A l’affût de ce qui fuit

Fil narratif à partir de : l’été 2022/dérèglement climatique – Christopher Whool, galerie Hufkens – bout de fer sur la route – Hubert Lucot, A mon tour, P.O.L. (2022) – Fondation Vuitton – Simon Hantaï – Georges Didi-Huberman, L’étoilement. Conversation avec Hantaï -Yves Citton, Altermodernités des lumières, Seuil 2022 – Pierre Bourdieu, Microcosmes. Théorie des champs, Raisons d’Agir 2022 – Sculpture de Luc Navet – vélo et chute —-

Bien que sous le dais des branches, sans bouger, l’ombrage ne rafraîchit plus. S’il se réfugie là, c’est par habitude, c’est l’ancien abris contre les canicules, à présent lieu où communier, avec l’arbre, dans le stress hydrique, être ensemble. Des ruelles étroites du hameau qui mènent jusqu’à la forêt, si proche, quasiment sans transition, descendent parfois des effluves humides. Peut-être juste des souvenirs de fraîcheur, des haleines, des hallucinations. Il n’écoute ni ne regarde les informations, mais elles zèbrent l’air de leurs messages anxiogènes, colportées de bouche à oreille sur les marchés, devant l’étal d’un boucher ambulant, alertes aux incendies un peu partout, sécheresse et suffocation généralisée, il suffit de rejoindre quelque promontoire dégagé pour apercevoir les fumées, dans les garrigues, les vignes, les forêts, jusque très loin vers le littoral. Il y a toujours bien dans le champ de vision un pan de colline calciné, vestige des ravages précédents. (Pourtant, un Ministre de l’intérieur avait promis d’activer une parade imparable : engager plein de « gendarmes verts », ainsi, c’est chouette, quel que soit le fléau, la logique répressive est la solution.) Tout le monde est sur le qui-vive, des outils, une brouette remplie de sable, un seau toujours à portée de main, une valise avec le strict minimum à emporter. Les témoignages se multiplient sur les dégâts causés à la biodiversité, marine et terrestre, inexorables, ne laissant que peu d’espoir. Amputation des possibles. Soudain, les gens touchent du doigt, dans leur réel, ce qu’annoncent les scientifiques depuis belle lurette, que le politique s’est efforcé de dédramatiser systématiquement, et ça fait tilt ! Vivre tétanisé. 

Oiseau rhombe

A deux mètres de lui le rhombe silencieux d’une sitelle se matérialise sur un tronc squameux, sortie de nulle part, entreprend d’ausculter l’écorce ; un écureuil surgit de l’herbe rousse, l’aperçoit et saute sur le tronc (la sitelle s’envole), poil hérissé, queue agitée, signaux d’alarme et colère, puis grimpe, l’étudie sous toutes coutures, de branche en branche, diversifiant les points de vue. Ce n’est pas la première fois. il fait le mort, il fait ça très bien, il s’y croit même. L’écureuil s’affranchit et repasse près de son fauteuil, se glisse sous le buisson où il sait trouver une vasque d’eau fraîche. Plus loin, entre fleurs séchées et arbustes assoiffés, émerge une pierre sculptée par un ami d’enfance, pièce qui l’accompagne depuis longtemps, brute, à peine façonnée, bouchardée. Sa silhouette douce lui donne l’allure d’un nuage juste posé, matériau dématérialisé. Sa plasticité évoque la longue relation de l’humain à la pierre, façonnage des premiers outils qui, à leur tour, au gré de leur évolution, façonnèrent la matière grise. Ses allures vaguement phalliques rappellent la prégnance de cet organe sur l’histoire relationnelle de l’homme au reste du vivant.  En même temps, c’est un crâne, c’est l’encéphale sans cesse modelé par son environnement (selon le jeu des ombres et lumières, la pierre posée sur son support, ne cesse de changer, tantôt ronde, tantôt animée de creux comme ces taches sombres aperçues de loin à la surface de la lune. Et puis, nantie d’un cratère, elle est creusée pour récolter l’eau de pluie, faire office de baignoire à oiseaux, suggérant que cette entité humaine, le cerveau, pourrait s’imaginer un devenir utile à la biosphère, à l’autre, parfaitement intégré aux enjeux du vivant. Et ils s’en donnent à cœur joie, iles oiseaux, ls défilent et, au-delà d’assouvir la soif, ils jouent sur les « berges » providentielles, se plongent, s’aspergent, se chassent l’un l’autre, socialisation. Il reste des heures ainsi à infiltrer la vie animale qui l’effleure, le tolère, inclusive. Son activité principale. 

L’affût, l’écriture

Il se souvient, adolescent, une épreuve scout d’affût dans la forêt, impliquant de rédiger un compte-rendu du vu et entendu, prise de conscience de la manière dont on se rapproche des autres vies, discret, camouflé dans leur territoire. L’expérience en elle-même – disparaître, regarder, écouter – et la suite, en effectuer un compte-rendu écrit, l’avait fortement marqué. Le fait qu’écrire, raconter et décrire ce qui emplissait une durée déterminée d’attention, amplifiait le vu-entendu-senti, comme s’il s’agissait d’une archéologie mentale d’un instant, l’écriture exhumant une part importante de ce qui n’avait été que pressenti, révélant même ce qui n’avait pas été vu – à la limite de la fiction parce que découvrir grâce à l’écriture ce que le cerveau a enregistré, à l’insu de la conscience,  insinue un doute : n’est-ce pas invention ? Comme de se repasser un film au ralenti et d’y voir surgir ce qui s’est vraiment passé. Cela même lui avait fait l’effet d’une libération. Une perspective s’ouvrait. De quoi faire quelque chose de sa vie. Il n’a cessé de mettre à l’épreuve cette découverte, rechercher, donner forme à ce que la mémoire ensevelit sans qu’il le sache, exhumer les dimensions du vécu qui échappe au ressenti instantané, reconstituer l’existence non-sue, la traquer, à partir d’intuitions, de correspondances, de mélancolies indicatives qu’éveillent d’autres incidents, d’autres vécus, d’autres expériences esthétiques. Explorer les plis, le visible et le caché qui est la structure du visible. Aujourd’hui, le périmètre de son action se réduit de plus en plus, il exerce sa passivité-absorbante au sein de ce qui l’entoure. Papier buvard. Organisme sténopé. Sa position la plus courante correspond à cette première expérience d’affût en forêt, mais désormais planqué dans la futaie confuse de sa vie bruissante. Qu’il remue, ressasse, recommence à l’infini, en plein air, toujours sur le seuil de la bâtisse, en pleine porosité (qui entraîne une sorte d’ivresse comme quand l’air s’engouffrant par les fenêtres grandes ouvertes d’une voiture roulant à vive allure donne le tournis). Frôlé par les ailes et les poils, bercé par les toc-toc de l’écureuil au travail, récoltant les noisettes et les conditionnant pour entrer dans ses stocks, sa rêverie bifurque, se demande s’il n’aurait pas dû tenir un journal. N’aurait-il pas, là, maintenant, un matériau mental conférant plus de consistance à ce qu’il a vécu et du coup plus apaisant ? N’aurait-il pas mieux répondu à ses pulsions précoces de graphomane, les canalisant dans quelque chose d’utile ? 

Il en avait eu l’intention, il y a quelques années, avait été à deux doigts de se lancer, c’était en lisant – tardivement, soit – Hubert Lucot dont venait de paraître le dernier livre posthume, « A mon tour ». Titre magique, sur la ligne singulière que trace toute vie, pointant l’instant où cette singularité rejoint la finitude universelle, rend l’âme et se fond dans le tout.

Journal perdu

« Le bouleversement Hubert Lucot : ne devrais-je pas, aussi, entamer un « journal », cristalliser dans un style, un souffle, en quoi écrire est indissociable de toutes mes autres fonctions vitales , au quotidien ? Réussir cette objectivation de ma singularité, au moins, dans une pratique patiente au long cours ? Rien à voir avec un projet éditorial, la recherche d’un « produit » qui justifierait de démarcher un éditeur, plutôt pour l’exercice, la discipline. C’est très compliqué de « trouver » le style d’une écriture journalière. Suffit pas de raconter ce qui arrive au jour le jour, ce que l’on retient. C’est cela qui me fascine et me rend accroc dans « A mon tour », lu trop vite pour cette même raison : la force et la justesse du style, son rythme, sa recherche de ce qu’est le fil d’écriture essentiel pour lui, au centre de tout, enfin, pas une essence, un faire, un tissage des différents plans d’un vécu qui forcément, au départ, sont disparates, appartiennent à des temporalités, des géographies, des causalités disjointes. Sa volonté de devenir écrivain forgée très tôt, il a réussi à créer un style qui lui ressemble, qui au fil des années, le garde fidèle aux premiers désirs d’écrire, et à l’ambition. Dans un autre volume, antérieur, il déclare, face au sable et à ce qui s’y efface : « Je rêve de la trace suprême, que mon écriture accomplira ». J’ai eu aussi ce rêve, qui m’a fait quitter l’ornière scolaire. Puis, par constat d’échec, révision raisonnée des premières impulsions, attrait pour d’autres devenirs ? Ca s’est transformé en autre chose. Peut-être l’attrait du sans trace ? Mais j’aime renouer avec ce rêve, ça me parle comme on dit, via l’écriture de Lucot, un « faire tenir ensemble » magique qui, dans le cas d’un journal de maladie, s’engage à ne rien taire, des épreuves et dégradations, et de ce jeu de pressions, laisse fuser des éblouissements (un alliage imprévisible de souvenirs et de présents, courts-circuits de mélancolie et de joie intérieure ressuscitée). Ma situation n’a aucune similitude avec son dossier médical, dieu merci, mais quand même, son exemple avive le besoin d’un travail d’écriture pour « exorciser » ou mieux, « m’habituer à », « vivre avec, au mieux ». Avec quoi ? La présence de plus en plus familière de la fin qui se rapproche. Les interrogations sur « la suite », quelle forme va-t-elle prendre ? Ecrire un journal, entretenir l’illusion de « laisser quelque chose », subterfuge. Fasciné par l’énergie de Lucot à finir une œuvre – c’est-à-dire à l’avoir en soi, savoir exactement ce qu’il faut produire pour qu’elle ait, au moins un temps, vu de l’extérieur, l’aspect de quelque chose de fini – , la porter jusqu’au bout, le dernier souffle. Dans pareille situation de souffrance, je pense que ce serait le cadet de mes soucis, j’abdiquerais. Faut quand même y croire, au sacré de la créativité, pour fournir une telle énergie, s’imposer une telle discipline. Mais, soit, oui, ça aide, ça doit aider, surtout quand, comme chez Lucot, ça donne des « précipités » stylistiques, fascinants, seuls à même, je pense, de traduire l’état d’un cerveau, d’un psychisme, d’un organisme, en train d’encaisser une telle succession d’analyses et d’interventions thérapeutiques lourdes. Happé dans la machine d’une transformation irréversible. Quand je dis « état », je pense aux multiples adaptations des fonctions cérébrales connues et inconnues, pour rester capable de donner forme à ce qui persiste, retenir, comprendre, maintenir un récit. Ce que rend possible l’acquisition d’un important capital culturel, ça ne vient pas tout seul, ces « précipités » magiques. L’auteur évoque, allusivement, régulièrement comment il s’est constitué ce bagage culturel, investissement et discipline. Sa culture picturale par exemple – incarnée par plusieurs amitiés avec des peintres de qualité – il la doit à la découverte des reproductions en cartes postales. Et je me revois à Bruxelles, rue Saint-Jean, avec deux amis, écumant les casiers d’une boutique spécialisée dans ce genre de cartes postales. Les murs couverts de petits tiroirs en bois, un classement par siècles et par ordre alphabétique. Nous restions des heures, feuilletant les images, attendant que ça fasse « tilt ». Nos moyens étaient limités, nous sortions avec peu de cartes. Personnellement, ça n’a pas structuré une connaissance de l’histoire de la peinture, ça a favorisé certaines formes de curiosité, de boulimie. J’ai même l’impression que j’ai avancé en évitant tout ce qui pourrait déboucher sur la constitution d’un capital, quel qu’il soit, plus ou moins formalisé, homologué, restant dans quelque chose d’informel, courant après ce qui fuit. Ecrire comme Hubert Lucot, au plus près de ce qui, en principe, décourage tout projet, toute projection de soi dans l’avenir, écrire même au sortir d’un scanner, d’une perfusion, c’est sauvegarder le plus longtemps possible une « beauté » du vivre, du faire, ne pas se laisser morceler par les gestes médicaux, les inscrire dans un fil, composer avec. C’est proche aussi d’un sacrifice de soi, cette débauche de désintéressement pour que subsiste la littérature, dans une forme pure, supérieure, en faisant corps avec ce sacré, antidote magique au cancer. Je suis particulièrement ému par son refus de la rhétorique du combat avec la maladie. Il ne se bat pas, il compose avec, et avec tous les intermédiaires, corps médical, machines, technologies, médicaments, substances. « Je ne suis pas un djihadiste, je ne me bagarre pas. Je prête le flanc aux médications, l’oreille aux explications rassurantes. » Et puis, découlant probablement d’une stratégie de résistance aussi, le dispositif de trajets incessants en tram et bus, garder le contact avec la ville qu’il aime, sillonner le corps urbain, graver toujours mieux les souvenirs qu’éveillent les lieux, entretenir les bonnes ondes, maintenir vivaces les itinéraires aimés, sa géographie intime. Et l’ensemble tourné vers l’entretien et la captation des plaisirs, des joies accessibles – infimes et insondables à la fois. Tel enchaînement de bus. La chaleur d’un lainage. La lumière sur un parc. Une ambiance clinique soudain onirique. « Le 46 survient, je goûte les fraîcheurs que des sentiers roux ouvrent dans le bois de Vincennes. » « mon siège dans le 88 m’a donné bien-être ; la traversée de mon vieux quartier, le même bonheur que lors du trajet en ambulance Pompidou-Cochin ». J’ai lu en regardant les trajets effectués sur un plan des bus et métros parisiens, en localisant, sur une carte, les rues mentionnées, certaines que je connaissais bien, avec évocation d’enseignes que je visualise encore très bien. Oui, le fait que ce soit aussi la relation d’une intimité avec Paris, ça m’a agrippé, je me suis très tôt projeté dans cette ville, restes de romantisme adolescent, lieu où j’imaginais un jour rencontrer les êtres qui me comprendraient, me reconnaîtraient, du temps où je correspondais avec d’obscures revues de poésie, puis une ville que j’ai arpentée pour observer ce qu’est, à fleur de peau, la vie culturelle d’une grande cité.»

Méfiance et entrelacs, fil de fer et galerie

Puis, dans un contexte où la société s’abîmait dans la crise climatique, il a eu une grande méfiance à l’égard de tout cette activité artistique, événementielle, liée à un contexte d’extractivisme capitaliste appliqué à la moindre « créativité » humaine, conduisant à ce que, comme l’écrit Didi-Huberman en une parenthèse percutante, l’art « autonome » se retrouve phagocyté par les industries culturelles. 

Il se souvient d’une longue sortie à vélo, de longues heures au pédalage soutenu, hypnotique, baigné d’endorphine, transcendé par le second souffle, ivre de la relation exosomatique avec la machine « parfaite », filant hors sol, la tête non pas vide – contrairement à ce que l’on dit souvent – mais pleine autrement, livrée à un profond set up de tous ses patrimoines, affectifs, culturels, cognitifs, procédant à un réagencement de ses ressources, tirant parti de cet instant où l’organisme en plein effort n’est plus qu’énergie parmi les autres énergies du paysage, du monde, peut-être dans ces instants où l’enveloppe s’évanouit, l’être s’avoue-t-il enfin sans complexe principalement holobionte. Et, la tête dans le guidon, un truc au sol le happe. Pas prévu. Il lui faut quelques minutes pour affermir la volonté de savoir ce que c’est, qu’a-t-il vu, ça lui a fait l’impression de quelque chose qui l’attendait, l’allure d’un truc perdu et enfin retrouvé. Il freine, redescend sur terre, demi-tour, revient à la recherche de ce qui a frappé son attention. 

« Ah, oui, j’adore », c’est un entrelacs de vieux fils de fer, rouillés. Une main ouvrière ou bricoleuse l’a sans doute entortillé – sans penser qu’il la façonnait pas n’importe comment, à la manière d’une signature non réfléchie – puis jeté sur la route où de nombreuses roues, autos, motos, poids-lourds, l’ont martelé sur le macadam, graviers et ciment délité. L’environnement est celui d’une berge bétonnée, une darse industrielle, un peu en friche, avec de rares péniches, des camions, des transvasements de matériaux. J’ai un faible pour ces objets entre « rien » et « art », objets-frontières. Il y a une conjonction de lieux et circonstances qui fait que celui-ci m’a interpellé à ce point. Peu de jours avant,  j’ai vu ce « genre de chose » dans une exposition de Christopher Whool dans une galerie classe (Hufkens). Pas le même décor qu’ici. Cette galerie bien en vue a investi une part de ses plus-values dans une rénovation architecturale bluffante. Un ancien hôtel de maître transformé de l’intérieur en ce que serait, précisément, une demeure de maître d’aujourd’hui. Tout en bêton lisse ou brut, un formidable agencement de volumes épurés, une science de l’éclairage et de la respiration des espaces emboîtés sur plusieurs étages, des entrailles au firmament, le tout parfaitement pensé pour sublimer l’exposition et la rencontre avec des œuvres d’art. Une cathédrale, un mausolée, une merveille. 

Capital symbolique et spéculation

Mais alors que l’ensemble des œuvres présentées avec soin, agencées de façon optimale devrait m’enchanter – photos d’aridités absconses dans le désert texan, peintures de formes subjectivées en tissus tumoraux de ce qui fait image, épatantes sculptures de fils de différentes tailles -, rien, peu d’émotion, l’habitude de ce genre de situation aidant juste à un ressenti raisonné. La curiosité s’ankylosait, perdait l’envie d’investiguer, d’aller vers les œuvres, ce qui prédominait était une sorte d’exhibition froide, parfaite, d’apparition plutôt, apparition instrumentalisant la magie artistique, l’air de dire « voyez comme je ne cesse de prendre de la valeur, rien qu’en restant là, sous vos yeux, à ne rien faire ». Le formidable agencement architectural donnait alors l’impression de se promener dans les coffres souterrains d’une immense banque spirituelle. D’où une frustration que l’inégal entrelacs de fils aperçu depuis le vélo, en sa trajectoire magique, promettait fugacement de compenser, justifiant le freinage, l’arrêt, pied à terre.

Au Palais

Combien de déconvenues de la sorte n’a-t-il pas connues ? Il se souviendra toujours, se dirigeant en pleine canicule, vers un « geste architectural » fantasque, du genre que l’on verrait bien dans un décor de science-fiction, entre cathédrale ésotérique et vaisseau spatial en visite éphémère, posé en lisière d’une forêt elle-aussi déjà en grand stress hydrique. En ce temple prestigieux il va retrouver les œuvres de Simon Hantaï, rassemblées pour le centenaire de sa naissance. Profitons des anniversaires. Il avait découvert ce travail de toile-couleur-plis, dans les années 90, un article de presse avait attiré son attention sur le fait qu’une galerie montrait, de façon exceptionnelle, l’état des recherches de cet artiste qui s’était retiré du monde de l’art, en avait fui le marché. Il avait été attiré par ce positionnement politique et curieux de découvrir ce qu’il en résultait, esthétiquement. Mais plus il approche du palais prodigieux, hors normes, plus il est perplexe. Quel décalage avec le souvenir qu’il a conservé des toiles fascinantes, dépouillées de tout éclats ostentatoires ! Et il se souvient d’une note de bas de page de Didi-Huberman, dans le livre « Etoilements », fruit d’un échange long et substantiel avec l’artiste, rencontres, conversations, courriers. Cette note, rappelle que toute la démarche de l’artiste, son choix de l’isolement et de processus lents correspondent à la conviction que « donner à voir des tableaux ne soit ni les donner en spectacle, ni les mettre en vente ». Il aura erré dans la fondation Vuitton, subjugué par l’excellence logistique et ergonomique des espaces, par la perfection atteinte dans l’art de donner les peintures en spectacle, justement, tellement bien qu’on n’y pense pas sur le moment, ça en jette, ça envoie à fond. Pas possible de trouver mieux ailleurs. Puis, finalement, une grande vacuité. Malgré, au prix d’un effort constant, avoir réussi à maintenir, ténue, la relation à cette exploration du pliage de l’image mentale, de son épaisseur fuyante, d’un soi réticulé dans le vide en étoilements infinis, en recherche de ce qui s’imprime sur les faces cachées de tous les motifs de la pensée, visualiser ce que la conscience ne parvient jamais à vraiment fixer, restant focalisée sur la surface apparente des plis qu’elle prend pour le réel. En effet, dès qu’il se représente quelque chose, intérieurement, il lui semble saisir la face évidente, allant de soi, de quelque chose que, provisoirement, il peut déballer, ce déplis engendrant de l’invisible, de l’insu, de l’inaccessible, laissant l’impression que penser consiste, par l’obligation d’équilibrer la pensée par un contrepoids, à produire de l’impensé. La dimension allant de soi étant une construction sociale, la manière dont un schème mental devient collectif par inculcation naturalisée, penser, réellement, consiste à réussir à saisir ce que le plis pris par cet allant de soi met de côté, en-dessus, ou simplement minorise. C’est ça que le travail mental cherche à capter en pliant, dépliant, pliant, dépliant, ses tissus de mémoire, d’idées, de concepts, d’images, de sons. Face au toile de Hantaï, il voit l’agencement de ce visible et invisible tenter de s’instituer, de travailler ensemble, ça lui permet de mieux sentir son corps, tel qu’il est, « un organisme d’enversements et de doublures, de strates et de conversions, de plissements et de contacts. Un lointain dedans : mais il travaille à même le support, à portée de main » (p.118)

Holobionte dans le champs

Dans la chaleur, sous les branches, il suit les déplacements d’un pic épeiche. D’un tronc à l’autre. Descendant, montant, tournant. Comme ces jouets qu’on active en tirant sur une ficelle. Allure d’automate. Disparaissant, reparaissant. Le rythme des coups de becs. Exploratoires, en recherche. Ou précis et efficaces quand une nourriture est disponible sous le bois. Silencieux ou sonores, percussifs. Il suit le mouvement de l’oiseau comme on lit une phrase en développement. Bien-être. Soudaines somnolences. Le réveille le cri des loriots ou des huppes comme lancé par son rêve, venant de lui. Il reprend un livre. Lu et relu. A différents moments de sa vie. Les compréhensions et incompréhensions se superposent. Pourquoi prend-il toujours autant de plaisir, comme si cela lui donnait des clefs pour avancer, de lire la description pointue des mécanismes de champs  ? « Du fait que le système de schèmes de pensée qui est pour une part le produit de l’intériorisation des oppositions constitutives de la structure du champ comme espace des prises de position possibles socialement instituées et ainsi constituées en thèses différentes et antagonistes, est inscrit dans les cerveaux de l’ensemble des participants (sous forme notamment d’oppositions fonctionnant comme principes de classement ou, mieux, de vision et de division, de marquage, de découpage et de cadrage), ce transcendantal historique procure une forme d’objectivité dotée de la nécessité transcendante des évidences partagées, c’est-à-dire admises universellement (dans les limites du champ) comme allant de soi. » (Bourdieu, « Microcosmes », p.255)  Puis il revient à ces instants qu’il ne voit plus venir, ravissements en de courts endormissements, denses, précédés pourtant par de courts instants où ses neurones émettent une sorte de drone envoûtant. Ces syncopes bienveillantes accentuent son sentiment d’être holobionte, cela lui procurant alors un étrange bonheur (disparaître progressivement dans un grouillement de bactéries offre une perspective qu’une rupture brutale). Autant d’instants où la peur de mourir est masquée par la conviction, politique, chaleureuse de « n’être plus seul », « expression empruntée à Edouard Glissant, le fait de « consentir à n’être plus un seul » (consent not to be a single being), (…) formule d’une socialité première (quoique nullement primitive), qui nous fait naître ensemble avant même toute préoccupation d’être ensemble. La néoténie – le fait pour le petit humain de devoir vivre plusieurs années sous la protection et l’éducation d’autrui avant d’être capable de subvenir à ses seuls besoins – semble constituer une faiblesse de l’individu, précocement exposé aux risques de l’existence. Mais elle fait en réalité sa force, en constituant sa puissance à travers un tramage collectif excédant largement toute ressource individuelle. Consentir à n’être plus un seul implique de défaire les illusions individualistes en réinsérant toujours ce que « je » peux dans le tissu de ce que « nous » faisons, les uns par rapport aux autres. Cela implique de savoir ce que l’on doit aux esprits des ancêtres qui nous ont précédés, comme aux esprits des descendants qui nous survivront et par lesquelles nous nous survivrons… » (Yves Citton « Altermodernités des Lumières »). 

Chutes et absence progressive

Chaque fois qu’il pique une tête dans un court sommeil, profond, et qu’il revient en sursaut de ces lointains, il revoit les « trous noirs » de ces quelques chutes à vélo. Il lui en reste des cicatrices, de lointaines douleurs aux pouces, aux poignets, des frayeurs.

« La chute de vélo. Un geste incontrôlé, un choc, une perte de maîtrise, la bécane à terre – un tout harmonieux homme-machine jeté désarticulé au sol comme on jetterait une poignée de dès, stop ou encore ? – brutalement, je heurte le bêton, glisse. Me relève en jurant, une voiture passe en ralentissant à peine, écrase le bidon qui roulait sur la route. Connard. Je ne suis pas loin du domicile. Je rentre faire un autre bidon. J’en profite pour désinfecter les plaies. Superficielles, mais quand même, peau bien râpée, cuissard et maillots déchirés. Pas de désinfectant doux, va pour l’alcool qui pique. Pas trop zélé. J’ai connu, enfant, le mercurochrome qui fait hurler. Je lave, je me change, j’aperçois mon visage dans la glace, tiens, pâle, très, blanc comme un linge. Je repars, pédale 80 kilomètres, sans forcer, au soleil. Tout semble se remettre en place, rien d’anormal dans les mécanismes. La nuit, je m’y attendais, mon organisme étant familier de ces réactions, fièvre et abondante suée, lit trempé. Encore la nuit d’après, la suivante, et la suivante… Pendant plus d’une semaine. Un choc dans la tête ? Dans le mental ? Qu’ai-je vu dans le vide dans la chute? Ces fractions de seconde d’absence complète. Ca va très vite, ces mini-crash, pas le temps de pérorer, mais je me souviens avoir été traversé par le genre de pensée, « ça y est, ça m’arrive, c’est mon tour ? ». »

PH

Le retour du baiser en son contretemps

Fil narrarif à partir de : œuvres de Solange Pessoa et Judith Watson (« Réclamer la Terre/Palais de Tokyo) – Marielle Macé, Une pluie d’oiseaux, José Corti 2022 – Georges Didi-Huberman, Imaginer Recommencer, Éditions de Minuit 2021 – La société qui vient, sous la direction de Didier Fassin, Seuil 2022 – des souvenirs, des extraits d’autres lectures…

C’est un dimanche, sans doute – son organisme est certes désaffilié du fil calendaire dominant, mais quelque chose dans l’atmosphère, moins de rumeurs de moteurs affairés, échos lointains de cloches et de jeux d’enfants, un relâchement général du flux tendu bruitiste, lui rappelle ce qu’étaient les dimanches –, une vacance, un trou temporel. Le début de soirée est très doux, le déclin du soleil presque imperceptible, transcendant délicatement la mélancolie du crépuscule. Comment fait-il, par où passe-t-il pour revêtir, par en-dessous, les feuillages, les branches, les troncs de fines feuilles d’or ? Ses faisceaux alanguis, où dansent poussières et pollens, viennent tapoter écorces, rameaux, limbes, nervures, pétioles, les moulant dans sa lumière, avec précision. La finitude du jour en est presque figée dans cet écrin, mordoré certes, funéraire aussi, immuable fugitivement, dont les éclats patinés se réverbèrent sur sa peau. Le dessus des feuillages, la face des troncs et branches tournée vers l’est, d’un vert olive très sombre.

Il vient d’avaler une collation frugale, un peu soignée, seul, avivant le souvenir des anciennes commensalités festives, ces repas où l’on marquait d’excès les anniversaires, les événements marquants. Il n’avait jamais imaginé un jour être au-delà de ces célébrations, ou plutôt, dans une célébration ininterrompue, banalisée, en simultanéité constante avec tout ce qu’il a à célébrer, parce que fouillant sans cesse ses souvenirs, étonné de voir déjà la fin se préciser. 

L’aventure des sens : que signifie sentir, voir, écouter? Souvenir des musiques humaines, retour sur le métier de l’écoute (en médiathèque)

La température est juste agréable sur la peau nue, même pour un vieux cuir usé, estompant la séparation entre interne et externe, elle aussi métamorphosée par les feuilles d’or. Les oiseaux entretissent leurs chants, appels, répons, soliloques, dialogues, gammes répétées, improvisations risquées qui pourraient presque faire croire que les menaces de sixième extinctions sont pure complotisme, mais il sait que ce qu’il entend n’est précisément qu’un reste de profusion, exhibition de vestiges. La portion congrue. Jouissant de ce concert, il sait qu’il tend l’oreille vers autre chose que les airs joués et les signaux répétés. Ce qu’il y a entre et derrière. La disparition invisible, inaudible, pesante. « C’est toute une aventure du sens et des sens qu’il faut donc reconsidérer : l’aventure de ce que c’est que voir, entendre, sentir dans un monde abîmé, et de ce que l’effort de parole peut y faire. Car la perception elle-même, à l’ère des extinctions devient une épreuve douteuse, un peu louche. Une extinction par exemple ça se voit mal ; la disparition peut être discrète, ça s’en va sur la pointe des pieds, et le manque n’est qu’à la mesure des attachements qu’on entretenait. » (Macé) Il retrouve, avec les oiseaux, tant au niveau de leurs partitions communes que leurs improvisations individuelles – et donc autant de traces de subjectivités -, le sens de l’écoute longtemps exercé professionnellement, essayant au cours de longues heures quotidiennes, durant des décennies, à comprendre les musiques des humains, pas tellement celles qui inondent les ondes et tuent tout questionnement sur la musique, mais celles, venues de partout, minoritaires, maintenant ouverte l’interrogation : pourquoi la musique, qu’est-ce que ça dit, et comment, selon quelles idées, quelles pratiques, quels récits, quelle ténacité à envoyer des signaux pour tester et rendre plausible un territoire de résonances, éveiller la plus grande diversité d’échos d’interrelations réconfortantes ? Qui est là autour de moi, qui me répond, avec qui et quoi continuer, « faire tenir » quelque chose, à partir du son ? Une communauté d’humain et non-humain s’exprime dans l’inquiétude des cris musicaux pratiqués par les corps et esprits.

Tenir ensemble : le baiser revenant

Tout le jardin exhale une fraîcheur d’exception – pas habituelle, donc, pas au rendez-vous à l’identique chaque jour à la même heure, mais qui semble être unique, singulière, propre à cet instant précis -, végétale, florale, ventilée discrètement par les êtres de plumes affairés, qui prend possession de lui, l’imbibe petit à petit, plutôt, l’apaise tout en avivant de façon bienveillante, et inattendue, les intranquillités systémiques si bien résumées par la philosophe : « Bref, comment un vivant réussit à « tenir ensemble » est devenu une question ouverte » (Stengers), ouverte indéfiniment en ce qui le concerne, ayant fabriqué un confort relatif à éviter d’envisager qu’elle puisse se clore ! Du coup – et il serait passionnant de justifier de façon précise ce qui précède à ce qui suit, de quelque chose dans l’air à quelque chose en bouche – il a décidé d’en finir avec un vieux fond de gin et une bouteille de tonic périmée à capsule rouillée… A la première gorgée de gin tonic, le pétillement de l’amer fruité conjugué au parfum de genièvre accélère l’osmose avec l’organisme pluriel du jardin et lui rappelle de façon très vive un baiser long échangé à Bruxelles, sur une petite place ombragée, presque villageoise, avec un ultime amour. Plutôt qu’un rappel, il y replonge, en revit le flux. Écrire les choses en termes d’évocation et de correspondance entre un  ressenti présent et une émotion passée relève de la paresse narrative : c’est prendre l’option facile d’une saveur qui en réveille une autre, par hasard ; cela ne correspond probablement pas à la réalité ; il avait en réserve un vieux Tonic et un fond de Gin ; son cerveau en était bien informé et savait qu’en buvant le cocktail gin-tonic, il revivrait le baiser amoureux, charnel et passé, excitant et décuplant l’impression d’être  embrassé par le « trou de verdure » où il s’oublie («l’écrin , au couchant, provisoirement funéraire, intemporel ») ; dès lors, tout le système nerveux a construit et rendu lancinant, irrésistible le désir d’avaler cette boisson, ce philtre, d’inonder les papilles de saveurs amères et toniques. Pour revivre une de ses dernières illuminations charnelles, ressusciter ses amours.

C’était un baiser revival. Baiser d’amants qui se retrouvent après un long éloignement et, tout en échangeant des nouvelles sur leurs réalités – s’informer de ce qu’ils sont devenus – évoquent leurs illuminations passées, avec reconnaissance réciproque, élucidant ce qui à l’époque n’avait pas été perçu, ébauchant ce qui aurait pu advenir si ceci ou cela avait été perçu autrement, explicitant ce qu’ils en conservent, mesurant ce qui continue à vibrer. Une joyeuse autopsie sans tabou. Et, au moment de se quitter après cette parenthèse, de retrouver chacun-e leur trajectoire éloignée l’une de l’autre, rarement alignées, à l’instant de s’embrasser, l’improbable les saisit, de l’ordre de l’accident de parcours. Aucun des deux n’a de penchant pour le réchauffé, ni ne calcule pour arracher à l’autre une compensation, une gâterie. La page est tournée même s’ils continuent à en réciter quelques passages, de temps en temps. Cependant, à peine leurs lèvres s’effleurent pour un salut intime mais conventionnel, qu’une réplique lointaine, douce mais irrépressible, de leur coup de foudre initial, les soulève depuis le nombril, les déséquilibre et les jette dans les bras l’une de l’autre pour un bouche à bouche tendre et affamé. Oui, un bouche à bouche, parce que la fougue de l’étreinte dissimule à peine sa dimension de soin, le manque d’oxygène extirpé du déni, enfin avoué et qu’eux seuls peuvent combler, étant les seuls porteurs de l’air frais mutuellement compatible, du principe vital dont a besoin l’autre. 

Chair genièvre, nue, ruissellement, ouverture du contre-temps

Ce qu’émule les gorgées de gin-tonic, à travers son corps alangui dans l’étreinte végétale du jardin, ce n’est pas seulement l’attraction de la chair genièvre, nue, que sa langue explorait dans le cou tendu vers lui, ni le mystère pétillant de la langue mêlée à la sienne conduisant à ne plus reconnaître ce qui appartient à soi et à l’autre, mais surtout, dans cet instant imprévu, impossible, les mains affolées de pouvoir reprendre ce qui leur manquait tant, ce « plus que précieux » qui leur avait échappé, la sensation d’un ruissellement fondateur, magique, la bonne nouvelle éphémère d’une source réanimée qui se remet à couler de façon irrépressible et qui fait un bien fou. Ses mains caressant le visage aimé, joues, mentons, pommettes, front, yeux, paupières, lèvres, nez, puis s’égarant dans la longue chevelure, revenant par la nuque, le cou, à nouveau éperdues sur le paysage-visage, palpitant, tantôt évanoui, tantôt matérialisé dans le vide de façon irréelle. Fasciné par la force vivante. Obstiné à en imprimé les formes dans ses paumes, à la manière d’un masque mortuaire de son désir le plus beau. Visages et lévitation. Cela, surtout, continue à agir en lui, constitue un événement toujours en cours. Un ruissellement. C’était comme si ses paluches avaient trouvé le truc pour retenir, en leur creux, l’eau vagabonde ou le sable inconstant, inventant une forme hospitalière magique (enivrante comme l’idée du vol quasi perpétuel des martinets, hyper actifs ou somnolents, mais toujours fendant les airs). Un visage léger et puissant, tout en matière-oiseau, aérien et en mouvement depuis la nuit des temps (le peuple des oiseaux comme survivance du temps des dinosaures). Recueillant ému la douceur lumineuse de ce visage, ses doigts jonglent avec la beauté sauvage et indomptable du vol-martinet. Le ruissellement des énergies de leur étreinte submergeait le cerveau, la moindre de ses fibres. De lointaines régions de son être – dont il n’avait plus de nouvelles, auxquelles il avait renoncé – sortaient de l’ankylose, ranimées par un courant libéré. Alors il se pressait contre elle, elle contre lui, là sur le trottoir animé, lui, du côté « monsieur », percevant pleinement les questions de différence d’âge (ne refoulant pas le « on va encore voir un vieux qui s’offre une plus jeune »), à travers l’immanence de leurs formes se cherchant, ventres, hanches, dos, épaules, fesses, cuisses, seins, pectoraux, cuisses – des sexes aussi, bien entendu, pas censurés, sans rien de catégorique, peut-être est-ce dû à l’âge, pas de rôles préfigurés à jouer, les sexes comme pôles polymorphes de quelque chose à inventer. « iI faut une interaction pour que l’énergie liée au mouvement se convertisse en énergie potentielle, et vice versa » (Engels/Stengers). Des sexes au service du besoin d’énergie potentielle commune – le tout comme l’arrière-pays du visage-paysage caressé, moulé en ses paumes où affluent à nouveau les sensations de « quand il était amoureux », chaque plis, dans leur plasticité, restituant le temps écoulé depuis le coup de foudre initial et mesurant, par intuition, tout ce qui avait altéré sa vieillesse à lui, sa jeunesse à elle. La surprise d’y constater quelque chose à eux et devenu intangible – une part d’eux intouchée par la séparation et comme vivant sa propre vie. Le temps long (à l’échelle humaine) qui venait de s’écouler dans la séparation, chacun dans son monde à soi, avait après coup, soudain, la saveur d’une durée partagée secrètement et dont les molécules se reconnaissaient, fusionnaient. Fébrilement. La surprise, donc, déclencha un baiser improbable – à contre-temps. « Or le contretemps est une forme avant tout : une forme de temps. (…)  C’est l’irruption d’une singularité dans le ballet réglé des mesures ou des tempi prévisibles. Il creuse le rythme, lui donne profondeur voire vertige et, en même temps, il révèle le rythme. Il est révolte en tant que temps inouï mais, aussi, ré-volte en tant que temps retrouvé, retourné à sa condition native. » (Didi-Huberman, p.538) Cherchant à ne plus quitter ce contretemps exaltant, ils lâchaient des mots pour inscrire le baiser en un cycle annuel, rituel, ils parlaient – paroles hachées, comme en dormant, transis – d’en faire un rite de printemps. Une fois par an, ils se retrouveraient là pour s’embraser, sans raison, sans but, sauvages. Enfin, ils ouvrirent la possibilité d’un tel rite, ils ne figèrent rien. Cela n’aurait eu aucun sens. Juste une hypothèse, mais qui donne des ailes. (Et qui ne resta pas totalement sans suite.)

Le baiser et la disparition

C’est tout l’entrecroisement de son territoire mental et matériel, réel et rêvé qui s’en trouvait régénéré et bouleversé. Ce qu’il avait cru fini, terminé, recommençait, mais se révélait n’avoir pas cessé de continuer,sous d’autres formes, sous les radars. Avec ce baiser il tombe dans une faille où son histoire est à réécrire, où la maîtrise à exercer sur son vécu relève autant de la fiction, de la créativité qu’il dégage des occurrences entrecroisées, que du réel proprement dit, en tant que tel, qui jouerait les lois de la nature. Son cheminement aurait donc pu être autre. A un moment donné, sa vie aurait pu prendre une bifurcation. Que se serait-il passé ? Que serait-il devenu ? Quelle autre fertilité, avec ses pratiques et connaissances spécifiques, l’aurait façonné ? Et comment ? Avec quel visage ? Quel corps ? Un flot de questions forcément sans réponse, sans regret, sans aigreur, sans noirceur – frôlant quand même l’ombre du « aurais-je raté ma vie » ? -, ressenti plutôt comme nécessaire, donnant du relief au vécu, à ce qui reste à venir (peu). Du coup, s’emballe le goût à s’inventer d’autres histoires, relançant l’obsessionnelle machine à calculer, à mesurer, quelle vie ais-je eu ? valait-elle la peine ? ais-je été correct ? « Je sais aussi qu’en avançant en âge les occasions de deuil ont toutes les chances de se multiplier. On peut y devenir insensible. On peut y devenir de plus en plus sensible au contraire. On peut se trouver devant les deux réactions à la fois, selon les moments. (…) Ainsi ais-je raisonné. S’obstiner à vouloir chasser ces ombres serait bête. Il faut faire avec. Il faut s’en servir pour éloigner l’idée qu’il n’y a plus rien à faire, qu’il n’y a plus de temps. Ou, au contraire, de l’idée qu’il n’y a presque plus de temps, tirer l’énergie de son emploi productif, même s’il est dérisoire au regard de la disparition. » (Roubaud, p. 1345). 

Tirer l’énergie de son emploi productif, se situer sonorisent, à la manière des oiseaux

Il revit ses enfouissements insatiables dans sa chevelure, s’y délestant de la contrainte d’être tenu en une forme arrêtée, perdu dans les ondes sensuelles, communiant avec et pressentant d’innombrables façons de ramper dans le réel, l’imaginaire, se métamorphoser. Déjà, lors des premières fois, des années et des années en amont. Mais là, dans ce revival, encore plus éperdu. A la recherche du passé. Voulant croire plus que de raison à la force du contretemps. Confronté à la manifestation d’un désir qu’il avait, jusque-là, tout lieu de croire éteint et qui recommençait. Mais transformé, différent. Plus large, plus diffus, plus tourné vers une quelconque possession, érection n’étant plus associé à pénétration par le signe =, mais d’abord dialogue avec toutes les composantes du territoire commun, tel qu’il vibrait contre lui et contre elle, entre eux. A nouveau son corps à elle entre ses bras, le sien dans ses bras à elle, et il reprend pied en effet territorialement. L’effritement est freiné. Rien à voir avec un territoire à dominer. Le territoire – qu’ouvre la clairière de leurs corps enlacés – est en ensemble d’éléments disposés dans l’espace et le temps, connus et inconnus, avec lesquels il cherche à entrer en relation, il leur parle, leur envoie des signaux, en reçoit, et c’est ça qui lui permet de se situer, enfin, de laisser poindre la croyance d’être situé, quelque part. Mais ce n’est jamais acquis définitivement, il faut sans cesse recommencer, inlassablement envoyer des signaux, en recevoir, intégrer, renvoyer. Travailler à ce que quelque chose « tienne ensemble », un quelque chose avec lequel développer des liens de solidarité, pour « tenir ensemble » soi-même. Et ce travail s’effectue, à l’aveugle, au jugé, avec des textes, des morceaux de musique, des empreintes de visages, des animaux, des horizons, des lumières naturelles aimées, des bouts de paysage, des saveurs, des efforts physiques, familiers, des peurs, des silences, des fragments de mémoire, des corps attirants ou repoussants, des restes de jouissance, des réussites, des échecs, des techniques, des outils de jardinage, des ustensiles de cuisine, des mécaniques-prothèses telles que le vélo, des fleurs, des points d’eau, des ombrages, des chemins… Exactement comme chantent les oiseaux. Exactement comme chez les humains les pratiques qui s’apparentent aux chants des oiseaux. Dont on a, à tort, longtemps réduit la signification à une fonction de « contrôle » du territoire, d’affirmation de propriétaire, incluant parade et possession sexuelle. Mais non, le territoire est ce qui donne envie de chanter, est un thème qui inspire répétition et improvisation, donne du sens au chant, se laisse par lui intégrer dans le monde de l’oiseau, participe à son langage, devient langue. « Voilà le genre de choses que « dit » en effet l’oiseau. Sans doute pas l’information qu’il communique à d’autres de son espèce, encore moins le message qu’il profère à notre intention, mais ce que sa propre tenue dans le monde vivant formule, énonce : les lignes qu’elle émet, réalise et dépose dans ce monde.  « Voilà comment l’oiseau se situe ». Se situe, c’est-à-dire fabrique une situation sonore. » (p.373) 

Dans la cathédrale des cheveux, l’ombilic du désir, de l’entre-capture soyeux des corps

Moduler l’expression de sa « tenue dans le monde ». Que fait-il d’autre ? Fermant les yeux sous les branches d’érables chargées de fruits, mêlées à celles d’un marronnier exubérantes de fleurs jaillies en cascade – les feuilles d’or pâlissant, tirant vers l’argent, bientôt l’étain bleuté – avalant une autre gorgée de gin-tonic un peu tiédi, revivant le labyrinthe des cheveux soyeux, circonvolutions de fils. Rien à voir avec un fouillis, un désordre. Pas juste une histoire de frou-frou émoustillant les sens. C’est comme de plonger sous l’eau, d’échapper au présent, de percevoir les sons de surface désormais lointains, symbolisant une rupture, un « larguer les amarres », et de s’enfoncer dans une forêt d’algues douces, matricielles et de découvrir qu’elles s’agencent en architectures mystérieuses, variées, proposant différentes remontées, ouvrant différents accès à des profondeurs temporelles autrement inaccessibles. Construction ondulantes, immersibles, immersives et dont l’agencement rend possible la survie prolongée dans l’élément aquatique. Ailleurs. Et c’est en lui, c’est en elle. Une entre-capture de leurs rêves et projections respectives. L’emboîtement de tous les troubles vécus à chaque abandon en sa toison – y sollicitant l’oubli, la traversée lustrale vers un autre devenir – dessine les formes d’un art de vivre à déchiffrer, cabalistique, à la manière de ces vestiges de civilisation dont il est malaisé d’établir les tenants et aboutissants, les usages, les portées symboliques. Ca le conduit, quelque part en sa mémoire, vers des images archivées d’une œuvre de Solange Pessoa. Et il se souvient que face à cette œuvre, il y a près de vingt ans, il avait vaguement imaginé ce qu’il aurait pu tissé – ce que son inconscient avait probablement tissé à son insu – comme chemin ombilical, au fur et à mesure qu’il s’éloignait du noyau de ses fusions amoureuses, nouant à l’infini les mèches de cheveux soyeux de son amante, multipliées à l’infini par l’imaginaire. Chaque jour quelques mèches, quelques nœuds. Restant noué à elle mais s’éloignant, s’effaçant. Chaque jour configurant ainsi leur territoire évolutif. Un ombilic cathédral traversant les temps, désormais sans début ni fin, rétrospectif et prospectif, rythmant un héritage, comme il est du travail de rythme dans le chant des oiseaux, « eux qui entendent, s’entendent, écoutent le paysage, le rythment, prennent peut-être plaisir à chanter, et ouvrent au-devant d’eux, au-devant de nous, de tous, tout un monde sonore… » (p.368). Tous ces cheveux assemblés en partition graphique, évolutive, de l’événement que fut leur interpénétration, hein, sans cesse changeant, mais poursuivant sa route, son cheminement arabesque et reptilien, agrégeant d’autres éléments et événements qui, au fil de son déroulement, lui font écho. Quand il rencontre et arpente la cathédrale capillaire de Solange Pessoa : « mon dieu, exactement ça, comment ça bouge toujours en moi, nourri par moi, certainement, mais sans volonté particulière, sans contrôle, comment ça m’enveloppe ». Et l’artiste : « Mes œuvres révèlent des dynamiques de mouvements discontinus et inquiétants. Elles émergent de la métamorphose, de l’élan et de flux. Je n’ai aucun contrôle sur ces forces et j’admets avoir un faible pour les régions et les profondeurs inconnues. Mais rien n’est prédéterminé par la nature ni par les civilisations anciennes ni par les mémoires intemporelles. » ( Palais 33, p.81)

Peau contre peau, membranes abyssales, vivantes, fluctuantes.

L’expérience d’enlacer son territoire de vie, de sentir et revoir en un instant tout ce qui compte pour lui – proche et inaccessible, acquis et délétère, reliant l’intérieur de ses cellules à la vision panoramique, cosmique, et mêlant l’immuable au « juste de passage »-, en tenant contre lui cette femme de sa vie, en se pelotonnant contre elle, en faisant chair commune, il ne l’exprime, en lui, qu’en fresques visuelles. Il ne pourrait la traduire qu’en fresques. Les mots défaillent et ne sont justes que par leur défaillance. Dont il convient d’établir l’équivalent topographique pour voir de quoi il retourne.  Cela pourrait ressembler à certains dessins-peintures-collages d’Emelyne Duval dans lesquels il lui semble évoluer tout en courant, animalement, de caresse en caresse, d’attouchement en attouchement après une onde électrique qui chamboule des visions de mythes, de stéréotypes, de contes et légendes bien connus. Il pense aussi aux cartographies, autant oniriques que littérales, poétiques que politiques de Judy Watson. Des motifs graphiques, aperçus comme au fond de l’univers, comme des nouvelles venues de régions jusque-là jamais aperçues, et qui pourtant ressemblent aux fulgurances émotionnelles qui relient leurs deux corps, illustrent ce qui va et vient entre leurs systèmes nerveux, leurs imaginaires qui s’accordent, cherchent à n’en faire qu’un. Regarder cela leur dilate les sens. Il aimerait que ces motifs soient tatoués sur leurs peaux de façon vivante, bougeant, colonisant leurs épidermes. Ce sont des œuvres qui ont une dimension de palimpseste, le fond ressemble à de la peau, justement. Une peau alliant plasticités nuageuse, fluviale et calcaire. Révélant des iconologies précaires, à bouillonnement bactérien, laissant présager un grouillement civilisationnel inexploré, mais filtrant peu à peu, par accidents et contretemps, dans nos représentations. Des apparitions. Des cicatrices tant liées à des parcours individuels que blessures à l’échelle de la biosphère. Intersections. Les matériaux utilisés par l’artiste ont une histoire, une texture historielle, sont choisis pour leur relation à ce qui les transforme. Les tissus « ont été suspendus dans la forêt vierge, exposés aux éléments, et avant cela, laissés à tremper dans des jarres à teinture écologique ou encore piétinés dans la boue. » (Palais 33/Judy Watson) C’est ce qui fait que le regard n’est pas arrêté par le fond de l’image. Il n’y a pas de fond. Juste des ouvertures. Ce sont des membranes abyssales, vivantes, fluctuantes. Elles ne referment rien. Elles filtrent, font communiquer ce qui se manifeste de part et d’autre de leur tissu. On dirait les confins marouflés du système solaire. La planète vue de très haut ou, à l’opposé, par en-dessous, de très bas. C’est très familier et complètement inconnu. Ces surfaces insaisissables sont parcourues de tracés hydrauliques, constellations de flux qui drainent les existences, les portent vers d’autres rivages, tout en les préservant en un même bassin d’habitudes où expérimenter des ancrages fluides, pluriels. En elles transfigurent les cicatrices de l’histoire coloniale comme hantant à jamais l’infini éther, gravées à mêmes les voies lactées (ici, en Australie, la persécution des Aborigènes). Et en leurs strates, à l’instar de parchemins qui prédisent depuis des siècles une catastrophe imminente selon une écriture explicite et pourtant toujours non déchiffrées, les indications statistiques, globales et locales, de l’effondrement climatique. Et eux, se rejoignant en un contretemps providentiel – peut-être leur dernière baiser – ils flottent dans cette vaste imagerie qui remonte aux origines tout en laissant surgir des émulsions symboliques qui attisent l’énigme du futur. Le réel inobservable en train de se dessiner. Là-dedans, leur étreinte intime échappe provisoirement à la finitude et vogue en apesanteur. Tout ce qui concerne la destruction du lieu de vie traverse leurs êtres et se grave sur leurs corps, machine pénitentiaire de Kafka (une seule et même condamnation commune reproduite sur les corps individuels, la faute de quelques-uns – les riches, les dirigeants – endossées par tous). S’agissant du territoire que leurs sentiments ouvrent et remuent, où mettre en partage leurs vies singulières avec ce qui les environne, ils savent devoir d’emblée se défaire des tropismes coloniaux hérités de leur éducation et culture. S’informer de cet héritage et veiller, dans les moindres gestes, à s’en défaire, est une règle de vie juste, par où la réussir. Et les fleuves, les rivières, leur cours, leurs embranchements, leurs confluences et delta, c’est là, vers çà et avec ça qu’ils exercent « une interaction pour que l’énergie liée au mouvement se convertisse en énergie potentielle, et vice versa », tout ce qui les irrigue, dont l’ampleur les intimident, de même que la fragilité et la charge d’entretenir et préserver l’interaction.

Du baiser en son contre-temps à l’occupation du territoire, défense du vivant

En restant coi dans un coin de nature qu’il abandonne à l’ensauvagement, observant une sorte de momification progressive de lui-même – ponctuellement embaumé de feuilles d’or dans l’écrin végétal du couchant – restant, simplement, à classer des souvenirs  qui ne se laissent pas facilement assignés à un ordre linéaire, en extirpant ce qu’ils contiennent de l’« universel » de l’homme blanc colonial, de l’hétérosexuel ordinaire, soupesant des potentiels, reconsidérant l’aventure du sens et de ses sens, celle qui le dépasse et dans laquelle il a barboté sa vie durant, tout cela aidant, sans autre forme de procès, il se livre à une occupation passive d’un micro-territoire. Le peu de connectivité numérique qu’il conserve lui a permis de s’inscrire dans un réseau, un maillage de lieux qui entendent résister à un usage destructeur de la terre. Il allume quelques fois son écran – rarement – et va y contempler la carte « interactive de la région, du pays, du continent, de la planète où sont représentés par des points lumineux toutes ces micro-occupations politiques/poétiques/écologiques de lieux. « Depuis le début du XXIème siècle, l’occupation est devenue pour certains militants un moyen, voire une fin, en vue de contester les décisions d’acteurs (collectivités locales, État, firmes du secteur privé) qui prétendent aménager le territoire et prescrire les usages légitimes de l’espace. (…) L’occupation des lieux perçus comme menacés vise donc non seulement à bloquer l’avancement desdits projets, mais aussi à porter la critique contre ce qui en condense la possibilité : le capitalisme, l’exploitation maximaliste des ressources et des espaces, l’exclusion des populations riveraines et/ou les plus modestes des lieux comme de la décision, la financiarisation de l’économie, la déconnexion d’avec les besoins essentiels, le déni du vivant. Le mouvement hostile aux « GPII » (Grands projets inutiles et imposés) sous la bannière duquel se rangent de nombreux contestataires permet d’unir des luttes souvent localisées et dispersées contre des projets certes différents, mais dont l’intérêt collectif et la légitimité politique sont fortement discutés. » (p.1017 – Stéphanie Dechézelles)

Une fois le site ouvert sur son vieil ordinateur, avec la connexion aléatoire de ce coin reculé, l’image apparaît lentement, brumeuse, les points occupés apparaissent peu à peu, sur la carte, comme les étoiles au crépuscule, clignotent faiblement. Un pétillement. Celui du tonic avec le gin. Amer fruité et chair genièvre. Celui du baiser. Bouche à bouche. A l’échelle de la planète, constellation de micro-contretemps, chants d’oiseaux et rythme stellaire du contretemps. Baiser du contretemps.

Pierre Hemptinne

Déjà, l’ultime jonchée de fleurs

Fil narratif/fictionnel à partir de : souvenir d’une petite toile du Congo – « Fata Morgana », Jeu de Paume, avril 2022 – Raphaël Lecoquierre, Slab Stela 1 – Daniel Steegman Mangrané, Fantôme (Règne de tous les animaux et de toutes les bêtes est mon nom) – Charles Ray, Jeff, Bourse de Commerce, février 2022 – Rémy Hans, Une montagne ne porte que son ombre – La société qui vient, direction Didier Fassin, Seuil 2022 – Allora & Calzadilla, Antille, Chantal Crousel, avril 2022 –  vélo, paysages, marbre, L’Ile des morts, dessin…

La petite toile d’un bout de fleuve immense, bordé d’une muraille forestière échevelée, impénétrable et indomptée, avec l’envol à sa cime tourmentée d’un vaste oiseau issu du rideau d’arbres, avait fait retour, revenue à la surface, pleinement, comme neuve. Elle s’intégrait à ce que, chaque jour, son organisme dépiautait, brassait, recomposait pour produire et entretenir le sentiment de rester capable de renouveau, inscrit dans le vivant éternel, malgré une indéniable tendance générale à la diminution de toutes les facultés. Il avait réitéré ce qu’il pensait être l’interprétation incontestable de cette première image peinte enregistrée aux balbutiements de son imaginaire. Son savoir-faire en termes d’interprétation culturelle s’étant considérablement développé avec l’âge, son expérience professionnelle et aussi, à titre plus privé, de lecteur et de visiteur de musée, il s’était contenté de formaliser de façon plus fouillée ce qu’évoquait pour lui cette peinture, ce qu’il croyait y avoir vu depuis toujours. Et cela, uniquement de mémoire, l’objet réel ne lui étant plus accessible. Mais quelques jours plus tard, repensant à cette séquence « retour de la peinture fleuve forêt oiseau », il réalisa que cette interprétation si ancrée en lui, était biaisée, totalement. En tout cas en ce qui concerne les premières perceptions levées par la peinture. En effet, quand il en parle à présent, il considère d’emblée que la forme se détachant des arbres, en l’air, est d’emblée identifiée à l’envol d’un oiseau, laissant présager que la masse des feuillages en contient beaucoup d’autres, prêts à surgir, qu’il est naturel que les oiseaux naissent de cette matrice végétale. Mais en fait, au début, il n’avait probablement jamais vu encore d’oiseau s’envoler et il était bien incapable d’identifier cette forme indistincte sombre et aux contours prédateurs, mi-feuille mi-animal, figée dans son mouvement, et que cela ne manquait pas de l’inquiéter, de l’envahir d’une appréhension informelle, grandissante. Et c’est cette indistinction, cette étrangeté inquiétante, qui attirait et captivait son regard grâce à son cocktail de désir et d’angoisse. Il y a, depuis, toujours du mystère  et une promesse de déséquilibre en chaque image imprévue (image au sens large, pouvant s’appliquer aussi au domaine du son, la musique). La toile avait ressuscité à la faveur d’une visite chez Kammel Mennour, certes (voir épisode précédent). Mais aussi, surtout peut-être, par un paysage qu’il traversait depuis peu, régulièrement, lors de balades à vélo (il n’aime pas le terme « balade à vélo » pour qualifier ses longues méditations pédalantes), empruntant une petite route de campagne qu’il n’avait encore jamais, jusqu’ici, aperçue. Comme si, soudain, elle se révélait en bifurcation inédite. « Tiens, tu es assez souvent passé par ici, tu mérites de découvrir un nouveau chemin, réservé aux natifs ». 

Bifurcation, l’Ile des morts

C’était en plaine, agréablement vallonnée, de larges pâtures et champs cultivés avec, sur les monts au loin, des couvertures boisées. L’une d’elle, au sommet d’une colline plus ample et plus accentuée, était surmontée d’un rideau d’arbres ressemblant donc à celui de la petite toile. Mais ce n’était pas tout. Derrière les troncs et les feuillages se dessinait les lignes géométriques d’une vaste architecture dont il était difficile d’identifier la nature exacte. Château maudit, usine désaffectée, hôpital psychiatrique inavouable, cube aveugle d’une caserne occulte ? Vue sous un certain angle, en approchant par l’ouest, cela ressemblait (pour lui) à « L’île des morts » d’Arnold Böcklin. Peinture qu’il avait découverte en pochette d’un microsillon, il y a très longtemps, où était gravé le poème symphonique de Rachmaninov, du même nom que la peinture. Il ne garde aucun souvenir de la musique. Il pédale en faux plat montant, face au vent, cette calotte boisée, insulaire, au loin à gauche. Elle lui évoque un moment fort de son apprentissage culturel – et il réactive cette évocation, la rotation des manivelles du pédalier l’aidant à remuer et creuser ses souvenirs, l’exercice physique et la respiration sportive oxygénant ses facultés cérébrales. A l’approche de ce paysage ressemblant à une peinture, elle-même recouvrant une musique symphonique devenue abstraite, il démêle un fil où se mêlent esthétique et nature, musique et peinture, organique et symbolique, présent et passé, sa jeunesse et sa vieillesse, illustrant la façon dont les relations hétérogènes aux productions artistiques rencontrées au fil de de ses expériences de la vie, se sont incorporées à son mouvement vers l’avant et la finitude, lui apportant de quoi fabriquer du sens, suffisamment chargé d’ombre et de mystère, de trouble, pour ne pas se résumer à quelques certitudes éclairantes, mais aiguiser le désir de persévérer, de continuer à trouver d’autres « signes » du même ordre. Ces souvenirs – portant sur des traits relativement ténus, désuets – accentuent la conviction que depuis quelques décennies, l’art, en tout cas le marché de l’art dominant, a surtout contribué à brouiller la production de sens utile, ou du moins, à fort la contrarier, la ramenant à ce que signifie plaisir de consommer, contribution au marché capitaliste des biens symboliques. Vaste compromission du sensible qui rend tout changement de société quasiment improbable. Une grande part de la force subversive de l’imaginaire artistique s’est affiliée au modèle de société néo-libérale. Non pas en renonçant à l’expression du subversif, mais en l’assujettissant aux valeurs capitalistes avant tout, en le marchandisant, ce qui est pire. 

Un SDF de marbre

Il en garde comme exemple marquant une magnifique sculpture de marbre de Charles Ray, monumentale, représentant avec une remarquable sensibilité, attentionnée, une personne sans-domicile fixe, absolument démunie, dépourvue de tout, face au vide. Cherchant à accrocher quelque chose dans le vide qu’il fouille intensément. Cette privation absolue de tout bien matériel, de toute sécurité d’être, ce face à face avec le rien, l’absence de futur scruté avec un éblouissement fatigué, fataliste, tout ça était véritablement sublimé par le travail fabuleux de la pierre, par le rendu magistral, ce marbre soyeux, d’apparence fragile, presque juste une fumée, une apparition légère. Le matériau noble et la taille du personnage, supérieure au standard humain, devaient jouer comme un hommage, montrer que les humbles méritent autant que les personnages célèbres d’être représentés en majesté, en leur majesté particulière. Il l’avait vue à la Bourse de commerce de François Pinault. L’émotion authentique face à la sculpture, au sujet représenté, ne pouvait rester inaltérée et ne pas tenir compte du décorum, du lieu. Art et Bourse de commerce faisait tellement bon ménage ! Et donc, à un moment, l’élan esthétique est contrarié, et il dit au sans-abri statufié, « mon dieu, que fais-tu là, que t’ont-ils fait !? ». Le voir là, en effet, ainsi représenté, lui semble brutalement aussi inconvenant que l’exhibition de certains « indigènes » lors d’expositions universelles lointaines, de sinistre mémoire (expositions visant à imposer une conception univoque de l’universel qui n’a pas fini de faire des ravages). Le lieu même, son faste, sa symbolique, le pognon investi au service du prestige du mécène, neutralisait, pervertissait tout ce que la sculpture pouvait éventuellement déranger au niveau des valeurs et des hiérarchies entre humains, maintenues par la société, de la distinction entre pleurable et non pleurable ( sujet auquel il consacre de nombreux palabres dans les hameaux résistants du parc naturel qui l’hégerge). Des décennies de travail en éducation populaire, en médiation culturelle, pour atténuer le prestige impressionnant des lieux culturels, afin d’en favoriser l’accès à d’autres publics, au service de la démocratisation de la culture. Et paf, voilà les grandes fondations qui balancent leurs lieux et leurs marques prestigieuses, intimidantes, suppléant aux déficiences de la puissance publique dans son soutien aux arts et aux expressions libres. Pourquoi ne pas investir leurs millions anonymement dans les nombreux et diversifiés rouages des droits culturels portés par ine multitude d’associations désargentées ? Alors, le ver est dans le fruit. L’œuvre même paraît ambigüe. L’imagination dérive. Pourquoi le marbre ? Oui, le cartel fournit une explication, et il y a une certaine évidence, cela démocratise la symbolique du matériau et montre que les dieux, déesses et héros ne sont pas les seuls à y avoir droit. Les pauvres, les exclus méritent tout autant d’y être taillés pour la postérité. N’est-ce pas finalement un peu court comme « engagement » et comme production de sens ? Ne serait-il pas plus intéressant – esthétiquement et démocratiquement – de développer une autre attitude plus exigeante mais libérée du binaire « qui a droit/qui n’a pas droit au marbre » ? Représenter la réalité de l’humain en échappant au registre méritocratique du marbre, en lui tournant le dos, considérer que, de toute façon, représenter l’homme ainsi, riche ou pauvre, ça n’apporte rien ? D’autre part, le coût de ce bloc de marbre, n’aurait-il pas pu être mieux utilisé ? Le prix de vente de l’œuvre, les droits de monstration, le coût de ses déplacements dans différentes expositions, tout ça ne représente-t-il pas du pognon qui pourrait être engagé autrement pour la cause du sans-abrisme ? Plutôt que de le faire figurer, ainsi statufier en son invisibilité et son mutisme, dans de tels environnements où il tient la place, matérielle et inerte, du mendiant à la cour du roi, jadis ? N’y-t-il pas moyen, en prolongeant ce genre de critiques de mauvais coucheur, d’orienter l’attention vers d’autres registres, plus justes, qui viseraient la prise en compte effective de la fragilité et de l’exclusion au sein de nos régimes esthétiques ? Par exemple, la bifurcation explorée par Rémy Hans, sensibilisé au devenir d’une ancienne région industrielle, sinistrée socialement, économiquement et écologiquement – ces trois volets allant de pair et relevant, pour bien en comprendre tous les impacts actuels, de l’intersectionnalité, c’est-à-dire requérant d’être étudiée  aussi au croisement du genre, du racisme, du décolonial –  et se livrant à un répertoire dessiné, poétique, des matériaux et carcasses incarnant l’abandon de cette région. Et malgré toutd’en restituer l’âme singulière éparpillée dans les restes d’une époque faste. En parallèle, il s’empare de l’histoire du marbre, noblesse et apparat, et le désacralise, mettant en avant le saccage industriel et écologique que son extraction signifie pour le paysage de Carrare. Ne valait-il pas mieux laisser le marbre où il était et imaginer une autre architecture, une autre sculpture !? (Charles Ray utilise aussi le papier de façon confondante, on croirait du marbre , qui reste bien le référent majeur!) Peut-on désormais voir la beauté taillée et polie dans le marbre autrement que comme façade à la gloire de l’extractivisme ? Ne se serait-on pas alors engagé dans un autre universalisme de la pensée et du beau que celui qui se pavanait gravé dans une splendeur prétendue éternelle, imputrescible ? L’histoire de l’art ne serait-elle pas alors engagée à tâtons dans l’élaboration de ce qui se serait révélé, après coup, un universalisme différent, moins eurocentré verticalement, et qui aurait légitimé moins de crimes ? L’art aurait avancé vers quelque chose que, précisément, dessine aujourd’hui les nouveaux dispositifs de contextualisation : « Outil méthodologique qui permet de saisir le caractère multidimensionnel des positions sociales, façonnées notamment par la classe, le genre et la race, l’intersectionnalité est également porteuse d’un projet politique parce qu’elle propose de produire un universalisme concret, fondé sur le reconnaissance et la prise en compte, par les un-e-s et les autres, des positions de chacun-e et des types particuliers d’oppression que les un-e-s et les autres subissent. » (La société qui vient, p.793) « Les autres », cela visant l’humain, le non-humain, qu’il soit animal, végétal, minéral, cela concerne toutes les composantes de l’environnement. Hmm, il a connu un haut fonctionnaire du ministère de la culture, despote jouant au bonhomme sympa et hirsute, allergique aux mors « inersectionnalité » et « non-mixte », en avait fait un ennemi systémique autant que personnel. Au fait, comment, sans ces « outils méthodologiques » exécrés par ce fonctionnaire, formaliser une politique culturelle capable d’aider à l’accouchement de la société qui devrait venir !? Bon, maintenant, c’est fait, en ce qui concerne le marbre… et l’extractivisme ! Mais imaginer ce qui aurait pu se substituer au marbre et ce que cette substitution aurait généré au fil des siècles – comme matériaux travaillés, techniques inventées, types de réalisations, sujets représentés, écosystème esthétique – aide à prospecter d’autres possibles aux évidences matérielles d’aujourd’hui. 

Un dessin de Rémy Hans

Un dessin de Rémy Hans, ça peut être presque rien ! Justement un bloc de marbre dessiné, dans la nudité de son extraction, encore saignant. L’équarrissage n’est pas encore parfait, les arêtes  sont légèrement irrégulières ; en bas, des angles morts révèlent une ligne de vide et de masse compressée révélant un équilibre complexe ; en haut, des parties mal dégrossies profilent au loin comme les crêtes de montagnes inaccessibles. Tout autour le blanc, le vierge, la lumière aveuglante. L’angle est pointé vers nous. A droite, une face éclairée, à gauche une autre dans la pénombre bleue. La chair froide, est parcourue de fins filets de veines qui semblent encore palpiter, fraîchement ramenés à la surface, arrachés à leur roche matricielle, séparés du reste du réseau parcourant toute la profondeur de la falaise, sans fond. On dirait que ce parallélépipède de marbre attend d’être suffisamment dévitalisé pour pouvoir être travaillé, sculpté et lustré. Un proverbe titre le dessin : « Une montagne ne porte que son ombre ». Le sens n’est pas aisé à saisir, pluriel, ombré. Il parle de la manière dont l’âme de la montagne s’exprime, se laisse surprendre. Mais, ici, le dessin poétique et technique – un brouillage judicieux de style – est assez éloquent : pour s’emparer de l’âme de la montagne et l’incorporer à ses édifices prestigieux, l’homme a entrepris de la débiter en blocs, la modeler à l’image de ses maîtres et héros, la recycler dans le faste de ses palais. Le dessin est presque transparent. L’image lévite dans le blanc du papier. C’est léger, peu encombrant et, en la découvrant, scrupuleusement emballée de papier de soie, ça lui a procuré une émotion aussi forte que celle, indéniable, dégagée par le monument, imposant tout en clamant ne vouloir pas l’être, de Charles Ray. Le dessin a quelque chose qui l’inscrirait dans des formes d’esthétiques diaphanes particulièrement rafraîchissantes et stimulantes. (Le sans-abri a quelque chose aussi de diaphane, presque timoré, s’effaçant dans la pierre, cherchant à ne pas être aperçu, soluble dans le marbre ?) Où l’hésitation quant à ce qui est vu réintroduit de l’incertain dans le ressenti et les référentiels qui le situent et qui, par-là, font de toute expérience esthétique et sensible une matière propice à l’investigation intersectionnelle. Le dessin a aussi la rigueur d’un relevé topographique, d’une étude géologique et pourtant il flotte, irréel, l’attention le traverse et vogue vers des gisements oniriques bruts, vierges. Jamais atteints. Du coup, en s’y aventurant, le regard flotte aussi, déraille, cherche.

Orée virtuelle, dépossession

C’est typiquement le genre de perception qu’il aime, qu’il recherche et qu’il pourrait caractériser – de façon certes un peu caricaturale – par les premiers pas qu’il effectua, enfin, tentés mais inexistants, dans une forêt vierge virtuelle. C’était lors de la première édition de Fata Morgana, au Jeu de Paume. Le musée entouré d’un bain de soleil printanier, scintillant. Les salles peu peuplées. Un casque de réalité virtuelle pendait du plafond. Généralement, il négligeait ce genre d’invitation au virtuel. Là, il s’annexa à l’appareil, entra dedans. C’était une œuvre de Daniel Steegman Mangrané. C’est le titre qui l’intrigua et le décida : « Fantôme (Règne de tous les animaux et de toutes les bêtes est mon nom) ». Malheureusement, le dispositif et la création artistique qui y était incluse étaient financés par La Fayette Anticipation. Dès qu’il se trouva casqué, il était plongé au cœur de cela même, la forêt telle que jamais perçue en ses profondeurs d’enchevêtrements, de matrice impénétrable. Plongé au coeur même et, en même temps, pas du tout dedans, elle se dérobait sans cesse, reculant à chaque mouvement, des yeux, du cou, du corps. Comme un mirage. Comme toujours avec les expériences virtuelles, au bout d’un certain temps, ne sachant plus très bien où est son corps, quelles en sont les limites. Fascinant. Mais il ne s’agissait pas d’expérimenter par un artifice technologique une réalité que, sans cela, il ne toucherait jamais. C’était plutôt un appareillage sophistiqué qui conférait au genre de rêverie immatérielle que produit n’importe quel cerveau normalement constitué, une sorte d’immanence extérieure, en relief, englobant tout le corps, physique. Parce que privé du travail d’imagination – et des substances chimiques qui se diffusent dans les neurones lors d’un tel effort de représentation -, au lieu d’une extase spirituelle quand l’image atteint, intérieurement, une réalité prenante, il s’agit plutôt ici d’une extase matérielle, directe et passive, qui court-circuite le cheminement lent et aléatoire de l’extase. Dans l’immersion virtuelle, il n’a même plus l’impression de voir, de regarder, de devoir être attentif. Ca regarde par son intermédiaire. On se charge de tout. Il prête son organisme.  On le pilote à distance. Il doit juste en laisser les cellules fonctionner, connectées à l’appareil, prothèses vivantes accaparées par la technologie. Cela, certes, non sans connaître des sensations bouleversantes, complexes, mais dont il a du mal à situer la réalité. Où et comment cela va-t-il intégrer sa mémoire ?

Les pigments mémoriels

Sa mémoire, il aime l’anesthésier en de longues contemplations flottantes, laissant tout remonter, mais ne se fixant sur rien. Tout virevolte au ralenti, retombées d’un long incendie. Assis face à la vallée, au crépuscule assourdi de chants d’oiseaux, sirotant calmement un rouge sur le fruitun vin de copain, nature, sans sulfite ajouté, frais. Alors, tous les motifs en apesanteur se mélangent et forment un rideau ondulant dans le temps. Tous les motifs voguent vers l’indistinct, retournent vers l’informulé, imperceptiblement, pris dans la buée d’ivresse. Il imagine les photos de tous ses albums de famille confiés au flot du fleuve final, leurs encres se diluant peu à peu, les images se brouillant, se diffusant dans le liquide qui les restitue aux origines. Et c’est précisément cette matière très spéciale que réussit à saisir Raphaël Lecoquierre et qu’il fixe dans des fresques, peintes directement dans le stuc frais, actualisant une technique très ancienne, tellement ancienne qu’elle joue comme symbole de la façon dont la mémoire enregistre des traces. L’artiste récupère les pigments de photos de familles collectées dans des archives, des brocantes, un corpus rassemblant ce dont sont fait les romans familiaux, les parcours, les itinéraires intimes, les frontières entre l’individu et le collectif, le singulier et le commun, les êtres et les choses. Il procède en les immergeant dans l’eau. Il projette ces pigmentations à même le support de la fresque. Et cela donne des étendues blanches toutes frémissantes de vestiges irisés, non pas figés, mais filant à toute allure, déformés par la vitesse, pris dans l’avalanche immobile des dernières années (d’une vie). A la manière d’un paysage déformé par la vitesse d’un TGV, happé par le passage de la machine. Est-ce ainsi que défile le déroulé de toute une vie, aux derniers instants, une pluie de projectiles abstraits à contre-courant ? En tout cas, c’est exactement ainsi que cela défile une fois qu’il abandonne la manie de vouloir s’emparer des souvenirs pour les reconstituer, les classer dans une suite logique, et qu’il laisse leur masse fragmentée par les forces qui les travaille, charpie pastellisée papillonnant dans un ciel infini. Tout est si proche et si lointain. Il lui semble alors que cette vaste efflorescence anarchique s’échappe de lui, imitant une pluie d’étoiles filantes, tout ce qu’il a vécu migrant hors de lui, fragments fleuris fanés, flétris, décomposés filant vers de futures réincarnations, et cela l’apaise comme la promesse d’une continuation à laquelle l’ivresse lui donne le courage de croire. Difficile de fixer un point précis de la fresque, c’est un ensemble, trop vaste pour les yeux.

Lieu fluctuant au sein de l’océan

Ce chatoiement installe une continuité avec les instants qu’il a longtemps collectionné lorsqu’il habitait dans une maisons entourées d’arbres qu’il avait vu grandir, qu’il connaissait personnellement. Ces instants où, selon le moment de l’année et la course du soleil, leurs ombres se faufilaient par les fenêtres et se projetaient sur les armoires, les fauteuils, les pans de murs vides., les bibliothèques. Les branches et leurs feuillages, ainsi que les ombres furtives de leurs habitants – oiseaux, écureuils, insectes – tapissaient l’intérieur du logis, effectuant une porosité bienvenue, apaisante. Certaines de ses apparitions ne se produisaient que brièvement à certains moments précis de l’année. Et chaque année, un peu différemment, selon l’évolution de la végétation, l’impact de la saison retardée ou avancée, esquissée ou proliférante, selon la météo. Il photographiait ces tableaux vivants éphémères, quelques fois en tentative d’autoportrait, « mon ombre parmi l’onde des feuilles filtrant le soleil ». Ces branches qui bougeaient à l’intérieur de la maison lui ont toujours semblé venir le chercher. L’archive de ces photos donne à voir une course du temps autre que celle du cadran d’une montre et dégage une idée d’un rythme de vie centré sur les monologues intérieurs, les souvenirs, les reflets du vécu. Et un jour, il entre dans la galerie Chantal Crousel, plongée dans la pénombre, il hésite, peut-être est-elle fermée ? Mais non, elle est bien en pleine monstration. Et il y a, précisément, dans les angles obscurcis, sur les murs, sur le sol, de pareilles étoffes forestières, immatérielles, qui bougent, dansent, s’immobilisent, reprennent leur oscillation, tamisent la lumière extérieure, la métabolise en lueurs internes. Végétations mémorielles. Des ombres de feuilles, des scintillements de soleil, remuent sur les murs. (Il voudrait relire des descriptions de platanes par Claude Simon). Ce n’est pas simple projection d’images passives, issues d’un passé proche ou lointain (l’instant du film), transportées d’un lieu naturel à un espace culturel. Un dispositif capte en temps réel la densité variable de luminosité telle que baignant la ville… Ce qui fait que l’on peut avoir l’impression d’être vraiment sous ces frondaisons, elles sont là, elles ont quelque chose de tutélaire, de patrimoine immatériel, sous leur protection ont cheminé des pensées qu’il conviendrait peut-être de recueillir, d’en extraire la force séminale originelle. En effet, elles ne sont pas anonymes, ordinaires. Elles ont coiffé quelques randonnées pédestres historiques, conduites par le couple Césaire, en 1941, accueillant une série d’artistes et penseurs fuyant la France occupée, l’imaginaire artistique et intellectuel se déportant pour se sauvegarder, conserver des chances de perpétuer sa liberté. Les conversations devaient être un tissage de temporalités plurielles, celle du conflit, du nazisme, de la notion de guerre mondiale, de l’histoire vue à partir d’autres points de vue, d’autres géographies, décentrées, celle du pacifisme, celle de philosophie basée sur des normes autres que la violence, la conquête, la rivalité. Désespoir et espoir fluctuant à l’instar des lueurs frémissantes filtrant des branches et des feuilles, texture médiumnique à la fois anxiogènes et rassérénantes. Les promeneurs et promeneuses, dépassant les commentaires de l’actualité, devaient explorer les imaginations susceptibles d’échapper durablement aux folies impérialistes, totalitaires, destructrices. Le couple anticoloniale mettait-il en garde contre l’imminence d’une horreur à l’échelle de l’esclavage, prédisant un héritage maudit pour l’humanité ? Marcher, parler, rêver à la recherche d’une autre histoire, libérée de la loi du plus fort, soucieuse de liens et d’échanges, propice à l’émergence d’autres référentiels de ce que serait « l’universel ». La poésie utopiste de ces paroles échangées sous les frondaisons exubérantes des tropiques , captée par la végétation qui les a entendues en 1941, palpite silencieusement sur les murs de la galerie, ressuscitée, reprenant leur place dans l’actualité, cherchant sa place décentrée dans l’histoire. Ces feuillages et ces scintillements de lumière sont les seuls témoins encore vivants de ces conversations. Ce ne sont pas simples images de végétaux mais des trames de mémoire. « (…) lorsque l’Histoire orientée a entrepris de mettre en parallèle « l’ évolution » des sociétés européennes et celle de « civilisations » différentes et éloignées dans l’espace, elle a tendu alors (comme le montre l’exemple de l’histoire évolutionniste du XIXè siècle et de sa persistance au cours de la première moitié du XXè siècle), à utiliser les stades identifiés dans l’évolution de la société européenne comme des étalons universels permettant de mesurer le « niveau » de « civilisation » ou de « développement » de n’importe quelle « autre » société et par là sa place dans un déroulement historique global. » (Boltanski/Esquerre) Le nom de l’installation due aux artistes Allora & Calzadilla est « Antille », référence à un nom de lieu fixé avant la période coloniale et figurant sur les cartes médiévales, mystérieux, de formes variables, « dont l’emplacement fluctuait au milieu de l’océan » (feuillet de la galerie). Idéal pour un colloque informel  en plein air de poètes, écrivains, intellectuels et militants anticolonialistes en fuite, sur le thème « où aller et comment ? » face aux réalités d’occupation et d’expropriation. 

Le sol de la galerie est jonché de fleurs. Sommairement balayées, comme quand l’abondance de leur chute confère au geste de brosser une vaine efficacité. Ou alors poussées par le vent irrégulier, par à-coups, dans tel ou tel angle, formant des accumulations denses, des zones clairsemées, des passages entre les corolles échouées. Cela évoque des fins de fêtes ou de cérémonies, mariages ou inhumation. Là aussi il trouve un matériau familier, qu’il pratique, qu’il a incorporé. En effet, il prend systématiquement en photo, en rue, dans les parcs, au jardin, les accumulations de fleurs, parfois simplement les tapis de pollen aux pieds d’arbres encore en fleurs, dans l’herbe ou sur les trottoirs. Il a constitué une archive de tout ce qu’il a vu de la sorte. Chaque fois ça l’émeut, ça le trouble, émerveillement légèrement dépressif. Ici, des milliers de fleurs à dominante rose. Ce sont des moulages de fleurs réelles, de poiriers des Antilles (« ou ‘Poirier-Pays’, une espèce de chêne originaire des Caraïbes » selon le feuillet de la galerie). Le moulage évoque le principe du masque mortuaire dont le rôle est de garder la mémoire du visage des défunt-e-s, objet de recueillement, technique pour rester proche de ce qui se décompose, disparaît. C’est bien une multitude de fleurs mortes. Une hécatombe. Les moulages ont été peints à la main – ce qui évoque gestes de dévotion et ritualisation –  selon toutes les nuances allant de la vie à la mort, de la fraîcheur pimpante des pétales à leur flétrissure brunâtre. Elles reposent dans la pénombre. Leurs couleurs s’estompent progressivement, lentement, comme l’exhalaison de l’âme. Elles suscitent un premier élan d’empathie pour ce qu’elles évoquent du cycle reproductif flamboyant des arbres. C’est l’effet de profusion, des couleurs mélangées, une impression d’inépuisable floraison, chue une saison, promise à la résurrection au printemps suivant. La mort assure la continuité du vivant, c’est rassurant. Mais agenouillé, regardant de près, l’émotion vire à l’angoisse. Ce ne sont pas des fleurs réelles mais des imitations hyper-réalistes. Une forme de substitution. Elles servent à être installées en divers endroits pour rappeler aux gens ce qu’était leur parade nuptiale, attirant abeilles et bourdons, se laissant féconder pour assurer la venue des fruits. Elles figurent bien, là, exsangues, cadavériques, tableau d’une dernière floraison, l’ultime, sans lendemain, recueillie, momifiée, dans un contexte de chute de biodiversité et de sixième extinction. Nature morte qui charme et puis glace.

Pierre Hemptinne

La vieille branche entre pleurable ou pas

Fil narratif tissé à partir de : « Soudain dans la forêt profonde », exposition collective chez Kammel Mennour – un dessin d’arbre de Manon Bouvry – « L’odyssée sensorielle », Museum d’histoire naturelle –  Judith Butler, « La force de la non-violence » Fayard 2021 – « La société qui vient » ouvrage collectif sous la direction de Didier Fassin – la guerre…

En ces temps-là, les nouvelles sur le front de la déforestation et de l’effondrement de la biodiversité, parvenaient de façon continue, pour qui voulait lire, entendre. Photos, reportages, témoignages, statistiques, les médias se sentaient obligés de relayer ces informations, inopérantes par ailleurs, lues par personne. Parallèlement, la bibliographie dédiée à révéler la vie essentielle des forêts, ainsi que les expositions artistiques consacrées à la représentation des arbres proliféraient un peu partout, photographies, peintures, sculptures, installation. Jamais l’arbre n’avait été à ce point représenté comme compagnon vital de l’humain. Sublimé dans ce rôle. S’agissait-il de sensibiliser à une disparition en vue d’encourager indignation, soulèvements, actions militantes ? Ou bien, plutôt, la visée était-elle d’aménager anticipativement une future nostalgie qui tiendrait lieu de forêt virtuelle dans l’imaginaire collectif, tout en balisant préventivement le travail de deuil ? Il flânait en ville, le jour de son anniversaire, habité de souvenirs et de fantômes. Il avait entamé la journée au Muséum. La foule se pressait dans un labyrinthe de chambres mortuaires où, sur grand écran, il était permis de s’immerger dans les splendeurs disparues de la Nature, restituées en 3D, revenantes pour ceux et celles qui conservaient un souvenir de ces merveilles de biodiversité, révélées en ce qui concerne les jeunes et les enfants qui n’avaient aucun repère quant à ce qu’avaient été les environnements naturels de la planète les hébergeant. Chaque chambre de draps noirs flottants célébrait un écosystème spécifique, familier ou lointain, la prairie proche de chez soi, le sous-sol du bois voisin, la forêt tropicale de la canopée à l’humus, les eaux de l’Antarctique du ballet de cétacés à l’iceberg, offrant des proximités fantomales avec les victimes de la Sixième Extinction, cris de primates dans les branches, meuglements dans la savane sous orage, stridulations amplifiées d’insectes géants dans les herbes folles et, au cœur de vastes grottes, le vol de chauve-souris, imprévisibles et fulgurantes, l’écholocalisation en ondes psychédéliques parcourant les parois caverneuses… L’immersion était parfaite, il y avait de quoi applaudir devant ces merveilles qui n’existaient plus en l’état. Après ça, revenu au réel déplumé, anxiogène, un peu sonné, comme après avoir feuilleté les albums photos restituant les preuves d’une existence très ancienne, disparue, faite d’heures simples et heureuses, répertoires de scènes où les figurant-e-s sont tous des proches aimés dont la contemplation après si longtemps fait l’effet d’avoir été expulsé du paradis, c’est à une mélancolie déchirante qu’il confia ses pas déboussolés. Il se réfugia dans le métro, tel ces individus désemparés confiant leur dérive au va et vient des trajets sans but, serrés dans la foule. Il choisit une station lointaine, dont le nom lui évoquait d’anciennes errances, pour revenir à la surface. Loin en banlieue, après avoir erré le long de grands axes autoroutiers, revu les inscriptions éparses d’anciennes luttes sociales, « on ne lâche rien », il reconnût les lieux, la topographie particulière et se dirigea vers d’anciens entrepôts industriels transformés en bunker design où sauvegarder les œuvres phares du marché de l’art. Y étaient entreposés de grands tableaux d’Anselm Kiefer. Dès qu’il parvint à pousser la porte monumentale – mi mausolée, mi coffre-fort -, il se trouva d’emblée projeté dans d’immenses paysages de poussières calcinées, pétrifiées et se vit, instantanément et simultanément, il y a très longtemps, fuyant les zones urbanisées, bétonnées, pour battre la campagne sous le soleil, hors des sentiers, à travers pâtures, prairies et champs, sol irrégulier sous les pieds, jambes caressées fouettées par les graminées sauvages, les tiges et les épis alignés, marcher jusqu’à la transe, à perte de vue dans le blé et les coquelicots, comme s’enfonçant dans une matière vivante vangoghesque, tourmenté de n’avoir pas appris à peindre, la perspective d’une restitution singularisée, avec les mains, de ce qu’il voyait, entendait et ressentait de façon urgente le tenaillant comme une nécessité, sa soudaine raison de vivre, son but, mais sans vision claire de ce qui l’y mènerait et l’en rendrait capable, générant dès lors plutôt confusion, agitation, frustration. En quelque sorte, il retrouvait ces étendues sur les toiles démesurées, cinquante ans après, mais passées, ravagées, sinistres malgré leur splendeur artistique. Gros plan sur une croûte terrestre éprouvée, exténuée, labourée d’angoisse et de désespoir, moissonnée par la mort. Pas n’importe quels gros plans, mais là où, malgré tout, la poésie sème des vestiges de lumière, garde en sursis d’ultimes souffles, des crépuscules anémiés. Ici ou là, parfois léchant les bords de vastes ruines, les éclats de corolles fragiles, pavots, bleuets, lupins parmi les rangs dépeignés de blés cadavériques. Des bâtiments institutionnels, administratifs ou religieux, aux fonctions d’enfermement ou de gestion de l’humain, en déshérence, vides. Des structures évoquant une architecture totalitaire, sombres et tragiques, transformées en autel traquant les vies cachées du cosmos, en quête de nouvelles connaissances permettant de migrer vers d’autres lieux que la catastrophe n’atteindrait pas.

Le moral dans les chaussettes d’avoir en quelque sorte touché du doigt la momification de ce qui, dans ses souvenirs, était encore nature vivante, il s’enfonça dans le dédale de ruelles du « centre historique » (expression consacrée) – plutôt dans le noir, sans recours à un quelconque appareillage d’écholocalisation, aucune app ne proposant un tel service – l’objectif de réussir à calmer une soif inextinguible de terrasse en terrasse comme seule donnée d’itinéraire, écoutant et observant tous les signes du « comme si de rien n’était » de la part des locaux et touristes endossant la responsabilité de préserver l’âme de saint-Germain, et lui désirant ardemment se mettre au diapason de ce faire semblant mais trop englué dans une extrême fatigue, poisseuse. Impuissant à se mettre en marche vers le renouveau qu’il serait indispensable d’insuffler, pour croire à quoi ce soit, y compris à ce babillage de mannequins,  il ressasse en sirotant ces phrases de Jacques Roubaut : « Ce qui n’est plus à ma portée, en tout cas, c’est un renouvellement, un nouveau départ, un recommencement absolu. Ce que j’essaye de comprendre, ce que je tourne et retourne réflexivement n’est pas de l’inconnu, du neuf, du jamais-vu. Je ne m’efforce ni dé découvrir, ni d’inventer, ni de démontrer. Je fouille dans le révolu, l’irréversible ; dans l’oubli » (p.915, ‘le grand incendie de londres’) Et s’il se trouvait là, dans l’oubli, quelques fibres susceptibles d’aider l’imaginaire à progresser vers un autre monde ? Ne serait-ce que dans l’attitude face à l’oubli ?

Las, persévérant dans sa flânerie assombrie, sans but, son regard glissant sous une porte cochère, il fut happé par une inscription au fond d’une cour, « Soudain dans la forêt profonde ». Chaque mot comptait : la soudaineté, la profondeur, ces deux termes colorant l’incommensurable événement de la forêt, non pas regardée, mais surgie de son dedans même, sans âge, primaire. Ces lettres typographiées sur la vitrine d’une galerie annonçaient une béance : l’indicible de ce qui survient au cœur de la forêt. Immémorial, imprévisible, à venir, en train de se produire, tout à la fois. Un réservoir de surprises tout aussi vitales pour l’imaginaire que son rôle de poumon pour la biosphère. D’après les dates affichées, le vernissage était imminent, peut-être était-ce lui ce soudain dans la forêt ! L’accès était-il réservé à quelques initiés ? Quand il poussa la porte, à la place de l’habituel gardien Africain, colossal et jovial, se tenait Monsieur Mennour lui-même. Il hésita, intimidé, mais le maître des lieux eut un geste élégant pour signifier que les cimaises étaient accessibles. Le choix et l’agencement des œuvres dans l’espace blanc, issues de périodes éloignées les unes les autres, de styles et de techniques très diversifiées, lui firent l’effet d’une magie. Un baume. Tourmenté par le poids des ans , la finitude mortelle et le mauvais état général du vivant sur terre, face à cet imagier narratif, il ressentit l’effet réconfortant qui l’avait toujours saisi lorsqu’il franchissait le rideau des lisières forestières. Dès l’enfance, c’est là qu’il aimait le mieux disparaître des radars. Il s’y sentait pris dans une ramification de possibles stimulant l’imagination et les chimères, comme de respirer un air vivifiant, libérateur. Parsemant les sous-bois de cabanes parfaitement fondues dans le paysage. Comme préparant l’itinéraire d’une fugue. C’est dire si, devant ces images de forêts, quelque chose en lui retomba en enfance. La notion de forêt y était fluctuante, de la densité impénétrable (sauf en suivant la rivière) à l’alignement de quelques trembles lumineux, lignes avancées, arbres avant-coureurs. Il y avait le paysage classique rappelant la réalité foisonnante et vierge de la forêt, où l’œil fouille après l’origine du monde, ressource sauvage et inépuisable (Courbet), inaltérée, à deux pas de la civilisation. Site d’évasion. Il y avait les harmoniques mystiques et insondables des sous-bois (Moreau). La forêt transformée en image mentale, horizon aux énergies vibrantes qui permet de tenir, frontière où réinventer les échanges entre intérieur et extérieur, régénérer l’art de respirer (Nicolas de Staël). Déployé dans l’espace, l’arbre calciné, macchabée qui pourtant semble se préparer à renaître, branches carnavalesques se moquant de la temporalité humaine, totem du renouveau, « tu disparaîtras, ayant détruit les arbres mais, après toi, la forêt reverdira » (Ugo Rondinone). Une vidéo étouffante où moutonne sans fin la fumée grise des feux de forêts, en montagne (Hicham Berrada). Des peintures où coups de pinceaux jouent avec des matières ramassées – terre, écorce, cailloux, bouts de bois, champignons, fruits secs – illustrant la façon dont, au profond où la forêt conjoint la chair, on refait monde en mélangeant affects et émotions  – de soi, de ce qui l’entoure dans les sous-bois – au fil de la récolte parcimonieuse de bouts de natures qui parlent, retiennent l’attention, tissent les échanges, mélange organique (Paul Rebeyrolle).

Il passait d’une œuvre à l’autre, appliqué, cela lui faisait du bien. Pourtant, la lente absorption de chacune de ces représentations distillait peu à peu en lui un manque qui, à un moment, prédomina et lui gâcha tout ! D’abord juste une évocation, puis une obsession, chacune des œuvres exposées renvoyait à l’absence de celle qu’il avait, soudain, le plus envie de revoir. Celle qui, au fond, condensait à merveille « soudain », « forêt », « profonde ». C’était une petite toile qu’il avait toujours vue accrochée dans la bibliothèque familiale. Peut-être était-ce la première image fabriquée par des humains qui s’imprima en lui et resta ainsi, à jamais, dans un coin de sa tête. Ses parents l’avaient achetée sur un marché lors de leur existence coloniale au Congo. Était-elle peinte par un Africain ou un Européen ? Il l’ignorait. On y voyait la muraille épaisse et mouvante d’une lisière forestière, dense, prolifique, impénétrable, surmontant les berges d’un fleuve abondant, probablement le Congo. Et surtout, la silhouette à contre-jour, d’un oiseau de large envergure, se détachant soudain des frondaisons, s’élançant au-dessus des eaux boueuses, mais toujours coagulé dans la végétation, juste pris au-début du surgissement, entraînant un bouleversant effet de profondeur, l’ombre d’un cordon ombilical le reliant au cœur de la forêt vierge.

Toutes les fois, au fil de ses nombreuses années, qu’un événement imprévu se détachait des arbres – à prendre au sens large de tout ce qui fait fonction de masse environnementale où couve tout ce qui surprend –, dont il aimait sentir la présence voisine, enveloppante, tel un rideau d’où se répandait au crépuscule un assourdissant continuum de chants d’oiseaux se clairsemant au fur et à mesure que gagnait l’obscurité, toutes les fois, imprévisibles, que la matrice de feuilles accouchait d’un corps ailé – c’était d’abord un bruit d’ailes paniquées dans l’obstacle des branches évoquant l’eau que l’on bat et brasse quand on se sent menacé de noyade -, projectile agité transformant son élan chaotique à travers le feuillage en vol plané silencieux, passant du caché au révélé, il revenait à cette toile, se revoyait devant. Il revivait les innombrables coups d’œil qu’il lui arriva de lui adresser, les rêveries qu’elle inspira sans qu’il anticipe la place qu’elle allait prendre dans son imaginaire, atteignant cette omniprésence d’être vue sans être vue, tant elle était devenu familière. ( Qu’il y ait des arbres dans les parages ou pas, chaque « surprise » l’a replongé dans ce tableau, s’est manifestée à lui à la manière de ces ailes nées des branches, soudain, depuis une profondeur indistincte). Au même titre, mais bien plus tard, qu’un petit dessin de Manon Bouvry acheté lors d’une exposition, à ses débuts. Elle avait simplement dessiné les arbres qu’elle voyait depuis sa fenêtre. Non pas comme des arbres plantés dans un paysage mais à la manière de ce que Donna Haraway appelle « espèces compagnes ». II avait été surpris : cela ressemblait comme deux gouttes d’eau à ce qu’il voyait depuis sa fenêtre à lui, au-delà du jardin. Il y a du vent et les troncs jouent de leur flexibilité, les troncs esquissent une imperceptible chorégraphie douce, enchevêtrée. Il y a quelque chose de marin, de l’ordre d’un ballet d’organes tentaculaires, au ralenti. Une dimension d’échelle ajoutait à l’effet de mouvance, de flou prolifique : était-ce de grands arbres à l’horizon ou une plongée dans un groupe d’ombellifères ? C’était un mélange d’épicéas et de feuillus, des chênes sans doute. Ils étaient un peu dépenaillés, attaques de parasites déferlant depuis les monocultures sylvestres et/ou effets du changement climatique. Ils avaient encore fière allure et la dentelle anarchique qu’ils étalaient sur le ciel lui était un formidable appareil respiratoire. Regarder ces arbres dessinés avec une précision visionnaire, radiographique, révélant les moindres fibres et filaments de leur organologie pulmonaire, – la précision s’attachant aussi à restituer, rendre palpable l’impalpable poudreux de ces êtres près de l’évanouissement -, l’aidait à conserver une réelle relation, charnelle, avec les arbres qu’il avait côtoyé au fond de son jardin, relation spirituelle et oxygénante. A présent qu’il n’avait plus vraiment de logis et de murs où fixer des cadres, il emportait cette image dans son sac, enveloppée de papier de soie, protégée par deux bouts de carton. Il la sortait de temps à autre, dans des instants de vide, de vague à l’âme impitoyable, d’antichambre du terminus, comme on revient à l’une ou l’autre photo originelle de son roman familial, énigmatique. Quant à ces arbres-là, en vrai, avec qui il a partagé des années, ils sont probablement depuis lors, morts, décrépis ou abattus, transformés en pellets. 

Il avait quelques heures à tuer avant de rejoindre la camionnette qui, de nuit, allait le reconduire, ainsi que quelques activistes venu-e-s en ville soigner des relais, entretenir leur réseau de soutien, prendre livraison d’équipements et de matériels insurrectionnels, dans son lieu de vie, une réserve encore peuplée d’innombrables arbres, bien réels. Se souvenant du temps où il aurait filer passer du bon temps dans l’une ou l’autre adresse bistronomique, c’est avec un bout de pain, du fromage, de l’houmous, des fruits une bouteille de vin, qu’il se replia dans un coin discret d’un parc public. Il étala une serviette, disposa dessus les victuailles, le pinard, un canif sans âge offert par son fils, le dessin de Manon Bouvry. Un livre aussi car, à peine rentré chez lui, il sait qu’il allait, malgré tout, reprendre ses pérégrinations, de village en village, passer du temps avec les groupes qui veillaient à ce que le parc naturel ne devienne pas un espace envahi par les guerres et les milices, les colonisations et marchandisations, un lieu de nature où la guérilla néo-libérale viendrait se vautrer et goûter à ce qu’elle préfère, la destruction de la nature. Malgré tout, malgré la conviction qu’il s’éloignait de toute capacité de renouvellement et appartenait de plus en plus au régime de l’oubli (consistant précisément à s’imaginer sauvegarder des miettes de l’oubli, posture lui évoquant les longues heures passées sur la plage, entre vent et soleil, à ériger des châteaux de sable labyrinthique, monstrueux, sans fin, épuisants ), il ne pouvait s’empêcher de converger vers de l’effort collectif compatible avec ses idées, obéissant à l’attractivité certes de plus en plus ténue de l’espoir de « changer les choses ». Il n’avait pas su dire franchement non quand on était venu le chercher pour renforcer une stratégie en termes de médiation culturelle. Ca s’était amorcé lors d’un apéritif, un jour de marché, devant e bistrot d’un village, sous les platanes. Des jeunes agricultrices locales, de jeunes artisans, habitués de le voir venir s’approvisionner à leurs étals, entre deux verres, lui avait demandé, « mais au fond, vous étiez dans quelle partie? » (formule consacrée quand on cherche à savoir quel travail telle personne avait pratiqué). Il avait évoqué de façon évasive son lointain travail dans le secteur culturel comme une saga don quichottesque en faveur d’un changement d’imaginaire que l’actualité, chaque jour, enterrait un peu plus.. (« Ah mais, dans nos associations, on manque de ressources sur la réflexion culturelle, vous pourriez venir… !? ») D’où le travail auquel il se livrait tout en pique-niquant : sélectionner des extraits, les souligner, les annoter, recopier certaines phrases dans un cahier, les lire à voix basse pour se familiariser avec leurs musiques, puis rester songeur, chercher à deviner les questions, les besoins de clarification de ses futurs auditoires, rédigeant des esquisses de commentaires. Concentré. Mastiquant. Avalant quelques gorgées. Et surtout, perméable à tout ce qui se passait dans le parc autour de lui. Il y a longtemps, c’était un lieu où observer la façon dont les différences classes sociales « prenaient l’air », se promenaient avec leurs enfants, pratiquaient le sport, profitaient de la guinguette, se divertissaient, s’installaient pour lire ou, regroupés, s’essayer à la danse hip-hop ou, plus loin, au tai-chi… Aujourd’hui, principalement, c’est un espace où bivouaquent des personnes chassées de chez elles par la guerre ou la crise climatique. Issues de régions d’Europe différentes (celles provenant d’autres régions du monde ne sont pas autorisées à bivouaquer, sont refoulées, humiliées). En famille ou, isolées mais regroupées selon divers types de solidarité (social, culturel, territorial). Les associations d’aide aux déplacés, maraudent, ainsi que des travailleurs-euses d’éducation populaire, apportant nourriture, vêtements, couvertures, toiles de tente, réchauds, conversations, échanges d’informations pratiques pour organiser au mieux leur campement (parler d’hébergement et d’hospitalité est excessif). Mais aussi des représentant(es) d’organisations politiques impliqués-e- dans les résistances, cherchant des informations sur la réalité des différents fronts, désireux d’établir des liens avec les combattants partageant les mêmes convictions qu’eux et engagés en d’autres pays. A l’opposé, des militants vont et viennent, ne ménagent pas leurs efforts pour soutenir l’émergence d’une organisation transversale anti-guerre. La police circule et vérifie l’origine de ces réfugiés, s’assurant qu’ils sont tous bien européens, qu’aucun africain ou asiatique ne s’est mêlé à eux. Tous ces gens fatigués, échoués, livrés à la débrouillardise pour passer, une fois de plus, une nuit sans maison, sans presque rien, font preuve d’une « tenue » tendue, maintenue sur le fil. Presque un mime du « vivre bien » mais sans rien, minimalisme. «  Mais le fait le plus remarquable est peut-être la résistance silencieuse à l’atteinte de leur dignité, à la dureté de leurs conditions d’existence, à la déshumanisation par les opérations de police et à la dépersonnalisation par le travail des institutions. Une résistance qui se manifeste notamment par le souci de maintenir une apparence digne dans les situations les plus sordides qu’on veut leur imposer et qui renverse ainsi le sens de l’épreuve à laquelle on les soumet. L’indignité devient en effet celle du traitement qu’on leur fait subir et de la société qui le tolère. » (Defossez/Fassin, « Exilés », « La société qui vient ») Ce rayonnement de vies dignes, chassées de chez elles, à la porte – un rayonnement magnétique, fascinant – et le besoin de se distancer de l’indignité de la société à laquelle on appartient, sont ce qui motive principalement les allées et venues des citoyen-nes apportant soutien, réconfort, gestes de solidarités. Mais l’essentiel, la vraie motivation est de recevoir une part de dignité intacte de la part de ces gens qui ne valent pas chers aux yeux des États et des systèmes. Ils appartiennent aux catégories que ces derniers classent sans vergogne dans les surnuméraires, les éventuelles pertes raisonnables, ceux et celles toujours susceptibles de tomber en chemin, sacrifiées, des laissés pour compte qui n’enrayeront pas le fonctionnement de la machine. Ils ne sont pas pleurables. Quantité négligeable de la grande calculabilité. Les personnes qu’il observe depuis les buissons où il s’est installé pour passer le temps, appartiennent en outre, plus largement, à ce qui a été identifié par les États comme ennemi destructeur, les migrants. Accorder l’hospitalité qu’ils invoquent conduiraient à la perte des « nations » accueillantes. Le fantasme du grand remplacement, prétexte à l’emploi d’une violence destructrice à l’égard de ces populations envahissantes : « si elles incarnent la destruction et menacent de destruction, elles doivent être logiquement détruites. (…) La logique guerrière débouche sur une impasse paniquée : l’État qui se défend contre les migrants est imaginé en danger de violence et de destruction. Et pourtant la violence qui s’exerce ici, alimentée par le racisme et la paranoïa, est bien celle de l’État. (Butler, p.163). Même si, pour la population occupant le parc, d’origine européenne, cette violence est moins brutale, elle existe, elle est la règle. Et le fait de veiller à une distinction de traitement selon l’origine géographique des migrants renforce l’impression de « panique guerrière », de racisme et de paranoïa, de discrimination violente, administration néolibérale des critères séparant qui mérite de vivre de qui ne le mérite pas vraiment et peut donc affronter déchéance, misère, souffrances. Observateur des bivouacs des exilés, dans le parc, il voit à l’œuvre, d’une part les agents du « biopouvoir qui distingue de manière injustifiable les vies pleurables et les vies impleurables » (Butler) et, d’autre part, ceux et celles qui en sont les victimes. Assister à ces détresses, à ces vies rejetées, c’est prendre conscience, mieux, c’est voir, que le pouvoir se livre sans cesse à un calcul entre ceux et celles à garder, ceux et celles que l’on peut perdre. Et si, dans le cas de vies fuyant une guerre avérée, meurtrière, certaines Nations condamnent le pays agresseur, elles sont toutes responsables, elles entretiennent toutes la possibilité de la guerre dès lors que leurs échelles de valeur, imprégnant les modes de vie à l’intérieur de leurs frontières, décrètent et perpétuent une hiérarchie entre les êtres, jouent des inégalités sociales et économiques pour maintenir la cohésion interne. C’est la condition pour rendre possible la guerre : disposer de gens que l’on peut envoyer tuer et se faire tuer, parce que leurs vies n’a pas d’importance, n’est fondamentalement pas pleurable (« leur mort ne nous empêchera pas de dormir », en clair).

C’est précisément, depuis des mois, la thématique qu’il met sur la table des ateliers de lecture itinérants qu’il anime dans le maquis. Cette activité lui permet de rencontrer des hommes et des femmes, des jeunes et des vieux, de bavarder, de boire et manger en compagnie, cela lui redonne aussi l’impulsion de circuler, parcourir les routes, lentement, repartir à vélo, en équilibre. Toujours accompagné de son vieux exemplaire de « La force de la non-violence » (Judith Butler), acheté il y a plus de dix ans à Bruxelles, gris, plié, griffonné de partout, presque parchemin sans âge. Il n’a rien trouvé de mieux, passé un certain cap de perdition, que de revenir à l’essentiel, au minimum, à propos de quoi justifier une intransigeance à revendiquer. L’exigence de non-violence. Partager, étendre la pensée de la non-violence, le désir et l’appartenance à la non-violence. Échapper donc aux assignations des logiques guerrières qui, sournoisement, compromettent un peu tout le monde. Et ça commence à chaque instant, pas seulement lors d’une agression caractéristique effectuée par un dingue. Inlassablement, lire ensemble, commenter ensemble les passages principaux du livre, remettre en commun les réactions, réflexions, suggestions de tous ceux et celles avec qui ces lectures ont déjà été pratiquées. Voir le texte enfler, se transformer des interprétations, des réécritures, voire ainsi s’implanter le souci de la non-violence. « Mais si nous acceptons l’idée que toutes les vies sont également pleurables, et donc que le monde politique devrait justement être organisé de telle façon que ce principe soit affirmé par la vie économique et institutionnelle, alors nous arrivons à une conclusion différente et peut-être à une autre manière d’approcher le problème de la non-violence. Après tout, si une vie, dès le départ, est considérée comme pleurable, alors toutes les précautions doivent être prises pour préserver et protéger cette vie contre le mal et la destruction. Autrement dit, ce que nous pourrions appeler « l’égalité radicale du pleurable » pourrait être compris comme la précondition démographique d’une éthique de la non-violence qui ne souffre pas d’exception. (p.71) Poser le problème en terme de « pleurable » et « non-pleurable » était une approche neuve qui avait relancé son intérêt pour la non-violence, qui avait été son premier engagement civique, participant à des manifestations contre le service militaire et optant, en dépit des contrariétés, pour le statut d’objecteur de conscience. « On traite une personne différemment quand on intègre le sens de la pleurabilité de l’autre dans sa position éthique vis-à-vis de l’autre. » Lors des lectures et débats qu’il multipliait à partir de ce texte, l’exercice consistait à déplier tous les plis et replis de ce qu’impliquerait d’appliquer cette radicale égalité de la pleurabilité. A partir des sensibilités et expériences des participant-e-s. « (…) En effet, si les institutions étaient structurées sur la base d’un principe d’égalité radicale de la pleurabilité, cela signifierait que toute vie conçue dans ce cadre institutionnel serait digne d’être préservée, que sa perte serait célébrée et déplorée, et que tout cela ne serait pas vrai seulement de cette vie, mais de toute vie. Cela ne serait pas sans implications, me semble-t-il, pour notre manière de penser la santé, la prison, la guerre, l’occupation et la citoyenneté, domaines qui font des distinctions entre des populations plus ou moins pleurables. » (p.91) C’est la totalité du mode de gouvernement qu’il convient de repenser car la question de la non-violence, basée sur la pleurabilité, n’a aucun sens si elle ne se limite qu’à la société humaine : « Et qu’en est-il des insectes, des animaux, des autres organismes vivants : ne sont-ils pas tous des formes du vivant qui méritent d’être sauvegardées de la destruction ? Sont-ils des types d’être distincts, ou s’agit-il de processus vivants ou de relations vivantes ? Et que dire des lacs, des glaciers, des arbres ? Eux aussi peuvent certainement être pleurés ; eux aussi peuvent, en tant que réalités matérielles, conduire le travail de deuil. » (p.92) Relire ces passages, encore et toujours, à proximité des exilés, sur la frontière, se laissant imprégnés de leurs mouvements, de leurs postures, du son de leurs conversations en langue pour lui inconnues, des gestes de leurs techniques de survie, de leurs relations au peu d’objets emportés – le mime émouvant de leur récit -, cela stimule et renouvelle sa lecture, en fait une lecture réellement in situ, ancrée, conduite silencieusement au cœur même de ce qui en motive la pensée écrite, le texte en paraît chaque fois renouvelé, se régénérant des relations qui s’effectue entre lui et les « pleurables » rassemblés dans le parc, via le corps du lecteur. Ce n’est plus lire des signes imprimés sur du papier, c’est lire le réel, à même les corps éprouvés rassemblés dans un bivouac de fortune, de misère. Il s’immerge dans cette atmosphère. Il y puise et emmagasine de l’énergie pour reprendre à nouveaux frais l’interprétation du texte, avec l’ardeur de la découverte, du recommencement, et le porter à vélo, lentement, de veillée en veillée, en divers villages cévenols, en pédalant, ressassant, puisant dans ses réserves, franchissant les discrets barrages des engagé-e-s protégeant le parc des incursions destructrices. Dans cette nature préservée, accidentée, où il est si facile de se cacher et exceller au camouflage, il y en a tellement qui aimeraient transplanter leurs guerres, établir des camps retranchés, loin des éprouvantes guérillas urbaines, renouant avec quelque chose de plus frais, plus vierge, plus près des premières batailles au jardin édénique ! 

Pierre Hemptinne

Fécondité et mémoire des larmes et poussières

Fil éco-narratif à partir de : Jonathan Jones, « Sans titre (territoire originel) » Palais de Tokyo – ‘le grand incendie de londres’ Jacques Roubaud, Seuil – « Fils de poussière » de Jehanne Paternostre au TAMAT (Tournai) – David Graeber & David Wengrow, « Au commencement était… » Les liens qui libèrent – Souvenirs, paysages, digressions …

Il ne sait plus depuis combien d’heures il paresse sous la lasagne de couvertures, bâches plastifiée, édredons. Près de lui, le brasero ronfle, surmonté d’une plaque en métal sur laquelle cuisent châtaignes, entaillées au canif. En s’étirant, en s’extirpant un peu de ses couches protectrices, il puise les châtaignes dans la brouette, récoltées lors d’une longue balade en forêt. Les bogues piquantes, séchées, relancent les flammes, crépitantes. Dans un seau, à portée de mains, des choux de Bruxelles, récoltés sur des plans redevenus presque sauvages, petits choux pas très serrés, pas calibrés, pas très ronds. Il les trempe dans l’huile et le sel avant de les poser sur la plaque de cuisson avec les châtaignes. Ca fume. Il remue tout ça, sporadiquement, avec une cuillère en bois, le feu n’est pas puissant, légumes et fruits confisent lentement. Dans une sorte d’hibernation, fonctionnant à régime réduit, il avale une châtaigne ou deux, un choux ou deux, toutes les heures ou deux heures (approximativement), accompagné de goulées d’eau (ramenée de la source du village comme déjà expliqué), avant de retourner à sa somnolence. Quand il émerge à nouveau, il grignote, doucement tout en absorbant la lumière éblouissante, froide, mais toujours ourlée de lointains bleutés, violets et gelés, nuit permanente par-delà les cimes proches. Il cligne des yeux, se désengourdit, émerge, son regard tombe sur une forme géométrique avachie, tapie sur le plancher, un livre, il s’en empare, le soulève et le ramène à lui, une brique souple, écornée, grise à force d’être manipulée, aux pages tellement griffonnées que le texte imprimé, originel, ne semble qu’une couche parmi d’autres d’un palimpseste épais. Il y a des années, quand il a découvert l’existence de ce bouquin dans un article de journal, qu’il l’a acheté et ouvert pour la première fois sur ses genoux, il a imaginé que c’était, non pas « le » livre tant attendu, mais un de ces livres qui en ont dans le ventre et font rêver à ce que serait un tel livre, « total », comprenant tous les autres (ceux qui ont compté pour lui, Mallarmé, Proust, Simon, Kafka…) sans leur ressembler – différent, mais impossible à imaginer sans de nombreux antécédents (répétitions ?) -, et qu’il serait peut-être le dernier livre qu’il lirait vraiment. En bouquinant – faisant défiler les pages pour qu’en jaillisse l’écume et qu’il puisse happer des extraits représentatifs du contenu et des strates de ces pages denses et douces, prélevant alors des échantillons – carottage de texte – à différents endroits du volume biblesque, il flaira une formidable adéquation avec le genre d’écriture qu’il affectionnait, sans suspens  – (par exemple des cyprès alignés une nuit chaude vus à travers l’appareil photo et la respiration d’une jeune femme ; la description de la couleur et de la lumière d’oliviers et la manière dont elles affectent la perception de l’ensemble des couleurs et lumières du paysage, le genre de chose qu’il rêve depuis toujours de saisir et fixer par l’écrit, peut-être même la quête qui motivait depuis toujours son désir d’écrire) – associée à l’étrangeté de formes et de protocoles qui lui sont complètement hermétiques, dont l’abstraction fastidieuse, entre poésie et mathématique, rébarbative, suscite même un mouvement de rejet. Cette association du familier et de l’incompatible rendait précisément cette brique attirante, garantie de se perdre, de patauger dans le texte, d’errer dans un travail de lecture sans fin. Prenant livraison de la commande, au comptoir du libraire Tropismes, non sans une feinte cordiale concernant le poids de ce « roman », l’accueillant la première fois entre ses mains, il soupesait un fantasme, celui de recueillir au creux des mains la totalité de la littérature déjà lue depuis le début de sa vie de lecteur, en un seul ruissellement uni à ce qui venait et qu’il allait lire, s’échappant comme le contenu d’un sablier, mais se figeant. Sentir cela. Le millefeuille par excellence, promesse de la lecture sans fin, la dernière page reculant au fur et à mesure qu’il débobine (pour comprendre) et rembobine (pour assimiler et conserver) le fil de l’écrit. Livre horizon. Aujourd’hui, il se souvient, certes, de ces premières sensations. Mais c’est devenu une présence constante, un outil, une extension naturelle de ses sens. Il l’ouvre à n’importe quelle page, lit les premières lignes sur lesquelles tombe son regard, ne se souvient plus de les avoir déjà rencontrées et, en amont et en aval de ces lignes, il en recommence l’approche, jusqu’à retrouver les traces des lectures antérieures, converties lentement en images qui enrichissent et différencient ce qu’il retiendra désormais de ce livre. (Il y a inséré, imprimées, des feuilles volantes où il a copié, à l’ordinateur, des pages d’autres livres, d’autres auteurs, qu’il met ainsi en résonance, occasionnant des carrefours entre les pages.) Il en reste à ces recommencements, partiels, parcimonieux, entrecoupés du grignotage de choux et châtaignes. La fumée du brasero, suite à une saute de vent, lui lèche le visage, ses yeux piquent, envahis de larmes. Les larmes, depuis combien de temps sont-elles omniprésentes ? Perlantes. Comme s’il se tenait depuis des années, en permanence, au bord des pleurs. Le livre a glissé sur les planches, tombé des mains. Les yeux enlarmés, il rêvasse. Il y a des années, physiologiquement, signe de vieillissement, il est devenu sensible au froid, au vent frais, dès qu’il claquait la porte et se mettait à courir vers l’arrêt du bus, les larmes inondaient les paupières. Il voyait alors trouble. Ajouté aux contraintes du masque imposé depuis les pandémies successives de Covid, banalisant la buée sur les lunettes, cela fait longtemps que ses relations à l’extérieur sont floues, déformées par l’eau. Cette vision aquatique, entre deux eaux, marécageuse, lui est devenue ordinaire. Puis, émotivement, de plus en plus souvent, les images – lues (littérature), vues (peintures, photos, dessin, installations, paysage), entendues (musiques, chansons, bruits naturels, sons urbains)  – ont sollicités les sources lacrymales. Des résurgences de ce par quoi, par le sensible, il appartenait au monde et possédait une part  minime de l’existence, et qui désormais se manifestait pour lui signifier que ça allait sortir de lui, migrer vers d’autres corps et âmes, petit à petit s’écouler ailleurs, continuant certes encore à exister en lui, mais sans plus d’attaches fermes. Alors, il voit des fleurs, des végétations mentales, dont il aura fixé le motif, en lui, comme on brode des images, et qui représentent le foisonnement de ses sensations, de ses attentions portées aux choses, revenant le saluer. Ces floraisons le hantent depuis qu’il fut foudroyé – puis liquéfié – par une installation de Jonathan Jones, au Palais de Tokyo. Une installation liturgique célébrant des individus-végétaux dans leurs morphologies singulières telles qu’ils avaient été arrachés à leur milieu naturel et à la mémoire collective d’usages indigènes. Déportés selon la logique coloniale, de l’esclavagisme. Et qui, grâce à l’art et à la communion esthétique, revenant chez eux, ressuscités. L’œuvre mettait en contact avec ce genre de retrouvailles incommensurables, bouleversantes. Là, plantes revenues, épanouies à même du linge blanc, dans le dispositif inventé par l’artiste. Il plonge dans ce souvenir et, à nouveau, remontant de profond en lui, comme d’un puits, l’arrosage lacrymale. Puis – rompu par cette émotion ancienne, inépuisable – il bascule en  une somnolence irrépressible, tout en maugréant qu’il serait temps qu’il bouge, qu’il se lave, qu’il commence à sentir le bouc, le boucanier, s’avouant aussitôt commencer à s’en foutre. Bientôt le printemps, il sera temps d’une douche, d’une lessive. En train de disparaître dans un nouveau somme, il a une secousse, « les enfants, les enfants descendront-ils, alors, voudront-ils bien disperser les cendres à l’Aigoual ? ». Et de nouvelles larmes diluent sa vie propre, son histoire, toutes ses années, dans celle, plurielle et végétale, scénographiée par Jonathan Jones. Il était arrivé là, exténué, saturé d’expositions. Marre de regarder, de ne rien comprendre au simple regard, de devoir lire de longs cartels, de devoir produire un travail de compréhension et d’interprétation. La salle dépouillée était un mixte de galerie d’art et de musée d’histoire naturelle.  Alignées, sobrement, sur une longue distance, des images de plantes. Il lut l’explication avec effort. Une expédition Napoléon en Australie. Des plantes indigènes prélevées pour constituer un herbier scientifique. Enrichir la globalisation des connaissances occidentales sur la nature. Les Aborigènes, opposés au déplacement de ces plantes considérées comme des parents. L’artiste accède à l’herbier et en ramène la substance là où vivaient ces plantes. Il en replace l’âme au sein d’une écologie et d’un imaginaire bien à elles. Avec toutes les relations qui leur donnaient sens et sève. Façon de les remettre dans leur terreau – rituel de ressuscitation – il en confie la reproduction à un groupe de femmes. La broderie des 308 spécimens est réalisée par des « artistes et artisanes vivant à Sydney ». Appliquées à leur travail d’aiguille, soucieuses de restituer fidèlement le modèle, elles se sont initiées à la botanique locale et apprécié tous les savoirs – médicaux, cultuels, culturels – qui y sont liés, et qui font que chaque plante est un individu à part entière, pas un exemplaire anonyme d’une espèce. Cela, grâce aux échanges avec des anciens et anciennes aborigènes. « Ce processus a engendré une guérison collective, car les Aborigènes ont eu l’occasion de partager leurs connaissances tout en retrouvant leurs plantes, tandis que les artistes ayant collaboré au projet ont pu établir un lien significatif avec l’Australie. » (Cartel / Palais de Tokyo) Pourquoi, soudain, malgré la fatigue particulière du visiteur de musée saturé du « trop vu, trop à voir », presque écœuré ou blasé, une telle pluie de larmes ? Par quel biais s’identifiait-il de façon si déstabilisante ? Il y avait l’environnement sonore, aussi, de l’eau qui chante, des voix, des chants d’oiseaux, le choc léger d’outils paisibles, le vent et les feuillages, une atmosphère mariant rituel avec us et coutumes ordinaires, le submergeant peu à peu du souvenir d’harmonies irrémédiablement perdues, des jeux dans la rivière lors de pique-niques familiaux, paisibles, où il jouait seul dans ses pensées et son imaginaire, mais non loin de la mère, du père, des frères et sœurs. La bande-son rappelait tout cela, perdu à jamais, ravivait la douleur des pertes, mais aussi résonnait comme un rivage où accoster, apaisé, réconcilié effectivement. Des retrouvailles. Chaque nuance – visuelle, sonore, olfactive – des harmoniques anciennes, du passé heureux, se manifestait alors doucement, chacune se levant lentement dans son champ de vision « second », semblaient s’incarner dans ces fleurs et herbes brodées devant lui, alignées sans fin, constituant « sans titre (territoire originel) ». Chacune de ces plantes, graphiques, et le contexte d’où elles étaient issues, avait son pendant dans une collection de plantes similaire, tout aussi invisible et oubliée qui retenait sa vie grâce à leurs racines, avait empêché qu’elle ne s’effrite ou ne s’érode trop. Elles étaient alignées, inclinées, sur de longs lutrins. Sobrement. Comme ces hommages aux victimes d’une catastrophe dont les corps n’ont pu être retrouvés et dont l’on expose le portrait pour en faciliter le deuil. Il défila, s’arrêta devant chaque plante, s’absorba dans la contemplation de chaque broderie, faisant ses dévotions, scrutant, admirant, écoutant. C’était un herbier magique qui donnait une connaissance nouvelle de tout ce dont il avait été privé, spolié. Le dessin de chaque herbe évoquant une blessure, une rupture et, simultanément, la médication guérisseuse et la cicatrice. 

L’activité qui depuis des années le maintenait à flot, sous-jacente, quasiment invisible, imperceptible, consistait – à travers les gestes investis dans toutes ses occupations ordinaires – à broder « en esprit », à même sa conscience, chaque individu de son herbier personnel, pour les connaître et les répertorier, échafaudant des taxonomies fantaisistes, histoire de se raccrocher à quelques choses, de maintenir et entretenir une végétation salutaire, respirante, nourrie de ses échecs et réussites, de ce qui s’en écoule, mais recyclant, transformant en oxygène, en nutriments. Point après point. A l’aveugle. L’objectif n’était pas de construire un récit linéaire qui, appliqué à son anonymat, activerait les mêmes principes que celle d’une « Histoire » basée sur la vie des Saints et des Héros, enjoliverait et simplifierait son parcours de vie, évacuant les ombres et errances. Les valeurs que la société place encore dans le « réussir sa vie » contraint souvent aux falsifications des récits biographiques, allégeance aux visions d’une humanité verticale, hiérarchique. Non, il s’était éjecté de la verticalité. « … le passé que j’évoque, que je « crée » (non au sens où je l’invente, mais au sens de la constitution d’un plasma de choses ayant eu lieu et réagissant ensemble, en suspension dans le temps, maintenu par la cohérence de la description, contigu à un passé de même nature, et venu de lui par un faisceau de changements), est sans leçon pour le futur. » (J Roubaud) L’idée de plasma le séduisait, sans bords, sans frontières.

Chaque fois qu’il se retrouve téléporté face à cette installation, épuisé, saturé et puis soudain, suite à un mystérieux reset, vierge, plein d’énergie de renouvellement, prêt à recommencer, les larmes remontent et s’écoulent. De la même famille, du même ruisseau qu’invariablement libère le rappel de la voix et des mots entendus au téléphone et qu’il dut bien traduire, sans appel, un dimanche de février, par « papa est mort ».

Il se redresse sur sa couche bordélique, jette un regard panoramique sur la vallée, l’hiver a été doux, le verdissement se manifeste très timidement, précoce, pâle, il zoome sur certaines zones aux teintes et reflets particuliers, élargit la focale pour suivre progressivement le rayonnement de ces particularités à la surface de la trame paysagère. A la manière dont différentes couleurs, mises en relation, se modifient mutuellement, se neutralisent ou engendrent une teinte neuve. Comment ces détails interagissent-ils pour créer l’impression d’ensemble ? Cela lui rappelle une des tâches inlassables de visiteur de musées, s’approchant des toiles pour scruter le « faire », les détails, la « touche », s’en éloignant pour jouir de l’effet d’ensemble. S’agissant ici d’une vaste étendue naturelle, vivante (dans laquelle il se trouve, de plus, immergé). Voici les histoires qu’il aurait tant aimé saisir et raconter, collectionner, rassembler en anthologie. Il n’a fait qu’en jouir. Au fur et à mesure. Il retourne à son cocon et s’enfouit dans le souvenir des oliviers de Roubaud. « La lumière dernière, insistante, du jour donne à leurs feuilles, à l’envers de leurs feuilles surtout, la juste quantité de gris et d’argent sourd (c’est ainsi que je les vois, éliminant presque tout le vert de mon souvenir) qui représente pour moi la mesure même de tout paysage, le centre de tous les assemblages de couleur. » (p.362) Voici la lumière particulière des oliviers, au sein des paysages où il pousse, mise en exergue, libérée. Il se resitue devant un tel paysage pour la première fois, vers 1976, où il descendu en autostop découvrir le midi. Qu’est-ce qui vibre en particulier, d’où vient ce qui irradie ce paysage-ci, ça part d’où ? Ah, ça vient de là, braquons les jumelles. « Le gris de l’envers étroit d’une feuille d’olivier a, dans l’ordre du visible, une importance au moins autant éthique qu’esthétique. Il corrige, d’avance, tous les débordements, toute la profusion excessive des rouges du soleil crépusculaire, insiste sur la réticence, la sobriété, la pauvreté même de moyens de toute beauté. Une pente d’oliviers est sans luxe, sans effets. » Puis on entre dans l’intimité du processus alchimique. « La couleur olivier, ainsi, a une fonction harmonique : établir une continuité (en apparence nécessaire) entre l’ordre des verts : verts des figuiers, des pins, des vignes, des cyprès d’une part ; et celui des gris d’autre part : les gris presque éteints, presque cendreux des thyms, des lavandes desséchées par l’été avançant, presque poussiéreux. L’harmonie est atteinte le plus parfaitement dans les grandes chaleurs, quand l’herbe a à peu près disparu, et les fleurs, quelque part entre le quatorze juillet et les derniers jours d’août. » Et enfin, la jonction avec le noir, le passage d’un versant à l’autre. « Écrasées, confondues par la toute lumière de l’après-midi, les composantes de gris et du vert végétal se réassemblent, à l’heure finale, avant de disparaître à nouveau, sur l’autre versant, qui n’est plus celui du blanc mais celui du noir, le noir de l’assombrissement nocturne. » Sur ce que donne à voir ce texte, rassemblant dans l’organisme du lecteur toutes les fois où il se consuma d’extase dans le spectacle d’un tel passage de la lumière à l’obscurité, fondu dans le crépuscule, ce « toutes les fois » différenciées et sérielles qui investissent l’endormissement d’un mille-feuille de ténèbres, les paupières à peine entrouvertes, ravies de ce miroitement idéal des oliviers mué peu à peu en jeux de poussières, virevoltantes, lentes, hypnotiques. Entre veille et somme, une profonde grisaille, abrasive et sensuelle (cette union de contraires faisant office de magnétisme, d’attirance vers le trou noir du sommeil), gagne son cerveau, comme la neige des anciens écrans télévisuels, c’est ce qu’il voit de sa vie qu’il ne parvient plus à ressaisir en fils narratifs construits, explicites, figuratifs, mais désormais broyée, volatilisée en poussières, ses poussières. Ses doigts, ses mains bougent, compulsivement, inconsciemment, comme les membres de chiens endormis, rêvant. Machinalement, obsessionnellement, dans sa tête, ça travaille, ça malaxe au rythme de la respiration, toutes les images accumulées, toutes les petites histoires et les expériences, plus que de la poussière, et il assemble ces masses de grains légers, au hasard, à l’aveugle, les pétrit, les transforme en pelotes laineuses, uniformes, mal dégrossies, toute son activité mentale consistant alors à transformer cette laine de fortune en fils tortueux, sans fin. Des chapelets mal dégrossis où repasse son vécu, abstrait, juste les fils approximatifs, garnis de nœuds et d’aspérités informes, qui ont tenus ensemble les différents aléas, la multitude de petites expériences, erratiques, au jour le jour. Il file jusqu’à l’endormissement, jamais total, étant donné qu’il couche à l’extérieur, un infime point d’attention continue au vrombissement des braises. Sommeil de bivouac, qui-vive poétique. Il flotte, perméable aux bruits de la vallée, de la forêts, aux passages rares et impromptus d’humains et non-humains sur la route, manifestations extérieures qui infiltrent son activité onirique, du coup de plus en plus écologique. Au réveil, scrutant ses rêves, il ne dira pas avoir rêvé de renard, de chouette, d’hérisson, de chevreuil, de sanglier, il se sentira doté, fugacement, de pensées-renard, pensées-hérisson, pensées-chouette, pensées-chevreuil…

Confronté jadis à des problèmes de sommeil, Il s’est initié à ce nouveau protocole d’endormissement, paisible, en mobilisant un savoir-faire qui consiste à rendre visible la poussière, à l’accumuler et à transformer ce rebut en nouveau matériau. Cette plasticité insoupçonnée d’une matière tant originelle que finale, associant le signe de la combustion finale, de l’effritement et de la dispersion ultime à la possibilité de renaître en trait d’union entre ici et au-delà, lui fut révélée en visitant une exposition au TAMAT (musée consacré à la conservation et l’étude d’anciennes tapisseries et à la recherche expérimentale en art textile) découvrant les recherches en art textile d’une artiste qui y avait été accueillie en résidence (Jehanne Paternostre). Il repense à son travail tel qu’elle le lui avait présenté. Les poussières nécessitent, au même titre que les trésors de la tapisserie patrimoniale, une attention constante. Arrivée au musée pour effectuer sa bourse de recherche, Elle commence par s’intéresser aux coulisses, pas aux images tissées, historiques, en tant que telles. Mais à la relation pratique avec ces tissus mémoriels, leur entretien. Elle s’intéresse non pas aux représentations figées mais à ce qu’elles occasionnent comme travail infini de maintien des images. Elle a filmé les rituels de soin que nécessite le patrimoine licier, les mains qui restaurent, les gestes reliant endroit et envers. Se glissant sous l’œuvre en cours de réfection, elle découvre un extraordinaire contre-jour à la trame couturée, cicatrisée, le dessin d’une carte mémoire singulière. Évoquant ces enfants qui, glissés sous la table, basculent dans une autre dimension du réel, elle recueille, là aussi, ce qui tombe et quitte l’économie des biens valorisés : bouts de fil et poussières textiles. 

A deux pas des grandes représentations inscrites dans une histoire linéaire et verticale, valorisant les « hauts faits » et les « seigneurs », elle relève les infimes histoires, invisibles, bifurcatoires, sans lesquelles rien ne se produit, aucune croisée de chemins. Elle glane aussi ces petits bouts de fils, rigides, à la forme fixée, autant de mémoires de gestes et de fonctions oubliés, qu’elle passe dans le chas de grandes aiguilles, regroupés en un ensemble entomologique. 

Comment faire parler ce matériau dissipé, comment donner forme à cet informel, sans le trahir ? Elle amasse les « nounous » textiles, les malaxe, les feutre, leur redonnant apparence de laine sauvage et, s’initiant au maniement du fuseau, elle s’exerce à fabriquer des fils de poussière. D’autre part, elle autopsie les boules de fils, détachés des tapisseries, scories à remplacer, agrégés uniformément tout au long des travaux d’entretien, uniformes, grises. Minutieusement, brin à brin, elle les dissocie et isole chaque composante qui, du coup, exprime sa couleur d’origine, la boule révèle des entrailles multicolores. Ce qui semblait terne, éteint, se révèle constitué de « nerfs » de tailles, textures et coloris différents et individualisés. Certains de ces fils ont plusieurs siècles, d’autres sont contemporains, ils racontent l’intrication des temps pluriels. L’artiste apprend à les entretisser en de longues chaînes rien moins qu’homogènes, des lignes de crêtes processionnaires. Elles arpentent le temps et les mémoires selon des mesures jamais lisses, selon des trajets toujours tremblés. Elle les met en confrontation avec les appareils en verre de laboratoire scientifique qui, eux, ont mission de faire prévaloir une mesure objectivée et rationnelle de la vie et de ses phénomènes. Ce n’est pas une opposition entre ces deux voies que l’artiste présente, plutôt, via ces réalisations esthétiques raffinées et puissantes, la nécessité d’un dialogue, d’une complémentarité. Sous le verre aseptisé du laboratoire, filent des lignes de vie, des lignes du temps, anarchiques et têtues, à la granularité buissonnante, plurielles, brutes et raffinées, non plus de la corde, ni du tissu, mais les boyaux entretissés des mémoires du passé, du présent et du futur. Les regarder ou, encore mieux, les faire glisser entre ses doigts, certainement, aide à rêver une autre histoire de l’humanité qui ne serait plus bloquée, en panne d’imagination, au stade d’un capitalisme dépassé, échoué dans une biosphère dévastée. Ca calme. A la manière de cet artiste, donc, de tous les fils et poussières que la vie a fait tomber en lui, mentalement il fabrique des pelotes, des fils, il en suit le déroulé irrégulier et entrevoit ou fantasme un printemps de l’imagination. Il peut s’endormir. Ces fils le tireront jusqu’à demain.

Pierre Hemptinne

L’échouage dans le déjà-vu

Fil narratif à partir de : une librairie fermée – « Imaginer Recommencer. Ce qui nous soulève 2″, Georges Didi-Huberman, Minuit 2021 – Tarek Anoui et Danh Vo chez Chantal Crousel, novembre 2021….

C’est à l’occasion d’une sortie dans une grande ville où il n’avait plus mis les pieds depuis des années… Revenir sur ses pas. Ces rues et trottoirs, places et façades, métro et berges appartenaient à ce passé qui ne reviendrait plus, chair désormais inatteignable de son parcours. Mais, bien que se connectant désormais très sporadiquement à Internet, il profitait quelques fois des largesses d’agences de voyage, billets offerts « à prix cassés » via des mailings sauvages. Il eut ainsi l’opportunité de retrouver ces lieux qu’il avait tellement fréquenté, en vrai et en pensée, et qui n’étaient plus, essentiellement, qu’espaces archivés, souvenirs. « Pourquoi pas », se dit-il, « ne pas recommencer brièvement ces errances, comme si, littéralement, j’en étais encore à nouer et dénouer mes pulsions chaotiques, à l’affût d’occasions d’enrichir émotions, perspectives, avide de trouver des portes à franchir pour réaliser quelque chose, devenir ». Dans cette action d’errer, il démontait et remontait le désir de vivre, de construire un récit, l’enroulant comme un ressort imaginaire qui, en se déclenchant, le propulserait vers l’inespéré, ressort bricolé en compilant et compressant des images-aspirations. Après tant d’années, l’espérance d’un futur s’étant fort amenuisée, il y revenait en fantôme, à la fois humer ce qui n’existait plus, ce qui ne reviendrait plus de sa vitalité antérieure, à la fois rencontrant de nouveaux stimulants inattendus, des mélancolies déclenchant d’improbables envies de recommencement, retricotant les itinéraires obstinés du flâneur qu’il fut, jeune, cherchant des passages vers ce qu’il avait rêvé d’atteindre et qui n’étaient qu’intuitions agitées, images sans origine, sans fin. En a-t-il trouvé, est-il passé quelque part ? S’il existe des vues de ces probables passages, ce sont celles des tables où il mangeait seul, oublié et heureux dans les bruits et odeurs de la salle, écoutant les conversations, savourant la formule de midi, délassant jambes et pieds sous la table, s’enivrant lentement de quelques verres de vin, un livre comme compagnie, des bribes lues entre les bouchées, un crayon pour souligner et noter, de nouvelles idées qui germaient, de nouvelles envies, à l’entrecroisement des ruminations du passé, des phrases lues, des tentatives de se deviner au futur, des saveurs séduisant les papilles, des parlotes autour de lui, leurs images, leurs musicalités.

Et puis, descendant une rue, depuis un parc et la façade un théâtre où il avait rêvasser sur un banc à regarder promeneurs et promeneuses  puis à lire les affiches des spectacles à venir – comme on glisse des frondaisons d’un arbre, le long de l’écorce du tronc vers les racines – il arrive devant une librairie-carrefour. Elle avait toujours été un point de passage obligé de ses promenades parisiennes. Et ila le choc d’apercevoir les vitrines complètement vides, poussiéreuses. Instantanément, affectivement, afflue en lui l’image de maisons ou de magasins pillés, mis à sac ! Il y avait là, avant, des étalages circonstanciés et engagés, de la poésie à la politique, qui n’avaient cessé de lui inspirer des lectures. Il y avait vu des sélections toujours senties et pointues, régulièrement actualisées, toujours aiguillon d’itinéraires critiques dans l’environnement social, politique, esthétique. Il achetait peu dans cette boutique, n’étant là qu’en promeneur léger, mais scrutant les vitrines, il découvrait des titres, prenait note d’ouvrages à lire, absolument, plus tard. Parfois, quand même, il entrait, faisait l’acquisition de quelques livres urgents. Il se souvient avoir eu chaque fois une conversation intéressante avec la vieille dame , descendant lentement l’escalier étroit puis attentive derrière son comptoir. Ou remontant dans les réserves chercher un ouvrage à recommander. Elle ne vendait pas des livres, à proprement parlé, elle alimentait le travail de lecture des unes et des autres, elle parlait de ce qu’on avait lu, de ce qu’on lisait, de ce qu’on lirait, l’objet livre étant juste un moyen, un outil. C’est du moins ainsi qu’il la percevait. Et à présent, la librairie était sombre, vide, éteinte, débranchée. Sur la porte, collé de l’intérieur, un papier rédigé de la main de la vieille dame, informant qu’elle est malade et regrette de ne pouvoir accueillir ses lecteurs et lectrices. Puis l’avis de décès, l’invitation à un dernier hommage. Ensuite, toute une série de témoignages, post-it ou autres formats, collés de l’extérieur, messages de regrets et remerciements, tristesses et condoléances, évocations de moments de grâce vécus dans cette librairie et dont l’âme avait un talent fou, non algorithmique, de mettre en relation les désirs de devenir « lecteur pour de bon » avec les textes susceptibles d’indiquer les meilleurs horizons, c’est-à-dire ceux des possibles, des émancipations et des bifurcations potentielles, ceux qui éclairent sans épuiser le mystère. Bien sûr, il n’était pas un habitué, il n’habitait pas cette ville. Mais il eut les larmes aux yeux en lisant tous ces avis et ex voto (collections de petits miracles dus à la lecture au quotidien). Pourtant, elle était déjà bien âgée, il y a longtemps, du temps où il fréquentait encore Paris assez régulièrement ! Il n’y avait rien de surprenant à ce qu’elle soit morte. Il était frappé que ce décès puisse lui sembler s’être produit tout récemment. Il venait d’avoir lieu. Il était touché dans son être obstiné de lecteur, ce en quoi il consistait principalement et fournirait, du reste, une jolie épitaphe : « il fut lecteur ». C’est-à-dire toujours soucieux de se réinventer, d’entretenir dans sa subjectivité une capacité de réinvention que n’importe quel autre pourrait aussi mobiliser, qui pourrait s’investir en de plus vastes expériences, en commun, de réinvention du monde. Espérer malgré tout. « Comprenons qu’il faut s’attacher, pour réinventer notre expérience, à lire malgré tout :  c’est une façon de lier les humains entre eux et de les soulever contre la misère politique des subjectivités (qui revient aussi à la misère subjective des politiques). Chaque fois qu’on lit pour de bon, on effectue ce geste de recommencer quelque chose dans l’ordre du lien, du désir, de la pensée. (…) Comme Warburg, mais dans un sens plus urgent et radical encore, Benjamin fut un grand lecteur de temps : un lecteur malgré tout, qui savait percevoir les testaments cachés dans la « micrologie » des documents qu’il élisait avec génie pour mieux les lire et les relier avec patience. »  (p.175) En avait-il passé du temps dans les couloirs du ministère de la culture, de bureau en bureau, de hiérarchie en hiérarchie, de réunions en réunion, avec ses cahiers, son ordinateur portable, sa philosophie, ses notes de travail, ses budgets, ses phasages, ses feuilles de route, ses études de public, ses recommandations, ses études de public et de territoires pour convaincre les autorités de lui confier la création d’un centre de ressources dédié à la « lecture pour de bon », individuelle et collective, et lecture de toutes les images, qu’elle soient écrites, sonores, numériques, visuelles, plastiques… Que de temps perdu près des machines à café, revoyant et adaptant ses « slides », et puis, une fois introduit dans tel ou tel bureau, à radoter, à l’assaut du labyrinthe mental des fonctionnaires, impavides, se heurtant sans cesse à la barrière des idiomes : « nous ne comprenons pas vraiment où vous voulez en venir ». De part et d’autre de la table, on ne parlait pas la même langue. A un point tel qu’il se crût devenu idiot, incapable de manier sa langue maternelle, impuissant à énoncer la moindre idée transmissible. II consulta son médecin, fut mis longuement au repos et en analyse.

Quelle est encore, après ça, après cet épuisement à avoir essayé quelque chose, la force d’imaginer et de relier, d’entretenir l’illusion de pouvoir recommencer ? Oh, pas recommencer toute sa vie, bien entendu, mais initier des bouts de recommencement, ici ou là, sur tel ou tel fragment, rester en contact avec du recommencement, potentiel. Maintenir de la vie malgré son état d’échoué, dans son implication persévérante, au jour le jour, de lecteur et d’écrivant. Comment, pris dans le fatras de tous les éléments de l’échouage, sur une île de plus en plus réduite, renouer des fils de lectures, relancer l’imagination dans sa fonction de rendre possible des liens ? Il se plonge alors souvent dans les souvenirs d’une époque  – après les tentatives au ministère – où il endossa, furieusement, la peau d’un conférencier-militant-modeste. Un peu par hasard. Sur base de quelques publications confidentielles, il avait été invité par un atelier d’écriture à présenter son activité d’écrivant anonyme et à raconter la mécanique de son imagination, précisément, lui, écrivain raté, inconnu. Il avait alors entrepris de cartographier systématiquement son écologie subjective, l’univers enchevêtré de ses relations – avec des gens vivants, des disparu-e-s, avec des objets, des livres, des œuvres d’art, des plantes, des animaux, des saveurs – en tant que « nécromasse noétique » au sein de laquelle il vivait comme un ver de terre. Cette nécromasse, en partie personnalisée, en partie intégrée aux « communs de l’imagination » de l’humanité, il avait simplement contribué, comme tout un chacun, à l’oxygéner, à la renouveler, humblement, dans des périmètres réduits. Il avait été surpris de constater combien ce récit un peu brut séduisait et intéressait. Excitait l’envie d’en entendre plus. Peut-être précisément parce qu’il n’était pas un écrivain connu, reconnu ? Peut-être aussi parce qu’il donnait du sens et du prix au temps que chacun-e passe à imaginer, contrairement aux considérations répandues qui considère ce temps de l’imaginaire comme activité perdue, voire égoïste. Soudain, c’était utile pour soi, pour les autre. Cette invitation à parler l’avait complètement surpris et reprendre la parole avait exigé de lui une fameuse remise en condition. Il était en fin de carrière, son institution, ses supérieurs, ses collègues avaient veillé à ce que rien de ce qu’il avait appris au cours de sa vie ne trouve véritablement à s’exprimer, à se légitimer dans un partage. A la limite, de temps en temps, des accusés de réception polis. Et soudain, on s’intéressait à tout ce qu’il avait accumulé dans sa tête. On voulait que ça en sorte., que ça vienne stimuler la compréhension du monde, à l’échelle de quelques vies individuelles, au niveau de petits groupes de mise en commun. Faire circuler ce genre de connaissance intuitive qui aide à se réinventer, à se projeter en avant. Parce que le monde, désormais, n’offrait que peu de perspective, engoncé dans la crise climatique et la sixième extinction. Soudain, tout ce qu’il avait appris et théorisé en termes de médiation culturelle, les façons de s’emparer des sources de l’imagination pour mieux les répartir au sein des couches sociales et amplifier les possibilités d’agir sur le monde, soudain, cela intéressait quelqu’un. Venez nous en parler, s’il vous plaît ! Et il avait été encore plus surpris de l’empathie qui s’était installée avec son auditoire, de l’écoute attentive, des questions passionnées, des courriers qui suivaient, le remerciaient, lui confiaient des expériences, sollicitant des conseils, proposant des contrats de consultances. Voilà qu’à l’orée de la retraite, une nouvelle vie s’ouvrait à lui. A partir de là, il s’était plu à multiplier l’exercice, démarchant d’autres ateliers, des clubs de lecture, des centres culturels, des confréries du récit et de la narration, des cliniques de l’imaginaire, des écoles d’art, des maisons de retraite, des ateliers sauvages de rituels narratifs. Le bouche à oreille amplifiait le flux des invitations. Cela était devenu une nouvelle forme d’errance, sur le tard,  de salle en salle, de comité en comité, jamais de grandes foules, quelques dizaines ou une centaine de personnes passionnées, avides d’écouter et d’échanger. Une manière de faire autopsie et archéologie de son sentiment d’échec – « depuis mon premier jour il me semble avoir été voué à l’échec , malgré, souvent, la joie des options choisies »-  et forcément lui-même se retrouvant lové dans les poupées russes de l’échouage à l’infini, en échangeant avec d’autres individus présents au conférence, se reconnaissant en lui et différant à la fois. Et peu à peu, dans cet exercice de la parole – soutenue par un powerpoint en forme de cadavre exquis de citations d’auteurs, photos d’œuvres et de nature, extraits musicaux,  – il se réconcilia avec l’inachèvement fondamental de son existence, du fait de son enchevêtrement avec d’autres existences inachevées, toutes replacées, pourrait-on dire, dans la généalogie séculaire de cet inachevé, génétique  ! Une sorte de famille, quoi ! En exposant et explorant, en direct, face au public, les tenants et aboutissants, réels et fantasmés, de cet inaboutissement, il en tirait alors une force de proposition. Les premières fois, il s’appliquait à suivre un plan scrupuleux, des notes précises, linéaires. Avec la répétition des séances, le plan devint du par cœur. il glissa petit à petit vers la performance. Le stress était toujours au rendez-vous, le tract, la peur de tomber à court, le bec dans l’eau. Sur son ordinateur, sur sa table, il rassemblait des « outils », le matériel hétéroclite lui permettant de raconter, de monter et remonter tout son vécu, ce vécu qui, grâce à cet exercice, ne cessait de se révéler de plus en plus pluriel, submergeant, ressemblant de moins en moins au tracé d’une biographie claire et nette, à la maîtrise d’un trajet raisonné. La parole, le récit qu’il débitait semblait parler de moins en moins de lui mais de tout ce qui le traversait, ce qui l’avait modelé – et il faisait surgir, pour lui-même, les principes d’une mise en forme vitale dont il n’avait jusque-là jamais pris conscience. Il perfectionna le support de ses conférences. Il encoda dans son ordinateur près d’un millier d’extraits sonores et musicaux (il écuma sa discothèque et les plateformes de streaming, il sélectionnait surtout ces instants où la chanson démarre, prend corps, où la composition appareille vers ailleurs, soulève l’auditeur), plusieurs milliers de phrases ou bouts de phrases qu’il avait soulignées lors de sa vie de lecteur (il passa des jours et des jours à parcourir sa bibliothèque, fouillant les livres, repêchant des phrases qui l’avaient étonné, excité, questionné, des mots et des formules à chaque fois donnant l’illusion qu’une compréhension nouvelle s’ébauchait), des milliers de photos d’œuvres d’art prises lui-même lors de visites dans les galeries et musées du monde, œuvres qu’il était incapable désormais d’attribuer à qui que ce soit ais en quoi il reconnaissait des formes et des couleurs qui l’avait décontenancé et décentré, à tout cela il ajouta d’autres milliers de photos des paysages traversés, des présences des êtres qui lui avaient fait connaître les différentes formes d’amour et d’amitié, les présences animales et végétales qui le soutenaient au quotidien, lui offraient l’assistance d’un milieu.  Au début de chaque conférence, un algorithme sélectionnait un ou plusieurs documents de chacun de ces répertoires et les associait en constellation. A partir de là, il brodait, il recherchait et exhumait ce qui l’avait lié à ces choses et à quoi elles le liaient. Il découvrait sa vie, exhumait le vivant tel qu’il avait palpité en lui, de l’organique mêlé à d’autres organismes, symboliques et charnels. Voilà à quoi il avait toujours voulu que serve la médiation culturelle : à en finir avec la distinction, au sein de l’homme, entre la part organique, intégrée à la nature, et la partie culturelle, « civilisée », au-dessus de la nature. Dans ses conférences, il mettait à sac, en jubilant, le dualisme à l’origine de la destruction de la nature. De quoi encourager la bifurcation tant attendue. Il improvisait. A tâtons, d’abord craintif. Lui, mutique au long de toutes les journées que Dieu fait, l’inapte au bavardage, le taiseux maladif, prenait de l’assurance devant son public, il trouvait le fil, les bons enchainements, le jeu des correspondances le prenait, le guidait, il partait à l’aventure, se métamorphosait en orateur. Il décollait. A ce moment, il voyait les yeux pétiller devant lui, les oreilles s’agrandir, les bouches s’entrouvrir comme s’apprêtant elles-aussi à raconter ce qu’elles ignoraient encore. Il vivait une sorte de transe s’exposant à des chutes abruptes, des fins sans queue ni tête. Mais précisément, il aimait ça, et s’était rendu compte que c’était attendu, comme marque du non-calculé, de l’absence de manipulation dans ses conférences. Du reste, il en avait terminé avec le principe de la conclusion. Il confiait à son minuteur électronique la tâche de lui indiquer quand son temps de parole était échu. Il s’arrêtait net. Alors, il y avait un silence, on se regardait, on se frottait les yeux et on riait. Le tract était toujours au rendez-vous, avant la première parole. Toujours à cet instant il pensait à Bernard Stiegler sur scène. Sa voix particulière d’ouverture, posant les thèmes  philosophiques comme un musicien indien. Installe les clés de son raga. Puis la voix prenait de l’assurance et c’était parti. Toujours la peur que le cerveau ne suive pas, tombe à court, perde sa faculté à flairer les correspondances. Le tract se muait en adrénaline. Et puis une fois, cela se produisit, bien avant le terme de la causerie. Il était enfoncé profondément dans le dédale de son récit, loin, exalté par une confusion entre passé, présent et futur, entre ce qui venait de lui, de sa subjectivité et ce que d’autres existences y greffaient. Soudain, il ne sut plus ce qu’il était en train de dire, incapable de se situer dans les images et les mots de son débit, impuissant à identifier le lieu et le temps où il se trouvait. Il resta interdit, paniqué, ne reconnaissant ni la salle, ni le public, ni le jour, ni l’année. Tout ce que portait jusqu’à présent son récit, tout ce que celui-ci charriait, soudain indisponible, absent, reparti dans un tourbillon. Invisible et silencieux. Un blanc. Il s’éveilla et, en bégayant, entreprit de décrire la panne qui venait de se produire. Il eut peur de ce malaise. En même temps, cet accident l’excita, quelque chose d’imprévu jaillissait du récit même. L’accident restait en embuscade. Il multiplia les conférences espérant avidement que se reproduisent de telles pannes parce qu’elles procuraient un étrange bonheur, loin de tout, une merveilleuse suspension, celle d’une mécanique cassée, rompue, escamotée, mais qui va resurgir ailleurs, à un autre moment. Ce qu’il racontait s’apparentait de plus en plus à de la fiction. Il dérivait. Ca sortait du lit de ce qu’il avait écrit, ça n’appartenait plus vraiment à ce qu’il avait vécu, mais c’était ce qu’il était en train de vivre, à l’instant, ce que la vie en tout es organes était en train d’écrire, oralement, en direct, sur scène. D’imaginer, invoquant désormais ce qui allait venir, continuellement, recommençant à décrire ce que son imaginaire avait ouvert et lui ouvrait encore comme possibles, explorant toutes les pistes de digression, d’échappées. Et à force, piétinant, radotant. Il prit peur et effraya les autres, n’allait-il pas un jour disjoncter pour de bon et rendre l’âme lors d’une de ses prestations de plus en plus hachées et frelatées ? Il lui en reste un fameux vacarme, lointain, résidus de transe dont il essaie, depuis sa retraite silencieuse, d’extraire des formules, des images, des échanges, hanté par les visages qui écoutaient, les voix qui l’interpellaient, se glissaient dans sa trame verbale, les yeux qui entraient en contact. Brouhaha inspiré, hétérogène, qu’il fouille à la manière d’un archéologue remuant délicatement un lit antique de tessons de poteries.

Parallèlement, il eut des sensations similaires, des absences – dans le sens d’être enlevé, transporté ailleurs par des forces inconnues, masquées, puis remis à sa place – mais à vélo. Dans l’enchevêtrement des chemins qu’il parcourait inlassablement, en tous sens, jour après jour, décrivant des cercles, des ellipses tout autour de sa maison et de son jardin, depuis des années, mimant, en somme, l’enchevêtrement mental des motifs qu’il ne cessait d’égrener, de parcourir, d’écrire, à la recherche d’un apaisement spatio-temporel. « Cette expérience de l’enchevêtrement est tout en même temps visuelle, spatiale, émotionnelle et temporelle. L’entrecroisement des chemins, c’est au bout du compte l’anachronisme des temps : c’est l’inquiétance fondamentale mais, aussi, la fécondité principale du temps à l’œuvre. » Soudain, le nez dans le guidon, concentré sur la cadence des jambes, jetant de temps à autre un coup d’œil circulaire, il ne sut plus où il était, il ne reconnaissait ni les champs, ni les arbres, ni les talus, ni les maisons, ni le tracé de la route, ni le macadam, ni le ciel, ni les nuages, ni la météo. Il avait été téléporté sur une autre trajectoire. Perdu. Un vertige, une nausée, il allait s’arrêter, sortir son téléphone, appeler (qui ?). C’était atroce et excitant. Un ouragan lui vidait les neurones. Un tourbillon balayait tout ce qu’il avait sous les yeux. Était-ce la fin, gouffre ultime ou passait-il dans le champ magnétique de forces tourbillonnantes remettant à zéro toutes ses traces, sa mémoire, son bagage et le tournant vers un mystérieux recommencement ? Pourtant il savait que ce qu’il éprouvait était irrationnel. Il n’avait pas quitté ses circuits routiniers, il était passé là des centaines de fois. Justement, comme si à force d’y revenir, tout s’effaçait, s’usait. Il n’empêche, le « blanc » le faisait paniquer. Il ne reconnaissait rien et c’est précisément cela, comble de l’étrangeté, qui l’envahissait d’un déjà vu béant. Comme si une force impérieuse l’avait dévié pour qu’il se trouve dans ce no man’s land du trop connu pour un rendez-vous fixé depuis toujours avec quelque chose ou quelqu’un de non identifié. Que se passait-il au niveau de son cerveau ? Quelles entités cherchaient à en prendre possession, à l’en éjecter ?  « Il y aurait des occasions, des lieux où s’entrecroisent plusieurs voies du temps, plusieurs voix de notre histoire. C’est là qu’adviennent les sensations de déjà-vu. En chacun de ces lieux, écrit benjamin, « on pressent qu’on devra un jour y aller chercher quelque chose d’oublié ». ce qu’il appellera dans un autre fragment d’Enfance berlinoise, « un coin prophétique où il semble que tout ce qui en réalité nous attend encore est déjà passé ». » (p.512) Désemparé, il continua en roue libre, craignant de basculer, perdre l’équilibre, fermant les yeux, avec l’ultime sensation d’avoir dépassé irrémédiablement le carrefour où il aurait dû bifurquer. Chaque fois, ça le prenait pas surprise, aucun signe avant-coureur, et chaque fois, cela devenait plus grave. Quelques fois, il dît sonner à une porte, arrêter le tracteur d’un fermier, s’enquérir de l’endroit où il se trouvait. Puis, tout redevenait normal, par enchantement, les désarrois se muaient en délices. Juste les jambes encore un peu flageolantes d’avoir traversé un danger terrible. Il ne se retrouvait pas entier, d’emblée. D’abord, il flottait, disséminé. Une sorte de squelette-ouïe très étendu, flottant, captant des sons proches, lointains, d’aujourd’hui, d’hier. Et il tendait l’oreille, écoutait comme on fait après le passage d’une tempête, histoire de vérifier que les repères sonores d’une relative normalité prennent le dessus, rassurant à l’individu quant à sa place parmi la narration bruitiste d’un monde immédiat, bienveillant. Écouter, longtemps, fut l’essentiel de son ancien métier. Un organe et un sens forcément aiguisés. 

S’il devait se représenter les nervures organiques qui le tiennent ensemble, cela ressemblerait à certaines installations sonores qui captent et rendent perceptibles les vibrations intimes des matériaux et des vies minimales, à l’instar, par exemple, des dispositifs de Tarek Atoui. Des ramifications. Des circuits dont il est impossible de définir, à partir de ce qui y entre au point A, ce qui en sortira au point B. Ca circule. Ca crée de nouvelles ondes mais aussi ça subit l’entropie, ça intègre la dissipation, la perte. Le bassin d’une fontaine, en pierre taillée, brute. Une vasque de verre. Un seau en métal. Une céramique sans âge. Une cymbale sur un bac en plastique ou un abreuvoir minéral. Une caisse claire, des objets automates à remonter, qui vibrent sur la peau tendue. De l’eau qui coule ou simplement affleure, perle. Des capteurs scotchés au creux des matières et objets – façon stéthoscope sur la peau, glissant sur la cage thoracique protégeant le soufflet  vital et ses arythmies-, des câbles qui courent, se rejoignent, se tressent. Des fluctuations cosmiques. Des platines, des microsillons et leurs gravures de visions musicales du monde. En principe quiconque peut décider d’écouter tel ou tel disque, voire apporter ses propres plaques qu’il aurait envie de voir et entendre interagir avec l’installation, se greffer, via sa discophilie, sur le circuit déjà multiple. De tout cela, une rumeur indistincte, discrète, qui évoque cette espèce de brouhaha constant, diffus, ténu, qu’il garde dans l’oreille, de la même famille que l’océan audible au fond du coquillage. Ou cette sorte de continuum apaisant et exaltant que l’on capte en marchant longtemps dans les bois et les champs, un léger torchis sonore qui assemblent les vibrations de l’air, tant audibles qu’inaudibles, les ondoiements de feuillages, le ruissellement des eaux de surface ou souterraines, les imperceptibles éboulis de pierre et de terre au passage des multiples corps invisibles – conséquents ou infimes. Les pièces de Tarek Atoui puisaient une force particulière de voisiner avec les œuvres de Danh Vo, silencieuses. Un Christ en bois du XVI siècle, coupé en deux, fourré dans une valise industrielle en métal, entrouverte. Un morceau de mémoire collective, historique, dans un bagage individuel à roulettes. L’héritage culturel voyage, franchit les frontières temporelles et leurs échelles de valeur, se transforme au fil des appropriations. Outre le commerce illicite d’objets d’arts –rappelant le marchandage dont fait l’objet les pièces à conviction de tout pseudo-enracinement culturel et religieux – cela évoque aussi ces fameuses valises de magiciens qui y découpent une femme enfermée, produisant de médusantes illusions : celles d’un corps manifestement scié, là sous les yeux, mais que l‘on sait toujours entier, ailleurs, dans la vraie vie mise de côté. De même que Tarek Atoui relie les vibrations de ce que l’on n’entend pas, choses du passé et objets du présent interconnectés, Danh Vo organise des sculptures qui conjoignent présences immémoriales et corporéités actuelles, silhouettes universelles et membres fétiches singularisés, comme provenant d’une même chair. Des marbres antiques, suggestifs ou exemplatifs des canons masculinistes, s’associent aux moulages en bronze des jambes de son partenaire. Un bloc de marbre brut jouxte des fragments figuratifs, incluant des formes fantomatiques ou reste nu, seul, simplement patiné par le temps, suaire minéral et en 3D des siècles écoulés. Le tout, posé ensemble, rassemblé ou attendant des déménageurs. Les morceaux de statues tronquées ne tiennent pas par elles-mêmes. Elles se dressent dans des coffrages sommaires en bois de construction, mobilier de démonstration et de protection, sortes d’échafaudages qui évoquent les structures mentales par lesquelles on aspire les images du passé, pour les remettre à flot, les maintenir en surface, les restaurer. Formes d’existences naufragées, échouées hors de l’oubli, miraculées. L’échaudage, ainsi, est peut-être la partie principale, la syntaxe plasticienne qui prime. L’artiste recourt aussi au réfrigérateur, mausolée portatif où pendent jambes et pieds du même partenaire, suspendus dans le vide intemporel, évoquant ceux d’un crucifié, d’un corps cultivé, adoré. Le frigo est aussi l’outil où l’on conserve ce que l’on projette de manger, de s’incorporer. Le rapprochement de ces différents matériaux et témoignages, réels et oniriques, concrets et intangibles, communs et exceptionnels, révèle que, tel qu’il nous traverse, «  le temps n’est lui-même qu’un entrelacs, un nœud d’anachronismes ou, plus généralement, d’hétérochronies » et crée des convergences au sein du disparate, rapproche celui qui regarde des phénomènes de la « coalescence, donc l’impureté, des divers modes d’appréhension du monde » et tout le perçu face à ces entrelacs fait qu’il se sent « porté, emporté par des latences, c’est-à-dire des sous-jacences actives, des possibilités temporelles, ces mouvements de l’être-à qui sont les mêmes mouvements mêmes du désir» (p.415), entretenant l’illusion (valise à découper l’objet du désir !) que recommencer reste de l’ordre du possible. Si pas pour lui-même, pour d’autres, c’est une énergie commune.

Pierre Hemptinne

Le bouton de rose dans le marbre

Fil narratif à partir de : Myriam Louyest, installation dans le salon royal de la gare centrale (Bruxelles) – Miguel Benasayag et Bastien Cany : « Les nouvelles figures de l’agir. Penser et s’engager depuis le vivant », La Découverte 2021 – Roberto Calasso, « Le chasseur céleste », Gallimard – Jean-Christophe Cavallin, « Valet noir. Vers une écologie du récit », José Corti – Libération : « Le bijou d’anus, joaillerie de luxure » – Un jardin, des souvenirs…

Il revient du potager. Enfin, de l’ancien potager en terrasses, engoncé dans la montagne et la forêt, progressivement retournant à l’état de nature, la forêt gagnant du terrain, les murets de pierres sèches s’éboulant inexorablement, imperceptiblement, peut-être ne s’agit-il pas d’effondrement proprement dit, mais d’une transformation en autre chose, mélange de pierres et de traces de l’activité humaines, de végétations envahissantes, d’habitats d’insectes, de rongeurs, d’oiseaux, de reptiles. La zone potagère, plus exactement, était un agencement de parcelles individuelles, correspondant aux différentes maisons du hameau, imbriquées les unes dans les autres, la plupart actuellement abandonnées ou vivotant avec l’une ou l’autre habitant vieillissant, certaines se réveillant au moment des vacances. Il n’y a plus rien semé depuis des années. Les légumes cultivés autrefois poussent, mûrissent, se resèment. Cela, pour certaines variétés, depuis des propriétaires précédents, plus ou moins lointains, traces de générations disparues. Ce qui fait que, cherchant parmi les plantes sauvages, il récolte des légumes dispersés, poussant spontanément, sans culture. Il ne travaille plus le potager, celui-ci est devenu un espace de cueillette, il renoue avec les gestes du cueilleur – ceux-ci remontent en son organisme, naturellement, comme vestige primitif prêts à reprendre du service. Expérience d’une toute autre temporalité – la subsistance par la cueillette remontant à des époques très antérieures ! – , il bascule  donc, à certains moments, véritablement, dans d’autres rythmes, d’autres rites. « Quand nous coucherons dehors, quels nouveaux récits inventerons-nous ? » (Jean-Cristophe Cavallin) Il n’en sait toujours rien. Il y est pourtant, dehors, jour et nuit, niché sur sa terrasse customisée en cabane, en abris nomade arrimé aux briques d’une carcasse-maison. Il a posé sur la table des feuillages de fenouils, des poignées de feuilles de tétragone et de roquette, des carottes biscornues. Assis devant un café, il rumine sa relation au temps, aux espaces. Il s’y retrouve de moins en moins, parfois angoissé, parfois jouissant de ce lâcher-prise total, en roue libre. Il s’arrête à sa relation étrange, déstabilisante, faites de convergences et divergences entre paysages réels et souvenirs de paysages. Où est la carte, où est le territoire ? Le trouble surgit chaque fois qu’il se remémore ou qu’il rêve être en train de pédaler ou survoler telle ou telle contrée. Réminiscence d’émotions réelles éprouvées jadis ou fuites dans des pays imaginaires (fabriqués à partir de sensations vraies, enregistrées) ? Il se rappelle comment, dans le monde de là-bas d’où il s’est exfiltré – et auquel il pense pouvoir toujours adhérer, au cas où, grâce au smartphone exposé au mur, sous vitre, avec une batterie de rechange, à la manière d’une bouée de sauvetage -, l’invasion numérique avait peu à peu brouillé embrouillé toutes les données situationnelles. « … loin d’incarner un quelconque projet de connaissance, la promesse des technoprophètes de rendre le monde transparent à lui-même porte en elle cette vieille haine de la vie propre aux métaphysiques centrées sur l’au-delà. Les techniques numériques ne cherchent pas à discipliner ou à contrôler les territoires depuis l’extérieur. Ce qui explique d’ailleurs la difficulté d’identifier de véritables espaces de conflictualités. Elles s’en emparent, les transforment et les disloquent depuis l’intérieur. Rien ne semble s’opposer à la numérisation, car elle-même ne s’oppose à rien. Elle internalise tout, en niant toutes formes d’altérités et d’identités singulières. Tant et si bien que ce n’est pas la carte qui domine le territoire, mais le territoire qui finit par se dissoudre en elle. Dans son ambition délirante d’un monde totalement transparent, l’idéologie du « tout informationnel » écrase non seulement les singularités propres au vivant et à la culture, mais elle s’attaque aussi à nos possibilités d’agir de penser, d’aimer… Bref, d’exister. » (Benasayag/Cany, « Les nouvelles figures de l’agir »). Dans quel temps, quel territoire, quelle carte existe-t-il ? Chaque fois que ses pensées rôdent dans ces parages troubles – affectés probablement par la quantité de cellules neurales perdues -, il se retrouve mentalement dans un même décor, bien spécifique, où s’agencent tous les éléments de ces réflexions. Un décor symbolique mais correspondant à un espace, un lieu et un moment précis où il fut, réellement. Le décor d’une expérience qui engendra de nombreuses digressions dans son imaginaire. Le début de quelque chose. Une installation artistique dans une gare de la capitale, au cœur d’un flux incessant trains, de voyageurs, de navetteurs, de sans-abris faisant la manche, d’annonces micros sur les arrivées et les départs, les retards, les annulations, les changements de voies, les défaillances techniques, les gens sur les voies, les accidents de personne, les recommandations sanitaires, les alertes aux pickpokets. Dans cette fourmilière, contrastant avec les aléas qui font l’inconfort structurel des voyages et la déliquescence des chemins de fer souffrant de la perte de puissance du pouvoir public, un sas immobile, où tout s’arrête. Où tout s’est arrêté depuis très longtemps. Y entrer n’est pas vivre la sensation du présent figé, mais de plusieurs passés immobilisés, embaumés, ainsi que le futur. C’est au centre de l’architecture ferroviaire de Victor Horta, comme un coffre-fort taillé dans le marbre, un Salon royal, dérobé, dont l’existence est ignorée de quasiment tous et toutes. Salle d’attente théorique pour les membres de la famille royale et leurs invités diplomatiques. Salon qui ne fut presque jamais utilisé, une sorte de vue de l’esprit, une réalisation dépouillée et luxueuse, minimaliste et miroir du pouvoir hiératique, une bulle dans la pierre, superbe vacuité, fascinante comme toutes les choses belles, brillantes, sophistiquées qui semblent n’avoir aucune raison d’être, « chues de nulle part ». Mais, en l’occurrence, malgré un magique anachronisme, ne faisait que rappeler que nous vivions dans une monarchie. L’ouvrir et le visiter, cela s’apparentait à ces expériences où l’on enterre des objets d’aujourd’hui pour que des êtres futurs les découvrent un jour et s’interrogent sur le design mental de notre vie, ou ces recherches extrêmes de l’autre qui consiste à envoyer dans l’espace un satellite contenant des livres, des enregistrements, des preuves de notre civilisation adressées à d’hypothétiques autres civilisations. Entrer en relation avec l’inconnu, laisser des traces et des messages pour l’improbable. Imaginer ce qui traverse l’esprit de ceux et celles qui déterrent, captent le satellite et en inventorient le contenu. C’est là, c’est ça, que l’artiste invitait à découvrir, en pénétrant en ce bijou hors du temps, la crypte monarchique complètement creuse, en y éparpillant avec soin, un chapelet d’œuvres discrètes, soignées et en harmonie avec les matériaux du salon, autant de signes permettant une lecture, un cheminement dans les significations de l’espace clos. Les œuvres pouvaient donner l’impression de faire partie de l’aménagement, avoir toujours été là, être les restes des quelques visites, lointaines, qui s’étaient produites et avaient été interrompues par l’arrivée d’un train ou d’un chauffeur du palais. Des objets oubliés par les derniers voyageurs ayant séjourné dans cette salle des pas perdus hors du commun. En harmonie, mais écrivant une subtile désynchronisation, désincarcérant les différents éléments du décor de leur gangue exclusivement royale, se réappropriant cette part de royauté pour un récit plus démocratique. Détournement de l’autorité. 

On entrait sur rendez-vous, masqué, après s’être lavé les mains au gel, ou en exhibant un passe sanitaire. On était admis en nombre limité, gestes barrières obligent. Comme l’espace était relativement réduit, on pouvait y séjourner quelques temps en toute intimité, avoir l’impression de posséder ce salon à soi. Il était exceptionnellement accompagné d’une jeune amie, avec qui il venait de déjeuner et boire pas mal de vin. Ils devaient ensuite prendre le train, rouler assez longtemps, pour rejoindre des lieux sauvages, isolés.  Quand le service d’ordre leur fit signe, il s’engagèrent entre deux murs de marbre splendide, impressionnant, deux immenses presse-papier qui le fit se sentir très mince, sans poids. Deux falaises-miroirs. Sans doute est-ce à ce moment qu’une distance s’établit entre lui et sa compagne. Car, de son côté, il entrait de plein pied dans l’irréel car la pierre – trop splendide, trop incroyable – semblait impalpable. Le dessin de ses veines évoquaient d’immenses ailes diaprées, palpitant faiblement – ou palpitation très lointaine -, alignées et se mirant en haie d’honneur. Le dessin des veines du marbre donnait le vertige. Comme sans limite, il s’affirmait comme tracé méticuleusement, volontairement, par les entrailles de la pierre, celles-ci possédant dès lors une capacité de langage esthétique immémoriale. Cela ne semblait pas une production géologique aléatoire et révélait de façon probante une fascinante géographie intérieure, ignorée des humains. Un pays perdu. Une promesse d’une nouvelle terre. Comme vue de très haut, une ramification de fleuves et les branchies d’immenses forêts émergeant de profondes banquises. Il perdit plus ou moins tout contact rationnel avec son amie. Ils échangeaient bien des regards, des mimiques, mais respectant le silence, chacun vaquant dans cet appartement momifié à son propre rythme, chacun submergé par des émotions trop singulières et individuantes. Chacun dans sa bulle, flottant dans leurs imaginaires respectifs à la manière de cosmonautes dans leur navette spatiale, jouissant de leur connivence abstraite, sublimée. La dernière, peut-être. Se rappelant les visites qu’ils faisaient autrefois dans divers lieux d’art. Ils n’étaient plus que les ombres de cette époque. S’étaient-ils réellement retrouvés ? Il était vieux, resté trop longtemps à l’écart de tout., comment pouvait-il réellement se raccrocher à ce qu’est devenu ce qui fut, renouer ? Sur la table aussi raide que celle d‘un quartier général enfoui dans son bunker, de vaste cartes d’état-major étaient étalées, avec crayons et gommes, une configuration d’une séance de travail. Il s’approchèrent. On eut dit des topographies naissantes, des relevés en cours, incomplets, des courbes géologiques hypothétiques, des tracés de routes et chemins en suspens, des lacets fluviaux dans le vide, des agglomérations esquissées. Un paysage vierge. L’ébauche d’une région, un bout de pays à explorer, contrastant avec la conviction que toute la planète a été cartographiée, qu’il ne reste plus aucune contrée inconnue. Là, soudain, cette table et ces plans réinjectaient de l’inconnu dans la perception du monde. Enfin, là, dans cette salle d’attente, retrouver une destination inconnue, une vraie raison de monter à deux dans un wagon pour se laisser emporter. Leurs mains s’effleurèrent, cherchant à saisir quelque chose de cette cartographie fantôme, de caresser ces contrées à inventer, inspirées par les veines du marbre. S’immiscer dans ce pays de chair marbrée. Ils reprirent leur exploration chacun de leur côté. Les gardiens s’étaient absentés, en discussion animée à l’entrée. L’écho de leurs voix parvenaient déformées par la distance, sons d’une autre réalité. Des fragments d’œuvres avaient-ils, oui ou non, été dérobés ? Pour en avoir le cœur net, il fallait que l’artiste vienne procéder avec eux à un inventaire scrupuleux. Qui pouvait lui téléphoner ? (…) Il s’arrêta devant l’horloge arrêtée au pied de laquelle gisaient les fragments d’une comète de verre, collision de plusieurs temporalités. C’était le signe que l’autorité de l’horloge définissant une seule ligne du temps à partir de laquelle le vivant est censé se synchroniser s’était arrêtée, à un moment. S’en était-on rendu compte ? Était-ce le signe d’une nouvelle liberté ou l’impact d’une autre forme de « prise en otage » du temps comme commun à organiser au mieux? L’étoilement du verre au sol lui sembla symboliser une rupture ancienne entre lui et le rythme du réel, le refus qu’il exprima de continuer à subir l’emprise de la temporalité numérique sur les conduites humaines, la colonisation progressive et totale du temps de vie par les machines, la production de cette « accélération » instrumentalisant de plus en plus les pensées, les gestes, jusque dans la moindre intimité, posant les conditions environnementales d’une mutation de tous les organes vitaux. Ce qui l’avait poussé à s’exiler sur sa terrasse cévenole comme sur un ultime îlot préservé (illusion, évidemment). « Les artefacts technoscientifiques qui nous sont aujourd’hui présentés comme la vie et l’intelligence artificielle sont évalués en fonction de leur capacité à réagir dans la synchronie de l’instant. Or, plus les appareils technologiques interagissent dans un présent instantané, plus en réalité ils s’éloignent du vivant. Cette temporalité complexe, dont le temps linéaire n’est qu’une des dimensions, détermine un espace virtuel d’intimité avec soi-même au sein duquel se déploient les processus d’autoaffection du vivant. Les diverses tentatives pour coloniser cet espace d’intimité par les rythmes de l’horloge ont toujours des conséquences délétères. Ignorer les liens subtils entre les rythmes du vivant et les rites qui en sont l’expression symbolique, individuelle ou sociale, conduit inévitablement à cette promiscuité qui attaque et élimine cette intimité propre au vivant. Dans la dimension humaine, ce phénomène de promiscuité prend la forme de ce vécu angoissant d’une supposée « accélération du temps ». Cet énoncé n’est finalement pas autre chose que l’expression de la colonisation de l’intime par la promiscuité fonctionnelle :ce n’est donc pas le temps qui s’accélère, mais bien plutôt nos dimensions d’existence qui se réduisent. » (Benasayag, 140)

Où était son amie ? Était-elle sortie ? Avait-elle trouvé un passage secret ? Il la retrouva dans le cabinet de toilette. Penchée sur l’évier, elle se scrutait dans le miroir, tendue, sur la pointe des pieds. Elle apercevait dans le miroir devant elle son image vue de dos renvoyée par le miroir derrière elle. Un instant, il se souvint des chambres d’hôtel où ils se rejoignaient. Quand son regard rencontra le sien dans la glace, il sût qu’elle revoyait les mêmes scènes d’intimité. Il y eu une sorte d’arrêt. Tous deux fixant leurs reflets les regardant. Comment me voit-il ? Comment me voit-elle ? Si proche et contemplant comment ils s’échappent l’un à l’autre, pris sous l’effet d’un regard venu de nulle part, fait de la fusion de leurs yeux emmêlés, de leurs reflets fusionnés, atomisés par « ce regard qui révèle la suprématie inaltérable de l’absence sur la présence. » Suis-je ici, est-elle là ? Mise en abîme de leur désir, exacerbé dans leurs reflets, inatteignable. « Dès lors, qui regarde le regard devient un autre par rapport à nous, mais qui habite en nous. Nous dépendons de lui. Mais nous ne pouvons pas nous confondre avec lui, parce que, au moment où nous devenons cet autre, il se forme aussitôt un regard qui nous regarde devenir autre. Le processus peut recommencer, à l’infini. Ce qui nous gouverne pendant que nous regardons, c’est ce qui nous échappe pour toujours. Mais c’est aussi ce qui pour toujours nous accompagne. » (Calasso, p.466)

Pourquoi la luminosité du luxe – or, marbre, miroir – associée à la présence d’une grâce féminine confère-t-elle au lieu le statut d’un cadre imputrescible, alcôve où règne une éternelle jeunesse, où l’on échappe aux contingences du quotidien qui usent, altèrent et décomposent inexorablement ? Antichambre d’immortalité. Puis, à la manière d’un dérapage ou d’une attaque cérébrale fulgurante, tout alla très vite, à tel point qu’il n’eut jamais la certitude, par après, que cela eut lieu pour de bon, doutant être capable d’une telle rapidité transgressive. Était-ce d’anciens gestes familiers revenant le posséder ? Surtout ils n’en parlèrent jamais explicitement, cela fut englouti, selon les règles particulières de leur relation, pour que ça reste brut, entier, inexpliqué, inatteignable, protégé, là où ça s’était produit. Pour sentir que ce qui les rapproche est ce qui, fusant d’eux-mêmes, leur échappe pour toujours. Il avait toujours veiller à sauvegarder la part de mystère, parfois jusqu’à l’absurde, ne plus se reconnaître. Il repéra un objet incongru, pas du genre que l’on s’attendait à trouver là. Cylindrique, presque invisible, mimétiquement confondu avec la tablette de marbre. De même matière, de même apparence. Marbre poli, aussi fin et doux que la soie, révélant sa fine résille de veines gris bleu. Il aperçut l’objet caché – comme la lettre volée – probablement parce qu’un désir le lui faisait chercher là. Incapable de le nommer, la reconnaissance et l’action, vives comme l’éclair, furent simultanées. Il saisit l’objet comme un rapace fond sur sa proie, de l’autre main il remontait la mini-jupe et abaissait l’élégante culotte brodée. Il écarta les globes de chair nue – il enregistra avec une précision folle, fulgurante, les moindres différences par rapport aux fesses qu’il avait caressées il y a des années, apprécia leur plasticité mûrie, retrouvant aussi des odeurs, des résurgences de touchers – sa main armée de l’objet ressemblant à une toupie plongeant dans la raie et enfonça le bijou anal – marbré et surmonté de froufrous d’une rose vieil or, fronces florales sur fronces d’anus  – directement dans son ogive chaude. Il fut surpris de la facilité et de la réceptivité immédiate, sans heurt. Ils étaient donc faits pour ça, assortis pour ces échanges et transmissions ? Dans le miroir, le visage de son amie était pétrifié, submergé d’une émotion trop forte, au début indéfinissable, peut-être douloureuse, contrariée, mais virant au rayonnement de bonheur complet. Le cou tendu, les épaules extatiques comme une femme ravie qu’on lui place un nouveau collier de prix. Déjà culotte et jupe étaient remises en place, personne n’avait rien vu, hormis une éventuelle caméra de surveillance. Il se tenait encore contre elle. Sa main chercha sur la tablette de marbre un autre objet similaire pour qu’elle puisse effectuer une réciprocité. En vain. Elle comprit la quête, sourit – dans le miroir – en direction de « ce regard qui révèle la suprématie inaltérable de l’absence sur la présence », lui fit comprendre que ce n’était pas indispensable, elle serait ornée pour deux. « Baptisé «bouton de rose», son bijou s’introduit dans l’intimité anale comme n’importe quel suppositoire… à une différence près : son extrémité dépasse et scintille dans la raie des fesses. Trublion pince-sans-rire, Julian Snelling se définit comme un «artiste d’anus», un créateur de haute joaillerie pour ne pas dire de joyeuserie. (Libération) Elle avait en son fondement un prélèvement de tout ce pays imaginaire, lointain, de ces contrées vierges dessinées dans les horizons veinés du marbre. A l’occasion de leurs retrouvailles, ils avaient évolué seuls dans le mausolée d’un salon royal et grâce au travail d’une artiste s’emparant de ce que racontent les matériaux, avaient caressé l’esquisse de nouveaux horizons où se propulser, renouant avec la sensation qu’il leur restait à se confronter à du vide, de l’inconnu, des voyages à faire. Ils quittèrent le salon. Il dut courir pour avoir son train, il n’en pouvait plus, il devenait urgent de filer vers sa cachette. Un dernier baiser, rapide, des signes de part et d’autre de la vitre, elle courut sur le quai quand le train s’ébranla, ravie de serrer dans son sphincter cet objet précieux placé par lui. Le lui signifiant. Il sombra, s’endormit. Il rêva. Il était blotti dans les entrailles de son amie, compacté, toupie pivotant lentement entre les parois chaudes, souples. Puis, elle était allongée et il adorait des deux mains les fesses de marbre reposant sur ses genoux, s’extasiant de leur malléabilité. Enfin, tout revenait à sa place, un monde parfait l’entourait, sa croupe redevenue le centre de sa galaxie. Il maniait le « bouton de rose » délicatement, se gardant de retirer cette bonde qui maintenait son imaginaire en place, en elle. Mais à présent agenouillée, elle extirpait doucement, lentement, le bijou anal et le portait à sa bouche. Alors, comme un voile ou plutôt une vague, jaillissait une vaste peau marbrée, diaphane, qui traversait les distances les séparant et venait le balayer de plus en plus profondément dans son sommeil ferroviaire, prenant les teintes peu à peu d’un cauchemar, en sortirait-il de ce sommeil marbré ?

Pierre Hemptinne

Les fuites harmoniques

Fil narratif à partir : Emma Van Roey, 233 kilo 2u05’, Isabel Carvalho, Langages Tissés, Centre d’art Le Lait Albi ( œuvres : Des vagues de bonnes fortunes. La littérature sauvée de la mer et des feux. Quel privilège ! – L’interminable mèche de tous les livres brûlés. Les cendres restantes nous mènent à nous questionner : quel était donc le danger de leur existence ? – Vecteur 2. Physiologie de la voix : Trachées & glottes – L’esthétique du chant, la Transfiguration de Sainte Cécile. Les foulards sont comme des pièces de vêtements ornementaux contenant la promesse d’une expression collective plus adaptée.) – La photo d’une rêveuse – Christian Prigent, Chino au jardin, P.O.L – cols et nuages en Ariège…

C’est sa source de légèreté autant que son leste dépressif, ne revoir sa vie que comme autant de précipités précaires, aléatoires, ce qui les relie entre eux trop ténu, arbitraire, parfois, oui, « sautant aux yeux », souvent introuvable. En eux-mêmes, chacun de ces instants hésite entre consistance et inconsistance, paraître ou s’effacer, épousant la sensation que l’on éprouve à prendre du sable entre les mains, fugace promesse de forme, malléable, qui, aussitôt ses grains rassemblés, coule vers l’informe. Attraction irrésistible et irréversible. Dans ces flux et reflux ordinaires, son activité aura consisté en la tentative de retenir, de faire tenir ensemble, avec des bouts de ficelle, quelque chose qui soit « lui », tout en agrégeant ce qui de cette parcelle individualisée aura été commun à tout ce qui l’entoure. S’il cherche à se figurer cela mentalement, aussitôt, resurgit une installation d’une jeune artiste, Emma Van Roey – jeune à l’époque où je découvre cette œuvre, moins aujourd’hui. Ce n’est pas une question d’interprétation ou de compréhension après coup de ce que lui suggérait la création plastique, non, dès qu’il la vit, il dit « c’est à cela que ressemblent le journal de ma vie ». L’œuvre, circonscrite aux dimensions du lieu d’exposition, il la projette en lui comme infinie, une paroi blanche indéterminée, vierge, où s’agrippent des « moments » selon toujours le même processus et combinaison : une planchette de bois, du sable, des fils de couleur (bleu, rouge, vert, orange…). Ils se ressemblent et sont tous différents, singuliers. Pas deux planchettes les mêmes, parfois des morceaux de bois massif, parfois des récupérations de menuiseries ou des compositions. Le tracé des fils n’est jamais semblable, il ne correspond pas à une tentation répétée de ficeler les choses selon la même technique, non, ils entourent, traversent, jaillissent, tendus strictement ou en guirlande.  Parfois ils jaillissent de la masse sablonneuse en pelote échevelée. La masse résiduelle de sable est chaque fois unique, elle a tenu compte de la surface du bois et de la contrainte exercée par les fils. N’y voir qu’une collection d’instants qui fuient, qu’une obstinée chute vers l’informe est exagéré. Car planche, sable et fils sont aussi, entrelacés, tissés, ils forment des ensembles réfléchis, les matériaux interagissent entre eux, sont empreintes de toutes les lois naturelles qui ont pesé sur eux et ils restent évocation de ce qui faisait leur initiale singularité, configurations uniques. Là, ils sont immobiles, figés dans une inertie solidaire. La désagrégation est retenue, s’interrompt. Éparpillés sur la paroi blanche – falaise du vivant vierge -, esthétique fourmillante de micro-habitats troglodytes ou constellation d’ex-votos, autant de témoignages de sa volonté de faire son nid aux creux des événements, enfin, de ces événements qui se présentaient à lui et qu’il ressentait comme des opportunités de nouer quelque chose, d’esquisser un ancrage événementiel, parce qu’ils éveillaient en lui des énergies, des « savoirs » et « savoir-faire » qui lui étaient propres, formels ou informels, avérés ou simples promesses, le rendant aptes à dialoguer avec ces occurrences (humaines, animales, végétales, minérales, paysagères, contextuelles). Exactement comme en ces heures où il commence à se demander ce qui restera de sa vie, ce qu’il a pu y construire, et que le regard rétrospectif aperçoit bien des silhouettes, des ombres, se rappelle des instants où il s’est passé quelque chose, mais sans plus aucune précision, juste des traces désormais informelles, suggestives, à la manière d’un visage aux traits caractéristiques estompés, des sortes de tombes muettes. Mais jamais complètement retournées au néant, juste au bord. Un travail de mémoire pourrait-il reconstituer les « originaux » ? C’est d’abord un sentiment de panique qui l’envahit devant ce spectacle du « il ne reste rien de ce que j’ai vécu ». avant de, peu à peu, s’y faire, et y trouver même un relatif confort à vivre ainsi parmi les traces érodées de ce qui a jalonné son parcours, la construction de lui-même, bois, sable et ficelle, désormais dédié à cette alternance, panique et réconfort. Son histoire est celle de cette érosion, érigée en narration à rebours. Sans cesse chercher à ressaisir ce que ses actions n’auront cesser d’engendrer comme oubli, absence et vide, cherchant à le préparer, à son insu, à l’ultime disparition. Ainsi, dans sa solitude, la fascination éprouvée pour une photo envoyée il y a longtemps par son amante, portrait en rêveuse, visage ouvert malgré les yeux clos et les lèvres entrouvertes. Ou encore, la surprise inusable devant le fait qu’il oubliait systématiquement ce qu’il lisait ou écrivait, la page blanche ne cessant de se reconstituer, présentant toujours la « première fois » d’une surface vierge et ce, malgré les années s’accumulant. Finalement, s’il écrivait quotidiennement, c’était pour retrouver et s’incorporer des bouts de tout ce qu’il avait déjà écrit au cours de sa vie, exhumer des ph(r)ases de sa biographie, tendre et retendre des fils retenant un tant soit peu le sable de ses actions, de ses tentatives de comprendre ce qui lui arrivait, de se projeter en telle ou telle direction, rassembler des bribes grâce au mécanisme de l’écriture et réécrire. Activité s’apparentant aux tonneaux des Danaïdes. Cela ne visait pas exclusivement le maintien désiré mais impossible d’une certaine consistance consciente. Ce qu’il croyait être un trait idiosyncrasique, il découvrit bien plus tard qu’elle était comprise par d’autres comme participant à l’essence du littéraire, à savoir une dynamique de fuite, « fuite incessant de concepts, de formes, d’expériences », comme dans cet extrait où Alexandre Gefen cite Roland Barthes : « Barthes, reprenant la vieille question philosophique du bateau de Thésée, décrivait la littérature « tel le vaisseau Argo qui gardait toujours le même nom bien que toutes les pièces en eussent été changées peu à peu », avant de conclure que « la littérature n’est au fond que le nom stable d’une fuite incessante de concepts, de formes, d’expériences ». » Cela étant, la tâche qu’il s’assignait de reconstituer sans cesse une écriture perdue, venue de lui et, néanmoins porteuse de multiples provenances et contributions, n’était pas animée par l’amour d’une littérature « pure » et au-dessus de tout, mais soutenait d’autres désirs dont celui de rejoindre la part rêvée qu’il expérimenta en vrai il y a quelques années et dont le substrat reste préservé sous le visage rêveur de la femme aimée dont il conservait, comme une relique, une photo ancienne qu’elle lui avait envoyée, l’air de dire, « regarde-moi en rêveuse, comme je veille bien sur tout ce que tu as déposé en moi, il y a si longtemps, scrutant ce point intérieur où nous sommes toujours ensemble, enlacés ». Une photo imprimée, placée dans un cadre, posée jamais loin de lui, bien entendu, il ne la voyait plus distinctement, elle infusait dans le décor. Sous ce masque, bien entendu, reposait tout ce qui lui avait importé, en amoureux transi et « hors de lui ». Voilà les objectifs le taraudant plus que tout et que progressivement noyait la catastrophe climatique, écologique, envahissant tous les domaines de la vie. La « casse du siècle » comme écrivait Yves Citton.

Cette précarité ressentie, à la fois germe d’extinction et de renouveau, n’est donc pas sans lien avec son penchant naturel à oublier ce qu’il lit, ce qu’il écrit, le sentiment de devoir sans cesse relire et reprendre le fil de ses écritures. Une fois, il entra dans une exposition d’Isabel Carvalho à Albi et eut l’impression de voir représenté exactement ce dont il s’agissait. Car, ce n’était pas que tout texte absorbé s’effaçait, retournait au néant, mais intégrait son métabolisme et devenait autre chose (peut-être, au fond, la finalité de tout texte, phrase, écriture ?). Il y avait, dans le texte de présentation de cette exposition, une phrase qui le titilla d’emblée : « combien de livres avons-nous eu la chance de lire et combien sont arrivés jusqu’à nous ? ». Et le fait que les diverses œuvres installées avec soin et sens dans la maison lumineuse donnant sur le parc venaient lui parler de sa relation avec les innombrables livres constituant l’humus de son imaginaire, cela lui parut évident, d’emblée, face à quelques dessins et schémas où se réunissaient le chant central de certains êtres, le cheminement de l’âme au long de ses psaumes ordinaires du quotidien, l’errance inévitable de tout lecteur à l’intérieur du cosmos illimité des textes lus et à lire. (« … le matelas des livres où sommeillent ces mondes vus en peinture est pour le bureau une sorte de muqueuse prête à s’émouvoir et même à te rendre au centuple l’émoi si tu lui touches d’un doigt curieux les plis. », C. Prigent, Chino au jardin) Mais, d’abord, il s’arrêta devant un alignement de courtes colonnes, des « trachée et glottes », sculptées, ouvragées, vestiges sans âge, qui lui fit dire après déglutition des formes devant lui : « mon dieu, oui, c’est par là que ça passe, que ça entre dans le corps, c’est évident, voilà la porte d’entrée du corps pour tous les textes lus, ils rejoignent les poumons, avec eux s’engouffre l’oxygène dans toutes les alvéoles, ils infiltrent directement le mécanisme vibratoire, par où ça bruisse, murmure et ventile ». Et à force de passer là, de se mouler dans ce conduit, ils le façonnent à leur image, « trachée et glotte » finissent par ressembler à ce que les textes inspirent au lecteur, à le traduire dans ses organes, en commençant par ceux par où passent l’air de la vie et les sons du langage. Ce que montrent diverses moulages de plâtre, comment ça grouille et travaille dans le conduit central. Comment, une fois happés par les yeux, déchiffrés par le cerveau, comment le corps mange les mots, leurs images, leurs sons, leurs structures, leurs concepts et comment la matière textuelle colonise la chair, les muqueuses, les fibres, les muscles, entre-dévoration constitutive. Cela ressemble à des restes de colonnes et chapiteaux de temple très anciens, remontés des entrailles. Cela évoque aussi des carottes de pierre puisées au centre de la roche terrestre ou des abysses de corail. La masse de textes lus décomposés, agrégés, constituant bien en son centre de solides couches minérales, des abîmes et ténèbres semblables aux fosses marines, peuplées d’existences embryonnaires inconnues, non répertoriées, en devenir. En écho, l’étrange ossature labyrinthique – la mèche interminable des livres brûlés, disons, en ce qui le concerne,  « brûlés » par la lecture même, carburant de l’organisme -, que confectionnent les myriades de phrases englouties, digérées, sédimentées. Voilà, le squelette d’un lecteur, d’une machine humaine à lire des livres, mimant le schéma d’une circulade un peu embrouillée. En tout cas, ainsi s’est développée la structure de sa machine à lire. « Oui, l’ossature qui fait de moi un organisme-lecteur doit ressembler à ça, rien de linéaire, du circulaire emmêlé propice à l’errance infinie, à l’entre-greffe de différents structures mortes et vives, multipliant les possibilités d’infiltrer d’autres dimensions du vivant. » Chemin de ronde où se perdre, littéralement, marmonnant des restes de lectures, perdant la notion du temps, recherchant en vain ce qui tant de fois jaillit des livres comme révélations définitives. Depuis, évanouies.

La matière des livres lus, pulvérulente – masse de fragments magnétiques mélangés modulés par les courants d’humeurs -, une fois métabolisée, quitte le registre de l’écrit imprimé, est avalée par la voie lactée de l’oralité à l’origine de toutes les culture et correspond vaille que vaille à ce qui « chante » en lui, à sa capacité de chanter en accord ou désaccord avec telles ou telles ondes. C’est pourquoi le travail d’Isabel Carvalho sur l’esthétique du chant lui sembla si proche des réseaux de murmures bourdonnant en lui Ce sont des schémas d’entretissements de matière et d’immatériel, de chair et d’esprit, d’intérieur et d’extérieur, d’humain et de non-humain, des matrices à déconstruire le binaire, le linéaire, et à impulser des corporéités plurielles, hybrides, à partir de ce qui chante dans n’importe quel corps, écho de « tous les sons du monde ». Ce ne sont pas des matrices génériques, mais spécifiques, individuelles, pathologiques. Voilà comment les particules charnelle-spirituelle, germes de non-binarité, circulent avec leur oxygène à travers toutes les cellules d’un organisme déterminé. A chacun-e de découvrir en son propre corps la manière dont un tel circuit s’invente et s’autonomise, selon quelles variations. Du reste, ces schémas, évoquent les partitions visuelles que certains musiciens créent en-dehors de la notation musicale conventionnelle et sont aussi des propositions de composition à interpréter librement selon les matières chantantes que chacun-e accumule en soi (à partir des expériences esthétiques plurielles, à partir des attirances ou répulsions magnétiques que suscitent les choses rencontrées, la capacité à transformer tout ça en « harmoniques »). Intuitivement, il se sent plus attiré par telle ou telle partition, son intériorité se sentant à même d’imiter tel ou tel dessin et pas d’autres, suivre des yeux les entrelacs pneumatiques-acoustiques réveillant les besoins primaires d’orchestrer de vastes et transcendantes harmoniques au sein de ce qui constitue son (petit) monde. Rappelant des extases qu’il voudrait revivre, renouer, des instants de transfiguration partagée, dans l’amour. « Comment une autre parole expressive et dialoguante, celle qui est chantée, à travers d’autres utilisations du corps où réside la voix, plus proche de ce que nous appelons concrètement la musique, et qui occupe tout notre être, crée-t-elle un espace réel pour accomplir une si grande harmonie ? » (Isabel Carvalho, L’esthétique du chant/La transfiguration de Sainte-Cécile, texte de l’exposition, où elle espère aussi que le dialogue chanté entre les différentes parties puisse créer « l’attraction qui provoque l’éveil vers l’union de toute séparation ».) 

C’est devenu une habitude, au moment de la sieste, il ferme les yeux après s’être intensément recueilli devant le selfie de la femme rêveuse, la mimant en quelque sorte, s’en faisant le miroir, de façon à mieux se glisser en elle, hypnotisé. C’est son rituel d’endormissement et il ressemble, ceci dit, au type de contemplation qui se déclenche, par exemple, face à une statue polychrome de Sainte-Cécile, presque voluptueuse. Il se faufile sous les paupières mi-closes, se téléporte dans la fabrique de rêve de son amante (désormais virtuelle et qu’il peut, en effet, déplacer/replacer dans telle ou telle autre icône féminine, gisant de sainte ou autre). Il espère y rencontrer des vestiges tangibles de ce qui leur fut commun dans l’amour. Il recrée ainsi artificiellement leur entre-deux. Dans cet espace indéfinissable, sorte de rivage vierge toujours à explorer, il aperçoit des formes noires plissées, comme posées sur des fonds marins, alignées, groupées, esquissant un parcours. Familières et indéchiffrables comme dans les songes. Restes de toiles ou de coques d’embarcations coulées. De ces formes étonnantes, inexplicables, que l’on ramasse, marcheur, au bord des chemins, que l’on ramène, plongeur, à la surface, fruits d’une fabrication élaborée que l’on ne parvient pas à expliquer (de quelle culture ? quel animal ? quel végétal ? quel minéral ?) Objets à la conjonction, à l’intersection de tout ce que l’on souhaite. Leurs constitutions plissées, variables, sont des pièces d’articulations métaphoriques entre les choses. Entre monde humain et non-humain, postures de phrases tordues par les éléments, eau, froid, vent, feu. Des phrases-sésames. Ce sont des objets trouvés dont l’esthétique superbe semble la finalité même, et qu’on aime ramener chez soi, exposer en vitrine, ou sur un vieux plancher. Énigmes. Ce qui ressemble à des fragments fossilisés de vagues sont les silhouettes/coquilles de livres lus sans lesquels il n’aurait jamais eu les impulsions nécessaires à nouer une aventureuse amoureuse. En tout cas, pas celle-là. Pour la plupart, il ne se souvient plus de leurs titres, de leurs personnages, de leurs trames, de leurs styles. Des livres perdus. Ce sont là des structures anonymes, des fantômes de livres. Juste le souvenir de la force qui en émanait et lui donnait le courage d’avancer dans la vie. Résidus de ces lectures qui l’ont toujours porté comme de puissantes vagues, mais jamais en lignes droites affirmatives, plutôt indécises, brisées, curieuses de toutes les directions. Par à-coups. Il n’en reste que les ombres ondulées, proches de soufflets d’accordéon, encalminés, d’anciens organes respiratoires. Il n’est pas étonné de les retrouver, innombrables, sans doute mêlés à d’autres ouvrages égarés , ayant joué le même rôle pour d’autres lecteurs-trices, dans cet entre-deux. Ces formes gisent inertes – tandis que la substance même des livres, leur chair, s’est répandue, diluée dans l’atmosphère -, à la manière de ces os blancs, galets légers de calcaire rejetés sur les plages, séparés de ce qui tenait autour et grâce eux, autant de seiches vivantes, animal des ondes marines, fabricantes d’encre noire.

S’aventurer dans l’espace mental d’une rêveuse qui lui fut proche et bien physique, au départ d’une photo – dispositif de voyance -, tout en invoquant l’ensevelissement du sommeil, s’apparente à l’ascension cycliste d’un long col, raide, sinueux, dans le brouillard. Là où l’altitude grignotée peu à peu à coups de pédale devait livrer les vues imprenables sur les vallées et les sommets lointains, tout est bouché, étouffé dans le nuage. Les sensations se résument à l’essentiel. Les signaux corporels à surveiller en plein effort prolongé, souffle, circulation, pulsation cardiaque, ressource musculaire. Seul en selle ! La balance entre souffrance et plaisir, sur un fil. La visibilité est limitée, impossible d’anticiper ce qui vient, accentuation de la pente ou redoux. L’humidité du nuage se pose sur la moindre tige et fleur, la couvrant de perles limpides, argentées. Quelques kilomètres plus loin, il constate qu’il en est de même avec les poils de ses bras et jambes, sans doute barbe et cheveux. De fines perles presque gelées mêlées à sa sueur. L’engloutissement du paysage dans la purée de pois n’empêche pas qu’il sente où il est. Le silence caractéristique des hauteurs est bien là, presque matériel, opacifié dans la brume. A force de se concentrer sur ce qui manque, il parvient presque à deviner certaines lignes panoramiques. Il imagine. Surtout, les sons lui parviennent, ouatés, bétails à l’estive, parfois une vache surgi au bord de la route, bruits d’activités humaines lors de la traversée d’un hameau, échos de travaux forestiers très lointain, rapaces égarés, feuillages secoués au profond d’une partie boisée. Des formes furtives dans les accotements, là-bas, au prochain virage. Et le sommet ne vient jamais, disparu, avalé, absent.

Pierre Hemptinne

Le désir de ce que l’humus désire

Fil narratif tissé à partir de : des paysages – des congères de semences – John Cowper Powis, Wolf Solent, Gallimard – James C. Scott, L’œil de l’État, La Découverte 2021 – Yves Citton, Faire avec. Conflits, coalitions, contagions, Les liens qui libèrent 2021 – Subject Matters, exposition chez melissa ansel, Bruxelles, juin 2021

Sieste végétative, libérée du capitalisme, mélangeant les temporalités, infusant en divers héritages lointains

La porosité croissante aux éphémérides, du fait de vivre essentiellement seul et dehors, à l’abris sur la terrasse, en observateur intemporel, oublieux peu à peu de son propre parcours, ses souvenirs perdant aspérité et personnalisation, perles neutres d’un chapelet égrené en tous sens, il jouxte, longe ou s’immerge quelques fois en des strates antérieures de la civilisation considérées comme forcloses, à jamais dépassées et que de nouvelles manières de pratiquer l’histoire et l’archéologie, pourtant, réaniment partiellement. Elles ont toujours été là, en fait, dans les humeurs que traversent les individus. Dans l’humus des héritages. Comme si en chaque cerveau individuel, fragment du système nerveux de l’humanité de ses débuts à aujourd’hui, se conservait le souvenir des premières organisations humaines, toujours prêtes à servir au cas où. Ca tombe bien, l’humanité est dans un cul-de-sac et a perdu la capacité à élaborer des alternatives, après des décennies de néolibéralisme triomphant (T.I.N.A.). Ce sont des âges qui lui ont toujours souris – qu’il citerait comme réponse à la question « en quelle époque auriez-vous aimé vivre ? » – , où le contrôle étatique n’avait pas encore quadrillé le réel pour assoir une emprise progressivement totale sur toutes les dimensions de la vie en vue d’organiser au mieux le prélèvement de l’impôt, assignant les gens et les choses dans des cases bureaucratiques et une connaissance stéréotypée de leurs parcours individuels et collectifs. Ce temps lointain où régnait une certaine indistinction entre les gens et les lieux, ou plutôt une autre manière d’éprouver ce que l’on est, qui l’on est, selon d’autres usages de la langue et de l’art de nommer, décentrés, accueillants et polyvalents en lieu et place de l’installation d’une raison basée sur le tri, l’exclusion, la hiérarchie. Ainsi, sieste ou pas sieste, il aime s’orienter vers des états végétatifs volontaires où lèvent des rêveries confuses mais tenaces, l’aidant à s’échapper de tous les cadastres, cloud et big data. Alors, il lui semble se rapprocher d’une harmonie féconde, anarchiste, susceptible de prolonger et densifier ce qu’il lui reste à vivre. Au moins de lui procurer la sensation d’atteindre une compréhension des choses, décantée, propre à la (sa) vieillesse (« allez, rien que pour ça, ça valait la peine d’arriver jusqu’ici »).

Autre filiation, autre façon de se situer, autre ancrage

« Au moins jusqu’au XIVème siècle, la grande majorité des Européens n’avaient pas de patronymes permanents. Un individu possédait en général pour tout nom son prénom, qui suffisait à l’identifier localement. Si une information supplémentaire était nécessaire, une seconde désignation pouvait être ajoutée, indiquant son métier (en anglais ; smith/forgeron ou baker/boulanger), sa situation géographique (hill/colline, edgewood/orée du bois), le prénom de son père ou un trait personnel (short/petit, strong/fort). Ces désignations secondaires n’étaient pas des noms de familles permanents ; elles ne survivaient pas à ceux qui les portaient, sauf s’il se trouvait, par exemple, que le fils d’un boulanger entreprenne la même carrière que son père et reçoive de ce fait la même seconde appellation. » (p.108) 

Et n’est-ce pas ainsi qu’il nomme – dans sa tête –  les gens avec qui se tissent des relations épisodiques, au village, au bistrot, au marché, lors du passage des marchands itinérants (boucherie, poissonnier, épicerie), lors des marches en forêt et des randonnées cyclistes ? Il n’use d’aucun nom propre, sauf s’il est affiché en grand sur la camionnette du maraîcher, mais uniquement des prénoms qu’il a entendu prononcés par d’autres, des surnoms parfois approximatifs car il n’est jamais certain de les avoir entendu convenablement, des périphrases qu’il invente pour « situer » tel ou telle. Il identifie les personnes en fonction de traits physionomiques distinctifs, de leur manière de s’habiller et de se tenir, de leur accent, locutions caractéristiques et tics de langage, ainsi que des topographies et des circonstances dans lesquelles il les rencontre habituellement. Cela développe, dans la transposition mentale de l’écosystème  – le miroir intériorisé et interprété de l’extérieur – où il évolue, une toute autre cartographie des interdépendances, beaucoup plus ancrées, terriennes autant qu’aériennes, fermes mais avec un vaste potentiel d’ouverture et de métamorphose, moins bornées que celles préfigurées par l’idéologie cadastrale (soumettre tout au recensement, au principe d’une description computationnelle, rendre tout comptabilisable et localisable dans des identités rigides, binaires et peau de chagrin).

La source, la baguette, la nudité

La chaleur monte, une fine brume, comme un nuage de pollen. Les robiniers et leurs cascades de grappes fleuries épanchent lumière blanche et parfum subtil. Assis, il boit l’eau fraîche ramenée de la fontaine de Lasalle, plusieurs bidons dans la remorque arrimée au vélo. Une expédition de plusieurs heures démarrée à l’aube. Il prend son temps, gère l’effort, déguste un café en terrasse au village, fait des poses. Il s’est arrêté pour admirer les accumulations de semences au bord des chemins, dans l’herbe, ressemblant à des voies lactées posées au sol ou en germination avant de s’envoler vers l’infini céleste. Cette profusion de graines volantes puis amassées, chaque année ça le surprend et l’enchante, chaque année il les photographie avec son smartphone et les adresse à la dernière femme de sa vie (quel titre !), comme il faisait au tout début de leur relation. S’aventurant dans un talus pour atteindre un point de vue sur les lointaines estives jaunies de genêts, il s’est taillé une baguette de saule afin d’écarter ronces et orties. Elle est encore là sur ses genoux. Machinalement, il la triture et détache des lambeaux d’écorce. Le jeune bois apparaît alors blanc, humide, doux. Émouvant. Il se rappelle une lecture où l’image d’une baguette écorcée représente, pour le personnage, la conjonction entre ses désirs érotiques les plus secrets et son aspiration à une vie intérieure toujours plus enfouie dans le paysage naturel. Un trait de blancheur, vif, matériel et insaisissable, révélateur de sa mystique personnelle, naturaliste et voluptueuse. Un trait qui peut générer des ondes autant positives que destructrices. Cela l’émeut et il cherche en vain à se rappeler exactement en quelle lecture il avait ainsi retrouvé la baguette magique. Durant des heures – la notion du temps s’estompe de plus en plus dans sa retraite -, il fouille les carnets de notes où sa vie durant il a recopié, gribouillé des morceaux de textes ayant déclenché en lui des vibrations dont il reste marqué. Il finit par retrouver le passage en question. Alors que le personnage principal quitte une existence urbaine où il s’est fourvoyé et abîmé, en route vers une région qui est le berceau de sa famille et de ses premières communions avec la nature, il espère redéployer et épanouir ce qui l’émeut vraiment. Bercé dans la carriole qui le conduit à son logis, il s’abandonne à ses rêveries. « Il entrecroisa nerveusement ses doigts osseux.  « Une fille qui me laissera l’aimer, blanche comme, sous l’écorce, une baguette de saule, l’aimer au cœur d’un bois de coudrier… mousse verte… primevère… moscatelle… blancheur… » Il desserra les doigts, puis ses mains se nouèrent de nouveau, la gauche cette fois par-dessus la droite. » (p.19) 

Il se rappelle combien cette liaison entre baguette écorcée et fille à aimer l’avait comme submergé d’une émotion, oubliée, enfouie, mais qui ne l’avait jamais abandonné, elle attendait son heure. Il avait été décontenancé par l’amplitude de ce que cette évocation de la blancheur de baguette écorcée, motif qui revient scander toute la narration, soulevait en lui. De fort, de confus, de pur. Combien de fois, dans leurs jeux de gamins et adolescents, n’avaient-ils pas écorcé de fines baguettes souples, et pourquoi ? Juste pour voir ? Pour le contraste entre l’écorce et ce qu’il a en dessous, tendre, mouillé de sève, désarmé ? Au départ, ils s’appliquaient à détacher les lanières d’écorce les plus longues possibles, ils s’en servaient comme liens dans la confection de cabanes. Ensuite, il y avait une sorte d’emballement, ils s’adonnaient à cette activité pour elle-même, gratuitement, comme pris d’une sorte de fièvre sans but, maniant leurs canifs en prenant des airs virils. Une ivresse collective, virale, irradiait ensuite de ces tiges fines, nues, qu’ils agitaient comme des fleurets, comme des antennes. Ce genre d’ivresse qui s’empare des corps et esprits quand un groupe en vient à franchir un interdit. Ils couraient en tous sens, animés et conduits par les énergies occultes que les baguettes écorcées distillaient dans l’air. Tirés, conduits par des forces irrépressibles. Ils mimaient sans le savoir l’emprise d’un désir incontrôlable. Ils retrouvaient des gestes ancestraux, antérieurs à la rationalité moderne, ceux des sourciers, notamment. « Il est encore l’arbre des sourciers après avoir été celui des alchimistes et des médecins. Souple, il nous aide à découvrir, en nous et les autres, ce qu’il y a de plus profond. » (Site internet « plantes & santé »). Ils se laissaient guider jusqu’à ficher leur tige vibratile dans le sol, entre les serpents de racines exubérantes, dans l’entaille d’une vieille écorce épaisse et rugueuse, criant « à la source, à la source, de l’eau, de l’eau ». Ils célébraient l’extase du sixième sens. Puis, ils se visaient mutuellement, se touchaient, entre copains, mais vite, les sœurs des copains devenait les cibles préférées, baguettes nues sur peaux nues, « à la recherche de ce qu’il y a de plus profond » et pour quoi ils ne disposaient pas encore des mots, ni même des images, juste des pressentiments troublants. C’est en errant dans ces souvenirs de lecteur et en ressuscitant ce que la lecture de ce texte avait éveillé en lui que, tel un puissant flashback, il réalise que la nudité de la femme qui a le plus durablement secoué son imaginaire avait le goût de ces baguettes écorcées de saule ou coudrier. Et que les ébats avec elle avait la même vivacité indéchiffrable  que leurs jeux de gamins dans les bois. En regardant de façon parfois suspecte filer devant lui les jambes nues et blanches des jeunes filles, il ne succombait pas au penchant sénile pour la chair fraiche quelle qu’elle soit, mais il guettait cette correspondance entre tel type de peau, de nu humain femelle, et telle fibre végétale, troublante, magique, capable de le relier aux sources multiples et polymorphes du désir, à l’enfance des premiers désirs, pas encore canalisés. Rester en contact avec les âges antérieurs.

Sexe et cache-cache, chant du merle

Il replonge dans ses cahiers de note, cherchant vaguement quelque chose qui prolongerait, complèterait ce que vient d’ouvrir ces images de baguettes vibratiles. Est-ce un journal intime ? Est-ce juste un répertoire de citations ? Il rumine. Les réminiscences de lectures et les souvenirs de sa vie réelle se confondent, se répondent, s’entretissent en un même vécu. Et puis, voilà. C’est ça. Une clé pour aller encore plus profond dans la nudité, le dépouillement. Rarement, des phrases lui auront foutu une telle chair de poule. Le personnage (toujours Wolf Solent) a repéré dans le village une jeune femme d’une beauté éblouissante. Il l’emmène un jour promener dans les bois et les champs avec l’intention de la posséder (l’abuser). Pas sotte, la fille, à un moment donné, s’évanouit, disparaît, entame un jeu de cache à cache. Familière des paysage et leurs cachettes, qu’elle connaît comme sa poche, la partie est inégale. Il se résigne et attend. 

« Alors, tandis qu’il éteignait sa troisième cigarette contre une pierre calcaire, en écartant les menus bourgeons verts d’une minuscule tige de polygala, il entendit un merle qui, dans la pénombre des noisetiers, lançait des notes d’une extraordinaire et poignante pureté.

Il écouta, fasciné. L’intonation particulière du chant du merle, plus imprégné qu’aucun autre son terrestre de l’âme même de l’air et de l’eau, avait toujours pour Wolf une attirance mystérieuse. Ce  chant semblait contenir dans le domaine des sons ce que contiennent, dans le domaine de la matière, les mares pavées d’ambre et entourées de fougères scolopendre. Il semblait chargé de toute la tristesse qu’il est possible d’éprouver sans franchir la ligne subtile où elle devient désespoir. Il écoutait sous le charme, oubliant les hamadryades, les genoux de nacre de Daphné et tout le reste. » (p.102) Chair de poule de lire son chant de merle comme jamais il n’aurait pu l’exprimer, quelque chose de si particulier et de si surprenant à trouver tel quel, sublimé, chez un autre. En effet, combien d’heures n’a-t-il pas passé au jardin à écouter les merles, au sommet de l’épicéa, cachés dans l’érable, sur les cimes du bois voisin ? Comme seul remède aux fatigues, aux angoisses, au stress, aux blessures. Il les suivait avec la même attention qu’il dédiait, à une époque, aux solos de Charlie Parker, comparant les enregistrements successifs d’un même thème, s’exerçant à identifier les nuances, les différences dans le même. Les variations de l’humus d’où surgit, soudain, des trilles individualisées, individuantes. Le crépuscule s’installait au jardin et la musique des merles apaisait ses nerfs en y instillant « l’âme de l’air et de l’eau », ça anesthésiait les douleurs, il restait jusqu’à la nuit, jusqu’au dernier chant, sirotant un verre de vin, vidant la bouteille, la saveur de la boisson avec ses vestiges d’un terroir précis se mêlant à la musicalité du merle, son être entier se transformant en « mare pavée d’ambre et entourée de fougères scolopendre » (l’ivresse aidant). Et puis, surtout, en lisant ainsi avec une telle précision visionnaire la description de ce chant d’oiseau, il sait que c’est ainsi que ça chantait dans l’abandon amoureux, chair contre chair, quand il embrassait le ventre offert de sa compagne, en plein vertige perte et don de soi, avec le sentiment ambivalent d’atteindre à la fois ce qu’il désirait le plus et de l’avoir déjà perdu à peine touché, mélange d’exultation, d’accomplissement heureux, inespéré et de profonde mélancolie. 

Le merle dans la gorge de la femme, chant électrique, vers le chant de l’humus primal

Mais ce n’est pas tout. Wolf attend, s’abandonne à l’ivresse d’écouter le merle. Et soudain, sans aucune indication matérielle et objective, mais selon une profonde intuition, il comprend que c’est elle, c’est là qu’elle se trouve. « Soudain, sans se relever, il se redressa contre le tronc du sycomore, et ses joues hâlées s’empourprèrent. Même ses cheveux couleur d’étoupe qui avançaient sous la visière de sa casquette semblèrent conscients de son humiliation. Des ondes électriques s’y propagèrent, tandis que des gouttes de sueur coulaient sur son front jusqu’à ses sourcils froncés. Car il avait compris, dans une bouffée de honte, que le merle, c’était Gerda ! Il le compris avant d’avoir entendu un autre son que ces vocalises prolongées et vibrantes. Il le comprit d’un seul coup, avec une certitude soudaine et absolue, comme s’il avait reçu une gifle. Et puis, un instant après, elle apparut, calme et fraîche, écartant les branches de noisetier et de sureau. » (p.102) D’un coup, la jeune villageoise bonne à culbuter dans un bosquet de coudriers change de statut, devient magique et sacrée, intouchable. Quel trait de génie de faire coïncider le chant du merle avec la bouche, les lèvres, la langue, la gorge de la femme qu’il désire. Imaginer les lèvres en position de moduler modeler le chant, reproduire sa plastique sonore, incorporant dans ses organes de femme la technique du souffle ornithologique, visualiser toute la chair féminine humaine incarnant l’oiseau, son organe siffleur en exergue, voilà qui constitue un summum d’érotisme. Mais, encore une fois, polymorphe. En traquant tel potentiel de trouble chez cette femme, c’est un enchevêtrement de vies et vécus que recherche le  désir. C’est une confusion. C’est une indistinction prolixe, à partir de quoi se distille l’espoir de sortir des cases, d’échapper au cadastre, de réinventer une relation amoureuse démesurée,  encore jamais vécue. Renouer avec l’humus, zone frontière entre réserve de vivant et décomposition ultime. Une fécondité dont les finalités resteraient libres de tout déterminisme. A l’instar de ces voies lactées poudreuses, duvetteuse, palpitant au long des chemins, vacantes et à disposition (le ciel soudain à terre). Ces semences d’étoiles blanches, souvenirs de tant de douceurs échangées et perdues (se vider de son sang), la musicalité et la plasticité des phrases sur le chant du merle, la réactivation de tous les chants de merle gravés en lui depuis l’origine de son ouïe, (déjà dans le ventre ?), le reconduit vers la nudité vécue la plus bouleversante. Si, alunissant de toute sa peau amoureuse sur le ventre de sa maîtresse (sa Gerda à lui), il se sentait envahi d’un mélange détonant de joie nubile et de nostalgie sans âge, c’est que tout le corps qui s’offrait à lui, vibrant, entonnait lui-même, depuis l’ombilic et du plus profond des limbes cérébraux, le chant du merle, pour l’accueillir. S’ils se fondaient et s’augmentaient mutuellement de façon si intense, c’était réunis dans ce même chant. Ils se conjuguaient pour lancer, silencieusement, « des notes d’une extraordinaire et poignante pureté ». Sans appel. Sans attendre de réponse. Comme une fin en soi. D’où l’ivresse mélancolique dont le saturent crépuscule et répertoire des merles, au jardin, depuis leur distanciation.

Cheminer, déphaser

L’acuité avec laquelle il jouit de la dimension polymorphe de son désir – qui fut désir de s’accomplir dans la vie, de conquérir une « belle situation », de maîtriser ses facultés intellectuelles, de développer sa force physique, de s’unir à la femme de ses rêves, et qui n’est plus que désir de voir comment ça se termine, lentement, attentif à la montée de l’humus en toutes ses cellules, attentif à cet « événement en train de se faire » à travers lui – n’est pas une faculté innée ou qui lui serait tombée dessus comme une révélation. C’est un cheminement. Probablement encouragé par son penchant pour les récits « mineurs » et de vies jugées mineures. Cela, induit par son parcours social, exfiltré des filières scolaires, déclassé et déporté vers les marges, de plus en plus sensible – rendu capable, par empathie, de reconnaître l’importance des trajets alternatifs – à ce qui grouille loin du mode majeur, « ces tendances structurelles majeures, qui assurent la reproduction massive du même » et qui ne peuvent demeurer saines et bienveillantes que si, en permanence, l’humus de toutes les formes mineures vient le régénérer de ces « variations, écarts, décalages, déphasages plus ou moins imperceptibles ou dérangeants ». (Yves Citton, Faire avec). Cette disposition s’était accrue, de plus en plus autonomisée dans ses faire, en ces périodes désespérantes où la conscience exacerbée de « la casse du siècle » avait rendu crucial en termes de dernière chance pour l’humanité la formalisation, la coalition et la viralité de nouveaux récits. 

L’atelier de peinture, ses levures iconographiques, reprendre le fil du « en tain de se faire »

Mais ça ne vient pas ainsi. Encore faut-il forger les savoir-faire individuels et collectifs adéquats à enclencher ces narrations salutaires. Parmi les outils qu’il a souvent mis à contribution dans ses gymnastiques mentales pour se décentrer du capitalisme et de ses droits de propriété sur tout ce que produit l’humain et le non-humain, il garde les images d’une exposition dans une galerie bruxelloise. Trois peintres réunis en une seule entité baptisée Subject Matter présentaient leurs travaux récents. L’intention était, à une époque où l’idéologie du solutionnisme par la technologie, à tous les étages de l’activité humaine, perpétue la domination destructrice de l’homme sur la biosphère, de revenir au humble et patient faire du peintre, comme lieu et instant pour reconsidérer l’état des lieux des interdépendances entre l’homme, son imaginaire, les autres, les non-humains, les devenirs fragiles, ténus que crée le partage d’expériences symboliques et de biens esthétiques. En revenant à la main, au geste premier de peindre, la main et sa prothèse-pinceau, comment cet organisme et cette exosomatisation, de l’ordre du singulière et du patrimoine collectif, projette (ou pas) un imaginaire de possibles pour contrer le blackout de la crise climatique, à la manière dont des groupes primitifs s’organisèrent pour décorer les parois de cavernes enfouies. Cela impliquait, pour le trio, de questionner le marché de l’art dont la finalité est de marchandiser, à travers des objets dont la vocation est d’être cotés en bourse, non pas seulement les œuvres, mais les imaginaire qu’elles inspirent. La prise de position s’illustrait, physiquement, dès l’accrochage. L’espace d’exposition n’avait pas été divisé en trois parties où chaque peintre aurait montré son travail de façon distincte, en entité se suffisant à elle-même. Les œuvres étaient mélangées, bord à bord, il était impossible de les regarder sans voir leurs contenus s’interpeller, passer d’une toile à l’autre, voyager. Déteindre sur les autres, se teindre des ondes des autres. Les styles, quant à eux, aux caractères bien affirmés, empêchaient d’embrouiller l’identification. La mise en correspondance, par l’accrochage, des différences et similitudes, faisant ressortir les convergences autant que les inaliénables différences, créait dans l’interprétation et la production neuronale de subjectivité du visiteur des œuvres hybrides, immatérielles, une respiration incommensurable échappant à l’économie galeriste. Celle-ci pouvait bien vendre des pièces individualisées, il lui était impossible de monnayer ce que la mise en correspondance de l’ensemble de ces pièces, via un dispositif pour rendre visible de l’oeuvre au-delà de l’œuvre, avait généré, éphémèrement, comme potentiel imaginaire autre, « mineur ». La mise en scène des toiles des trois peintres, plutôt que de montrer le résultat d’un travail achevé, constituait une matrice par laquelle, dans l’exposition même, les peintures continuaient à travailler, à évoluer selon leur humus originel et la lumière et la chaleur venant l’activer, dans une « fidélité à l’événement en train de se faire, à la « pré-accélération » en train de prendre force, à la vie en train de se vivre, c’est-à-dire à ce qui, au sein de l’expérience, excède les normes, étalons, attentes, cadrages qui la structurent par avance. » (Citton, 82) L’expérience de cet « en train de se faire » dans la galerie, cette après-midi ensoleillée, l’image conservée dans sa mémoire de toiles groupées en constellations ouvertes, se transformèrent en outil, en lexiques pour persévérer vers un nouveau récit de sa vie. Au même titre que les innombrables gravures en ses sillons de chants de merle semblables et tous différents (faisant collection dans l’ensemble des sons mis en mémoire). Au même titre que les innombrables satellites textuels, littéraires, mis sur orbite lors de ses lectures dans son cosmos personnel, intérieur, comme autant d’autres existences vécues aussi réellement que sa biographie authentifiée. L’un d’eux, du reste, peignait des paysages intérieurs. Pas des état d’âmes abstraits. Mais l’intérieur de la matière même, organique, inorganique. Particulièrement, ce que l’on qualifie de « matière inerte », en y soulignant, agissant, au travail, l’importance de géométries chaotiques (résolument non euclidiennes, non computationnelles), des foisonnements anarchistes, des jungles de bactéries-pigments rétives à toute nosographie, des engrenages et des levures essentielles, insoupçonnés, des pièces techniques orphelines, sidérales. Voilà, c’est ce désordre qui fait tenir l’apparence ordonnée édifiée par l’humain, de là, viennent les ondes de survie. Un autre revisite une iconographie bien répertoriée, une image champêtre avec meules de foin, des nuages nus sur ciel bleu, seuls ou avec lampadaire rouillé, la course d’une silhouette désarticulée sur fond de feux d’artifices guerriers, des fragments de nature mortes. Mais la surface – là où l’image se révèle, là où se pose le regard pour la recueillir en son système nerveux – est criblée d’impacts réguliers, quadrillés, violents. Des trous, des points aveugles par où, à travers l’image-surface, ce qui est représenté phagocyte l’œil, l’attire dans sa matière, sa face cachée. Des stigmates dont certains saignent de couleurs. Chaque toile ainsi ravagée d’une rafale de coups suggère l’état compliqué d’un monde saturé de visuels, jusqu’à l’écœurement, jusqu’à vider de sens la moindre iconographie. Montrer une chose et, en même temps, montrer la cécité virale qui empêche de regarder (à l’instar de ces appareils photographiques où le photographe n’a plus besoin de regarder et d’ajuster quoi que ce soit, l’IA s’en charge). Cette sauvagerie restitue aux images, curieusement, une nouvelle spontanéité, comme s’il lui était permis, à nouveau, de surgir, de perturber le regard, de tromper les attentes, de se faufiler là où on ne les attendait pas, depuis des horizons à décrypter. Le troisième s’est engagé dans la réalisation d’un lexique paysager. Ce sont des paysages archétypes du genre, selon l’histoire de l’art, ou selon des fragments de campagnes – végétations et minéraux hirsutes, broussailles anonymes, lueurs râpées de lisière, façade blanche sous les frondaisons noires -, qui cristallisent ce qu’il reste des lieux de l’enfance. Dans l’un comme l’autre cas, ce sont des paradis perdus – ces montagnes et lacs d’altitude n’existent quasiment plus dans cette inhospitalité romantique, on ne retrouve jamais les paysages de son enfance, on les mâchonne par les racines, le plus longtemps possible. Avec un mélange d’angoisse occidentale et de patience orientale – qui aboutit dans la patte, dans la matière, à du lisse finement heurté, zen et chaotique à la fois, mélancolique et silencieusement explosif (ou implosif), le peintre se perd dans chacune de ces images perdues. Entre figuratif et calligraphie. Couche après couche. Au fil des années. D’abord, juste une topographie fantomatique. Peu à peu, elle se révèle, prend consistance, peu à peu, jusqu’à outrance. Évidemment, chaque peintre peut se regarder isolément, ça fonctionne. Mais la conjonction, le fait que les ligne de fuite que chacun trace et propose, s’entretissent au loin, quelque part, entraînant dans leur iconographie toutes les surfaces et objets environnant (ce que donne à voir une publication accompagnant l’exposition, grille de lecture strictement visuelle, sans mot), donnait à l’ensemble une force inaccoutumée. C’est quelque chose de cette conjonction qui se transforma en lui en outil pour soutenir les recherches d’autres récits, pour se rapprocher et amadouer l’humus qui le gagne de plus en plus, peu à peu, au fil des années. Un outil qui l’accompagne à jamais.

Pierre Hemptinne

Corps laineux, clito et pages-miroirs (avec Caroline Achaintre)

Fil narratif tissant : souvenirs d’œuvres de Caroline Achaintre – Catherine Malabou, Le plaisir effacé. Clitoris et pensée, Rivages 2020 – gelée de coing – Ola Tokarczuk, Sur les ossements des morts, Libretto 2020 – Philippe Jaccottet, Truinas, le 21 avril 2001 – Œuvres de Joao Freitas, Marc Bluchy, Serena Fineschi, Elise Peroi, Roger Remacle…

Histoire du face à l’oeuvre. Les archives d’un parcours personnel, sur un ordinateur. Ce qu’elles évoquent, leur inscription dans la mémoire. Les images vues forment un humus.

Son vieil ordinateur a bien voulu, encore une fois, s’allumer, malgré son obsolescence avancée. Vrombissant, chauffant. Dans la fraîche clarté laiteuse et cristalline du printemps que forent les trajectoires précoces et erratiques de bourdons, il y parcourt les milliers de photos prises « face aux œuvres » au cours des trente dernières années. Son attention est flottante, autant balayant le paysage que butinant les images qui défilent, dans un sens puis dans l’autre, lentement ou en accéléré, à la manière dont on cherche des indices de « quelque chose » dans un ensemble de prises de vues qui pourraient contenir, de façon fortuite et résiduelle, des informations sur « ce qui s’est passé ». La plupart du temps, il est devenu incapable d’attribuer les œuvres photographiées à des noms d’artistes. La mémoire en défaut. Tout s’est transformé en motifs abstraits. Mais il reconnaît, parfois après un effort de mémoire conséquent, que ces images racontent des expériences esthétiques qu’il a réellement vécues et lui tapissent l’intérieur. C’est son humus. Dans le déroulé automatique – un peu machinal, lié au moment de la journée où l’organisme peine à se réveiller pour de bon, à rassembler ses esprits et, avec l’âge, chaque jour, il lui devient difficile d’émerger complètement à l’état de veille, chaque fois, un petit bout est abandonnée à la nuit, à la petite mort -, un certain motif hirsute, sauvage, retient peu à peu son attention. Des créations qu’il a croisées plusieurs fois, à plusieurs années d’intervalles, en des géographies différentes, Montpellier, Paris, Bruxelles – le logiciel archive les photos avec dates et localisations et lui rappelle ainsi ces multiples occurrences  – mais évoquant tout autant des formes croisées en-dehors du monde de l’art, dans les champs avec ses pailles, ses foins et ses épouvantails, dans les forêts habitées de silhouettes suggestives, dans les fièvres amoureuses, charnelles et spirituelles. 

Les laines d’Achaintre, sauvages. Silhouettes évoquant la vie dans les cosmologies parallèles. De fil en aiguille, ces corps laineux lui rappellent les rêveries sur les tapis de l’enfance, le corps de l’amante et ses ondes souples.

Des ruissellements de laine, à même les murs de la galerie, presque incongrus, insurrection contre l’espace rituel, mondain, aseptique, de l’art contemporain, un affleurement de peaux et pilosités sauvages emmêlées, comme un clapotement d’eau d’écume et algues dans certains trous de roche, lors des marées montantes. Cela ressemble aussi à des trophées, des fourrures non identifiées, dont il est impossible d’identifier l’appartenance à un corps, à une espèce, à un vivant, et pourtant là, manifestant la force de silhouettes animales. De ces ombres que l’on voit courir au loin entre les arbres, au clair de lune, qui font frémir, « ais-je bien vu ? ». Des dépouilles d’abominables et sympathiques créatures des cavernes, d’ermites des bois profonds. Défroques étalées au mur, comme les cuirs et fourrures dans un atelier de tanneur, toujours animées des êtres qui s’en couvraient pour, semblables à nous, mais dans des cosmologies parallèles, continuer à danser autour de grands feux inextinguibles, au fond de clairières inaccessibles, leurs ombres continuant à tourner furtivement dans nos imaginaires. De vastes encoignures de mousses et lichens, des flaques d’émulsions végétales et minérales. Des traits, des découpes, des trous laissent deviner, tapies dans les touffes, l’existence d’un visage, une identité qui observe d’entre les fils et les touffes. De la même manière que les arbres, les branches, les roches, les talus s’animent, certaines heures, de traits anthropomorphes. Cela évoque les tapis épais de ses lointaines maisons de famille où il jouait, se roulait, trouvant enfouis parmi les motifs géométriques des portes dérobées vers des mondes où s’échapper, se soustraire au réel, disparaître du radar des adultes, sol mousseux où il enfouissait le visage. Cela convoque ensuite, par rebonds, les souvenirs des manières dont se lover, s’enrouler, se disperser entre les bras de son amante, contre sa nudité, se frotter de toutes parts à ses formes fermes et liquides, là et l’emportant ailleurs – le décentrant -, se dérobant et le dérobant à son réel, non pas pour la stricte excitation corporelle, frontière soudaine érigée aux limites extrêmes de son corps avec la possibilité de migrer en d’autres entités, mais parce que le principe vivant de cette femme – son métabolisme, le fait qu’elle était ce brassage de tout ce qui entretenait son souffle de vie, ses interdépendances hétérogènes très riches – engendrait sans discontinuer un imaginaire de métamorphoses dynamiques entre animaux, humains, plantes, cailloux, terre, objets, traces accumulées de la vie sur terre, via ce qu’en saisissent l’oralité sans début ni fin, les encyclopédies et leurs stratégies narratives systématiques, les livres de contes au fil des siècles. Un imaginaire qu’elle racontait, dessinait, écrivait, exportait en lui. Son corps laineux aussi, lianes de cheveux sans racines ni pointes, ondes souples du milieu, filant, vif argent et serpents, sur les yeux, la bouche, le nez, les oreilles, recouvrant l’abîme brillant où il souhaitait choir, vers l’inconnu précédé des broussailles entretenues des aisselles et du bas-ventre, rases et drues, florales animales.

Ces corps laineux, totems fameux, dressent un monde fabuleux à partir du rien, du trou auquel le mâle dominant a associé la femme. Cet imaginaire échevelé, sans âge, invite à rompre, magiquement avec les absurdités écrites sur le sexe féminin.

Les vastes sculptures tissées, à la fois très élaborée et très sommaires, évidentes et fuyantes, fortes et inconsistantes, fabriquées autant que trouvées, lui parlent comme autant de doudous dont s’envelopper pour sentir palpiter tout ce qui échappe, rassembler le poids de l’épars, la force de l’enfoui. Ce qui file. A tel point que dans ces anatomies laineuses – quand il s’en approche, il voit plus qu’une profondeur turbulente de crinière – il renoue avec le point de surprise originaire – en plus diffus, « laineux » précisément – quand, au plus près de «l’origine du monde » que lui révélait sa première amoureuse, tels les pages ouvertes d’un livre inépuisable, conditionné par des siècles de discours masculins sur le manque et l’absence caractérisant le sexe féminin, il était, en quelque sorte surpris par la consistance ramifiée, complexe, déroutante, pleine de personnalité charnelle, pas du tout un trou standard ! Un entrejambe paysage plutôt que troué, comme l’écrivit lamentablement un fameux philosophe existentiel, un paysage infini où, si il y a manque et absence, c’est de ne pas correspondre aux description et assignations patriarcales, culture et tradition qui empêchèrent la pensée du plaisir, et les cheminements y conduisant, de seulement prendre en compte la jouissance féminine et ce qu’elle déclenche comme pensée de soi et d’autres, se trouvant alors face à cette étendue s’imaginant que devait s’y produire un désir en miroir du sien et sentant, immédiatement, que quelque chose clochait, sans pouvoir discerner de quoi il retournait (sans « être équipé pour » dirait-on de façon pédante, mais intéressante). De manière non voulue, inconsciente, se trouvant l’héritier d’un savoir sur le sexe et le plaisir ayant occulté les liaisons entre organes sexuels féminins, capacités cognitives et production du symbolique, savoir incorporé à son insu, incluant les mécanismes et stéréotypes qui servent à nier chez la femme la possibilité d’une identité spécifique du plaisir, déterminé par ses expériences et ses organes. Jean-Paul Sartre, évoqué par Catherine Malabou dans son ouvrage « Le plaisir effacé. Clitoris et pensée » : «L’obscénité du sexe féminin est celle de toute chose béante : c’est un appel d’être, comme d’ailleurs tous les trous, affirme Sartre ; en soi la femme appelle une chair étrangère qui doive la transformer en plénitude d’être par pénétration et dilution. Et inversement la femme sent sa condition comme un appel, précisément parce qu’elle est « trouée ». » Et puis Lacan, noyant le poisson dans son phallus, et donnant ses consignes à Dolto chargée de s’exprimer, lors d’un congrès psy,  sur la sexualité féminine : «Pas de deuxième sexe, pas de parole spécifiquement féminine, rien à dire du clitoris et du vagin, suprématie du phallus : tel est le carcan dans lequel, d’emblée, Dolto est prises. » (p.58)) Discours masculin dont les cellules se propagent spontanément dans tous les organismes mâles, programmés dès lors à reproduire ces affabulations dans leur métabolisme et perpétuer les privilèges d’une position avantageuse.

Masques pubiens. Obscénité. Carnaval de la béance.

Les vastes masques pubiens, à la fois informes et individualisés (ils portent tous un prénom), tantôt bienveillants, tantôt inquiétants, moquent en un carnaval goguenard tous les préjugés et théories brutales conduisant à croire et faire croire que : « L’obscénité du sexe féminin est celle de toute chose béante ». Ces choses bien fournies, denses, consistantes, avec leur part indéfinissable et incurablement énigmatique, se réapproprient l’obscène et la béance. 

Les sorcières ruisselantes, tissées, accompagnent ensuite autrement les peines, les douleurs, les deuils. Elles réconfortent, donnent du sens à la mort du poète, et du père.

Cela mais aussi, au-delà, ces silhouettes laineuses, résurgentes, sorcières ruisselantes, parures de deuil dont se couvrir pour rejoindre ses morts, que peigne le chagrin définitif avec certaine grâce, voire un réconfort paradoxal, du genre que l’on peut éprouver, lors de certaines funérailles du fait des mouvements et déplacements, autour de la tombe, de ce qui frémit à la surface du groupe (à peine, juste là, groggy) rassemblé pour l’ultime adieu, pareil à une brise ridant une eau d’étang, recueillant ce qui ne s’éteindra pas du défunt, le dernier souffle continuant à inspirer et à vivre dans ceux et celles qui l’aimaient. Ainsi ce qu’il relut, le soir où il apprit la mort de Philippe Jaccottet, une description de l’enterrement du poète André du Bouchet à Truinas, dans une « absence totale de cérémonial », ce qui, écrit-il, fait « même apparaître du désordre, du désarroi, un sorte de gaucherie devant la mort. » Quelque chose de « sauvage » en définissant ainsi le sauvage : «ce qui est tout au fond, le sans apprêt, l’assise retrouvée, le sol sur lequel on ne vacille pas ». Il se souvint que, ce soir-là, le peu de temps entre les retrouvailles avec les créatures de Caroline Achaintre et la relecture de ce passage de Jaccottet suscita et cristallisa un jeu de correspondances très denses, cruciales.C’est bien ce sauvage-là qu’il sentait tapi dans les esprits laineux l’invitant à se laisser désarmer, s’abandonner aux plaisirs cachés, à rebrousse-poil, du désordre, du désarroi, de la gaucherie. Cette gaucherie propre aux rêvasseries enfantines sur tapis. Il se souvient qu’aux funérailles de son père, elles-aussi sans cérémonial dans le cimetière villageois, sans pierre tombale spécifiquement assignée, dans l’effort pour ne pas désespérer et rester digne de celui qui croyait avant tout au vivant, grâce aux échanges informels avec les proches et à l’intensité des souvenirs heureux qui remontait dans les larmes, il avait aussi exactement ressenti ceci, comme un dernier don du défunt : « Tout était avivé, ce matin-là : la sensation de la réalité du monde, de la merveilleuse réalité du monde dans un moment de rencontre des contraires ; et le sentiment de la chaleur humaine, d’une, oui, je le répète , d’une « noblesse d’âme » qui rayonnait dedans et dehors, sous le ciel de neige comme sous le toit de la maison. » Ce sentiment d’un réel éclairé et avivé, préparé par un « ballet » silencieux et informel autour du cercueil, reliant la couleur du ciel, un bout de nature, les corps en présence, leur côté « interdit », ces mouvements spécifiques des humains au cimetière, les pas alentis et précautionneux, le besoin de sentir ce qui relie toutes ces présences. « Le froid, la boue, les rochers éboulés, le verger en fleurs ; mais aussi ces deux chevaux couleur de bois, immobiles ; et les gens qui marchaient là, et ce sentiment naïf qu’ils étaient tous des amis, ou auraient dû l’être, à cause d’une aimantation commune qui les orientait vers la fosse, et vers la maison. Et cet autre sentiment, en moi du moins, encore plus étrange, qu’il n’y avait pas de vide, pas d’absence, que le cercueil seul était vide, en quelque sorte. Je vais même risquer ceci qu’il n’y avait pas exactement de tristesse, en moi du moins ; une émotion à la fois très calme et très intense, mais pas de déchirement, pas de révolte. (Je suis bien obligé de dire, comme j’ai toujours essayé de le faire, ce que moi j’ai ressenti: rien d’autre.) » (p.1297)

Les sorcières réconcilient et fortifient de nombreux gestes « secondaires ». La compagnie d’un arbre, les soins échangés avec lui, les gestes de la taille, de la cueillette, de la confiture, tracent un territoire, qui n’est pas celui omniscient du mâle dominant.

Les images défilent toujours sur l’ordinateur, aléatoirement. L’appétit s’est déclaré – signe que tout son organisme est enfin pleinement revenu à l’état de veille -, il s’est tranché une épaisse tartine et a déniché au fond d’un frigo, un ultime pot de gelée de coing, mordorée, souvenir d’un arbre totem de son ancien jardin, quitté depuis. Sans doute le nouveau propriétaire l’a-t-il abattu pour ranger plus de voitures. Pincement au cœur. C’est un gros bocal rempli d’ambre souple. Il s’étonne de la découvrir aussi bien conservée, intacte, jeune, évoquant une part échappée de lui-même et transformée en une substance immortelle, immatérielle. Sa couleur, sa luminosité mélancolique, ses parfums discrets et subtils conservent le temps long des échanges avec l’arbre, au long des cycles saisonniers, la contemplation des bourgeons, feuilles, fleurs, esquisses de fruits, coings lourds, peaux jaunes et duveteuses, les tailles, le ramassage des feuilles mortes ; la première apparition d’un cognassier, dans son enfance, superbe, immense, cachant le mystère des fruits parfaits et incomestibles au fond d’un verger abandonné, sauvage ; l’explication venue bien plus tard en lisant la description de l’arbre fleuri dans la posée de Jaccottet ; le film de Victor Erice, El Sol Del Membrillo, l’achat et la plantation de « son » cognassier , sa croissance ; la préparation annuelle de la gelée, fruits découpés, marmite, cuisson, macération, les mains pressant le linge d’où suinte le jus, la pulpe récoltée pour la pâte de fruits, la cuillère en bois creusant un vortex dans le liquide où fond le sucre, les fumigations lors de l’ébullition agitant d’innombrables besoins inassouvis de quiétudes odorantes, la louche pour remplir les bocaux ébouillantés, la joie quand la gelée tombée sur le plan de travail « prend » instantanément… La liste de ce qu’évoquent l’arôme et la couleur de la gelée pourrait être interminable, à la manière des descriptions de territoire selon l’approche de Bruno Latour. Tous ces gestes répétés au fil des ans, chaque automne, toutes les images et sensations accompagnant ce temps des confitures de coings, pris dans l’ambre redécouverte. Plus exactement, quelque chose hors du temps, le « penser à rien » que rendaient possible la compagnie de l’arbre (et ses visiteurs réguliers, les oiseaux, les insectes, les parasites), la transformation des fruits immangeables en nectar à tartiner grâce aux gestes jamais assurés, endossés maladroitement, imitant manières de faire observées quand sa mère s’activait aux fourneaux, sa grand-mère ou sa tante…L’ambre matérialise dans le bocal tous ces « hors du temps », moments d’échappatoires, apnée de l’imaginaire, immersion en un vide régénérateur immanent, substantifique moelle de sa vie intérieure. « Pour les gens de mon âge, les lieux qu’ils ont aimé, auxquels ils ont appartenu, n’existent plus. Les endroits préférés de leur enfance et de leur jeunesse, les villages où ils passaient leurs vacances, les parcs aux bancs inconfortables où fleurissaient leurs premières amours, les villes d’antan, les cafés, les maisons… Tout cela n’existe plus. (…) Je n’ai plus d’endroit où retourner. » (O.Tokarcyuk, « Sur les ossements des morts ») D’où le replis sur sa terrasse-radeau surfant sur la canopée de ses vies car, enfin, ce n’est jamais « une » vie, c’est d’emblée un flux de vies multiples dont soi-même on se trouve être un brin.

Le temps autour de la tombe, ce qu’il enseigne. Attrait croissant pour les tissus où toutes les traces exposent leur effritement, écaillement, mises en mémoire, en attendant d’être récupérées, fortuitement, de resurgir en conversation, interprétation d’un songe, écriture d’une lettre, réflexion distraite. Comme sous le métier à tisser.

Tandis qu’il mord dans le pain couvert de gelée et trempé dans le café, il revient à ses pensées matinales et se dit qu’une des sensations décrites par Jaccottet dans cette scène d’enterrement, n’a cessé de l’accompagner, de vibrer au coin de toutes ses sensations, depuis au moins la réelle découverte de la mort. Moment difficile à dater. Il s’agit du « sentiment d’un réel éclairé et avivé, préparé par un « ballet » silencieux et informel » que le poète situe entre les personnes rassemblées près de la tombe, mais qu’il peut transposer entre lui et les choses environnantes, proches, son présent et les images du passé, sa chair et celle des absentes. Une légère palpitation constante correspondant aux flux du sablier, dans un sens, dans un autre, ses pensées obsessionnelles, les idées et traces sans cesse remuées, auscultées, questionnées, toujours plus vivaces. Avec toujours le sentiment de la perte, d’être en train de creuser la séparation entre lui et ce qu’il aime, d’un deuil s’exprimant dans les gestes les plus ténus, ordinaires. A quoi ça tient ? A quoi je tiens encore ? Cela le conduit à affectionner un genre d’oeuvres qui lui parlent de ça, qui lui montrent la réalité de ses tissus sensibles, intérieurs, où s’échangent et s’agrègent tout ce que charrie le vivant cellulaire qu’il est capable de capter et ce qui, de cet incorporé en lui, est transformé en chaire symbolique, matière première brute des idées, pensées, créations, rêves, croquis, poèmes à venir, dès lors en gestation indéfinie. Des tissus où toutes les traces exposent leur effritement, écaillement, mis en mémoire, en attendant d’être récupérées, fortuitement, et de resurgir dans une conversation, l’interprétation d’un songe ou d’une peinture, l’écriture d’une lettre, une réflexion distraite… Même quand la surface, macérée dans le vide, semble redevenue presque vierge, transparente. Tels les papiers récoltés et transformés de Joao Freitas, affiches, feuilles de journaux, enveloppes, emballages, linges altérés par la pluie, le soleil, les poussières. Ils ont leur histoire, leur consistance propre. Ils ont appartenus à d’autres personnes, gardent la trace des usages dont ils furent l’objet, de ce qui leur furent confié puis déçu et retiré, ont glissé dans les dimensions de l’inutile, voies de garages où s’amorcent les processus de décomposition. Puis, ils ont pris, comme des buvards l’influence des éléments, de la météo, du temps qui passe, des humeurs cosmologiques. Ils ont changé de teinte dans l’oubli, perdus leurs pigments, gagné des auréoles (discrètes, elles-aussi décolorées). Ils sont imprégnés d’une esthétique d’abandon et de « messages d’au-delà » sans origine ni destination. Revenus du néant, signes épars flottant après un naufrage inexplicable. Là. L’artiste les reprend, met en évidence les trames et dessins estompés qui s’y sont révélés (la part sensible de tout papier qui capte et réagit aux humeurs atmosphériques), gratte, déchire, découpe, ajoute l’un ou l’autre trait d’encre ou de crayon. Il s’y efface aussi, en quelque sorte, ses interventions presque imperceptibles, jeu avec l’invisible. Et ainsi, les «dégâts du temps » ont un jour commencé à se marquer à la surface de ses souvenirs. Il a d’abord paniqué. A présent, yeux mi-clos, il aspire à ce qu’intérieurement, la moindre archive de ce qu’il a traversé et vécu soit altérée de la sorte. Non pas détruite, mais devenue indéchiffrable. Il les ramassera en pensée à la manière de papiers emportés par le vent et trempés, maculés, séchés. Ce qui était consigné – mots, images, sons – n’y sera plus directement détectable. Mais toujours « ressentis » comme ces objets dans les rêves qui ne ressemblent à rien de connu et dont on sait pourtant de quoi ils parlent et qui se cache derrière l’indescriptible ainsi que le message qu’ils s’évertuent à nous faire passer. Mutiques et éloquents. Des feuillets couverts d’une granularité aux nuances infinies, des plus radieuses aux plus sombres et étouffantes, des plus solitaires aux plus envahies par toutes sortes d’autres existences. Il les examinerait comme on questionne les résidus oniriques. Sa vie n’aurait-elle été qu’un songe, n’en resterait-il qu’une accumulation d’impressions ne permettant pas de départager le réel de l’irréel ? Il jouerait avec ces tissus flottants comme cette artiste maniant avec art le métier à tisser, tramant les failles, les accidents, les oublis, les  résurgences, composant le sous-bois infini de la pensée. Il se dit qu’alors, il trouverait une paix substantielle, stable et durable. 

La page blanche toujours où mordre le vide, frôler le plus intime du vivre, sa langue presque disparue

Pour se représenter le nouveau stade de sa situation biochimique et les échanges qui seraient désormais les siens avec tout ce qui l’entoure – ainsi qu’avec l’épaisseur insaisissable de son humus mémoriel -, il s’attarde aux photos retrouvées de feuilles blanches où Marc Buchy a « impressionné » – sculpté -, ses apprentissages d’une langue indigène en voie de disparition. Ne sera-t-il pas toujours occupé à chercher sa langue pour exprimer ce qu’il est, pour exister, mais de plus en plus proche de l’extinction, le seul à se comprendre  (à écrire la langue de son intimité)? Et encore ces autres pages-miroir où une jeune artiste, Serena Fineschi, a gravé des morsures. Mordre la page blanche, aura-t-il fait autre chose, pour marquer ces lisières vives quoique incertaines où « il peut arriver que s’entretissent le visible et l’invisible, les choses de la nature, les bêtes, les êtres humains, vivants et morts, et leurs paroles, anciennes ou nouvelles, ainsi que le chagrin et une espèce de joie. Alors, ayant frôlé du plus intime de soi, si fragile qu’on puisse être, si débile qu’on puisse devenir, quelque chose qui ressemble tant au plus intime du mystère de l’être, comment l’oublier, comment le taire ? » (Ph. Jaccottet) Mordre la page blanche – comme quelques fois on se griffe ou se mord, sous l’effet d’une émotion trop forte, marquant l’épiderme de dessins éphémères d’où le sang s’est retiré -, oui, aura-t-il fait autre chose ?

Pierre Hemptinne