De Facebook à Arman, tous amis, tous géniaux

Vendre son amitié. – Présentant un film qui retrace la biographie du fondateur de Facebook, le journal Le Soir présentait comme un scoop le côté cynique de l’entreprise : ce commerce d’amitiés repose sur des pulsions très intéressées. Le scoop est plutôt de découvrir qu’un grand quotidien ait pu en douter. Et, rétrospectivement, on est en droit de se demander « mais alors, comment a-t-il fondé son approche de ces phénomènes des réseaux sociaux » si ce fondamental – faire se multiplier les amis pour créer du fric égoïste -, leur avait échappé ? Sur quelle base critique s’organise l’information sur les phénomènes de la nouvelle communication ? Aucune ? Tout est beau parce que tout semble venir des gens ? C’est l’information promotion ? – Déprécier Arman – Dans son article sur l’exposition que Beaubourg consacre à Arman (dans le genre grandes rétrospectives qui s’enfilent comme les épisodes d’une série sur les gloires de l’art moderne), Libération commence par déplorer le dispositif (trop blanc, trop froid, « clinique ») pour terminer tout de même par « La vision d’un archéologue radical de la seconde moitié du 20ème siècle ». Le dépliant gratuit réalisé par l’espace muséal ne laisse aucun doute : « Consacrée à l’une des plus grandes figures de l’art française de la seconde moitié du 20ème siècle… » La valeur est affirmée, le jeu critique est fermé et, dans la foulée, il est asséné que la pratique culturelle qui consiste à se coltiner aux œuvres n’a pas pour fonction de réexaminer sans cesse les valeurs distribuées, de les soumettre sans cesse à la question. Et finalement, un musée, un centre d’art, plutôt que de produire du discours affirmatif aussi catégorique devrait se situer ailleurs. Car au sinon, il se situe encore et toujours du côté du discours institutionnel à l’ancienne, descendant, condescendant, qui dicte et rappelle les valeurs et œuvres principales qu’il faut reconnaître comme telles si l’on veut légitimer son propre petit capital culturel. Or, le temps passant, il conviendrait que le musée encourage à rouvrir les dossiers de la reconnaissance et du succès, se penche sur les légitimités et leurs mécanismes, et encourage toutes les pratiques susceptibles de stimuler le discours critique individuel. Ce qui revient à encourager les pratiques ascendantes, les enrichir, en se montrant, institution, à même de critiquer les œuvres institutionnelles et leurs cotes marchandes. Au début de l’exposition, l’ancrage dans les débuts du nouveau réalisme est rapidement survolé, ce n’était pas la volonté du commissaire de creuser cet aspect. Mais on sent dans cette ébauche du geste artistique chez Arman, quelque chose d’intéressant, de touchant, de sincère aussi (encore dans ses premières poubelles, collage-assemblage instinctif avec les rebuts du marché, des Halles). Ensuite, en parcourant l’exposition assez courte, j’avoue avoir du mal à accrocher à quoi que ce soit. J’arrive vite à la sortie sans avoir éprouvé grand chose, ce n’est pas faute de ne pas comprendre (je pense), tellement tout est tellement limpide, et comme « couru d’avance ». On peut redécouvrir une œuvre, avoir oublié une de ses dimensions, être dérangé, surpris rétrospectivement, ici, rien de tout ça, c’est absolument lisse du début à la fin. Sans poésie, sans accident, sans reste de mystère, sans défaut et sans inexpliqué. Sans profondeur. C’est du déterminé. La société de consommation étant ce qu’elle est, et démarrant peu de temps après les massacres de la grande guerre, l’économie de l’objet étant révolutionnée comme l’on sait dans la foulée, il fallait qu’il y ait un « arman », quelqu’un qui fasse ce boulot. Un travail à la chaîne sur la mise en série et l’accumulation des objets. Une démonstration primaire de la violence contenue dans le formatage par les objets de la société de la consommation. Au fond, il n’a aucun discours sur les objets, il est envahi par eux, il en jouit, il exprime ce qu’ils sont, ce qu’ils ont en eux, sans distanciation, il produit une sorte d’exaltation vide, creuse, de l’assomption de l’objet commercial, manufacturé, industriel. Ce n’est pas de la sacralisation, non, ni de la contestation, mais ce n’est pas « bien au-delà », selon le point de vue de Libération. Pas au-delà, mais dedans, strictement dedans. Il ne produit pas un travail d’archéologue, mais en étant l’instrument « esthétique » de ce qui symbolise la société de la seconde moitié du 20ème, comme étant un artiste nécessaire parce qu’il en fallait un qui fasse ce genre de démonstration, il peut être très utile pour quelqu’un qui souhaiterait faire l’archéologie de cette époque. Etait-il un révolté ? Oui, et il faut le croire sur parole : « Je suis un révolté puisque sans ce côté révolté je ne serais pas ce que je suis. » CQFD ! Constatons au passage que le discours vendeur fonctionne. Comme celui du fondateur de Facebook dont  manière dont il aura constitué sa fortune permettra d’effectuer l’archéologie de l’amitié au début du 21ème siècle ! – Musée espace critique – Je ne vais pas prétendre que ce que je ressens en traversant l’exposition sur Arman suffit à remettre en cause la cote attribuée à son œuvre. Mais au moins, je ne pense pas être le seul à poser des questions sur le statut de ces réalisations. N’ont-elles pas fait tant de bruit grâce au rapport instantané avec une époque et un discours d’époque ? Avec le temps, leur présumée charge ne se révèle-t-elle pas n’être que des pschitt opportunistes ? En tout cas vide de toute réelle dimension critique sur leur époque ? Peut-être même n’a-t-il fait qu’exprimer la fascination pour ces objets, leur beauté superficielle, leur violence de distinction sociale, exalté ce qu’ils contenaient et joui de l’impression de les dominer grâce au geste artistique ? Enfin, il me semble qu’il y a assez de signes pour, à l’occasion de cette exposition précise, regretter que les musées s’inscrivent systématiquement dans un discours d’affirmation des valeurs (ce qu’ils exposent est toujours grandiose et essentiel, le fruit d’êtres géniaux) plutôt que de placer les œuvres dans un environnement questionnant, remettant en cause leurs valeurs établies. Les musées, comme les autres structures culturelles, doivent favoriser l’esprit critique, favoriser les pratiques ouvertes, avant même de « faire aimer » tel ou tel artiste. Surtout pas de valider les hiérarchies établies. (PH)

 

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