La peinture, la peau qui pense.

Georges Didi-Huberman, « La peinture incarnée », Editions de Minuit, 1985, 170 pages (incluant « Le chef-d’œuvre inconnu » de Balzac.)

 

Une analyse fascinante ou autopsie fantastique du texte de Balzac. Une suite de réflexions s’enchaînant et s’articulant au fil de plusieurs thèmes et concepts (qu’il est nécessaire de croiser) : « Le doute (la sapience) du peintre », « L’incarnat », « Le pan », Le doute (le désir) du peintre », « Le détail », « Le doute (le déchirement) du peintre ». L’objectif est de dépasser l’approche qui ne verrait dans cette nouvelle que l’histoire d’un peintre devenant fou, incapable de voir que sa peinture ne représente plus rien (« rien, rien »). Le peintre Frenhofer veut connaître, pour les maîtriser, les limites de son art, que sa peinture soit à même de capter le vivant, de confondre le réel et ce, en réalisant le portrait d’une femme qui glisse du côté de l’absolu. Pour capter cet absolu, il commence par la surface, il cherche à « rendre la peau » sur sa toile en communiquant l’illusion que, réellement, le sang l’irrigue. Toile aux replis palpitants comme ceux d’un vrai corps. C’est un fantasme central -restituer l’incarnat- de la peinture et Didi-Huberman en retrace l’histoire des techniques et inventions (pigments, maniement du pinceau, jet de couleur…). On entre là dans « la plus folle exigence de la peinture ». Il creuse aussi les liens entre le personnage inventé par Balzac et les parallèles posés avec Pygmalion et Oprhée (Pygmalion obtiendra des dieux que l’illusion de vie soit conférée à sa statue réalisée pour fuir les femmes trop semblables aux prostituées et Orphée échouera par perversion à ramener Eurydice des enfers, situation non exempte d’hystérie). Or, à force de vouloir restituer le tissu de la peau dans toute sa complexité vivante – comme un fou qui veut insuffler vie à son œuvre tout en même temps qu’il donne l’impression de vouloir extirper sa Vénus de cet enfer des couleurs- le peintre troue et traverse l’enveloppe corporelle de son modèle idéal. Il perfore et rentre dans la chair. Il ne voit plus rien, il touche, et il projette en couleurs, en couches de peinture, les impressions de ce toucher de plus en plus exacerbé, de plus en plus dans la chair du sujet adoré. Il dilacère son modèle. Il en résulte une sorte de pan de peintures superposées, qui happe le regard, un chaos de couleurs, « où l’on ne voit rien », et pourtant la femme peinte y est. Sous formes d’entrailles peintes, entrailles de la peinture. (Schelling écrivait « La chair est le vrai chaos de toutes les couleurs », cité par Didi-Huberman) De cette « muraille de peinture » jaillit un détail, un pied, d’un réalisme saisissant, le reste chu d’un désastre, le seul morceau que le gouffre de peinture n’a pu avaler, ou qu’il rejette condescendant. Ce pied miraculeusement vivant, Balzac le compare à un morceau de marbre de Paros qui resterait intact dans une ville en ruine. Le détail survivant est comparé à un morceau de sculpture de pierre. (Ce sera l’occasion de (re)plonger dans des considérations antiques où les veines du marbre étaient la marque de vaisseaux sanguins figés, susceptibles de se réanimer.) Là où les témoins ne verront rien dans la toile achevée, le peintre persistera à y discerner ce qu’il y a enseveli. La langue précise de Didi-Huberman est vraiment exaltante, dans son vocabulaire, dans ses tournures au service d’un esprit puissant et raffiné élaborant la possibilité de penser avec la peinture. « La peinture pense. Comment ? C’est une question infernale. Peut-être inabordable pour la pensée. », ce sont les premiers mots du livre où l’on mesure l’ambition, il ne s’agit pas d’ajouter un commentaire littéraire à une oeuvre de Balzac. Bien des éléments de cette langue que Didi-Huberman invente pour ses recherches esthétiques devraient se transposer aux domaines des musiques (actuelles) pour les inscrire dans une critique intelligente, facteur indispensable de reconnaissance. (Je lisais quelques pages de ce livre en soulignant des phrases et des mots, un soir très tard sur les quais de la Gare du Nord. A côté, sur le banc, un jeune lisait le Coran en psalmodiant à voix basse, en balançant le torse. C’était la juxtaposition de mondes diamétralement opposés par le biais de deux livres de connaissance. J’ai rarement senti une telle différence par rapport à un voisin de fortune.) (PH)

Maison où Balzac situe l’action du « Chef d’oeuvre inconnue »:

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