur la nature. Les Aborigènes, opposés au déplacement de ces plantes considérées comme des parents. L’artiste accède à l’herbier et en ramène la substance là où vivaient ces plantes. Il en replace l’âme au sein d’une écologie et d’un imaginaire bien à elles. Avec toutes les relations qui leur donnaient sens et sève. Façon de les remettre dans leur terreau – rituel de ressuscitation – il en confie la reproduction à un groupe de femmes. La broderie des 308 spécimens est réalisée par des « artistes et artisanes vivant à Sydney ». Appliquées à leur travail d’aiguille, soucieuses de restituer fidèlement le modèle, elles se sont initiées à la botanique locale et apprécié tous les savoirs – médicaux, cultuels, culturels – qui y sont liés, et qui font que chaque plante est un individu à part entière, pas un exemplaire anonyme d’une espèce. Cela, grâce aux échanges avec des anciens et anciennes aborigènes. « Ce processus a engendré une guérison collective, car les Aborigènes ont eu l’occasion de partager leurs connaissances tout en retrouvant leurs plantes, tandis que les artistes ayant collaboré au projet ont pu établir un lien significatif avec l’Australie. » (Cartel / Palais de Tokyo) Pourquoi, soudain, malgré la fatigue particulière du visiteur de musée saturé du « trop vu, trop à voir », presque écœuré ou blasé, une telle pluie de larmes ? Par quel biais s’identifiait-il de façon si déstabilisante ? Il y avait l’environnement sonore, aussi, de l’eau qui chante, des voix, des chants d’oiseaux, le choc léger d’outils paisibles, le vent et les feuillages, une atmosphère mariant rituel avec us et coutumes ordinaires, le submergeant peu à peu du souvenir d’harmonies irrémédiablement perdues, des jeux dans la rivière lors de pique-niques familiaux, paisibles, où il jouait seul dans ses pensées et son imaginaire, mais non loin de la mère, du père, des frères et sœurs. La bande-son rappelait tout cela, perdu à jamais, ravivait la douleur des pertes, mais aussi résonnait comme un rivage où accoster, apaisé, réconcilié effectivement. Des retrouvailles. Chaque nuance – visuelle, sonore, olfactive – des harmoniques anciennes, du passé heureux, se manifestait alors doucement, chacune se levant lentement dans son champ de vision « second », semblaient s’incarner dans ces fleurs et herbes brodées devant lui, alignées sans fin, constituant « sans titre (territoire originel) ». Chacune de ces plantes, graphiques, et le contexte d’où elles étaient issues, avait son pendant dans une collection de plantes similaire, tout aussi invisible et oubliée qui retenait sa vie grâce à leurs racines, avait empêché qu’elle ne s’effrite ou ne s’érode trop. Elles étaient alignées, inclinées, sur de longs lutrins. Sobrement. Comme ces hommages aux victimes d’une catastrophe dont les corps n’ont pu être retrouvés et dont l’on expose le portrait pour en faciliter le deuil. Il défila, s’arrêta devant chaque plante, s’absorba dans la contemplation de chaque broderie, faisant ses dévotions, scrutant, admirant, écoutant. C’était un herbier magique qui donnait une connaissance nouvelle de tout ce dont il avait été privé, spolié. Le dessin de chaque herbe évoquant une blessure, une rupture et, simultanément, la médication guérisseuse et la cicatrice. 

L’activité qui depuis des années le maintenait à flot, sous-jacente, quasiment invisible, imperceptible, consistait – à travers les gestes investis dans toutes ses occupations ordinaires – à broder « en esprit », à même sa conscience, chaque individu de son herbier personnel, pour les connaître et les répertorier, échafaudant des taxonomies fantaisistes, histoire de se raccrocher à quelques choses, de maintenir et entretenir une végétation salutaire, respirante, nourrie de ses échecs et réussites, de ce qui s’en écoule, mais recyclant, transformant en oxygène, en nutriments. Point après point. A l’aveugle. L’objectif n’était pas de construire un récit linéaire qui, appliqué à son anonymat, activerait les mêmes principes que celle d’une « Histoire » basée sur la vie des Saints et des Héros, enjoliverait et simplifierait son parcours de vie, évacuant les ombres et errances. Les valeurs que la société place encore dans le « réussir sa vie » contraint souvent aux falsifications des récits biographiques, allégeance aux visions d’une humanité verticale, hiérarchique. Non, il s’était éjecté de la verticalité. « … le passé que j’évoque, que je « crée » (non au sens où je l’invente, mais au sens de la constitution d’un plasma de choses ayant eu lieu et réagissant ensemble, en suspension dans le temps, maintenu par la cohérence de la description, contigu à un passé de même nature, et venu de lui par un faisceau de changements), est sans leçon pour le futur. » (J Roubaud) L’idée de plasma le séduisait, sans bords, sans frontières.

Chaque fois qu’il se retrouve téléporté face à cette installation, épuisé, saturé et puis soudain, suite à un mystérieux reset, vierge, plein d’énergie de renouvellement, prêt à recommencer, les larmes remontent et s’écoulent. De la même famille, du même ruisseau qu’invariablement libère le rappel de la voix et des mots entendus au téléphone et qu’il dut bien traduire, sans appel, un dimanche de février, par « papa est mort ».

Il se redresse sur sa couche bordélique, jette un regard panoramique sur la vallée, l’hiver a été doux, le verdissement se manifeste très timidement, précoce, pâle, il zoome sur certaines zones aux teintes et reflets particuliers, élargit la focale pour suivre progressivement le rayonnement de ces particularités à la surface de la trame paysagère. A la manière dont différentes couleurs, mises en relation, se modifient mutuellement, se neutralisent ou engendrent une teinte neuve. Comment ces détails interagissent-ils pour créer l’impression d’ensemble ? Cela lui rappelle une des tâches inlassables de visiteur de musées, s’approchant des toiles pour scruter le « faire », les détails, la « touche », s’en éloignant pour jouir de l’effet d’ensemble. S’agissant ici d’une vaste étendue naturelle, vivante (dans laquelle il se trouve, de plus, immergé). Voici les histoires qu’il aurait tant aimé saisir et raconter, collectionner, rassembler en anthologie. Il n’a fait qu’en jouir. Au fur et à mesure. Il retourne à son cocon et s’enfouit dans le souvenir des oliviers de Roubaud. « La lumière dernière, insistante, du jour donne à leurs feuilles, à l’envers de leurs feuilles surtout, la juste quantité de gris et d’argent sourd (c’est ainsi que je les vois, éliminant presque tout le vert de mon souvenir) qui représente pour moi la mesure même de tout paysage, le centre de tous les assemblages de couleur. » (p.362) Voici la lumière particulière des oliviers, au sein des paysages où il pousse, mise en exergue, libérée. Il se resitue devant un tel paysage pour la première fois, vers 1976, où il descendu en autostop découvrir le midi. Qu’est-ce qui vibre en particulier, d’où vient ce qui irradie ce paysage-ci, ça part d’où ? Ah, ça vient de là, braquons les jumelles. « Le gris de l’envers étroit d’une feuille d’olivier a, dans l’ordre du visible, une importance au moins autant éthique qu’esthétique. Il corrige, d’avance, tous les débordements, toute la profusion excessive des rouges du soleil crépusculaire, insiste sur la réticence, la sobriété, la pauvreté même de moyens de toute beauté. Une pente d’oliviers est sans luxe, sans effets. » Puis on entre dans l’intimité du processus alchimique. « La couleur olivier, ainsi, a une fonction harmonique : établir une continuité (en apparence nécessaire) entre l’ordre des verts : verts des figuiers, des pins, des vignes, des cyprès d’une part ; et celui des gris d’autre part : les gris presque éteints, presque cendreux des thyms, des lavandes desséchées par l’été avançant, presque poussiéreux. L’harmonie est atteinte le plus parfaitement dans les grandes chaleurs, quand l’herbe a à peu près disparu, et les fleurs, quelque part entre le quatorze juillet et les derniers jours d’août. » Et enfin, la jonction avec le noir, le passage d’un versant à l’autre. « Écrasées, confondues par la toute lumière de l’après-midi, les composantes de gris et du vert végétal se réassemblent, à l’heure finale, avant de disparaître à nouveau, sur l’autre versant, qui n’est plus celui du blanc mais celui du noir, le noir de l’assombrissement nocturne. » Sur ce que donne à voir ce texte, rassemblant dans l’organisme du lecteur toutes les fois où il se consuma d’extase dans le spectacle d’un tel passage de la lumière à l’obscurité, fondu dans le crépuscule, ce « toutes les fois » différenciées et sérielles qui investissent l’endormissement d’un mille-feuille de ténèbres, les paupières à peine entrouvertes, ravies de ce miroitement idéal des oliviers mué peu à peu en jeux de poussières, virevoltantes, lentes, hypnotiques. Entre veille et somme, une profonde grisaille, abrasive et sensuelle (cette union de contraires faisant office de magnétisme, d’attirance vers le trou noir du sommeil), gagne son cerveau, comme la neige des anciens écrans télévisuels, c’est ce qu’il voit de sa vie qu’il ne parvient plus à ressaisir en fils narratifs construits, explicites, figuratifs, mais désormais broyée, volatilisée en poussières, ses poussières. Ses doigts, ses mains bougent, compulsivement, inconsciemment, comme les membres de chiens endormis, rêvant. Machinalement, obsessionnellement, dans sa tête, ça travaille, ça malaxe au rythme de la respiration, toutes les images accumulées, toutes les petites histoires et les expériences, plus que de la poussière, et il assemble ces masses de grains légers, au hasard, à l’aveugle, les pétrit, les transforme en pelotes laineuses, uniformes, mal dégrossies, toute son activité mentale consistant alors à transformer cette laine de fortune en fils tortueux, sans fin. Des chapelets mal dégrossis où repasse son vécu, abstrait, juste les fils approximatifs, garnis de nœuds et d’aspérités informes, qui ont tenus ensemble les différents aléas, la multitude de petites expériences, erratiques, au jour le jour. Il file jusqu’à l’endormissement, jamais total, étant donné qu’il couche à l’extérieur, un infime point d’attention continue au vrombissement des braises. Sommeil de bivouac, qui-vive poétique. Il flotte, perméable aux bruits de la vallée, de la forêts, aux passages rares et impromptus d’humains et non-humains sur la route, manifestations extérieures qui infiltrent son activité onirique, du coup de plus en plus écologique. Au réveil, scrutant ses rêves, il ne dira pas avoir rêvé de renard, de chouette, d’hérisson, de chevreuil, de sanglier, il se sentira doté, fugacement, de pensées-renard, pensées-hérisson, pensées-chouette, pensées-chevreuil…

Confronté jadis à des problèmes de sommeil, Il s’est initié à ce nouveau protocole d’endormissement, paisible, en mobilisant un savoir-faire qui consiste à rendre visible la poussière, à l’accumuler et à transformer ce rebut en nouveau matériau. Cette plasticité insoupçonnée d’une matière tant originelle que finale, associant le signe de la combustion finale, de l’effritement et de la dispersion ultime à la possibilité de renaître en trait d’union entre ici et au-delà, lui fut révélée en visitant une exposition au TAMAT (musée consacré à la conservation et l’étude d’anciennes tapisseries et à la recherche expérimentale en art textile) découvrant les recherches en art textile d’une artiste qui y avait été accueillie en résidence (Jehanne Paternostre). Il repense à son travail tel qu’elle le lui avait présenté. Les poussières nécessitent, au même titre que les trésors de la tapisserie patrimoniale, une attention constante. Arrivée au musée pour effectuer sa bourse de recherche, Elle commence par s’intéresser aux coulisses, pas aux images tissées, historiques, en tant que telles. Mais à la relation pratique avec ces tissus mémoriels, leur entretien. Elle s’intéresse non pas aux représentations figées mais à ce qu’elles occasionnent comme travail infini de maintien des images. Elle a filmé les rituels de soin que nécessite le patrimoine licier, les mains qui restaurent, les gestes reliant endroit et envers. Se glissant sous l’œuvre en cours de réfection, elle découvre un extraordinaire contre-jour à la trame couturée, cicatrisée, le dessin d’une carte mémoire singulière. Évoquant ces enfants qui, glissés sous la table, basculent dans une autre dimension du réel, elle recueille, là aussi, ce qui tombe et quitte l’économie des biens valorisés : bouts de fil et poussières textiles. 

A deux pas des grandes représentations inscrites dans une histoire linéaire et verticale, valorisant les « hauts faits » et les « seigneurs », elle relève les infimes histoires, invisibles, bifurcatoires, sans lesquelles rien ne se produit, aucune croisée de chemins. Elle glane aussi ces petits bouts de fils, rigides, à la forme fixée, autant de mémoires de gestes et de fonctions oubliés, qu’elle passe dans le chas de grandes aiguilles, regroupés en un ensemble entomologique. 

Comment faire parler ce matériau dissipé, comment donner forme à cet informel, sans le trahir ? Elle amasse les « nounous » textiles, les malaxe, les feutre, leur redonnant apparence de laine sauvage et, s’initiant au maniement du fuseau, elle s’exerce à fabriquer des fils de poussière. D’autre part, elle autopsie les boules de fils, détachés des tapisseries, scories à remplacer, agrégés uniformément tout au long des travaux d’entretien, uniformes, grises. Minutieusement, brin à brin, elle les dissocie et isole chaque composante qui, du coup, exprime sa couleur d’origine, la boule révèle des entrailles multicolores. Ce qui semblait terne, éteint, se révèle constitué de « nerfs » de tailles, textures et coloris différents et individualisés. Certains de ces fils ont plusieurs siècles, d’autres sont contemporains, ils racontent l’intrication des temps pluriels. L’artiste apprend à les entretisser en de longues chaînes rien moins qu’homogènes, des lignes de crêtes processionnaires. Elles arpentent le temps et les mémoires selon des mesures jamais lisses, selon des trajets toujours tremblés. Elle les met en confrontation avec les appareils en verre de laboratoire scientifique qui, eux, ont mission de faire prévaloir une mesure objectivée et rationnelle de la vie et de ses phénomènes. Ce n’est pas une opposition entre ces deux voies que l’artiste présente, plutôt, via ces réalisations esthétiques raffinées et puissantes, la nécessité d’un dialogue, d’une complémentarité. Sous le verre aseptisé du laboratoire, filent des lignes de vie, des lignes du temps, anarchiques et têtues, à la granularité buissonnante, plurielles, brutes et raffinées, non plus de la corde, ni du tissu, mais les boyaux entretissés des mémoires du passé, du présent et du futur. Les regarder ou, encore mieux, les faire glisser entre ses doigts, certainement, aide à rêver une autre histoire de l’humanité qui ne serait plus bloquée, en panne d’imagination, au stade d’un capitalisme dépassé, échoué dans une biosphère dévastée. Ca calme. A la manière de cet artiste, donc, de tous les fils et poussières que la vie a fait tomber en lui, mentalement il fabrique des pelotes, des fils, il en suit le déroulé irrégulier et entrevoit ou fantasme un printemps de l’imagination. Il peut s’endormir. Ces fils le tireront jusqu’à demain.

Pierre Hemptinne

Une terrasse déconfinée, fin disparue

Fil narratif à partir de : souvenirs des Cévennes, image, confinement, fatigue, lecture et relecture (Juan Benêt, Tu reviendra à Région, Dans la pénombre, Michel Foucault, Archéologie du savoir), exposition (Ulla von Brandenburg, Le milieu est bleu, Palais de Tokyo)…

Se délocaliser, un « balcon en forêt » à lui, réaction au confinement, se situer au bord des chemins

Au cœur du confinement lié à l’épidémie du Covid-19, il se trouve percuté – par hasard, le logiciel « photo » de l’ordinateur sélectionnant aléatoirement, de temps en temps, une image qu’il ramène au premier plan , à la manière d’une carte postale virtuelle expédiée de nulle part – par une photo de terrasse en Cévennes. L’envie furieuse s’élabora alors de transformer l’actuel confinement en mode de vie future, en plein air. Une promesse qu’il se fit à lui-même. Plusieurs années plus tard, avec les dérisoires économies de toute une vie, l’heure de la retraite arrivée, après tergiversations – avec quoi vivre une fois la tirelire cassée et vidée ? -, il devient propriétaire effectif d’une terrasse en Cévennes où, selon l’expression consacrée, terminer ses jours. Un geste sans retour lui rappelant l’impétuosité de sa jeunesse, la fascination romantique qu’exerçait les intrépides « brûlant leurs vaisseaux »… Illusion, au cœur de la vieillesse, d’un « je n’ai pas changé », « je suis toujours capable de ». Tout en sachant que tout s’est déplacé, irrémédiablement, qu’il n’y a plus de marge, le « toute la vie devant soi » a fondu aussi radicalement que les glaciers, les icebergs attaqués par le réchauffement. La masse de l’irrémédiable, jadis infime, indifférente, a enflé, devenue féroce et sans pitié. Il lui faut l’amadouer, la rendre indolore. Son périmètre de résistance et de survie devient ce genre de terrasse qu’il avait observé avec tant d’envie lors des innombrables heures passées à sillonner les routes cévenoles à vélo, année après année, s’enracinant un imaginaire, là, au gré de ce qu’on appelle les vacances, créant cet ailleurs intime qui devenait son « chez lui ». L’agence immobilière contactée n’eut pas beaucoup de mal à lui faire des propositions concrètes sur base de sa description idéale de l’objet convoité. Avant tout, il fallait qu’elle surplombe une petite route. Pas comme un poste de contrôle ou une vigie intrusive, mais comme intégrée, « camouflée » dans les taillis, la forêt, les rochers courant le long des chemins. Il fallait, qu’installé sur cette terrasse, à travers le rideau végétal, son regard puisse tomber sur le ruban de macadam, non pas statique, mais tapis roulant conduisant à tel embranchement, puis tel carrefour, ensuite telle ou telle bifurcation, tel village, tel giratoire, tel tournant, et qu’en contemplant ce banal goudron, il se sente relié à l’ensemble des cheminements qui permettent d’atteindre le sommet de l’Aigoual et, qu’à l’un ou l’autre moment de sa vie, il aura déjà exploré. Dès lors, autant de « chemins intérieurs », empreintes qu’il explore au fil de ses méditations ou « absences » (le regard vague, dans le vide). Il aimera aussi entendre passer voitures, marcheurs, cyclistes, cavaliers, randonneurs avec âne et, selon leur « ombre » bruitiste, leur vitesse ou lenteur, le son de leur déplacement, le ton de leurs conversations, aiguiser le sens de l’interprétation animale, deviner s’il s’agit de déplacements utilitaires, de trajets coutumiers entre deux hameaux, de balades improvisées ou d’excursions au long cours, de touristes ou de vrais pèlerins. Le timbre trahissant, chez les passantes et passantes, différentes manières de se sentir dans le paysage, reflétant, à la manière d’une chambre d’échos individualisée, l’ampleur de l’immersion imaginaire dans les Cévennes, individus indifférents (qu’ils soient là ou ailleurs, peu leur importe) ou résonants dans leur bulle cosmologique.

La houle textuelle où s’ancrer pour ce qu’il reste à vivre!

Capter ces ondes, mêlées aux murmures incessants et pluriels de la faune, de la flore, au silencieux mugissement des vallées – semblable à l’aura marin des infinis de vagues et d’écume -, voilà le texte , la houle dans laquelle il entend vivre encore, embrouillant toute linéarité, sans fil conducteur, rien qu’une multitude de récits entrecroisés, sans début ni fin, ni suspens, une immobilité active lui rappelant ses meilleures lectures de romans. Quand tout le corps est imaginaire et semble atteindre une intensité exceptionnelle. Capter tout ça depuis la nacelle poreuse de sa terrasse, mur et toit confiés aux lianes d’une treille luxuriante, longtemps sauvegardée de toute taille humaine, ayant poussé comme bon lui semble, s’abandonnant au plaisir de tout envahir, tout envelopper. Du côté de la route qui, à cet endroit, longe le vide et amorce une courbe vers le cœur du village, une robuste barrière en fer forgé, envahie partiellement par le liseron, permet de s’accouder, de rester aux aguets sans se fatiguer. Contre les formes courbées du fer ouvragé, quelques grandes jarres de poteries débordent de cactées, de plantes aromatiques. Au bout, des buissons florissants de laurier-rose séparent terrasse et mini-potager. A cette extrémité, un barbecue est aménagé dans le mur, avec une cheminée en maçonnerie. Le sol est carrelé de pierres usées. Au centre, une table ronde en ciment vieilli, craquelé, le plateau étant une sorte de mandala éraillé, mosaïque de petits bouts de terre cuite de teintes diverses, débris de vaisselle accumulés au long d’une vie, le tout bricolé par d’anciens propriétaires sans doute décédés. Une bâche en plastique recouvre une partie de la terrasse, sous la treille, et peut se dérouler pour fermer l’espace aux vents remontant de la vallée. Un hamac pour savourer l’abandon au lieu, léviter en sa cosmologie renouvelée.

Un vélo de course est suspendu, comme dans les cintres d’un théâtre, à deux crochets, sous l’auvent qui borde la façade. Cuissard et maillots posés sur le cadre, casque accroché au guidon. Dans le coin, souliers et pompe à pied. La porte qui semble ne jamais être qu’ouverte, laisse entrevoir une pièce avec une cuisine sommaire, une table une chaise, des caisses de livres. Et un empilement de cubitainers de vin nature, blanc, rosé et rouge. La fenêtre aux volets entrebâillés, pas très nette, donne sur une chambre, une couche en désordre, d’autres caisses de livre, un secrétaire, un ordinateur, des tas de cahiers de notes, empilés, fermés ou ouverts, piles affaissées, répandues.

Rester là jusqu’à perdre toute notion d’être et de temps. En été, quasiment nu. En automne et au fur à mesure que les températures diminuent, ajoutant des couches, pull sur pull, couvertures, peaux de bêtes. Quelque chose de sa posture obstinée et sans retour, sur cette terrasse, relevant du mode de vie des bergers de Région tels que Juan Benêt a pu les observer. « (…) ceux qui restent sont généralement très âgés, peut-être incapables de faire le voyage, et leur présence n’est révélée que par la fumée ; ils ont échangé leur traditionnel vêtement de velours côtelé, leur couverture de laine et leur blouse de futaine contre une espèce d’armure tartare de peaux tannées et de laines brutes avec du chanvre, sorte de cabane ambulante dont, comme le bernard-l’ermite de sa coquille poilue, ils ne se dépouillent jamais. Seul le feu peut les en priver. Ils ont l’habitude de vivre à plus de 1 500 mètres d’altitude, sur les versants exposés au sud, sous des tas de bois et de feuilles mortes qui, observés à distance, ressemblent à des termitières. » (p.72)

L’évolution du cycliste vers sa restitution, sillonnant les cols des échappés

Quelques fois, habillé en cycliste, bécane enfourchée, il se laisse tomber sur la route et suis la pente, réintégrant les mouvements du pédalage, revenant dans la mémoire des longues échappées, peu à peu, arrive au premier embranchement, remonte péniblement, moulinant petit, en zigzag, passe un premier col, redescend, se rapproche d’un village de montagne précédé de quelque camping discret en bord de rivière ,traverse la petite ville étirée déserte jadis florissante, s’arrête pour s’envoyer un petit noir, remplit ses bidons à la fontaine, puis attaque péniblement mais résolu, escargot louvoyant, les lacets d’un autre col plus ardu, en une lenteur décomposée, saccadée, mais il a le temps, se rappelant son aisance d’antan, parvient néanmoins au sommet, retrouvant ses sensations, se laisse glisser dans la vallée, puis suit la rivière, s’arrête et sort un pique-nique du sac-à-dos. Là, il a réussi à se mettre en route vers l’Aigoual. Jadis il faisait l’aller-retour sur une journée, à présent, l’expédition est bien plus longue, il a prévu de dormir en route, une nuit, voire deux, dans un sac de couchage, dans un fossé, à l’orée d’une forêt. Vagabond.

Cette vie, non pas dans le but de passer ses dernières années à « faire le point », se réconcilier avec lui-même, en créant le sentiment d’une vie bien vécue, avec un début et une fin, un parcours continu doté de sens, se rassurer en pouvant se dire que « tout a eu une signification en s’emboîtant à la perfection », difficile à affirmer en considérant la somme  des présents successifs, mais à construire de toutes pièces, dans le recul et la méditation rétrospective, recourant aux méthodes qu’utilisent de nombreux historiens. Que du contraire, il fait ce choix d’une vie rompant presque totalement avec la distinction entre dehors et dedans pour empêcher toute synthèse, toute cristallisation. Pour s’étourdir délibérément dans le ressassement de toutes les discontinuités qui ont tissé autant que concassé sa biographie, imprévues, inclassables. Ne cherchant nullement à les expliquer, à les nouer entre elles selon un sens jusque-là caché, révélé dans l’extrême vieillesse. Se rappelant des idées lues chez Foucault, magnifiquement écrites, qui le subjuguèrent et l’exaltèrent sans pour autant qu’il en comprenne la portée, étant trop immature, à l’époque, pour ce genre de texte. Pourtant un sens l’atteignit. Du sens. « L’histoire continue, c’est le corrélat indispensable à la fonction fondatrice du sujet : la garantie que tout ce qui lui a échappé pourra lui être rendu ; la certitude que le temps ne dispersera rien sans le restituer dans une unité recomposée ; la promesse que toutes ces choses maintenues au loin par la différence, le sujet pourra un jour – sous la forme de la conscience historique – se les approprier derechef, y restaurer sa maîtrise et y trouver ce qu’on peut bien appeler sa demeure. » (p.14, La Pléiade) S’étourdir donc en sapant ce qui s’est sédimenté en sujet, en se réfugiant dans les flux épars de tout ce qui lui a échappé, en jouissant de ce que le temps à disperser sans lui imposer d’être un corps accueillant tout le recomposé, s’étourdir dans le manque délibéré d’appropriation – non sans penchant suicidaire – , le refus de maîtrise, à l’image d’une demeure ouverte à tous vents, une terrasse au bord d’une petite route de montagne.

Seul en scène, cabane éphémère de toile, souvenirs d’Ulla von Brandenburg

Mais il ne s’empêche pas de recourir à diverses protections. Si le cagnard persiste, trop impitoyable, et que la treille ne suffît plus à s’en protéger, si le temps vire à l’humide, aux brumes pénétrantes, aux averses agiles, il tend une toile de tente. Si le besoin d’intimité, parfois , refait surface, il s’arrange un isoloir léger, recourant à d’anciennes étoffes, tentures, couvre-lits, nappes, tapis lui rappelant les diverses maisons de sa vie, depuis les premières de l’enfance, celles de ses grands-parents, celles où grandirent ses enfants. Il puise aussi parmi des vestiges retrouvés dans les greniers de maisons familiales à vider, où resurgissent couvertures, draps, foulards que lui-même avait « détournés », enfant, pour ébaucher des tentes de bédouins, derrière les fauteuils du salon des grands-parents. Différentes couches. Il les fixe à un dispositif de câbles tendus entre le mur de façade, les troncs de quelques pins voisins, la structure métallique de la treille. Il peut en jouer à la manière des rideaux de scène ou d’éléments de décors légers, les abaisser, les relever, les faire froncer. Une cabane de tissus qu’il peut ériger pour une après-midi, une soirée, ou laisser en place plusieurs jours, plusieurs semaines. Mais rien ne reste statique, il déplaçe les étoffes selon son humeur, selon l’envie d’associer momentanément leurs couleurs, leurs textures et odeurs, les souvenirs dont elles sont imprégnées, fragrances délavées, presque volatisées. Un collage. Composition de drapeaux symbolisant différents territoires de son existence, trophées de terres disparues, englouties, transformées en protocoles mémoriels Une cabane dont les parois l’enveloppent d’un labyrinthe sans qu’il cherche à élucider, clarifier, non, simplement ressentir les différentes peaux, les différents lieux vécus, les différentes temporalités. Et chaque fois qu’il  joue avec ces tissus, adoptant malgré lui des tournures ritualisées, composant un patchwork éphémère le protégeant des regards indiscrets, ou organisant leur éventuel glissement furtif vers quelques détails choisis, il revit aussi – et non en amateur d’art revenant sur ses esthétiques -, les moments qu’il affectionnait jadis, dans son autre vie, face et dans les œuvres d’Ulla von Brandenburg, artiste dont il avait suivi, plus ou moins, l’évolution, depuis sa première exposition dans une galerie parisienne, le conduisant plusieurs années après, intrigué, à visiter le résultat d’une résidence dans un lieu autant marginal que pointu, laboratoire artistique installé dans une ancienne maison de maître abandonnée, dans l’esprit du squat artistique mais en plus sélec.

Au Palais de Tokyo, magie d’une exposition déconfinée, la première où il pénétra quand les musées rouvrirent

De même que l’installation sur la terrasse évoque une lanterne magique exhibant pour les estomper peu à peu toutes les ombres de sa vie, celles qu’il n’a cessé de poursuivre ou de fuir ou de retenir, avec lesquelles il n’a cessé de s’emmêler, cherchant à les identifier, à les fixer, à étreindre en elles quelque chose de vivant et d’immuable, mais toujours fuyantes, fluides, de même il avait pénétré la dernière grande exposition de l’artiste qu’il avait pu voir, une sorte de grande boîte à images faite de voiles, de drapés– appareil photographique métaphorique – donnant sur le vide, tournant à vide, capturant le vide, pénétrant donc un millefeuilles d’enveloppes, tangibles, consistantes, sans qu’il puisse établir quel en était le contenu. Était-ce l’atmosphère post-confinement, le fait que cette exposition avait été enfermée durant des mois, restée sur place pour personne, emmurée, et à présent accessible dans un musée quasiment désert ? Tout semblait « avoir eu lieu », ne restait en place qu’une série d’accessoires que l’imagination pouvait actionner, en s’aidant des cartels, exposition à jamais confinée.

C’était comme de parcourir des ruines fantomales de membranes chatoyantes. Rêver d’une promenade dans le dédale archéologique d’une ville disparue, dont les vestiges de pierre se seraient transformés en tissus, figés, insensibles à la brise. La reconstitution d’un appareillage interrompu, déserté. A l’intérieur de ces chambres et couloirs théâtraux, des objets sont éparpillés, non pas au hasard, leur place semble choisie avec soin et exprimer, ensemble, un message. Amorcer un discours. Il est inutile, cependant, de chercher à élucider ce qu’il peut bien être.

La meule de foin, construction utilitaire immémoriale, universelle, et à ce titre forme primaire, sculpture originaire, sorte d’architecture brute revêtant une connotation quasi religieuse, et mystérieuse (imaginons des êtres débarquant sur terre, ne connaissant rien à l’agriculture, découvrant un champ parsemé de ces meules). A l’ombre de ces clochers ovoïdes de foin, bien des siestes, bien des troubles, bien des rêveries ont germé. Les formes géométriques en osier, éloge des premières particules d’une science de l’espace, structures cosmogoniques, évoquant ces constructions dans lesquels se faufilent des humains pour incarner des géants carnavalesques, ici des géants aux silhouettes abstraites. Squelettes de manière de penser le monde, à l’abandon, nasses pour attraper concepts et idées. Des cannes à pêche en bambou transformées en totems, décorées de signaux de couleurs – un langage codé – reposent ici en brassée au sol, là disposés méticuleusement avec des arceaux, plus loin sont alignées contre la paroi. Il songe aux balades d’André Cadere, le bâton peint sur l’épaule. Des cordages tombés des cintres s’enroulent comme des serpents. Ailleurs, un alignement de cordes emmêlées, sortes de fœtus desséchés figurant différents noyaux vitaux, nœuds singuliers au centre de chaque destin, le dessin des errements sur soi-même en quoi souvent se résume une biographie réelle des entrailles, là où l’homme s’imagine avoir effectué une ligne droite, discontinue. Des sculptures d’étoffes ressemblent aux silhouettes d’humains agenouillés, en prière, enfermés dans des couvertures chrysalides, espérant leur transformation, leur envol dans la foi.

Les draps suspendus dessinent des ouvertures et annoncent des arrivées qui ne viendront pas, encadrent des perspectives de départs, de pertes que rien ne viendra combler. Tombés de rideaux, levés de rideau, entrée et sortie de scène, courants d’air. Certains tissus sont exposés comme des peintures, suaires imprégnés du temps qui passe, palpable dans la trame même. Plusieurs orgues portatifs, indiens, à même le sol, soupirent à intervalles déterminés, laissent échapper une vapeur musicale, elle aussi fantomale. Silhouette sonore que l’on aimerait suivre, qui se faufile insaisissable dans les coulisses.

Une trace filmographique de tout ce qui a eu lieu ou pourrait avoir lieu dans ces chambres d’étoffe est diffusée dans une salle de projection. On y voit des hommes et des femmes chanter, danser, se mouvoir, interpréter divers personnages symboliques ou incarner des principes vivants, gesticuler, moduler leurs mouvements selon des sources mentales communes, restaurer ou inventer un folklore, organiser des rites et des cérémonies, brassant les récits et images qui fluent et inspirent largement la plupart des théâtres par lesquels entrer en contact avec les forces du vivant pour se les rendre favorables, par quoi l’humain tente de s’assurer le meilleur ancrage dans son territoire naturel. Performer un brassage, un mixage de résidus rituels de tous les temps, toutes les régions, un répertoire de traditions synthétisées réinterprétées à l’infini (il songe au jeu du téléphone arabe où il ne s’agirait plus de répéter à l’oreille de son voisin de droite ce qui a été soufflé à l’oreille de gauche, mais de transmettre en geste et paroles récitées une tradition racontée, transmise oralement, d’individu à individu, depuis des millénaires, voilà, c’est toujours ça, mais c’est essoré, ça ne ressemble plus à rien). La machine rituelle tournant à vide, creuse, plus rien ne parvient à s’accrocher, à donner du sens, à justifier un mode de vie, cela ne suffit plus, l’homme a détruit son environnement, tous ses points d’ancrage. Ces mimes mythologiques ont quelque chose de désespéré, ils ne parviennent plus à inventer et à faire croire en une quelconque « origine ». Il y a quelque chose de zombie, ça brasse du vent. Le film est tourné dans un théâtre dans les Vosges. On reconnaît les objets qu’ils manipulent : nasses d’osier, cannes, meule, étoffes. Ils sont là, dans l’exposition, ils sont l’exposition, coquilles vides vibrantes. Ce vide et ce creux désignés ainsi de façon aussi poignante, comme réuni dans un mausolée léger, éphémère, dit assez l’urgence de trouver d’autres formes de vivre ensemble, de « faire société ».

Un vol d’oiseau (Juan Benet) lui inspire l’art (fragile) de la disparition 

Ainsi, sur sa terrasse, se sent-il enveloppé d’étoffes légères, lui-même de plus en plus assemblage de « tissus » au vent, découvrant que son passé, finalement, constitué de toutes sortes de connexions avec le vivant, en tant que concrétion personnalisée, se résumait à vraiment peu de choses. Sa vie désormais avec ce passé – son corps, finalement –  se borne, jour après jour, dans le « revécu » mental, déambulation assez courte à travers quelques chambres, vagues et séminales, brouillonnes et embuées, limpides ou absconses, de l’ordre du caravansérail onirique. Il lui reste à feinter, trouver une manière de disparaître tout en continuant à jouir de la vie, semer la fatale poursuivante, à la manière d’un vol d’oiseaux décrit par Juan Benêt : « As-tu déjà remarqué le vol de cette bande d’oiseaux qui évolue dans le ciel automnal en décrivant des cercles en tous sens, et qui du sol paraît animé d’une joie capricieuse mais qui en réalité obéit à une discipline stricte et secrète à laquelle se soumettent tous ses éléments pour se préparer à l’imminente et longue croisière qui les attend? As-tu observé comment une formation serrée est capable en un clin d’œil de disparaître du firmament, en tournant simplement ses ailes vers l’angle de la lumière qui les récompense d’un raccourci invisible, pour réapparaître aussitôt en un autre point comme s’il s’agissait d’une autre bande ou comme si dans le temps de son invisibilité elle jouissait de la faculté de rompre la continuité de l’espace et amorçait par cet artifice une trajectoire impossible à suivre de la terre, peut-être pour échapper à ses menaces ou peut-être seulement pour jouer avec cet œil terrien si maladroit? Il en va de même pour moi, en ce moment : l’ensemble de ce que j’ai observé pendant tout ce temps peut disparaître de mon champ en un clin d’œil, mais qui peut m’assurer que tout cela réapparaîtra, et où? »(p. 198)

Se mouvoir, sans limite bien définie, sans but précis, jouant avec cet art de la disparition, s’habituer à, performer parmi ses objets, vestiges de tout l’accumulé.

Pierre Hemptinne

Caresse symphonique et cosmos d’objets bouleversés (Redites)

Fil narratif à partir de : confinement, déconfinement, crise sanitaire Covid-19, lectures, paysage, symphonie pastorale, Evelyne Grosman, La créativité de la crise, Editions de Minuit 2020, Latifa Echakhch, The Sun and The Set au BPS22, Luc Boltanski et Arnaud Esquerre, Enrichissement. Une critique de la marchandise Gallimard 2017, Kenzaburo Oé, M/T ou l’histoire des merveilles de la forêt, Gallimard….Coupé de toute relation sociale, enfermé, privé de sorties culturelles, confiné à la maison et au jardin, l’écoute des fibres intimes de l’imaginaire prédomine, disproportionné. Ecouter son pouls. Qu’est-ce qui caractérise son battement, son rythme, sa tension, depuis le « début » ? Qu’est-ce qui se maintient et pourrait figurer une permanence, une ligne de repli acceptable voire féconde ? Quelle origine lui est-il rendue perceptible par cette attention ? Comment cette fréquence vitale a-t-elle évolué au fil de ce qu’il a capté, assimilé, désiré ?  De quelles musiques son souffle se sustente-t-il ? Un air lui trotte dans la tête, connu et indéfini, depuis des jours et il émerge, se clarifie et surgit de façon nette lorsqu’il arrive dans les dernières pages de la relecture – oui, relire, ré-écouter, autant d’activités de tissage – d’un roman de Kenzaburo Oé, « M/T et l’histoire des merveilles de la forêt ».

Le narrateur explore sa relation avec sa grand-mère qui, lui racontant les contes et légendes à l’origine de leur village dans la forêt, tissés aux faits historiques réels, a forgé sa sensibilité et son imaginaire, le destinant à, lui aussi, entreprendre ce récit inlassable, échappant à toute fixation définitive, des origines singulières. Dans ces racontars, les « merveilles de la forêt » sont souvent citées sans jamais pouvoir être objectivées, rationnalisées. C’est le point d’origine même qui inspirent les mythes du début, ceux qui fondent la vie entre les humains, à cet endroit de la forêt vierge, là où nature et culture s’entretissent. C’est « notre source à nous-mêmes qui naissons, vivons et mourons sur cette terre. » C’est de là que rayonne aussi la nostalgie originelle. Beaucoup plus tard, le fils du narrateur, autiste mais grand mélomane, passe quelques jours chez son arrière-grand-mère qui recommence pour lui la généalogie fantastique du village. Après coup, elle craint de l’avoir ennuyé jusqu’au jour où elle reçoit, sur cassette, une œuvre originale enregistrée pour elle. C’est une composition de son arrière-petit-fils, Hikari, inspiré par les histoires entendues. (Hikari, le fils de Kenzaburo Oé est réellement autiste et musicien). La vieille dame est bouleversée parce que cette musique donne vraiment forme à l’essence de ce que son récit labyrinthique tend à enclore et que les mots ne font qu’effleurer. « J’ai fini par penser que, dans un passé très lointain, lorsque j’étais dans les « merveilles de la forêt », j’écoutais cette musique. » Une musique qu’il nous semble nous avoir touché  avant même de savoir entendre ! N’est-ce pas le meilleur lien possible à explorer et renforcer avec ce qui, de nos fibres intérieures, ne se laissent pas confiné, résiste, continue à nous aérer sans frontière ? Un fil de résistance ?

« Je crois qu’en ce qui me concerne, les premières mesures de la sixième symphonie de Beethoven, voire tout le premier mouvement, ont un peu ce statut magique. « Allegro ma non troppo. Éveil des impressions joyeuses en arrivant à la campagne. » Je ne peux plus en dater la première écoute. Cela faisait partie des quelques disques qui passaient de temps en temps en famille. Dans une atmosphère d’enfance heureuse qui, forcément, évoque d’autres temps, à jamais inaccessibles. C’était avant. La force descriptive de la musique m’a été peut-être transmise par quelques commentaires du père, succincts, reprenant les propos du livret. La musicologie est précise sur la manière dont le compositeur « peint »  les caractéristiques d’un paysage. Mais ce n’est pas ce vocabulaire savant qui m’a transmis ce qui me transporte dans cette musique, plutôt la musicalité de la voix qui les traduisait en mots de tous les jours, surtout le fait qu’elle est devenue la musique de ces instants de quiétude parfaite et perdue. Les propos suggestifs du père relevait, comme une évidence, la puissance descriptive de la musique, elle nous transportait dans la nature, près des arbres, des champs, de la rivière. Chaque fois que je me sens porté par les relations harmonieuses avec un paysage, avec l’espace, les couleurs, les rythmes du dénivelé, le déroulé du chemin, les sons, les reliefs végétaux, les ombres et la lumière, la fluidité des mouvements de mon déplacement, l’hospitalité qui est faite à ce qui en moi diffère, ce n’est pas que j’entends cette musique, elle est simplement là, organique, sans même que j’en prenne conscience, sans même qu’elle affleure nécessairement sur les lèvres. Elle porte. Par contre, je la convoque et la joue dans ma tête si, enfermé, j’ai envie de renouer avec cet unisson avec un coin de nature, d’y puiser de l’énergie caressante. Pour sortir, pour retrouver le dehors, pleinement, elle me semble tout indiquée, avec l’amplitude symphonique calme, posée, qui évoque et porte le besoin d’épanchement, sans restriction. J’aime assez la version d’Harnoncourt, avec le Chamber Orchestra of Europe, effectif réduit centrée sur la générosité et la clarté, certes moins expansive que certaines entendues autrefois, mais privilégiant un pathos allégé, favorable à une relecture, une redécouverte, un recommencement, limpide. »

Ainsi en cette journée de printemps resplendissant, alors qu’il pédale, transporté, dans un paysage très familier, qu’il traverse une fois par semaine et qui, cette fois, lui semble nouveau, en tout cas différent, comme s’il s’ouvrait sous ses roues et dévoilait un autre horizon. Quand il arrive là, long faux plat roulant ou éprouvant selon la météo, surtout par vent  favorable, « l’allegro ma non troppo » de la « Pastorale » le porte. La route est comme une grande lettre labiale tracée en cursive parmi les labourés et pâtures qui épousent la pente d’une colline douce, dont la crête est couverte d’une forêt, avec les lignes de différents monts qui se rejoignent, forment un giron où s’engouffre un chemin. Plusieurs rideaux de peupliers, en ligne, rythment l’espace, séparent plusieurs logis flanqués d’étables et prairies clôturées et créent des jeux d’ombres, des effets de profondeur, comme lorsqu’on regarde couler une rivière. Parfois troncs clairs sur terre sombre, parfois troncs sombres sur herbes ensoleillé, claire. Une brise légère le pousse, les jambes moulinent avec gourmandise, les poumons et le cœur s’enivrent, l’harmonie corps et machine est voluptueux. Il avale le faux-plat, véloce, et peu à peu, son regard sous le casque va chercher tous les détails du paysage. Les boules de gui désorganisent les silhouettes longilignes des peupliers, introduisent une esthétique parasitaire piquante. Cette fois, l’impression de « passer au travers » du paysage, pourtant si bien répertorié dans sa tête – il en enregistre une « photo » à chaque passage, les vues se superposant semaine après semaine, devenant une sorte de millefeuilles, chaque feuille distinguée par d’infimes variations -, correspond, le temps de quelques secondes à peine, au fait de se sentir non plus à vélo, là, dans ce coin campagnard, mais couché dans une chambre d’hôtel, lumineuse, rideaux blancs tirés, bruits amortis de la ville, draps et édredon tout en douceur, blottie contre lui, entourée d’un de ses bras, l’amante nue, la caressant d’une main, sans bouger, juste ce que ses doigts peuvent atteindre, l’épaule, le bras, la nuque sous les cheveux, le piémont d’un sein, la combe des reins, le début de croupe. Comme un mantra. Après les caresses de la transe, de la possession, des attouchements presque désincarnés, somnambules, comme on suivrait du doigt, très loin, les lignes de crête d’un paysage brumeux. Elle-même lui caressant carcasse et contours, « distraitement », de cette distraction bienveillante par laquelle les corps s’imprègnent mutuellement. Sa présence féminine fraiche, chaude, soyeuse, rayonnante, tout en silence. Plénitude dans une bulle. Il s’ébroue, se retrouve bien en selle, secoue le guidon, fait une embardée, reconnaît la route, le paysage. Pourquoi s’est-il de la sorte « absenté », senti littéralement transporté dans ce souvenir ? Sans doute parce qu’à ce stade du printemps naissant toutes les couleurs, sous le soleil, sont si évanescentes, là et pas encore là, tout est aérien, immatériel, inespéré, même les parfums ne sont que présences suggestives, réelles effluves captées par la bouche ouverte dans l’effort réveillant les fragrances charnelles, subtiles, quand des peaux se touchent, se joignent, se reconnaissent dans un instant hors du temps ? La brise le caresse épouse ses mouvements comme des draps de lin. Un même vertige vaporeux que dans la chambre d’hôtel, ce matin. (Avec l’âge, ce genre de syncope devient plus fréquente, failles ou parenthèses enchantées dont il craint, toutefois, de se trouver un jour résolument prisonnier, ne pouvant plus en sortir, perdu.)

Un jour, dans son isolement sauvage et mutique – fourmillant de vie, plus exactement de brindilles de vie, minérales, cristaux de son parcours, capitalisés – il reçoit un inattendu avis de caresse. Comme tombé du ciel. C’est le message d’une femme perdue de vue depuis des années, sans plus aucun contact, avec qui un embrasement exceptionnel, fulgurant, à la manière dont les chairs peuvent brûler leurs vaisseaux une fois étreintes, s’était produit. Devenant après coup un mystère ressassé sans cesse, situé dans le temps sans repère précis, sans borne, comme une origine flottante, déterminante pour tout ce qu’il fut, est et sera. Rejoignant le « noyau littéraire » qui organise sa discipline de vie, dans les termes dont en parle Kenzaburo Oé : « Choisir pour noyau littéraire de ton existence, quelque chose comme une lueur de cette vie qui a précédé ta naissance ici au milieu de la forêt, et qui, après avoir été émoussé par les souffrances d’ici-bas, te survivra, quand tu seras mort comme individu…» La magie consistant en ceci que cette « lueur ayant précédé sa naissance » coïncide avec cet événement amoureux tardif. Une fois de plus, voilà, à partir de ce pivot sexuel, d’autres perturbations temporelles comme celle vécue en traversant à vélo un paysage qui le téléporte dans une chambre d’hôtel, plusieurs années en amont. Vit-elle encore ? Le croit-elle encore vivant quelque part ? Un tel message est-il autre chose qu’une bouteille à la mer ? «  Cette nuit, pensé à nous, me suis caressée et donné du plaisir en revoyant des images de nos rencontres. » C’est à partir de ça qu’il reprend conscience, néanmoins, d’être vivant quelque part. Par cette parcelle de vie qui palpite de temps à autre, évolue, « vit sa vie » dans un autre être qui continue à le choyer, au gré des humeurs, des mouvements d’images et des traces intérieures ravivées par telle ou telle occurrence du présent. Avoir enfanté, donc, dans la chair de l’autre, encore mieux, dans sa chair-esprit, dans son désir, en amont de la chair. Le jour suivant, la même personne lui envoie des photos de ces caresses « en souvenir de », où la main masturbatoire rentre en transe, habitée par sa main à lui. Les photos, avant tout, balaient ce moment intime dans la nuit, interruption du sommeil, draps rejetés, parties du corps dénudées, pénombre, lampe de chevet, les préliminaires incertains d’un instant d’amour solitaire, quand monte le désir, les sens peu à peu submergés par l’évocation de leurs scènes amoureuses, les formes alanguies, abandonnées à l’esprit qui vient la posséder, son regard femelle éperdu qui veut aller plus loin dans l’abandon, se sentir prise à distance, les cuisses ouvertes, genoux éloignés le plus possible, pieds joints, bas ventre touffu tendu, fondu dans la nuit. Et puis le flou, un large papillon nocturne, ébloui voletant agité sur place au-dessus du con, sous la toison, visitation vibratoire, l’absence – la sienne, juste invoqué à distance – qui se matérialise dans le tremblement des doigts, la main envahie par le battement d’ailes d’un ange qui rentre en elle et la fait jouir. La main qui branle dans l’obscurité, figée floue dans les clichés envoyés, convoque  la phalène racontée par Didi-Huberman, « créature du passage et du désir, du mouvement et de la consumation. » L’envoi de ces photos intimes le replonge dans une relation faite d’apparitions – mille et un gestes, sons, couleurs, textures, banales, et pourtant autant d’apparitions – et qui ne cesse, depuis, de nourrir son imaginaire, ses questionnements sur la vie,  « Toute apparition serait donc à regarder comme une danse ou une musique, un rythme dans tous les cas, un rythme qui vit de s’agiter, de battre, de palpiter, et qui meurt, plus ou moins, pour la même raison. » (p.10) Oui, ça subjugue, cette main féminine, connue autrefois, redevenue en partie inconnue, qui palpite et bat l’entrejambe, se donne du plaisir pour rejoindre celui qu’ils se donnaient mutuellement, du plaisir actuel donc, nouveau, traversé par la rémanence de jouissances passées. Comment regarder ces formes tremblées, arrêtées dans l’image, comment, de ça, fixer quelque beauté, de cette exhibition de forme et d’informe « comme autant « d’énergies visibles » – énergies de l’apparition, du désir, voire de la mort – communes à l’art et à la nature ? » La main qui branle, saisie, transformée en image fixe, ressemble à une chrysalide, quelque chose qui se transforme, qui mène une métamorphose dont tout le processus est invisible, est de l’invisible. Quelque chose de considérable. « On a souvent l’impression que, dans une métamorphose, l’essentiel nous manque aussi, l’essentiel de la durée, du changement, de la plasticité et du dépli des formes. Pour l’approcher, il devient alors nécessaire d’articuler le voir et l’imaginer, selon la rigoureuse définition baudelairienne qui fait de l’imagination une faculté « qui perçoit tout d’abord (…) les rapports intimes et secrets des choses, les correspondances et analogies… » » (p.20) Il revient sans cesse à ces photos comme en attendant un envol à venir. Le « considérable » est aussi de l’indiscernable. Au contraire des usages pornographiques, presque rien n’est explicite. L’indiscernable évoqué par Barthes  répondant à la question « Pourquoi écrire, » et cité par Evelyne Grossman : « Parce que l’écriture décentre la parole, l’individu, la personne, accomplit un travail dont l’origine est indiscernable. » L’origine mystérieuse de cette caresse et le point de chute invisible de cette caresse, même si on sait de quoi il retourne,  amplifie le poids de l’indiscernable. Evelyne Grossman commente : « Au-delà du thème de l’époque (le décentrement du sujet), j’y entends un motif pour moi essentiel : parce qu’on ne sait jamais au fond qui écrit ; non pas qui suis-je moi qui écris mais qu’est-ce qui, en moi ou hors de moi, écrit ? Question vertigineuse, à la limite de la folie, que reprendra entre autres, Samuel Beckett. » (p.49)  Voilà, caresse, écriture, indiscernable, vertige. La main qui branle, étrangère, comme indépendante de tout corps, au-delà de ranimer les instants où sa propre main, ainsi, caressait il y a longtemps, lui rappelle sa main qui écrit, à travers quoi ce qui écrit en lui passe sur la feuille, se change en texte. « Si je regarde ma main, en train d’écrire, dans un moment précis, elle est posée, distincte, entière, bien attachée au bout du bras. J’imagine la même main agitée par l’ensemble de tout ce qu’elle a écrit depuis que je vis, littéralement en train de tracer tout ce qui à travers moi s’est écrit et qui revient, à chaque fois que me vient un nouveau bout d’écriture, alors cette main n’est que tremblement, organe flouté, branleur, agitation de l’indiscernable ».

« J’épouse donc encore de temps en temps une onde en elle. » Se raccrocher à cette infime et émouvante preuve d’existence, inattendue, nimbée d’une sorte de résurrection. Il pense alors à une gravure envoyée par un ami où la mise à nu de l’appareil respiratoire d’un arbre, de son réseau nerveux et système circulatoire vital – onirisme séminal que dessine la sève dans le bois vivant -,  révèle l’existence de voies lactées forestières.

Au bout du confinement, tout son cosmos d’objets familiers, routiniers, bouleversé par une courte confession inaugurant le récit d’une autre relation aux choses – ce qui échappe au procès rationnel des échanges et continue à vivre, proliférer -,  il sort pour la première fois au soleil, pas celui du jardin, mais celui des routes, des villes, des trottoirs, des places vides, des gestes barrières, il quitte l’entre-soi saturé, s’éloigne de chez lui, redécouvre la longue distance  et, à peine descendu de voiture, pressé par le rendez-vous fixé avec la billetterie, il longe le grand bâtiment industriel, impavide, bordé d’herbes sauvages et rentre, pour la première fois depuis des mois, dans un musée, enfilant le masque obligatoire, s’aspergeant les mains de gel. Il sait qu’il va y retrouver les œuvres de Latifa Echakhch. Une belle opportunité de questionner, précisément, la relation aux choses, aux narrations qu’elles charrient, aux histoires qui se tissent avec elles, pour se fourvoyer ou se libérer. Le retrait, le régime de l’inactivité du confinement obligatoire l’a empêtré dans tout ce qu’elles racontent et disent de lui, en partie indépendamment de toute volonté consciente de sa part, s’intégrant à son métabolisme. Sur le mode ressassement, vase clos.

Il n’y a personne, pas de visiteur, contrairement aux files qui ont marqué la réouverture de certains commerces, il se dit que la période de crise a réussi à faire entériner par les usages la démarcation entre essentiel et superflu. Néanmoins, le nombre de visiteurs potentiels admis dans l’espace étant limité, il est décidé à ne pas traîner. Il s’engouffre dans la première salle, vaste, haute, est plongée dans l’obscurité. Trois grandes images, rondes comme des astres, sont projetées sur les murs. Elles font partie des murailles qui délimitent l’actuelle cosmogonie de crise. L’une est une échappée lumineuse vers un ciel bleu moutonnant de nuages. Mais le sol est jonché de débris. L’échappée tourne mal, avorte : le ciel réel, notre horizon naturel, s’effrite, attaqué de partout par la pollution, il n’est qu’un champ de ruine aérien. Une autre rassemble dans son orbe plusieurs scènes fragmentaires de colères et révoltes, puisées à différents endroits et époques de la planète. Rappel d’une contestation et d’une action d’alerte confinées dans l’impuissance, qui s’épuisent et ne peuvent éviter l’engloutissement. La troisième est plus mystérieuse, c’est une vaste membrane de feuilles carbones bleu assemblées, évoquant la technique des stencils qui servait à dupliquer des documents surtout utilisés au niveau de l’agitation politique pour diffuser idées et slogans révolutionnaires, sous formes de tracts, de pétitions, de cahiers revendicatifs ou théoriques. L’œuvre s’appelle « A chaque stencil une révolution », référence à Yasser Arafat et, telle quelle, magnifique comme un soleil bleu profond et brouillé, elle évoque un romantisme de la révolte en rade, cul-de-sac des espoirs de monde nouveau. Entre ces trois images fortes, cartographie sensorielle d’un »air du temps » au bord de la catastrophe, de la perte de sens universel,  des objets usuels posés sur des socles noirs, eux-mêmes imbibés, englués dans de l’encre noire. Un album photo, un foulard, des livres de la collection Arlequin, des soldats de plomb, des flacons de parfum, une toile peinte, objets quelconques sur le point de disparaître et dont le dernier bout encore visible, identifiable s’accroche au visiteur, suscitant de vagues empathies (par le biais d’autres objets tout aussi quelconques, similaires, que l’on a bien été amené à manipuler, utiliser).

La production artistique s’attaque à ce que véhiculent les « choses » qui ne cessent d’accompagner nos gestes, modéliser nos « faire ». Elles sont d’emblée partie prenante de dynamiques narratives qui s’immiscent dans nos histoires. C’est ce que Luc Boltanski et Arnaud Esquerre étudient dans leur livre « Enrichissement. Une critique de la marchandise ». La narration produite par le commerce  des objets, pour les décrire, les comparer, donner envie de les consommer et de les inscrire dans notre quotidien « permet d’associer la description de la chose et l’évocation des situations dans lesquelles la chose est, ou a été plongée et celle de personnes qui sont, ou ont été, en relation avec elle, qu’il s’agisse , par exemple, de personnes qui l’ont confectionnée ou de personnes qui l’ont possédée ou qui, actuellement, la possèdent. (…) La narration incorpore une orientation chronologique qui rend ce mode de représentation particulièrement apte à la prise en charge du passé, c’est-à-dire non seulement du passé de la chose elle-même, mais aussi de la prise en charge des situations, des événements et des personnes avec lesquels la chose a pu être autrefois en contact. Dès lors, celui qui acquiert une chose dotée d’une telle présentation s’inscrit à son tour dans la narration qui lui est associée : en entrant en possession de la chose, il peut introduire le récit de sa vie dans celui de la chose. » (p.168) En parsemant son travail artistique d’objets liés à son histoire personnelle, ou simplement trouvés, évoquant des souvenirs, Latifa Echakhch ne prolonge pas la tradition des ready made transformant le banal en œuvre d’art. Elle cherche à mettre en suspens, à interrompre cette narration implacable que véhicule le système des choses et qui, au-delà de l’intimité partagée avec eux – et qui peut être créative, disruptive, poétique -, nous inscrit de force dans un marché, un commerce (dans tous les sens du terme) déterminé. Suspendre ces fils narratifs, y réfléchir. C’est pourquoi les objets tels qu’elle les exhibe ont quelque chose de déconnecté, privés de leur habituelle raison d’être, ruinés, « sol jonchés d’épaves et de déchets ». Ils sont en attente, éventuellement, de nouvelles narrations, mais en rupture avec leur passé, ils attendent autre chose, ils éveillent le manque, ce manque qui signale le besoin d’autre chose et qui reste en rade. De façon peut-être encore plus poignante en ce début de déconfinement où « l’après » pourrait être l’occasion d’une vaste bifurcation sociétale (que l’on sent être mise progressivement, méthodiquement, au placard).La petite théière au sol, contre le mur, est comme un réconfort en trompe-œil. L’objet lui-même évoque le bien-être, le plaisir de boire le thé, mais tout le dispositif censé amener le liquide dans ce contenant agréable, égare la moindre perspective de satisfaction : une gouttière interminable qui récolte l’humidité à l’extérieur sur les toits. Or, signe de changement climatique, nous sommes en période de sécheresse, pas la moindre goutte ne parvient dans la théière. Le réconfort est différé, aléatoire, la distance entre extérieur et intériorité comme démesurément élargie.

Le paysage de la grande salle restitue l’amplitude de ce manque « photographié » en un instant crucial : peut-être est-ce déjà trop tard, peut-être tout reste-t-il possible. C’est figé, entre effondrement irrémédiable et ultime sursaut. Tout peut encore basculer d’un côté ou de l’autre. On songe en ces temps lointains où la disparition du soleil derrière la ligne d’horizon pouvait être perçu comme définitive. Sur de grandes toiles sont imprimées des photos prises par l’artiste, fragments de ces paysages crépusculaires où il semble que l’instant nous parle à l’oreille, où une fusion avec l’environnement reste possible, évoque une harmonie perdue. Ces images-voiles sont affalées, pleines de plis et de fronces, dégonflées, elles marquent une irrémédiable dissociation entre ce que l’on est et ce que l’on voit, ça ne colle plus, il n’y a plus d’adhérence et du coup, on ne voit plus que l’envers du décor, un paysage de choses finies, épuisées après usage, paysage de ce qui a eu lieu. Esthétique de la désynchronisation. Le sol est parsemé de choses-fantômes, on dirait que là, il y a peu de temps, se trouvait un être qui s’est désintégré, ne laissant que quelques effets formant rébus ou constellation métaphorique. Ailleurs, ce sont des sédimentations historiques profondes, conflictuelles, qui surgissent de débris rassemblés comme par hasard, à la manière de ce tas de verres à thé marocains, fracassés par l’artiste, rassemblés sur un tapis de marchand à la sauvette, sous l’intitulé « Fakir. » Voilà la dimension « fakir » de la relation à cette mémoire culturelle, au passé colonial, aux traditions de « l’hospitalité et du rôle domestique de la femme » (guide du visiteur), à tout ce qui relève des questions complexes d’identité, d’origine, d’appartenance, de domination, de blessures.

Proches de la sortie, une série de tapis, seuls, en prière. Ils sont étalés aussi pour recueillir les restes d’intimité de personnes disparues, avalées par ce paysage mental d’une société en ruines. (En panne d’imaginaire, de nouvelles croyances, de nouveaux récits…) Ce sont autant d’espaces de survie limitée. Les tapis sont imbibés d’encre noire, saturés, de même que les quelques objets éparpillés sur leur laine encrée et qui attestent des diverses manières de s’accrocher à la vie, en fumant, en buvant, en écoutant de la musique… Tous les objets sont « renversés », englués, saturés de leur vécu sans issue, au bout de leur vie. Seule subsiste un espace vierge, rond, silhouette d’une île où recommencer, réinventer, peut-être juste une illusion engendrée par un projecteur. Levant les yeux, à l’opposé vers la grande verrière, il la découvre sillonnée de traits sombres, coulées d’une pluie noire, « enluminure » négative qui accentue l’éblouissement venant de l’extérieur, d’entre les coulures parallèles, laissant l’espoir qu’il reste possible d’aller vers la lumière, d’y amorcer un nouveau tissage avec le réel. Conserver la faculté de s’éblouir comme en découvrant les photos de la main qui branle, si proche si distante, qui « entre-caresse » passé et présent d’un amour, donnant forme de caresse à la créativité telle que reprise par Evelyne Grosman, lisant Foucault, Blanchot, Deleuze, Guattari, dans le but de remplacer l’archétype du créateur démiurge par les communs de la créativité. Jamais l’écriture de tel ou tel mais toujours déjà de l’entre-écriture. Par le fait que tout s’écrit avec ce qui s’est écrit et avec les innombrables interprétations que les lecteurs font circuler. « De quoi s’agit-il ? D’une forme originale d’amitié créatrice, écrite à distance, sans partenaires individués, dans un style qui mêle l’impersonnel de la critique philosophique ou littéraire et l’intimité subjective d’une émotion privée. Je trace les contours d’un espace que je rassemble ici dans la disparité, pour indiquer ce que pourrait être la crise créatrice du sujet à l’œuvre dans cette entre-écriture, l’étonnante plasticité de son mouvement instable. » Entre-écriture, entre-caresse, être « faiseur d’histoire » réinventant nos relations aux choses, aux objets, aux marchandises, à tout ce avec quoi nous faisons commerce. (Pierre Hemptinne)