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A l’affût de ce qui fuit

Fil narratif à partir de : l’été 2022/dérèglement climatique – Christopher Whool, galerie Hufkens – bout de fer sur la route – Hubert Lucot, A mon tour, P.O.L. (2022) – Fondation Vuitton – Simon Hantaï – Georges Didi-Huberman, L’étoilement. Conversation avec Hantaï -Yves Citton, Altermodernités des lumières, Seuil 2022 – Pierre Bourdieu, Microcosmes. Théorie des champs, Raisons d’Agir 2022 – Sculpture de Luc Navet – vélo et chute —-

Bien que sous le dais des branches, sans bouger, l’ombrage ne rafraîchit plus. S’il se réfugie là, c’est par habitude, c’est l’ancien abris contre les canicules, à présent lieu où communier, avec l’arbre, dans le stress hydrique, être ensemble. Des ruelles étroites du hameau qui mènent jusqu’à la forêt, si proche, quasiment sans transition, descendent parfois des effluves humides. Peut-être juste des souvenirs de fraîcheur, des haleines, des hallucinations. Il n’écoute ni ne regarde les informations, mais elles zèbrent l’air de leurs messages anxiogènes, colportées de bouche à oreille sur les marchés, devant l’étal d’un boucher ambulant, alertes aux incendies un peu partout, sécheresse et suffocation généralisée, il suffit de rejoindre quelque promontoire dégagé pour apercevoir les fumées, dans les garrigues, les vignes, les forêts, jusque très loin vers le littoral. Il y a toujours bien dans le champ de vision un pan de colline calciné, vestige des ravages précédents. (Pourtant, un Ministre de l’intérieur avait promis d’activer une parade imparable : engager plein de « gendarmes verts », ainsi, c’est chouette, quel que soit le fléau, la logique répressive est la solution.) Tout le monde est sur le qui-vive, des outils, une brouette remplie de sable, un seau toujours à portée de main, une valise avec le strict minimum à emporter. Les témoignages se multiplient sur les dégâts causés à la biodiversité, marine et terrestre, inexorables, ne laissant que peu d’espoir. Amputation des possibles. Soudain, les gens touchent du doigt, dans leur réel, ce qu’annoncent les scientifiques depuis belle lurette, que le politique s’est efforcé de dédramatiser systématiquement, et ça fait tilt ! Vivre tétanisé. 

Oiseau rhombe

A deux mètres de lui le rhombe silencieux d’une sitelle se matérialise sur un tronc squameux, sortie de nulle part, entreprend d’ausculter l’écorce ; un écureuil surgit de l’herbe rousse, l’aperçoit et saute sur le tronc (la sitelle s’envole), poil hérissé, queue agitée, signaux d’alarme et colère, puis grimpe, l’étudie sous toutes coutures, de branche en branche, diversifiant les points de vue. Ce n’est pas la première fois. il fait le mort, il fait ça très bien, il s’y croit même. L’écureuil s’affranchit et repasse près de son fauteuil, se glisse sous le buisson où il sait trouver une vasque d’eau fraîche. Plus loin, entre fleurs séchées et arbustes assoiffés, émerge une pierre sculptée par un ami d’enfance, pièce qui l’accompagne depuis longtemps, brute, à peine façonnée, bouchardée. Sa silhouette douce lui donne l’allure d’un nuage juste posé, matériau dématérialisé. Sa plasticité évoque la longue relation de l’humain à la pierre, façonnage des premiers outils qui, à leur tour, au gré de leur évolution, façonnèrent la matière grise. Ses allures vaguement phalliques rappellent la prégnance de cet organe sur l’histoire relationnelle de l’homme au reste du vivant.  En même temps, c’est un crâne, c’est l’encéphale sans cesse modelé par son environnement (selon le jeu des ombres et lumières, la pierre posée sur son support, ne cesse de changer, tantôt ronde, tantôt animée de creux comme ces taches sombres aperçues de loin à la surface de la lune. Et puis, nantie d’un cratère, elle est creusée pour récolter l’eau de pluie, faire office de baignoire à oiseaux, suggérant que cette entité humaine, le cerveau, pourrait s’imaginer un devenir utile à la biosphère, à l’autre, parfaitement intégré aux enjeux du vivant. Et ils s’en donnent à cœur joie, iles oiseaux, ls défilent et, au-delà d’assouvir la soif, ils jouent sur les « berges » providentielles, se plongent, s’aspergent, se chassent l’un l’autre, socialisation. Il reste des heures ainsi à infiltrer la vie animale qui l’effleure, le tolère, inclusive. Son activité principale. 

L’affût, l’écriture

Il se souvient, adolescent, une épreuve scout d’affût dans la forêt, impliquant de rédiger un compte-rendu du vu et entendu, prise de conscience de la manière dont on se rapproche des autres vies, discret, camouflé dans leur territoire. L’expérience en elle-même – disparaître, regarder, écouter – et la suite, en effectuer un compte-rendu écrit, l’avait fortement marqué. Le fait qu’écrire, raconter et décrire ce qui emplissait une durée déterminée d’attention, amplifiait le vu-entendu-senti, comme s’il s’agissait d’une archéologie mentale d’un instant, l’écriture exhumant une part importante de ce qui n’avait été que pressenti, révélant même ce qui n’avait pas été vu – à la limite de la fiction parce que découvrir grâce à l’écriture ce que le cerveau a enregistré, à l’insu de la conscience,  insinue un doute : n’est-ce pas invention ? Comme de se repasser un film au ralenti et d’y voir surgir ce qui s’est vraiment passé. Cela même lui avait fait l’effet d’une libération. Une perspective s’ouvrait. De quoi faire quelque chose de sa vie. Il n’a cessé de mettre à l’épreuve cette découverte, rechercher, donner forme à ce que la mémoire ensevelit sans qu’il le sache, exhumer les dimensions du vécu qui échappe au ressenti instantané, reconstituer l’existence non-sue, la traquer, à partir d’intuitions, de correspondances, de mélancolies indicatives qu’éveillent d’autres incidents, d’autres vécus, d’autres expériences esthétiques. Explorer les plis, le visible et le caché qui est la structure du visible. Aujourd’hui, le périmètre de son action se réduit de plus en plus, il exerce sa passivité-absorbante au sein de ce qui l’entoure. Papier buvard. Organisme sténopé. Sa position la plus courante correspond à cette première expérience d’affût en forêt, mais désormais planqué dans la futaie confuse de sa vie bruissante. Qu’il remue, ressasse, recommence à l’infini, en plein air, toujours sur le seuil de la bâtisse, en pleine porosité (qui entraîne une sorte d’ivresse comme quand l’air s’engouffrant par les fenêtres grandes ouvertes d’une voiture roulant à vive allure donne le tournis). Frôlé par les ailes et les poils, bercé par les toc-toc de l’écureuil au travail, récoltant les noisettes et les conditionnant pour entrer dans ses stocks, sa rêverie bifurque, se demande s’il n’aurait pas dû tenir un journal. N’aurait-il pas, là, maintenant, un matériau mental conférant plus de consistance à ce qu’il a vécu et du coup plus apaisant ? N’aurait-il pas mieux répondu à ses pulsions précoces de graphomane, les canalisant dans quelque chose d’utile ? 

Il en avait eu l’intention, il y a quelques années, avait été à deux doigts de se lancer, c’était en lisant – tardivement, soit – Hubert Lucot dont venait de paraître le dernier livre posthume, « A mon tour ». Titre magique, sur la ligne singulière que trace toute vie, pointant l’instant où cette singularité rejoint la finitude universelle, rend l’âme et se fond dans le tout.

Journal perdu

« Le bouleversement Hubert Lucot : ne devrais-je pas, aussi, entamer un « journal », cristalliser dans un style, un souffle, en quoi écrire est indissociable de toutes mes autres fonctions vitales , au quotidien ? Réussir cette objectivation de ma singularité, au moins, dans une pratique patiente au long cours ? Rien à voir avec un projet éditorial, la recherche d’un « produit » qui justifierait de démarcher un éditeur, plutôt pour l’exercice, la discipline. C’est très compliqué de « trouver » le style d’une écriture journalière. Suffit pas de raconter ce qui arrive au jour le jour, ce que l’on retient. C’est cela qui me fascine et me rend accroc dans « A mon tour », lu trop vite pour cette même raison : la force et la justesse du style, son rythme, sa recherche de ce qu’est le fil d’écriture essentiel pour lui, au centre de tout, enfin, pas une essence, un faire, un tissage des différents plans d’un vécu qui forcément, au départ, sont disparates, appartiennent à des temporalités, des géographies, des causalités disjointes. Sa volonté de devenir écrivain forgée très tôt, il a réussi à créer un style qui lui ressemble, qui au fil des années, le garde fidèle aux premiers désirs d’écrire, et à l’ambition. Dans un autre volume, antérieur, il déclare, face au sable et à ce qui s’y efface : « Je rêve de la trace suprême, que mon écriture accomplira ». J’ai eu aussi ce rêve, qui m’a fait quitter l’ornière scolaire. Puis, par constat d’échec, révision raisonnée des premières impulsions, attrait pour d’autres devenirs ? Ca s’est transformé en autre chose. Peut-être l’attrait du sans trace ? Mais j’aime renouer avec ce rêve, ça me parle comme on dit, via l’écriture de Lucot, un « faire tenir ensemble » magique qui, dans le cas d’un journal de maladie, s’engage à ne rien taire, des épreuves et dégradations, et de ce jeu de pressions, laisse fuser des éblouissements (un alliage imprévisible de souvenirs et de présents, courts-circuits de mélancolie et de joie intérieure ressuscitée). Ma situation n’a aucune similitude avec son dossier médical, dieu merci, mais quand même, son exemple avive le besoin d’un travail d’écriture pour « exorciser » ou mieux, « m’habituer à », « vivre avec, au mieux ». Avec quoi ? La présence de plus en plus familière de la fin qui se rapproche. Les interrogations sur « la suite », quelle forme va-t-elle prendre ? Ecrire un journal, entretenir l’illusion de « laisser quelque chose », subterfuge. Fasciné par l’énergie de Lucot à finir une œuvre – c’est-à-dire à l’avoir en soi, savoir exactement ce qu’il faut produire pour qu’elle ait, au moins un temps, vu de l’extérieur, l’aspect de quelque chose de fini – , la porter jusqu’au bout, le dernier souffle. Dans pareille situation de souffrance, je pense que ce serait le cadet de mes soucis, j’abdiquerais. Faut quand même y croire, au sacré de la créativité, pour fournir une telle énergie, s’imposer une telle discipline. Mais, soit, oui, ça aide, ça doit aider, surtout quand, comme chez Lucot, ça donne des « précipités » stylistiques, fascinants, seuls à même, je pense, de traduire l’état d’un cerveau, d’un psychisme, d’un organisme, en train d’encaisser une telle succession d’analyses et d’interventions thérapeutiques lourdes. Happé dans la machine d’une transformation irréversible. Quand je dis « état », je pense aux multiples adaptations des fonctions cérébrales connues et inconnues, pour rester capable de donner forme à ce qui persiste, retenir, comprendre, maintenir un récit. Ce que rend possible l’acquisition d’un important capital culturel, ça ne vient pas tout seul, ces « précipités » magiques. L’auteur évoque, allusivement, régulièrement comment il s’est constitué ce bagage culturel, investissement et discipline. Sa culture picturale par exemple – incarnée par plusieurs amitiés avec des peintres de qualité – il la doit à la découverte des reproductions en cartes postales. Et je me revois à Bruxelles, rue Saint-Jean, avec deux amis, écumant les casiers d’une boutique spécialisée dans ce genre de cartes postales. Les murs couverts de petits tiroirs en bois, un classement par siècles et par ordre alphabétique. Nous restions des heures, feuilletant les images, attendant que ça fasse « tilt ». Nos moyens étaient limités, nous sortions avec peu de cartes. Personnellement, ça n’a pas structuré une connaissance de l’histoire de la peinture, ça a favorisé certaines formes de curiosité, de boulimie. J’ai même l’impression que j’ai avancé en évitant tout ce qui pourrait déboucher sur la constitution d’un capital, quel qu’il soit, plus ou moins formalisé, homologué, restant dans quelque chose d’informel, courant après ce qui fuit. Ecrire comme Hubert Lucot, au plus près de ce qui, en principe, décourage tout projet, toute projection de soi dans l’avenir, écrire même au sortir d’un scanner, d’une perfusion, c’est sauvegarder le plus longtemps possible une « beauté » du vivre, du faire, ne pas se laisser morceler par les gestes médicaux, les inscrire dans un fil, composer avec. C’est proche aussi d’un sacrifice de soi, cette débauche de désintéressement pour que subsiste la littérature, dans une forme pure, supérieure, en faisant corps avec ce sacré, antidote magique au cancer. Je suis particulièrement ému par son refus de la rhétorique du combat avec la maladie. Il ne se bat pas, il compose avec, et avec tous les intermédiaires, corps médical, machines, technologies, médicaments, substances. « Je ne suis pas un djihadiste, je ne me bagarre pas. Je prête le flanc aux médications, l’oreille aux explications rassurantes. » Et puis, découlant probablement d’une stratégie de résistance aussi, le dispositif de trajets incessants en tram et bus, garder le contact avec la ville qu’il aime, sillonner le corps urbain, graver toujours mieux les souvenirs qu’éveillent les lieux, entretenir les bonnes ondes, maintenir vivaces les itinéraires aimés, sa géographie intime. Et l’ensemble tourné vers l’entretien et la captation des plaisirs, des joies accessibles – infimes et insondables à la fois. Tel enchaînement de bus. La chaleur d’un lainage. La lumière sur un parc. Une ambiance clinique soudain onirique. « Le 46 survient, je goûte les fraîcheurs que des sentiers roux ouvrent dans le bois de Vincennes. » « mon siège dans le 88 m’a donné bien-être ; la traversée de mon vieux quartier, le même bonheur que lors du trajet en ambulance Pompidou-Cochin ». J’ai lu en regardant les trajets effectués sur un plan des bus et métros parisiens, en localisant, sur une carte, les rues mentionnées, certaines que je connaissais bien, avec évocation d’enseignes que je visualise encore très bien. Oui, le fait que ce soit aussi la relation d’une intimité avec Paris, ça m’a agrippé, je me suis très tôt projeté dans cette ville, restes de romantisme adolescent, lieu où j’imaginais un jour rencontrer les êtres qui me comprendraient, me reconnaîtraient, du temps où je correspondais avec d’obscures revues de poésie, puis une ville que j’ai arpentée pour observer ce qu’est, à fleur de peau, la vie culturelle d’une grande cité.»

Méfiance et entrelacs, fil de fer et galerie

Puis, dans un contexte où la société s’abîmait dans la crise climatique, il a eu une grande méfiance à l’égard de tout cette activité artistique, événementielle, liée à un contexte d’extractivisme capitaliste appliqué à la moindre « créativité » humaine, conduisant à ce que, comme l’écrit Didi-Huberman en une parenthèse percutante, l’art « autonome » se retrouve phagocyté par les industries culturelles. 

Il se souvient d’une longue sortie à vélo, de longues heures au pédalage soutenu, hypnotique, baigné d’endorphine, transcendé par le second souffle, ivre de la relation exosomatique avec la machine « parfaite », filant hors sol, la tête non pas vide – contrairement à ce que l’on dit souvent – mais pleine autrement, livrée à un profond set up de tous ses patrimoines, affectifs, culturels, cognitifs, procédant à un réagencement de ses ressources, tirant parti de cet instant où l’organisme en plein effort n’est plus qu’énergie parmi les autres énergies du paysage, du monde, peut-être dans ces instants où l’enveloppe s’évanouit, l’être s’avoue-t-il enfin sans complexe principalement holobionte. Et, la tête dans le guidon, un truc au sol le happe. Pas prévu. Il lui faut quelques minutes pour affermir la volonté de savoir ce que c’est, qu’a-t-il vu, ça lui a fait l’impression de quelque chose qui l’attendait, l’allure d’un truc perdu et enfin retrouvé. Il freine, redescend sur terre, demi-tour, revient à la recherche de ce qui a frappé son attention. 

« Ah, oui, j’adore », c’est un entrelacs de vieux fils de fer, rouillés. Une main ouvrière ou bricoleuse l’a sans doute entortillé – sans penser qu’il la façonnait pas n’importe comment, à la manière d’une signature non réfléchie – puis jeté sur la route où de nombreuses roues, autos, motos, poids-lourds, l’ont martelé sur le macadam, graviers et ciment délité. L’environnement est celui d’une berge bétonnée, une darse industrielle, un peu en friche, avec de rares péniches, des camions, des transvasements de matériaux. J’ai un faible pour ces objets entre « rien » et « art », objets-frontières. Il y a une conjonction de lieux et circonstances qui fait que celui-ci m’a interpellé à ce point. Peu de jours avant,  j’ai vu ce « genre de chose » dans une exposition de Christopher Whool dans une galerie classe (Hufkens). Pas le même décor qu’ici. Cette galerie bien en vue a investi une part de ses plus-values dans une rénovation architecturale bluffante. Un ancien hôtel de maître transformé de l’intérieur en ce que serait, précisément, une demeure de maître d’aujourd’hui. Tout en bêton lisse ou brut, un formidable agencement de volumes épurés, une science de l’éclairage et de la respiration des espaces emboîtés sur plusieurs étages, des entrailles au firmament, le tout parfaitement pensé pour sublimer l’exposition et la rencontre avec des œuvres d’art. Une cathédrale, un mausolée, une merveille. 

Capital symbolique et spéculation

Mais alors que l’ensemble des œuvres présentées avec soin, agencées de façon optimale devrait m’enchanter – photos d’aridités absconses dans le désert texan, peintures de formes subjectivées en tissus tumoraux de ce qui fait image, épatantes sculptures de fils de différentes tailles -, rien, peu d’émotion, l’habitude de ce genre de situation aidant juste à un ressenti raisonné. La curiosité s’ankylosait, perdait l’envie d’investiguer, d’aller vers les œuvres, ce qui prédominait était une sorte d’exhibition froide, parfaite, d’apparition plutôt, apparition instrumentalisant la magie artistique, l’air de dire « voyez comme je ne cesse de prendre de la valeur, rien qu’en restant là, sous vos yeux, à ne rien faire ». Le formidable agencement architectural donnait alors l’impression de se promener dans les coffres souterrains d’une immense banque spirituelle. D’où une frustration que l’inégal entrelacs de fils aperçu depuis le vélo, en sa trajectoire magique, promettait fugacement de compenser, justifiant le freinage, l’arrêt, pied à terre.

Au Palais

Combien de déconvenues de la sorte n’a-t-il pas connues ? Il se souviendra toujours, se dirigeant en pleine canicule, vers un « geste architectural » fantasque, du genre que l’on verrait bien dans un décor de science-fiction, entre cathédrale ésotérique et vaisseau spatial en visite éphémère, posé en lisière d’une forêt elle-aussi déjà en grand stress hydrique. En ce temple prestigieux il va retrouver les œuvres de Simon Hantaï, rassemblées pour le centenaire de sa naissance. Profitons des anniversaires. Il avait découvert ce travail de toile-couleur-plis, dans les années 90, un article de presse avait attiré son attention sur le fait qu’une galerie montrait, de façon exceptionnelle, l’état des recherches de cet artiste qui s’était retiré du monde de l’art, en avait fui le marché. Il avait été attiré par ce positionnement politique et curieux de découvrir ce qu’il en résultait, esthétiquement. Mais plus il approche du palais prodigieux, hors normes, plus il est perplexe. Quel décalage avec le souvenir qu’il a conservé des toiles fascinantes, dépouillées de tout éclats ostentatoires ! Et il se souvient d’une note de bas de page de Didi-Huberman, dans le livre « Etoilements », fruit d’un échange long et substantiel avec l’artiste, rencontres, conversations, courriers. Cette note, rappelle que toute la démarche de l’artiste, son choix de l’isolement et de processus lents correspondent à la conviction que « donner à voir des tableaux ne soit ni les donner en spectacle, ni les mettre en vente ». Il aura erré dans la fondation Vuitton, subjugué par l’excellence logistique et ergonomique des espaces, par la perfection atteinte dans l’art de donner les peintures en spectacle, justement, tellement bien qu’on n’y pense pas sur le moment, ça en jette, ça envoie à fond. Pas possible de trouver mieux ailleurs. Puis, finalement, une grande vacuité. Malgré, au prix d’un effort constant, avoir réussi à maintenir, ténue, la relation à cette exploration du pliage de l’image mentale, de son épaisseur fuyante, d’un soi réticulé dans le vide en étoilements infinis, en recherche de ce qui s’imprime sur les faces cachées de tous les motifs de la pensée, visualiser ce que la conscience ne parvient jamais à vraiment fixer, restant focalisée sur la surface apparente des plis qu’elle prend pour le réel. En effet, dès qu’il se représente quelque chose, intérieurement, il lui semble saisir la face évidente, allant de soi, de quelque chose que, provisoirement, il peut déballer, ce déplis engendrant de l’invisible, de l’insu, de l’inaccessible, laissant l’impression que penser consiste, par l’obligation d’équilibrer la pensée par un contrepoids, à produire de l’impensé. La dimension allant de soi étant une construction sociale, la manière dont un schème mental devient collectif par inculcation naturalisée, penser, réellement, consiste à réussir à saisir ce que le plis pris par cet allant de soi met de côté, en-dessus, ou simplement minorise. C’est ça que le travail mental cherche à capter en pliant, dépliant, pliant, dépliant, ses tissus de mémoire, d’idées, de concepts, d’images, de sons. Face au toile de Hantaï, il voit l’agencement de ce visible et invisible tenter de s’instituer, de travailler ensemble, ça lui permet de mieux sentir son corps, tel qu’il est, « un organisme d’enversements et de doublures, de strates et de conversions, de plissements et de contacts. Un lointain dedans : mais il travaille à même le support, à portée de main » (p.118)

Holobionte dans le champs

Dans la chaleur, sous les branches, il suit les déplacements d’un pic épeiche. D’un tronc à l’autre. Descendant, montant, tournant. Comme ces jouets qu’on active en tirant sur une ficelle. Allure d’automate. Disparaissant, reparaissant. Le rythme des coups de becs. Exploratoires, en recherche. Ou précis et efficaces quand une nourriture est disponible sous le bois. Silencieux ou sonores, percussifs. Il suit le mouvement de l’oiseau comme on lit une phrase en développement. Bien-être. Soudaines somnolences. Le réveille le cri des loriots ou des huppes comme lancé par son rêve, venant de lui. Il reprend un livre. Lu et relu. A différents moments de sa vie. Les compréhensions et incompréhensions se superposent. Pourquoi prend-il toujours autant de plaisir, comme si cela lui donnait des clefs pour avancer, de lire la description pointue des mécanismes de champs  ? « Du fait que le système de schèmes de pensée qui est pour une part le produit de l’intériorisation des oppositions constitutives de la structure du champ comme espace des prises de position possibles socialement instituées et ainsi constituées en thèses différentes et antagonistes, est inscrit dans les cerveaux de l’ensemble des participants (sous forme notamment d’oppositions fonctionnant comme principes de classement ou, mieux, de vision et de division, de marquage, de découpage et de cadrage), ce transcendantal historique procure une forme d’objectivité dotée de la nécessité transcendante des évidences partagées, c’est-à-dire admises universellement (dans les limites du champ) comme allant de soi. » (Bourdieu, « Microcosmes », p.255)  Puis il revient à ces instants qu’il ne voit plus venir, ravissements en de courts endormissements, denses, précédés pourtant par de courts instants où ses neurones émettent une sorte de drone envoûtant. Ces syncopes bienveillantes accentuent son sentiment d’être holobionte, cela lui procurant alors un étrange bonheur (disparaître progressivement dans un grouillement de bactéries offre une perspective qu’une rupture brutale). Autant d’instants où la peur de mourir est masquée par la conviction, politique, chaleureuse de « n’être plus seul », « expression empruntée à Edouard Glissant, le fait de « consentir à n’être plus un seul » (consent not to be a single being), (…) formule d’une socialité première (quoique nullement primitive), qui nous fait naître ensemble avant même toute préoccupation d’être ensemble. La néoténie – le fait pour le petit humain de devoir vivre plusieurs années sous la protection et l’éducation d’autrui avant d’être capable de subvenir à ses seuls besoins – semble constituer une faiblesse de l’individu, précocement exposé aux risques de l’existence. Mais elle fait en réalité sa force, en constituant sa puissance à travers un tramage collectif excédant largement toute ressource individuelle. Consentir à n’être plus un seul implique de défaire les illusions individualistes en réinsérant toujours ce que « je » peux dans le tissu de ce que « nous » faisons, les uns par rapport aux autres. Cela implique de savoir ce que l’on doit aux esprits des ancêtres qui nous ont précédés, comme aux esprits des descendants qui nous survivront et par lesquelles nous nous survivrons… » (Yves Citton « Altermodernités des Lumières »). 

Chutes et absence progressive

Chaque fois qu’il pique une tête dans un court sommeil, profond, et qu’il revient en sursaut de ces lointains, il revoit les « trous noirs » de ces quelques chutes à vélo. Il lui en reste des cicatrices, de lointaines douleurs aux pouces, aux poignets, des frayeurs.

« La chute de vélo. Un geste incontrôlé, un choc, une perte de maîtrise, la bécane à terre – un tout harmonieux homme-machine jeté désarticulé au sol comme on jetterait une poignée de dès, stop ou encore ? – brutalement, je heurte le bêton, glisse. Me relève en jurant, une voiture passe en ralentissant à peine, écrase le bidon qui roulait sur la route. Connard. Je ne suis pas loin du domicile. Je rentre faire un autre bidon. J’en profite pour désinfecter les plaies. Superficielles, mais quand même, peau bien râpée, cuissard et maillots déchirés. Pas de désinfectant doux, va pour l’alcool qui pique. Pas trop zélé. J’ai connu, enfant, le mercurochrome qui fait hurler. Je lave, je me change, j’aperçois mon visage dans la glace, tiens, pâle, très, blanc comme un linge. Je repars, pédale 80 kilomètres, sans forcer, au soleil. Tout semble se remettre en place, rien d’anormal dans les mécanismes. La nuit, je m’y attendais, mon organisme étant familier de ces réactions, fièvre et abondante suée, lit trempé. Encore la nuit d’après, la suivante, et la suivante… Pendant plus d’une semaine. Un choc dans la tête ? Dans le mental ? Qu’ai-je vu dans le vide dans la chute? Ces fractions de seconde d’absence complète. Ca va très vite, ces mini-crash, pas le temps de pérorer, mais je me souviens avoir été traversé par le genre de pensée, « ça y est, ça m’arrive, c’est mon tour ? ». »

PH

Lignes de vie et langue des morts

À propos de Tkaf de Latifa Echakhch, Une brève histoire des lignes de Tim Ingold, La langue des morts de Carlos Amorales, Panse de Simon Hantaï et une installation d’Elodie Antoine dans l’Eglise Saint-Loup à Namur…

C’est une impression de chaleur passée, un brasier presque refroidi dans lequel tremble une blancheur maculée de traces vivantes, un reste diaphane de ferveur ou de désespoir. Une célébration qui s’estompe. Traces vivantes, mourantes ou revenantes ? Je suis éclaboussé par les embruns de vagues souvenirs et par la force d’une présence neuve, inconnue, une montée de sève. Un rayonnement d’émotions m’atteint avant une claire identification de l’œuvre qui les suscite (Tkaf de Latifa Echakhch). Mais ce n’est qu’après, des heures plus tard, que je reconnaîtrai la source de cette émotivité. Plus exactement, je suis repris par le plaisir animal et intellectuel à la fois que j’éprouvais enfant ou adolescent à pénétrer dans des maisons abandonnées, vandalisées, vitres brisées, portes défoncées, plâtre pulvérisé, inscriptions blessantes, plancher arraché et calciné, relent de fumée. Habitations maudites laissées pour compte, comme sans propriétaire. Il n’y avait aucune envie de prolonger le saccage ou de jouir de ses trophées, mais l’espace détruit se profilait comme un lieu irrémédiablement effacé, radié des nomenclatures de l’immobilier, échappant à toute autorité, autant celle de l’ordre que du désordre, un abri idéal pour rêver, s’inventer, réinventer le monde. Cela représentait aussi des territoires de rencontres possibles avec d’autres probables solitaires cherchant à échapper au quadrillage, aux lignes droites de la normalité. Des nœuds possibles entre destins, des bifurcations éventuelles. Là, le mauvais œil s’était posé, avait tout bouleversé, sa rage s’y était épuisée, il n’y reviendrait plus. On pouvait y penser à notre mode. Pour un certain temps. C’est un tel horizon de virginité que je respire en avançant dans la galerie d’art, sans doute provoqué par la ligne de partage entre l’atmosphère aseptisée de white cube et une coulée de gravats rouges, au ras du sol. Mais cela est périphérique, un halo rougeoyant, je suis appelé prioritairement par une trouée centrale, l’image très belle d’une toile de tambours ayant pris l’empreinte des paumes et des doigts qui l’ont frappée, à travers les âges, jusqu’à être en sang. Il y a du battement, de la percussion. Puis, cette image très belle et qui flotte me ramène vers le concret, ce qui enclot l’expérience. Ce sont les murs qui, barbouillés de mains, donnent l’impression d’être en tissus, membranes récoltant les battements de vie de ceux qu’ils abritaient ou qu’ils ont emmurés. L’image grince entre envol léger, quand les doigts ressemblent à des coups d’aile, et traînée sanglante, quand il semble qu’une masse résignée s’est affaissée lentement le long du plâtre. Où ais-je déjà vu des photos de mains teintes ainsi ou gravées dans le dur ? Partout, en fait, sans cesse, tout le temps, ainsi empreintes des caresses sur la peau, des prises amoureuses, étreintes et crispations, peur de perdre. Mais plus généralement, peintures rupestres où les mains sont picturalement projetées comme filet de chasse, outil pour saisir sans limites et sans vergogne tout ce qui fait plaisir, assujettir ce qui permet de se reproduire, se multiplier. Saisir le vif, le faire passer de vie à trépas pour nourrir sa vie. Mouvement de palmes qui procurent de la respiration. Mais aussi béton, immanquablement, des fours crématoires là où les ongles ont cherché désespérément du secours, de la pitié. L’empreinte de l’agonie.

Puis le regard revient au sol. Jonché de briques fracturées, réduites en poussières. Sacrifiées. Une maison a été détruite et saigne ses caillots de brique. Il n’y a plus ni toit, ni fermeture, ni protection. Les mains sur les murs sont-elles celles des forces destructrices ou des victimes (voire de leurs fantômes) ou les deux mélangées ? Mais est-ce la poussière d’une seule demeure particulière ? Non, ce ne sont pas les débris épars de quelques murs individuels. La plasticité de cette rivière de tessons de briques évoque plutôt celle de la lave dévalant les pentes de la vie, c’est la coulée continue, maligne, de ce qui mine sans cesse les efforts à construire les abris et les lieux où se constituer. Le mouvement lent d’un glacier sec. Nul doute que, si je repasse dans une ou deux semaines, le tapis de gravats aura augmenté et complexifié sa géographie de volumes broyés. C’est la dimension universelle de cette œuvre d’exprimer le flux constant de ce qui aime ruiner les vies, les maisons sans cesse violées, explosées, balayées. Mais aussi le fait que l’on soit contraint toujours de construire sur des ruines et, toujours aussi, d’avancer en abattant nous-mêmes des murs et des murs. D’où le caractère ambivalent : l’amertume devant la destruction gratuite, l’excitation devant la destruction salutaire, réversibilité féconde. Et ces couches de morceaux de terres cuites, sèches, qui charrient encore des briques entières, désolidarisées, bientôt broyées aussi, prennent à certains endroits l’aspect d’organismes spongieux, végétations pulmonaires, déshydratées, fossilisées, moulues mais en mouvement.

Mais quand j’y plonge le regard, les décombres se présentent avant tout comme une masse de lignes brisées, de fractures et d’interstices, de béances microscopiques entre formes concassées. Exactement comme un enchevêtrement de bouts de langue tordues en tout sens. Fourmillement de caractères. Eboulis, amoncellement de petits écarts vifs multiplicateurs, éparpillement d’une fertilité gaspillée.  Je retrouve la même sensation en contemplant, sur un trottoir, une souche d’arbre mort débitée en gros copeaux amoncelés, friables. Les signes dessinés par les jointures aléatoires entre les morceaux entassés, ramifications calligraphiques de lignes accidentées, prenant l’empreinte de la matière infiniment fendillée, prête à la décomposition vers une autre dimension du vivant, m’interpellent comme délivrant un message d’intercession de l’autre côté. Une trame textuelle en forme de mycélium m’invitant, par la lecture, à passer en dessous. M’enfouir sous le tas de copeaux de bois, comme un insecte ou mieux, me répandre dans le lacis d’interstices comme un grouillement de scarabées.

Et j’établis facilement, instinctivement, voire viscéralement, un lien avec La langue des morts de Carlos Amorales. Je l’aborde en galerie d’art dans des cahiers dont je tourne les larges feuilles, nombreuses lignes de petits signes alignés ou majuscules pavanées en pleines pages. La même chose en posters fixées au mur, comme une écriture chinoise. Des planches d’idéogrammes, oui, mais rongés, attaqués par un parasite ou, plutôt, pensés et tracés par des parasites. A y regarder de plus près, je comprends ma méprise. Il s’agit du répertoire infini des formes ou informes que prennent les cassures et fractures affectant les plans séparant nos deux mondes (celui du vivant, celui du mort, les deux mondes qui nous composent), dans un sens ou dans l’autre, d’ici vers là-bas ou de là-bas vers ici. Ces silhouettes d’effraction, déchirures temporelles, qui soudain se marquent à la surface de la conscience et ouvrent le dialogue entre le passé et le présent, l’intemporel et l’éphémère, miroir entre le connu et l’inconnu. Ce répertoire méticuleux ressemble bien à un cahier d’écritures dont les lettres imitent les contours des brisures entre poussières de briques ou copeaux de bois. Dessins et écritures dans un même geste de connaissance. Carlos Amorales met d’autre part en scène ce langage particulier dans de grandes impressions noir et blanc, utilisant des photos de morts violentes parues dans la presse, reflet de la guerre des narcotrafiquants au Mexique, exemple du vivant radicalement bafoué par l’arbitraire le plus totalement sinistre. Ces photos sont travaillées pour ressembler à des images mentales troubles à la profondeur laiteuse, turbulence d’ombres qui se débattent entre deux eaux et, en surface, déchirées par le négatif de ces sortes d’idéogrammes brutaux par lesquels il me semble que les morts et les vifs tentent de s’accrocher les uns aux autres. Et en comparant le dessin des brisures ramifiées dans les gravats de briques, le mycélium textuel aux intersections entre copeaux de bois morts, les déchirures dans le voile entre vivant et mort que l’artiste mexicain calligraphie, j’élabore des graphismes qui se révèlent de même famille que certaines illustrations du livre de Tim Ingold, Une brève histoire des lignes. Par exemple une carte des constellations de l’hémisphère Nord constituée de lignes imaginaires reliant les points astraux ou un « croquis tchouktche représentant les différents chemins dans le monde des morts » (Figure 2.8, page 77).

Et pourtant, ces lignes qui grouillent dans tous les sens, ce gigotement de ténèbres qui éblouit, ne donnent à lire que le rien, le vide. Je n’y saisis rien, même si l’acte de chercher à y saisir quelque chose équivaut à une lecture pénétrante et confère le sentiment d’en savoir plus sur le vide. Et je pourrais caractériser cette lecture du néant, du rien éblouissant aussi insaisissable à l’œil que du mercure aux doigts, par l’effet que produit une œuvre de Morellet vue à la Maison Rouge, Néon dans l’espace, située dans une niche obscure, écartée, avec un panneau de mise en garde. C’est une lumière gazeuse, aveuglante, épileptique qui se déplace par sauts au long de lignes invisibles, au tracé cabalistique, rapide comme l’éclair, tantôt ici, déjà là-bas, soudain partout, puis éparpillée en petits flash, imprévue. Bain de lumière comme on dit bain de sang. Et finalement, elle n’est nulle part sinon dans les formes noires déchiquetées que sa luminosité acérée imprime à la surface de l’œil. Idéogrammes éclatés qui dansent dans le vide cristallin. L’œuvre est immatérielle, informe, elle semble ne reposer sur rien. Elle en met plein la vue tout en ruinant le regard, hagard, égaré. Il faut l’éteindre pour découvrir sa structure inerte à la rectitude affligeante. C’est un ensemble de lignes droites, une Sainte Trinité de quadrilatères interpénétrés, un vertical et les deux autres obliques, un vers la droite, le second vers la  gauche.

Je me déplace dans la ville en poursuivant plusieurs finalités mais, en incluant dans mon itinéraire la visite de plusieurs galeries ou autres lieux de confrontation avec des créations artistiques, progressant en quelque sorte de point imaginaire en point imaginaire de manière à avancer sur le fil de ma propre imagination, sécrétion de ma subjectivité, je brouille la cartographie attendue de la ville en y incluant d’autres cartes hétéronomes, et j’effectue des trajets plutôt que de participer à l’usage des transports bien balisés. Etant bien incapable de prévoir ce qui m’attend à l’étape suivante, je ne sais où je vais même si je me rends à ne adresse précise. Je ne m’approprie pas l’espace, je ne connecte pas des points stables et structurels de la circulation urbaine, je suis en état d’ouverture, perdu dans mes pensées et pourtant absolument perméable, flottant. Le trajet, selon Tim Ingold est une ligne ouverte, c’est marcher en apprenant de tout ce que l’on peut rencontrer, c’est avancer sur une piste de vie par opposition à une piste de transport. La piste de vie « n’a ni début ni fin, et peut se poursuivre indéfiniment ». Au contraire, la piste de transport « a un point de départ et un point d’arrivée, et relie les deux. » De cette distinction que l’auteur applique aussi aux différentes manières de lire, dessiner et écrire, procède de grandes différences quant aux relations que nous établissons avec le paysage et ses multiples occupants, animés ou inanimés. « Comme la ligne qui part se promener, le chemin du voyageur itinérant suit son cours, pouvant même marquer des pauses avant de reprendre. Mais il n’a ni fin ni commencement. Tant qu’il est sur son chemin, le voyageur est toujours quelque part, même si tous les « quelque part » mènent toujours ailleurs. Le monde habité est un maillage réticulaire de ces pistes qui, tant que la vie suit son cours, continue à se tisser. Le transport, au contraire, est relié à des lieux spécifiques. Chaque déplacement, orienté vers une destination spécifique, a pour fonction de relocaliser des personnes et leurs effets. Le passager qui part d’un endroit pour arriver à un autre endroit n’est nulle part entre les deux. En les réunissant, les lignes de transport forment un réseau de connexions point à point. Dans le projet colonial d’occupation, ce réseau, autrefois sous-jacent à la vie quotidienne et contraint par ses moyens, se développe, se propage sur le territoire, et prend le pas sur les pistes entrecroisées des habitants. » (Tim Ingold, Une brève histoire des lignes, Editions Zones Sensibles, 2011) Pris dans la réalité de la vie moderne, nous sommes inévitablement souvent des transportés, contribuant à renforcer la domination coloniale d’un réseau de pistes de transports sur les pistes de vie. Coloniale, au niveau des relations entre continents et de la manière autoritaire d’assigner les territoires à telle ou telle finalité, mais aussi dans le sens de ce qui colonise les imaginaires au service de cette visée impérialiste sur l’usage des sols, des matières premières et des peuples. Il est très important dès lors de pouvoir, alternativement, pratiquer l’art du trajet et des pistes de vie, où que l’on soit.

Les toiles de Simon Hantaï me retournent. C’est ce que je vérifie une fois de plus dans l’exposition Déplacer, déplier, découvrir au LaM (Lille Métropole, musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut) qui présente la série de ses Panse et quelques travaux de la même période. L’artiste froisse puis roule sa toile en boule ravinée, planisphère chiffonné, amas de tripes, globe de matières grises. Sur ce ballon accidenté, il dépose les couleurs qui coulent, se déplacent, se rejoignent dans les anfractuosités, comblent les espaces entre les plis. Les couleurs partent se promener à l’intérieur, ouvrent des trajets imaginés par l’artiste, qui se combinent, se croisent, entrent en gestation. Le malaxage de la toile et l’apposition des couleurs ont donné lieu à des techniques sophistiquées, évitant les pièges du « procédé » et des résultats systématiques. Puis, la toile est dépliée, tendue au fer à repasser et révèle la forme peinte, à la fois ce que l’artiste avait en tête et ce qu’en a fait la toile absorbant, digérant puis minéralisant l’idée du peintre. Gemmes intérieures irisées de millions d’éclats, caillots et plis. Une consistance de même famille que les infimes brisures réticulaires entre les poussières de briques ou que les strates friables des copeaux de bois, la couleur en plus. Le résultat, magique, ne présente rien de manifestement aléatoire, tout semble réfléchi, à sa place, fruit d’un processus naturel, organique. La toile vivante a pris l’empreinte de ce que l’artiste barbouille dans sa tête, dans son corps. C’est ainsi, du reste, que végètent les couleurs en nous, peuple d’amibes, monstres sympathiques incarnant nos humeurs, reflets de nos attaches en d’autres morphologies, représentations animalières de nos antériorités et refoulements. C’est tout en surface et pourtant d’une profondeur insondable. C’est là, achevé, et pourtant la combustion n’est probablement pas finie, le minerai de peinture continue sa transformation, vers le diamant, l’eau pure. C’est lisse et pourtant trifouillé, constellations de plis et replis, intérieurs et extérieurs confondus. J’y vois aussi bien des reflets de cieux parcheminés que les tissus dédales de panses imprégnés des sucs de tout ce qu’elles décomposent et transforment en pigments et déchets de vie.

Devant ces peintures j’ai envie de déclamer du Michaux.

Je vois ces images comme les poids de balanciers dont les déplacements m’installent entre déséquilibre et équilibre. Des topographies de concrétions organiques – calculs, pierres, kystes – conservant la trace de toutes les résolutions de conflits internes, chocs et contradictions par couches, strates, superpositions, compressions, substitutions, élisions, allusions. De ces conflits que j’entretiens comme raison d’être et qu’au besoin je relance sitôt qu’une élucidation pourrait les évacuer. Macération. Magnifiques loupes viscérales cérébrales – pareilles à ces excroissances maladives de certains troncs d’arbres, offrant de superbes dessins ligneux, consécutives à un choc, une blessure – où se marque le travail de l’hétérogénéité, du pluriel dont l’unicité du moi procède. Aussi, pour décrire ces toiles de Simon Hantaï, pourrais-je citer quelques phrases du sociologue Bernard Lahire, théoricien de L’Homme pluriel,  caractérisant la gestation du « pluriel dispositionnel » dans les limbes de la personnalité des individus : « Objectiver les microdéplacements ou les grands écarts que sont amenés à faire les acteurs de ces sociétés différenciées au cours de leur parcours biographique ou à différents moments de leur vie quotidienne permet de comprendre les raisons qui font que chaque acteur peut être porteur de dispositions (mentales et comportementales) et de compétences hétérogènes qui viennent parfois s’entrechoquer. Les contradictions, oscillations, ambivalences ou dissonances que vivent les individus ne sont que le produit de l’intériorisation (du « plissement » intérieur) de dispositions à croire (et notamment d’idéaux ou de normes idéales), d’habitudes perceptives, de catégories d’appréciation et de manières d’agir provenant de contextes sociaux/socialisateurs différents. » (Bernard Lahire, Monde Pluriel, Seuil, 2012)

Devant ces toiles, le plus simple est de dire que je me sens retourné ou enroulé dans une expérience de réversibilité. Riche d’un pluriel ambivalent dont, le temps d’un éclair de conscience, je ne sais quoi faire, qui me dépasse, me submerge et, par cela même, me continue. Comme quand un geste que nous faisons dans l’air, ou que l’on nous adresse de loin, semble avoir un répondant particulièrement vivace, ému, à l’intérieur. Des instants où l’on se sent traversé de trop de lignes et de possibles en attente. Un échange, quelque chose comme ceci, qui concerne la chiromancie et vise « l’intimité du rapport qui existe entre les motifs de ces lignes-pliures et les gestes que la main a l’habitude de faire. En dehors de l’écriture et du dessin, le geste aussi peut laisser une trace, en enroulant dans le creux de la main les lignes de vie qui s’expriment au dehors par les manières dont on conduit sa vie. » (Tim Ingold)

Dans l’aveuglant anthracite brandi par les néons hystériques de Morellet, je cherchais le refuge des gemmes de Hantaï. Des anfractuosités temporelles où se laisser façonner par ses plis intérieurs. Devant ces toiles, je me perds dans des motifs sans fin, que je reconnais et qui se reconnaissent en moi. La surface de mon corps devient transparente, l’œuvre descend en moi, sublime mon matériau textuel primal (quelque chose, là, aux tréfonds, doit se tisser et se tresser de tout ce que j’avale, toile roulée en boule, pour que je puisse un jour écrire, avoir de l’encre à cracher). Ce soin apporté par l’œuvre peut se décrire à la manière d’un transfert chamanique. « Au cours de la cérémonie de guérison, le chaman – généralement un homme, mais pas systématiquement – « chante » le motif, mais tandis que le son vocal s’élève dans les airs comme un serpent, il le voit se transformer en un motif qui entre dans le corps du patient. Le chaman est le seul à voir cette transformation. Au cours de cette vision, les lignes sont tissées par l’esprit du colibri Pino. Planant au-dessus du patient, l’esprit siffle et bruisse constamment avec des mouvements rapides et fugaces du bec. Même si Pino est décrit comme un « écrivain » ou un « secrétaire » chez les esprits, les lignes qui sortent de son bec en mouvement sont clairement des fils et non des traces. Les motifs qu’il écrit ne s’inscrivent pas sur la surface du corps du patient mais se répandent à l’intérieur de lui. Ainsi, tandis que le chaman voit les traces se transformer en fils, c’est la surface même du corps qui est dissoute, pour que les lignes pénètrent à l’intérieur de lui et que la cure soit efficace. » (Tim Ingold)

Dans l’église Saint-Loup de Namur, là où Baudelaire fut foudroyé d’une première crise du mal fatal – et peut-être fut-il ébloui par les signes déchirures de la langue des morts recensés par Amorales ou ébloui par les fulgurances du rien qui gazent dans les néons de Morellet –  Elodie Antoine a installé de subtils déraillements sacerdotaux. Un souffle lumineux traverse le chœur et déhanche les cierges. Un vent subtil facétieux joue avec l’hystérie qu’engendre le confinement mystique et séculaire d’organes baignés d’eau bénite. Ressentiment mystique qui s’échappe des nombreux corps et âmes qui se sont offerts à Dieu, étouffe de rester invisible et alors s’incarne, se fragmente et se multiplie. Par exemple sous la forme d’objets rembourrés insaisissables, métaphoriques, comme les flammèches du saint-esprit ou les gouttes de sang sur le front du Christ couronné d’épine. Des peluches écarlates, cardinales. Mis bas entre les pieds des chaises des premiers rangs, par essence faisant corps avec les fidèles, abîmés des heures durant à suivre les messes et autres offices, ou venant régulièrement se recueillir dans la pénombre habitée de l’édifice pour y prier en solitaire. Les coussins imbibés de la dévotion des genoux et des fesses des suppliants, ont été capitonnés par l’artiste pour ressembler à des sièges de chair apprêtées, à vif, des chairs faites pour recevoir celle des séants confits par où s’exprime l’abandon total des croyants au Seigneur. Ces organes coussins sanglés SM ou fétichistes, gonflés de Saint-Esprit, se reproduisent, pondent d’autres petits coussins biscornus (ou cornus tout simplement) qui glissent et répandent leurs formes immatures de cœurs, de foies et de rognons sur le dallage brillant, patiné. Des larmes du velours dont on fait les confessionnaux.

Des larves de viscères, toutes fraîches, toutes belles, tout juste pondues.

Les trajets de brisures que je lisais dans les briques rompues ou entre les copeaux de bois, et que calligraphiait Carlos Amorales en caractères de déchirures, s’apparentent ici aux creux accidentés et lignes brisées que les corps priants cherchent à combler ou tromper entre eux et la présence divine par une multitude d’organes de substitutions qui chutent de leurs blessures. (PH)

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