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Faire parler les pierres

Helen Mirra, « Conscience de pierre », Galerie Nelson-Freeman, 14 novembre 09 – 22 janvier 2010

Le commentaire français que l’on trouve le plus souvent, multiplication partielle d’un probable communiqué de presse, est aussi ce que l’on trouve dans le feuillet distribué par la galerie : « A la croisée de plusieurs influences incluant l’Arte Povera, Fluxus et la Poésie Concrète, l’œuvre d’Helen Mirra se caractérise avant tout par l’économie de moyens qu’elle met en œuvre… » À croire que son travail s’entoure d’un vide stérile où nulle expérience particulière n’est possible, aucun espace d’interprétation personnalisée imaginable, il n’y a rien à ajouter. Des installations de palettes, des carrés de feutre étalés au sol, qu’est-ce que ça inspire, qu’est-ce que le face à face avec ses matériaux transplantés, dans une galerie d’art, déclencherait comme histoire !? (Je suis guidé vers cette exposition par le souvenir d’un CD écouté il y a longtemps à la Médiathèque, guitare et pelotes de laine, jeu de hasard, des sons sans enveloppe, sans guide, glissant sur un plan libre, souvenir d’une plasticité musicale déconstruite, à ressaisir, à réécouter ! Une narration musicale qui se dérobe, qui se trouve, qu’il faut écouter dans la dérobade même.) Les travaux récents exposés à la galerie Nelson-Freeman ont leur origine en Suisse (la géographie est importante ; sur son site, ses œuvres sont classées par ordre alphabétique, chronologique, géographique – la lettre, le temps, l’espace.) Commentaire : « J’ai passé l’année dernière en Suisse. J’allais souvent à la montagne pour faire des randonnées et ramasser des pierres. À ce moment-là, je m’intéressais à la notion de panpsychisme : l’idée qu’il existe une forme de conscience dans tous les atomes de matière. » L’exposition consiste en cailloux posés sur des couvertures pliées, alignées ; sur le mur, parallèle à chaque morceau de roche, une photo verticale de ce que la pierre était censée voir dans son immobilité. Chaque œuvre est donc constituée de trois éléments : « pierre, laine, photographie » et est caractérisée, singularisée par l’identification cartographique du lieu où elle a été prélevée (longitude, latitude). Intercalée entre deux séries de « pierre, laine, photographie », une poésie-sculpture, « glacier », coupe verticale d’une coulée de mots, lettres empilées, éléments lexicaux du monde minéral… Il y a beaucoup de manques dans cette exposition. Les pierres manquent à leur endroit d’origine, les surfaces qu’elles occupent ici ont un alter ego, quelque part en Suisse, l’empreinte visible ou invisible, marquée ou en train de s’effacer, de leur présence au sol, de leur implantation, ou de leur position dans un ensemble de cailloux mobiles. Elles sont là exilées, de toute façon, réfugiées. Posées sur des couvertures pliées, épaisses, rudimentaires, des couvertures de secours, que l’on utilise pour envelopper ou allonger des accidentés, des blessés, des rescapés. En repos dans un refuge d’artiste qui aimerait les entendre parler, laisser vibrer leur conscience, rayonner, émettre des ondes. Laisser parler leur conscience d’objets déracinés, déboussolés, raconter l’exil, la perte de leur écosystème, leur raison d’être. Raconter tout ce qui leur manque, maintenant, et qui les fragilise même si elles semblent toujours aussi dures. Compactes. Elles semblent se dessécher, se raviner imperceptiblement, cesser de battre, se rapprocher de la poussière. La pauvreté aride de leur nouvel état et statut contraste avec la couleur, la diversité et la fraîcheur du paysage qu’elles embrassaient du regard. Elles changent de nature. Elles deviennent le moule mystérieux, hermétique, de ce qui a poussé l’artiste à les choisir, de l’élan qui lui a donné envie de les ramasser, les mettre dans son sac, de les emporter. (Et après cette expo, gardent-elles l’identité d’œuvre d’art, seront-elles montrées ailleurs, dans la même configuration ou une autre, malgré qu’elles vont se dégrader, se ternir, s’entrister !?) Si l’œuvre d’art est la réalisation de quelque chose (formes) qui vit à l’intérieur du corps et cerveau de l’artiste, ces pierres devaient ressembler, être les sosies de formes/idées qu’avaient envie d’exprimer l’artiste (qu’un autre artiste, pratiquant une autre discipline aurait tenté de représenter avec un autre matériau, une autre technique…). Elles sont choisies par mimétisme d’états d’âmes, de ressentis, de concrétions intérieures, des calculs minéraux que tout le non traité, le non-exprimable, goutte-à-goutte finit par constituer dans les éboulis de l’âme, les chemins obscurs de l’être. Le silence de l’être est toujours, « quelque part », rocailleux, le mutisme nécessaire à la digestion des mots et des choses, à l’assimilation des expériences et des concepts, s’effectue en déplaçant en tous sens, des blocs de roches, en suçant et mâchant des cailloux, en envoyant des pierres plates percuter les surfaces sombres et ricocher, il travaille dans les couches géologiques de l’être… La surface de ces roches semble révéler la forme d’idées archaïques, non abouties, en gestation, extirpées, avortées, elles oeuvraient dans l’organicité, corporéité chimique de l’artiste en train de ruminer les « lettres », les éléments premiers du langage des montagnes, c’est bien connu elles s’expriment, elles se racontent par les pierres. Roger Caillois, « Cases d’un échiquier. Minéraux. Notes pour la description de minéraux noirs » : – Suie mouillée de taches de fraîcheur – ou va-et-vient de moire, de soieries obscures ; arbres calcinés ; des frissons morts escaladant à nouveau leur gamme froide. – Mille itinéraires brisés ; un labyrinthe absolu. – Une hibernation éternelle, hantise étanche, cursive ramassée, foudre patiente, aurore méthodique. Je prends mesure dune autre échelle. – Greffes, buissons, gerbes, chardons et pointes, tout départ d’épines que clôt brusquement leur propre dureté. – Ténèbres gorgées de poix et fontaine de poix ; Bitume noble (ou ennobli : une nuit plus nocturne) ; Ténèbres saturées d’asphalte et le mâchant dune manducation perpétuelle : à la lettre, broyant du noir… » S’accroupir, regarder de près, plonger dans leur monde insondable, écouter leur histoire, leur témoignage de ce qu’elles ont traversé, le lyrisme compact de plus en plus friable dans l’échange, c’est fou ce que les pierres stimulent le sens de la description et le déstabilisent. Leur gestation fascine, tout ce qu’elles ont vu et enfermé dans leur conscience, mais comment l’atteindre? – Le vide dans lequel est plongée cette installation – par la disparition de l’environnement naturel qui normalement fait tenir les objets exposés – crée un appel d’air où s’engouffrent maximes, proverbes, images clichés : « pierre qui roule… », « coeur de pierre », Petit Poucet… comme un rendez-vous avec notre part de pierre et avec ce qui s’accroche sur ces cailloux, fine couche de texte, sédiments végétaux, mousses, lichens, signes à décrypter… (PH) – Le site d’Helen MirraHelen Mirra en prêt public

Nouveaux paysagistes

Eric La Casa, Cédric Peyronnet, « La Creuse »,  (Herbal International, 2007)

Clay Ketter, New Paintings, Galerie Daniel Templon

Immersion, dispositifs de captation de données. Quand je vois le dispositif ingénieux, bricolé et précis, que La Casa et Peyronnet déploient dans certains points précis de La Creuse, certains endroits névralgiques du triangle entre les rivières Petite et Grande Creuse, afin d’établir la géophonie du territoire, je repense aux chasses aux insectes que je pratiquais enfant. Diversité de filets selon les espèces, variétés de tubes aussi pour les emprisonner selon les familles, mais surtout immersion dans la nature, le guet prolongé dans le silence et l’immobilité près de certains massifs de fleurs, certains passages obligés, au plus près du bois, des écorces, des pierres, des berges, de l’herbe, des déchets et autres restes décomposés dans la terre, selon ce que l’on cherche comme spécimen, selon ce que l’on veut susciter comme surprise (voir surgir la rareté, le témoin secret d’une faune cachée, dont on ignore si elle est encore en activité). Surtout cette immobilité pour ne rater aucun passage, d’insecte dams mon cas, renseignant par sa présence et sa quantité sur la faune du lieu voire ses caractéristiques « nutritionnelles », de sons produits par le paysage dans leur cas. Insectes et sons sont ensuite traités, en œuvre, en collection, avec passage obligé par une identification, un classement et des décisions possibles, personnalisées, quant à ce classement. Je crois qu’il y a similitude dans l’expérience corporelle, dans la manière de se sentir dans la nature, le regard certes est important, mais l’oreille encore plus, elle détecte ce qui est encore invisible, n’est encore que fantôme, peut-être illusion, fantasme, parce que l’attention prolongée trouble la frontière perceptuelle entre le réel et les images sonores qui se forment à l’intérieur. (Trouble aussi la frontière entre image et son, le bourdonnement ténu de tel insecte lié à telle fleur, ne devient-il pas le chant aussi de la fleur, leur destin formant une organologie dans laquelle je bascule à force de l’épier avidement ? Ce genre de considérations me revient à l’esprit en écoutant et réécoutant ce disque –, – on n’en parle pas après une seule écoute – parce qu’il me semble qu’elles interviennent aussi dans leur travail du son.) Cette attention fait vaciller des certitudes et correspond bien à ce que je lis dans les notes d’enregistrement de La Casa et Peyronnet : « un danse où l’oreille devient le centre du corps ». Les deux géographes du son s’immergent de manière totale, ils enregistrent contre les membranes des phénomènes sonores, ou les saisissent de loin, focus ou grand angle. Images fixes ou en mouvement. Les solides comme les liquides, souvent le contact entre les deux : les milles nuances de l’eau et des cailloux dans le courant. Les insectes, justement. Mais aussi les rumeurs de vie, des baigneurs, des forestiers, un camp gitan qui se replie, une église, une moto, la roue d’un moulin (vestige préindustriel), crépitement de lignes haute tension, empreintes de la vie moulée dans les plis du paysage. Chacun réalise le portrait sonique des mêmes lieux, en s’y laissant guider par ses intuitions. Constructions narratives, en laboratoire, l’imaginaire réinvente les lieux. À partir de là, de ces intuitions qui conduisent de telles émissions sonores à telle autre source de bruit, chacun de ses segments esquissant un lien, il y a ébauche d’un récit. Ensuite, au moment de développer ces prises de son dans la chambre noire de leurs laboratoires d’ingénieurs du son, ils s’échangent leurs cueillettes sonores. Eric La Casa travaille avec les prises de Peyronnet, les transforme avec les ressources de sa propre banque de sons et compose sa vision personnelle du lieu d’où ces échantillons proviennent. Enfin, l’objectif n’est pas de décrire ces lieux, plutôt d’explorer la pesée, les marques qu’ils impriment dans le corps s’y transformant librement en autres choses, se métamorphosant comme les nuages qui changent de forme. Restituer, exprimer tout autant la pesée du corps sur le paysage, les éléments qui le constituent, la nature des sols écrasés, les rapides fluides où il fait barrage. Donner une corporéité musicale à ce silence, à ce vide plein de signes qui séparent et joignent le corps du capteur de sons du corps de la nature, de ses éléments. Capter et amplifier la texture de l’aura, cette atmosphère particulière d’un été chaud aux différentes heures de la journée, élargissement des sens sous la chaleur, dilatation des perceptions et envie de disparaître dans ce grand tout. Le résultat mélange des bruits réels, des éléments narratifs et figuratifs précis et une création sonore concrète, électronique, une exagération des données, une déformation lyrique, miroir de l’empathie profonde, de l’identification physique qui s’est effectuée, comme une méditation, avec les reliefs bruitistes, les couches géophoniques du paysage, les mettre tous en résonance. Et fantasmer d’autres corps sonores. Comment on devient tout entier le bruit de branches écrasées dans la marche en sous-bois. Voilà un devenir qui se traduit par un « grossissement », une déformation de la source sonore pour avaler tout l’être. Comment on devient cette polyphonie d’un vol d’insectes ou ce ruissellement d’eau presque insaisissable tel quel ? Autant de questions de devenirs. Mais l’ambition n’est pas d’établir une cartographie réaliste, une photo des lieux. Dès que captés et traités, ils se déplacent, deviennent d’autres paysages, d’autres corps. Parallèle avec la photo et peinture, empreintes de Katrina. J’établis rapidement un lien avec le travail de Clay Ketter (américain installé en Suède). Entre « peinture et ready made », Clay Ketter a photographié les dégâts causés par l’ouragan Katrina aux paysages de la Nouvelle-Orléans, paysages urbains, paysages de l’habitat humain. Là aussi, une première phase consiste à collecter des données – ici, visuelles – brutes sur les lieux, là où le phénomène catastrophique a laissé les traces de son passage. Il a procédé de haut, installé durant des heures sur une grue. Dessins de ruines, fondations éventrées, le presque rien, le reste d’une organisation de vie, réduits à des configurations abstraites, irrégulières, perturbées. Visions documentaires et en même temps abstraites du sinistre. À partir du matériau rassemblé, il compose des tableaux associant photo, peinture, bricolage (il est peintre minimaliste et menuisier). Il est inévitable que ces œuvres témoignent en partie sur la réalité du ravage : il ne reste rien, juste de quoi dresser une évocation, faire chanter les lignes, les couleurs des vestiges, caractériser ce chant, complainte, mélopée, mélodies joyeuses qui repoussent entre les fissures. Il y a un intérêt sincère pour les conséquences de la destruction, une attention de l’artiste aux sinistrés, à ceux qui ont tout perdu, dont le reste équivaut à ces ruines. Mais ce n’est pas cela qu’il veut montrer. (De même que La Casa et Peyronnet n’entendent pas restituer telle quelle l’identité sonore des endroits enregistrés.) Il montre qu’il y a justement quelque chose qui ne disparaît jamais, un reste justement, un réseau de signes, un entrelacs de vestiges, de couleurs, des reliefs, des matières qui, pour quelqu’un quelque part, représentent ce qui a été. Ces débris épars étalés en fresques déconstruites existent en ensembles complets, non détruits, sous formes d’images mentales de ce qui a été, de ce qui était un tout, et ces souvenirs persistants seront en partie la base de la reconstruction, d’abord mentale, de ceux qui tout perdu. Ils y puisent le désir de reconstruire. Dans ces paysages de désolation, Clay Ketter repère des configurations dynamiques, optimistes, des signes de reconstruction, les mosaïques de ces riens sont porteuses d’imaginaires, à voir comme des tissus qui vont se régénérer, se reconstituer là ou ailleurs. C’est une vision évidemment, un message tel que je le perçois, on sait que la réalité de la reconstruction de la Nouvelle-Orléans est bien différente. « Mes œuvres se déterminent elles-mêmes, dans un processus d’association visuelle qui relève presque de l’hallucination » (feuillet distribué par la Galerie). On ne peut s’en contenter, mais ce recours à l’hallucination est nécessaire, il passe au rayon X des paysages rasés et y repères des agencements qui « peuvent repartir ». Autre extrait du feuillet : « Clay Ketter est également musicien et reconnaît que la musique, rock en particulier, a probablement une influence profonde dans sa réflexion sur « l’énergie » et le rythme visuel de son travail plastique ». (PH) – Discographie de La Casa en prêt publicDiscographie de Cédric Peyronnet en prêt publicClay Ketter Youtube

Sculpture guérisseuse

Simon Scouflaire, « Dictame divers », Galerie 7M3 (Mons), jusqu’au 01/01/09

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 Des plaques de plâtres fabriquées à l’identique et fracassées selon le même rituel (mêmes gestes, même force, même choc…). Plâtre immaculé encore tout frais expirant une légère buée contre la vitre. Plaques comme les tables vierges de la vie (page blanche, tablette sans inscription, sans marques) et brisées par le ressac vital, l’angoisse, le destin. Tous les morceaux se ressemblent, les fractures sont nettes. Les éclats sont échoués dans les vitrines de 7M3, comme sur une plage, quand une tempête a remué les profondeurs et fait remonter une masse importante de coquillages. Cette production de bris et débris, de blessures et cassures ne se présente pas comme le spectacle affligeant, attristant d’une souffrance fatale. L’ensemble est même apaisant, reposant. La matière cassée en centaine de fractures ouvertes est reconstituée, elle forme une sorte de nouveau tissu. On dirait là une sorte de laboratoire où des fragments abîmés, rigides sont mis en culture pour se transformer en ne nouvelle substance, consistance, proliférant, se soudant, se liguant, constituant des formes, des dessins, des ensembles, des cristaux, inventant de nouvelles organisations. Cette mise en forme est due au regard et au geste de sculpteur de Simon Scouflaire. Il a disposé toutes ces pièces d’un puzzle anonyme (blanc, identique, sans marque, basique, matière placebo) en agencement vivant, vibrant. Une accumulation de pétales de plâtre (tapis de fleurs crayeuses essaimées au jeu de « je t’aime, un peu…), schiste blanc, sans grâce à priori, modelé en paysage abstrait. Des superpositions hasardeuses, des chaos, des concrétions, des tours, des éboulis, des successions, et malgré les angles, les arêtes, tout se tient plutôt souplement. Comme s’il s’agissait de particules d’un organisme archaïque vues au microcosme, innombrables plaquettes orchestrant, en vibrant l’une contre l’autre, un mouvement hyper ralenti, un glissement de terrain cérébral. Déclenchant une douleur aussitôt ensevelie dans une fragmentation extatique. Glissement de terrain correspondant au jeu abyssal du « je t’aime, un peu… ». Dictame : labiacée à laquelle les anciens attribuait les vertus de guérir les blessures. Class. Et littér. : Baume puissant qui adoucit et guérit les souffrances morales (apaisement)… (D’après Larousse) La matière du sculpteur s’obtient en la détachant de ce qui la fait tenir ensemble, renfermée et inutilisable ; en chutant dans le vide et s’écrasant au sol, elle prend l’empreinte de toutes les douleurs fondamentales, incontournables, ces lignes de douleurs par rapport auxquelles on se construit sa géographie intérieure (par l’évitement, en construisant tout autour…). Une fois cette matière fragmentée selon toutes les souffrances morales aspirées lors de sa traversée tragique du vide, souffrances du manque et de la perte originelles, le sculpteur la rattrape et lui donne une nouvelle vie consolante, une nouvelle signification, une nouvelle organisation. Quand un jouet est cassé, l’enfant confronté à sa première perte insurmontable, ne se calme que si un ingénieux parvient, avec les débris, à lui construire « autre chose », un succédané qui permet de jouer, de continuer l’aventure du jeu. Méditons devant ce 7M3 superbement investi, occupé intelligemment, comme devant un ossuaire de rêves brisés en train de retisser  un nouveau message fantomatique, concrétions à la fois tribales et sophistiquées, équilibres archaïques et magiques. Playlist intuitive: Sachiko M, « Filament 2″, Günter Müller, « eight landscapes« ,  Gregory Whitehead, « The Pleasure of Ruins, Andy Haas, « Arnhem Land », Momentum 2, « The Law of Refraction »  

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Géométries plurielles

Jean-Pierre Scouflaire, « Tout va bien, rien n’est droit », Autoportraits, Galerie Jacques Cerami, du 7 novembre au 13 décembre 2008.

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La Galerie Jacques Cerami est une des rares (la seule ?) vraie galerie d’art contemporain professionnelle dans la partie francophone du pays. Avec une ligne conductrice rigoureuse et savoureuse, une conviction et une fidélité à des artistes suivis dans la longueur, avec un positionnement qui dépasse les frontières du Hainaut, de la Belgique. Elle est située à Couillet, ça mérite d’être signalé. C’est là que Jean-Pierre Scouflaire donne régulièrement de ses nouvelles en présentant la continuation de son travail. Là aussi dans une fidélité à quelques hypothèses de travail jetées (au sein de l’art construit) depuis pas mal d’années. Il y a, à la fois la continuation d’un propos et, en même temps, un renouvellement. Une ressemblance et une dissemblance qui se chevauchent, se masquent successivement. Effet d’optique ? Comme si à chaque nouvelle livraison l’artiste réussissait la prouesse de nous présenter le même mais sous une facette nouvelle, insoupçonnée. Ce qui cause un peu cet effet ahurissant de tourner autour du même et de ne jamais le reconnaître, tourner sans avoir l’impression de repasser au même endroit. Il y a juste des indices de ressemblance, de correspondance, de référence, de perspective. Profondeur que l’on explore non sans jubilation, exaltation et hypnose : l’impression que ce qui, au départ, n’était qu’un filon de surface, ou destiné à un discours relativement circonscrit, se révélait inépuisable, intarissable. Une question de regard. Le regard est la convergence de deux yeux. Chaque œil voit différemment et c’est la mise en commun qui engendre une image unique. Autant dire qu’une image absolument unique n’existe pas, elle est toujours constituée de plans nuancés, divergents, complémentaires, conflictuels dont seule la superposition fantomatique donne l’impression d’homogénéité. Il n’y a rien d’unique, tout est toujours composé, résultat d’une confrontation, d’une rencontre du presque semblable, mais jamais tout à fait. Il y a quelque temps que Jean-Pierre Scoufflaire me donne l’impression d’explorer cette géométrie complexe et irrationnelle sous-jacente à l’image unique. Ces oeuvres constituées de diptyques jouant sur la fausse symétrie, fausse gémellité, ne se regardent pas droits dans les yeux. On détaille la pièce à droite, puis celle à gauche, je détaille ce qui est semblable, ce qui diffère, mais le regard d’ensemble, celui qui embrasse le tout pour rassembler l’impression et l’émotion semble fixer une troisième forme qui découle des deux pièces côté à côte, une synthèse virtuelle. Absolument matérielles, de par les matériaux, la perfection de la réalisation et le temps consacré à atteindre ce degré de finition, ces œuvres ont quelque chose de profondément virtuel. Nouvelle étape. Les productions précédentes s’incarnaient dans des boîtes en bois, avec des surfaces de couleurs (peau de pigments et billes de verre, presque peau vivante avec respiration tapie, miroitante). Il y avait une volupté immédiate. Puis il y a une étape avec des pièces de bois sculptées, mais évoquant aussi les formes aléatoires des bois flottés, sortes de signes typographiques extirpés d’arbres foudroyés ou rejetés par la mer et patiemment imbibé de fonds de vin pour les teinter d’une ivresse ainsi « immortalisée ». Cette fois, la même syntaxe est traitée en acier galvanisé. Selon des maquettes rigoureusement réalisées par l’artiste, chaque pièce est usinée en Flandre pour approcher de la perfection dans la réalisation du volume, des plans, des arêtes, toutes soudures effectuées de l’intérieur. Ensuite l’acier est galvanisé dans une autre usine. (Ces intermédiaires changent aussi quelque chose, par une distanciation qui universalise certaines dimensions du  processus dans la manufacture, qui sépare l’objet du savoir-faire « unique » lié à la main de l’artiste, cette fois ce sont bien des idées reproductiles, transmissibles…) On pourrait dire que, par rapport aux « manières » antérieures, celle-ci est plus dépouillée. Mais je crois que c’est trop simple. Les volumes, les objets ont quelque chose de plus idéal. Moins incarnés, comme si on les voyait tels qu’ils hantent l’artiste, à même l’esprit. Moulés dans sa matière grise. Pièces spirituelles avant tout. Impression renforcée par la couleur (qui n’en est pas vraiment une) de l’acier galvanisé, cet effet de faux miroir, de quelque chose de fuyant en surface, incertain (qui cherche sa définition, plutôt). Une teinte d’apparition, d’éblouissement condensé. Et qui n’est pas évoquer le blanc de Kandinski dans cette citation: « rayon blanc, qui féconde » et « conduit à l’évolution, à l’élévation ». Il y a, de ces objets condensés, une iraadiation, une vibration qui téléporte l’imagination et l’émotion dans d’autres dimensions. L’art est bien un vecteur d’élévation (on l’oublie trop souvent, influencé à tort par les entreprises de déstabilisation de l’aura, qui visaient bien autre chose). Cette Incertitude et instabilité, au niveau de l’identité de la teinte et de la nature du matériaux (est-il concret ou immatériel?), contrastent avec la netteté, la force et l’élégance des propositions. Dans un matériaux à priori beaucoup plus rigide et costaud, les variations opérées pour altérer en série la géométrie officielle (tordre les carrés, biaiser les cubes, évider des angles, multiplier les points de fuite), sont beaucoup plus anxieuses, déstabilisées, gymnastique presque plus souple. Le vocabulaire se complexifie et se raffine, la grammaire se ramifie, s’idéalise, agrège un peu plus d’indicible… Voilà, c’est une approche approximative, mais j’espère qu’elle rend perceptible la richesse de l’expérience du regard que propose cette exposition. Scouflaire, Artiste majeur: on verrait bien, à Mons, autour de 2015, une grande rétrospective au BAM et une « carte blanche » au Mac’s!? — Playlist intuitive/subjective : G. Scelsi, Piano work, FS1132 – R. Ikeda, +/-, XI176A, M. Feldman, Late Work with Clarinet, FF3320, F.M. Uitti, 2 Bows (Improvisation) UU1202, K. Vandermark, « Furniture Music », UV2041

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