Dans le silence, courbé sur la terre. La lame de la bêche ouvre le sol, rompt la croûte séchée durcie par l’hiver, pailles, mousses, compost de protection, touffes d’herbes, plonge et soulève la terre, en révèle la structure, la densité, bouleverse son repos et, le geste régulier pour retourner le potager, soulève la motte friable le temps d’y faire entrer de la lumière, et retourne le tout, ensevelit les déchets végétaux. Dans les parterres, sarcler, défaire aussi la surface grise, constituée d’une trame de mousse, de feuilles mortes décomposées, de jeunes érables, radicelles, mauvaises herbes, presque une sorte de tissu à déchirer, une trame végétale, le début d’une prairie. Extraire les pissenlits des chemins, enfouir l’outil, dégager la racine, tirer, arracher. Toujours plus ou moins les mêmes bruits, ténus, pris dans le rythme de la respiration et la cadence des gestes, le glissement de la lame ou le choc des dents de fer. Ce sont des bruits de même famille quand on retire la couche de feuilles et d’humus au pied des fleurs qui se réveillent ou quand on tasse la terre autour d’un jeune plant de salade. Des bruits de structures qui travaillent, des structures hétérogènes qui s’éventrent, se disloquent en plusieurs parties, cellules qui s’espacent, s’abîment mais ne se détruisent pas, absorbent du vide, puis se referment, se reconstituent, ni vu ni connu, plastiques. Feuilles mortes froissées, tiges de légumes tranchées, éboulis de terre meuble, petits graviers, vieux os, racines arrachées, et tout ce qui grouille dans ces agrégats couvrant le sol pour le protéger, vers de terre, insectes, chenilles. (Un nid tombé à terre présente un type d’agrégat qui ressemble à celui qui pousse et se ramifie spontanément pour envelopper la terre nue, mais en plus créatif, avec un savoir-faire sidérant, tissage de brindilles et de branches d’origines diverses, j’en reconnais qui viennent du jardin, pailles prises sur le potager, tiges d’hortensia avec un reste de fleur séchée, fougères arrachées quelques jours avant, bout de ficelle que j’utilise pour fixer des plantes au tuteur, un peu de boue emportée avec un brin d’herbe qui continue à vivre…) Ces infimes musiques de structures chahutées, se défaisant puis adoptant une autre cohésion, bouleversements au ras de la terre, dans le silence respiré du jardinage, m’évoquent le solo de piano de Jacques Demierre dans l’album « Albeit » (avec Urs Leimgruber, saxophone, Barre Phillips, contrebasse). C’est du bredouillement de piano sans rien d’invertébré, du bredouillement structuré, de l’indistinct tramé, une sorte de tissu que l’on froisse, étire, froisse, étire. Je ferais volontiers une comparaison avec un travail de mâchoires quand celles-ci retiennent et broient les sons et les mots d’un qui maugrée, elles craquent, elles frottent, elles grincent, elles retiennent à grand-peine le langage, on l’entend gronder, fulminer, la bouche en est pleine, il fait pression, mais il est retenu, haché, maintenu morcelé et fibreux, pré-language en ébullition. Maugréation qui en dit long néanmoins, qu’il faut prendre tel quel, comme un aboutissement. Les « mâchoires » du piano travaillent, s’écrasent, se liment l’une l’autre. Le châssis craque. Les touches se frottent. Un piétinement. Martèlements étouffés, amputés, cordes grattées, épluchées. Des bris de notes, tout de même, d’émail sombre ou étincelant, s’échappent, sont extraits de la mâchoire, balisent le cheminement qui tangue dans le vide. C’est tout le squelette opératoire qui prend l’air, inspirant, expirant, dépenaillé mais bien cadencé. Une mêlée sourde, gourde, infime, éboulements, accidents, brefs roulés boulés tronqués, rongeurs qui cabriolent sur un plancher, dans le grenier. Alternance de structure compacte, malaxée et de dispersion meuble, ou plutôt pas en alternance, simultanée, les deux états l’un dans l’autre, l’un par l’autre. Reliquats hétérogènes du piano que les mains du musicien rassemblent en nid complexe et archaïque, suspendu dans son souffle, agrégé dans son inspiration (sans laquelle tout se disperserait, on n’entendrait rien du tout) (PH)
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Lectures terrains vagues (le livre du blog)
Pas d’événements à venir
Un très beau texte.
Qu’est-il advenu du nid – de ses occupants ?
ah ça, aucune idée, je ne les ai pas mangé!! plusieurs pistes : nid mal accroché (mais quel boulot de le reconstruire ailleurs!) ou attaqué par des pies!? je pense en outre inutile de le replacer dans l’arbre (mais je peux me tromper!)
attention de ne pas enfoncer la bêche trop profond, les meilleurs aliments de la terre sont en surface et les vers de terres se chargent bien de faire le voyage avec plus bas. une griffe de jardin suffit. en tous cas c très bien de laisser sur place les herbes qu’on arrache, ça nourrit la terre, il parrait que celle-ci ne fait pousser que les plantes sauvages dont elle a besoin.
merci pour les conseils! je sais que la griffe est recommandée, en fait je reste à la bêche par « vice », parce qe j’aime ce mouvement! mais la terre du potager est très meuble, je ne la retourne pas vraiment!