Ulysse et les hikikomoris

Enrique Vila-Matas, « Dublinesca », Christian Bourgois, 341 pages, 2010

C’est l’histoire d’un éditeur indépendant et exigeant, Samuel Riba, qui entend célébrer la fin de l’ère Gutenberg condamné à la disparition par le règne du numérique. J’étais curieux de voir comment la littérature pouvait traiter, elle-même, dans le texte, ce thème qui la touche on ne peut plus près. Mais ce n’est, dans ce roman, qu’un contexte, un horizon sur lequel se profile le destin de l’éditeur dont la faillite est conditionnée autant par des facteurs personnels (mauvaise gestion, alcoolisme, fatigue de poursuivre le génie) que par ce que l’on appelle le changement des pratiques de lecture. – Catalogue et rupture– Samuel Riba est en train d’abandonner son métier d’éditeur et une bonne partie du roman remue les états d’âme, examine ce que cela laisse comme trace, comment on s’extirpe de cette passion idéale. Beaucoup de souvenirs d’écrivains côtoyés, relations personnelles, évocation de textes. Mise au clair de ce qu’était sa passion : « Maintenant qu’il se sent plus vieux, il se souvient de son ancien enthousiasme, de son inquiétude littéraire initiale, du temps infini consacré au dangereux et si souvent ruineux commerce de l’édition. Il a renoncé à sa jeunesse pour constituer un catalogue imparfait. » Et maintenant que quiconque s’intéresse à l’avenir de la littérature peut dégoter des articles déclarant « la disparition prochaine des auteurs littéraires », il sait mieux que jamais dans quel camp il est et ne renonce pas à ces rêves : « Au fond, c’est la santé qui, avant tout, l’a fait renoncer à l’édition, mais il lui semble que le veau d’or du roman gothique qui a forgé la stupide légende du lecteur passif y est pour quelque chose. Il rêve d’un temps où la magie du best-seller cédera en s’éteignant la place à la réapparition du lecteur talentueux et où le contrat moral entre auteur et le public se posera en d’autres termes. »  Le vrai point de rupture se produit lors d’un déplacement à Lyon où il restera enfermé dans sa chambre pour élaborer une théorie littéraire sur ce que doit être un vrai roman, élaboration qui se révèle n’avoir pour objectif principal que de liquider toute théorie, tout contenu théorique. Ce qui lui apporte la conviction « que ce qu’il y a de mieux au monde, c’est de voyager et de perdre des théories, de les perdre toutes. » – Entre papier et numérique – Vila-Matas n’a pas voulu dresser le portrait d’un personnage dépassé par le numérique, largué par la technologie et les nouvelles générations, forcément incapable de comprendre comment continuer à exercer son métier en état de « dématérialisation ». Non, Samuel Ribas, est carrément avalé par le numérique au point de vivre comme un véritable hikikomori, ces « autistes accrocs d’informatique, de jeunes Japonais qui, pour fuir la pression sociale extérieure, réagissent par un retrait radical. En fait, le mot japonais hikikomori signifie isolement. Ils s’enferment très longtemps dans la maison de leurs parents, en général des années. Ils se sentent tristes et n’ont pas d’amis, la plupart dorment ou restent couchés toute la journée, ils regardent la télévision ou se concentrent sur l’ordinateur la nuit. » Samuel Riba a remplacé l’alcoolisme intensif, lui-même pratiqué pour supporter les affres de cette étrange quête du génie littéraire, par la posture de l’hikikomori. (Alcool ou ordinateur, sa femme ne supporte pas ces manières de se dérober, de substituer des drogues au devoir de croire en quelque chose alors qu’elle-même glisse vers le bouddhisme.) C’est une figure bien sentie, mais peut-être mal exploitée, du littéraire attiré, fasciné par le poison qui détruit la passion qui l’habite. Car le numérique et l’ordinateur ouvrent sur des univers d’individuation par écritures, incarnent d’une certaine façon une relation très rapprochée, organique, à la création et ingestion d’écritures. Mais ce sont aussi des techniques capables de détériorer significativement, au niveau d’une société, les compétences de lectures, la capacité à maintenir en vie les textes de la littérature. Préparant un voyage à Dublin à partir des textes de Joyce, avec quelques amis écrivains, où il entend organiser, durant le Bloomsday, l’enterrement symbolique du vieux livre et de la vieille imprimerie, il cherche et fouille aussi bien dans sa bibliothèque que sur Google, « il navigue sans arrêt entre deux eaux, entre le monde des livres et celui de la Toile ». Son addiction à l’ordinateur et Internet rencontre son univers intérieur faits des livres lus : « Un hikikomori négligeant l’écran qui pénétrerait par un chemin intérieur, se promenant dans ses souvenirs, dont ceux de ses anciennes lectures d’Ulysse. » Un écran peut en cacher un autre. Il ira à Dublin pour changer, faire un saut vers la littérature anglaise et rompre avec les lettres françaises dont il s’est trop imprégné, essentiellement pour, par immersion dans l’étranger, espérer retrouver l’euphorie de premières lectures. « Pour lui, l’idéal, c’est de se rapprocher de nouveau vers l’étranger parce que ce n’est qu’ainsi qu’il pourra s’approcher du centre du monde qu’il recherche. Un centre sentimental dans la ligne du voyageur d’un livre de Laurence Sterne. Il a besoin d’être un voyageur sentimental, d’aller dans des pays de langue anglaise où il pourra recouvrer l’étonnement devant les choses. » – Bibine et fantômes – Un peu comme si le thème central ne se laissait pas saisir et mettre dans un roman – évidemment -, il y a une certaine accumulation de détails pour donner de l’épaisseur et de la complexité au personnage. Parfois un peu lourds. Des indications numérologiques, des apparitions d’individus singuliers qu’il est le seul à voir, des chansons qui passent à la radio en harmonie avec ses émotions ou raniment des souvenirs, l carrousel des citations d’auteurs qui ont compté pour lui, la pluie qui ne cesse de tomber anormalement à Barcelone comme à Londres et, bien entendu, le rêve prémonitoire qui ne se lasse pas de répéter qu’il va vraiment se passer quelque chose d’ultime lors du voyage de la « dernière chance » à Dublin. Tous ces éléments sont eux-mêmes traités artistiquement par une amie de l’éditeur dont une œuvre est en train d’être installée à la Tate Gallery, construite autour « d’une culture apocalyptique de la citation littéraire, une culture de fin de piste et, en définitive, de fin du monde. Dans son installation pour la salle des turbines, elle veut se situer dans le sillage de Godard et de sa relation dynamique avec les citations et placer le visiteur dans un Londres de 2058 où il pleut sans arrêt, cruellement, depuis des années. » Il y a, néanmoins, de beaux passages sur la découverte du paysage dublinois, des évocations non renversantes mais justes du monde joycien. Et, comme l’indique bien la quatrième de couverture, la rencontre avec le paysage dublinois fonctionne comme une bascule « d’une épiphanie (Joyce) à l’aphasie (Beckett) ». Et c’est tout son paysage mental qui change et sombre dans l’innommable littéraire, cette connivence insoutenable avec le génie cherché, jamais rencontré et qui seul pourrait justifier son existence. Il noue une relation avec des personnages de bars sortis des romans de Beckett, son délire gagne du terrain à la faveur d’une replongée dans le whisky et lors d’un enterrement, il voit apparaître, silhouette déjà entraperçue lors de Bloomsday, le fantôme de l’écrivain : « … il voit tout à coup le jeune Beckett juste derrière ses deux sœurs affligées. Ils échangent des regards et la surprise semble présente des deux côtés. Le jeune homme porte le même macintosh que l’autre soir, mais plus raide. Il ressemble à un penseur fatigué et il a cet air incomparable de ceux qui vivent dans l’obstrué, le précaire, l’inerte, l’incertain, le terrifié, le terrifiant, l’inhospitalier, l’inconsolable. » Ainsi, grâce au « tissu fané qui permet parfois aux vivants de voir les morts et aux morts de voir les vivants, les survivants », Samuel Riba sait que les auteurs littéraires ne sont pas en voie de disparition : « la réapparition de l’auteur continue à l’enthousiasmer ».  (PH)

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