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Du bunker à la table dressée, expérience sensible et spongieuse

À propos de : Une terrible beauté est née, Biennale de Lyon 2011 (choix d’œuvres et hommage à la commissaire) – Georges Didi-Huberman, Atlas ou le gai savoir inquiet (Minuit, 2011) – La Mère Brasier, menu de saison décembre 2011, extrait.

 Je franchis un sas d’air, de tissus et pliures de lumières colorées, une envolée cérémonielle, un péristyle aux allures de voilier, les valves matricielles d’une frontière symbolique et je bute contre une ombre envahissante, qu’il faut contourner, une muraille courbe, fourbe, qui oblige à ruminer « qu’est-ce que c’est ? ». La surprise est que, comme si je venais de traverser un filtre allégeant le poids répétitif des expériences, cette interrogation résonne neuve, enjouée, avec des airs de première fois… L’ombre gênante s’appelle forteresse, morphologiquement entre la tourelle d’un château aux vitraux teintés maléfiques, surplombant un village coi et la cabine de contrôle d’un tank pachydermique, tapi dans la nuit. On pourrait aussi bien parler d’un bunker circulaire, hermétique, garni de frises barbelées évoquant prisons et camps de destruction. C’est un bâtiment de guerre. La matière métallique et la forme ronde rapprochent cette architecture de celle, industrielle, des silos agricoles où l’on conserve les récoltes. Mais c’est le grain de la guerre qui fermente dans cet édifice, les germes continus du désastre rongent la paix de l’esprit à l’intérieur de cette masse aveugle, une carapace panoptique. Puis on trouve, dans la paroi sombre et blindée, de discrets oeilletons qui vrillent la curiosité vers les entrailles. Il est dans la nature de ce château d’intriguer et d’amener à épier par les judas, de s’arranger pour que l’on surprenne, comme par délit, ce qui se trame là-dedans, ce que la guerre fabrique derrière ses murs. La vue est imparfaite, partielle. Ce n’est que plus tard, en accédant à l’étage par une cage d’escalier bleu électrique et balafrée que, soudain, le regard tombe à l’intérieur, bascule dans l’immense cuve, c’est un bunker à ciel ouvert. Il n’y a personne. Un sourire d’amusement s’épanouit avant le froid examen de ce qui est vu. On identifie en premier une sorte de foutoir sympathique, une distillerie loufoque clandestine, l’antre caricatural de quelque vieil illuminé, convoquant l’imagerie peinte par Carl Spitzweg, entre rat de bibliothèque, astrologue et alchimiste. Mais l’amas informe, organisme dépiauté aux tissus et viscères déchirés en feuillets, résultat d’un acharnement occulte à fragmenter lumière et raison, une fois bien regardé, fait froid dans le dos. C’est une machinerie sans âge, abandonnée, mais qui donne l’impression que, même dans l’inertie locale apparente, elle ne cesse de poursuivre son programme, bricolage infernal sur sa lancée, une usine à détruire les livres, la littérature, la pensée, l’écriture, la mémoire. C’est bien cela le désastre de la guerre, c’est une guerre, toujours, contre la pensée. Les armes de la guerre, les fortifications armées, sont des machines qui sapent les œuvres de l’esprit, détruisent l’intelligence de l’ennemi qui n’a pas de visage, peut être n’importe qui. Dans cet antre de chiffonnier – l’ennemi est sans valeur, son cerveau n’est que chiffons à retraiter -, les livres sont démembrés et éparpillés avant d’être effacés, renvoyés au néant. Par incinération, probablement. Ils sont morcelés avant tout pour que le disparate les frappe d’ignominie et que, les pages étant déchirées, désolidarisant et mélangeant leurs textes, le discontinu, à la lettre, puisse triompher et être stigmatisé comme le vrai visage de ces écrits, voué aux gémonies, ce discontinu que l’écriture littéraire, croient-ils, diffuse comme une maladie sournoise tout en prétendant en guérir l’humanité. Mais ce n’est pas exactement cela, on le sait, l’écriture explore, amadoue ou exacerbe le discontinu comme source de vie et, en passant par là, désigne les frontières comme lieux d’ouverture, poumons de secours. Dans le mille-feuilles d’intervalles du discontinu, l’écriture (enfin, bien entendu, une certaine écriture, celle qui garde fervente la valeur expérience) déniche et ensemence un vivier de différences et d’affinités à respecter, à prolonger et à ne surtout pas réduire à quoi que ce soit d’univoque. Cette dynamique est au service d’une « théorie de l’imagination qui était aussi une théorie du savoir, une philosophie des « lignes de suture », des « points de jonction » ou des « rapports intimes et secrets entre les choses ». Il s’agit de Goethe, bien sûr. Goethe qui entendait compléter la critique de la raison kantienne par une critique des sens destinée à ne pas séparer l’activité artistique – mue par sa passion des phénomènes, voire des apparences – d’avec la science et les disciplines spéculative. » (Didi-Huberman, Atlas ou le gai savoir inquiet). Alors que l’œuvre de la guerre aspire à assécher ces viviers où germe pareille théorie de l’imagination, forcément proliférante, multiplicatrice de pliures dans les sens et la raison. C’est ce que montrent ces entrailles d’une usine de destruction : le fantasme guerrier consiste à fusiller l’hétérogène, bombarder l’intervalle, parachuter l’univoque, confisquer les frontières en unifiant de force, de part et d’autre des lignes tracées, les territoires du savoir et du sensible, condamnation de toute possibilité d’ouverture. Machinerie de l’obscurantisme, ce château de Robert Kusmirowski (Stronghold, 2011, Biennale de Lyon, La Sucrière) diffuse des ténèbres délétères, rappelant contre quoi l’art contemporain s’érige, renouvelle ses stratégies d’installations et ses procédures d’expériences esthétiques. L’enjeu est de transmuer en écarts de régénération ce que l’esprit de la guerre accuse d’être failles et ruptures dangereuses pour la civilisation, danger qu’il matérialise spectaculairement, symboliquement, en désossant la pagination des livres (de certains livres), en brisant le squelette des bouquins avant de les réduire en fines particules volatiles, cendres et poussières, infime ponctuation de l’air. Une ramification, symétrique et opposée à celle des ténèbres de ce château bibliovore, rayonne dans un autre lieu de la Biennale, La Bruja 1 (La Sorcière) de Cildo Meireles. Les fils d’un balai de sorcière posé dans l’angle d’une grande salle et puis qui rampent sans jamais pouvoir s’arrêter de croître, 3000 kilomètres d’un écheveau noir dont le chaos structure l’espace, étouffe les pas, draine le regard vers le néant prolifique.

Dans l’ombre du bunker, ça fourmille. Une courte et fulgurante pièce de Beckett, ténèbres, lumière douce puis crue, tapis de détritus, tripes du monde, souffles, vagissements puis rien. Une vidéo de Guillaume Leblond, manipulation de cailloux, boues, outils précaires, matériaux trouvés, assemblés et désassemblés, érection de stèles brutes et d’anti-châteaux forts. Pixador de Laura Lima, soit un athlète académique nu – est-il prométhéen, enchaîné condamné à un tour de force absurde et qui fait mal à voir ou a-t-il spontanément entrepris un travail de sape insensé ? – dans un harnais relié par de longues courroies aux lointains étais obscurs de l’architecture et s’échinant à rompre l’institution et le bâtiment, les codes et le ciment qui font tenir tout cela ensemble, les murs, le plafond, les portes, les œuvres, l’action des visiteurs. Le silence des sirènes d’Eduardo Basualdo, une lagune artificielle de jaspe sombre dont la contenance brillante est aspirée puis recrachée, selon des attractions alternées lunaire et tellurique, par le trou d’un vortex, respiration reptilienne des fluides souterrains régissant la vie en surface. Et non pas une œuvre après l’autre, au gré de la promenade, mais je me trouve dans une œuvre et déjà, les autres, autour, sont appréhendées, perçues, intégrées, happées, j’ai un pied, un œil, une main dans une autre proposition d’artiste et toutes, elles se rejoignent, forment des intersections plastiques dans mon imagination, se retrouvent juxtaposées comme sur de vastes tréteaux où mes capteurs déversent ce qu’ils ramènent dans leurs filets sensitifs. Il y a donc en moi un espace où elles se rejoignent, se chevauchent, forment un mixte, un matériau hybride composé d’éléments de plusieurs œuvres singulières qui n’étaient pas, avant cette Biennale, susceptibles d’éveiller entre elles un faisceaux d’affinités, positives ou négatives. Et si j’ai la sensation physique d’évoluer dans un réseau fibreux de résonances électriques, à tel point que le lieu entre les œuvres est peut-être plus habité que les face-à-face avec chaque pièce, c’est probablement parce que l’exposition a été pensée comme un tout, comme un rassemblement organique sur un vaste plateau où les créations s’interpellent, se bousculent, se prolongent, se coupent et se recoupent, effet spontané et en chaîne de montages et remontages de leurs intentions et propos. J’aime alors m’arrêter dans ce lieu d’intersections, tout le corps à l’écoute et en lecture, comme lorsque plusieurs ondes radios s’interpénètrent et donne l’impression d’engendrer un message attendu, une langue nouvelle dans un bref instant explosif. De multiples trajets se tissent entre les images et donc, le vide entre chaque zone qu’elles occupent – photos, peintures, vidéos, sculptures, installations poèmes, dessins, cartographies – est un grouillement bactérien, du plein qui m’agrège, me digère, je deviens un principe sensible ballotté dans ce vaste plan où les œuvres parlent entre elles, me parlent, me font parler, font bruire ce qui parle à travers les autres visiteurs. Mis à contribution par les pistes de lecture que la commissaire a enchevêtré entre les images réparties dans l’espace, traces de ses échanges avec les artistes, absorbé par un travail tâtonnant et fébrile de prise de connaissance, je suis une table nerveuse labile, support d’un travail d’interprétation toujours à reprendre, à modifier, surface de rencontres et de dispositions passagères, je suis cette chose trouvée dans cet extrait du livre de Didi-Huberman : « La table, elle, n’est que le support d’un travail toujours à reprendre, à modifier si ce n’est à recommencer. Elle n’est que surface de rencontres et de dispositions passagères : on y dépose et on y débarrasse alternativement tout ce que son « plan de travail », comme on dit si bien, accueille sans hiérarchie. L’unicité du tableau fait place, sur une table, à l’ouverture toujours reconduite de nouvelles possibilités, de nouvelles rencontres, de nouvelles multiplicités, de nouvelles configurations. La beauté-cristal du tableau – sa centripète beauté trouvée fièrement fixée, comme un trophée, sur le plan vertical du mur – fait place, sur une table, à la beauté-bris des configurations qui surviennent, des centrifuges beautés-trouvailles indéfiniment mouvantes sur le plan horizontal de son plateau. Dans la fameuse formule de Lautréamont, « Beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie », les deux objets surprenants, la machine à coudre et le parapluie, ne constituent sans doute pas l’essentiel : ce qui compte est plutôt le support de rencontres qui définit la table elle-même comme ressource de beautés ou de connaissances – connaissances analytiques, connaissances par coupure, recadrage ou « dissections » – nouvelles. » (Didi-Huberman, Atlas ou le gai savoir inquiet) C’est parce qu’il se passe cela – ou pour qu’il se passe cela, le réversible est constant -, se sentir exceptionnellement incarné dans cet espace de rencontres, que les tentures monumentales d’Ulla Von Brandenburg m’enveloppent tellement. Voilures successives, rideaux d’écume ourlant des vagues rapprochées qui retardent l’entrée ou la sortie de scène et font de cette entrée ou de cette sortie, la scène proprement dite, de reflux ou d’expulsion, scène qui se suffit à elle-même, où j’ai envie de m’attarder indéfiniment. En traversant initialement, vers l’intérieur, ces hautes étoffes de couleurs plissées, soyeuses, joyeuses ou mélancoliques, perdues dans l’obscurité des cintres – jusqu’où montent-elles ? -, le pressentiment s’emballe que s’ouvre là une visite inédite au monde de l’art. Et, quand, en sens inverse, j’y transite vers la sortie, je sais que la visite ne se clôt pas, les attouchements de robes et corolles que forment les rideaux vont en prolonger indéfiniment les sensations. Lors du trajet à rebours, ce passage matriciel, permanent et accueillant, se nourrit de toutes les sensations qui se sont agglutinées sur moi et sont encore loin d’être absorbées, rangées, leur désordre exubérant fait que je déborde. Le délicat mucus encore indistinct des émotions, les membranes plissées des valves le boivent en même temps que j’enclenche le travail de mémorisation pour fixer au mieux tout ce que j’ai perçu et avoir quelque chance d’emporter le bris de beauté qui me brûle les yeux. Une échelle, une chaise comme oubliées dans les espaces entre les rideaux indiquent les rôles à pourvoir : prendre la place discrète du souffleur, celui qui dira ce qui se passe là-dedans, ou grimper les échelons, partir dans les hauteurs, décrocher ce qui ne se dit pas, chercher chimériquement d’où ça vient. Coulisses qui orchestrent les illusions et les trouvailles exposées, frous-frous d’étoiles qui m’introduisent dans la « grande machine de l’imagination ». Une œuvre qui appareille l’imagination dans le sens de la doter d’outils et dans celui de se mettre à voguer vers le large. La caresse de ces rideaux persiste, m’accompagne durant tout le parcours de la Biennale. M’approchant et m’éloignant des œuvres, m’orientant dans les zones qui les sépare et les relie, je suis toujours en train de passer et repasser sous ces drapés qui bouleversent la frontière entre espaces privé et public, innervent et irriguent les tissus émotifs, les dotent d’une fécondité aveugle, spongieuse, qui fait que les spores libérées par les créations d’artistes vont y trouver un terrain propice pour s’y enfoncer, s’y accomplir, prendre leur temps et imposer leur temporalité à ma vie végétative, plonger dans la profondeur de l’humus émotif et cognitif, aux limites des réserves oniriques, devenir l’égal de ces souvenirs d’enfance rémanents avec lesquels on se construit, renouvelant les matériaux avec lesquels continuer à s’imaginer vivre, se faire au jour le jour.

Une autre installation créée pour la Biennale, au Musée d’Art Contemporain cette fois, The Re-education Machine d’Eva Kotatkova (République Tchèque), fait écho à la forteresse de l’artiste polonais. C’est un labyrinthe anarchique – la pièce est vaste, encombrée, on ne sait où poser le regard ni si l’on peut s’engager dans ce dédale, tourner autour de ses éléments et si oui par où commencer, quelque chose va-t-il appréhender notre corps, en faire un élément de l’installation, déclencher des actions et réactions ? -, dans lequel on peut reconnaître les organes d’une imprimerie à l’ancienne (ce que confirme la notice du guide du visiteur). Mais l’imprimerie est ici retournée comme un gant, elle fonctionne à rebours. Les machines sont employées à contre-emploi, à défaire ce que d’habitude elles fabriquent. Au lieu d’imprimer les caractères sur le papier, elles raturent les textes de certains livres ou les plongent dans des bains d’acide pour en dissoudre la valeur imaginative, comme si elles entreprenaient de ravaler ce qu’elles avaient engendré, d’effacer les œuvres de l’esprit, de vider les bibliothèques. Aux appareils sabotés, détournés – surréalisme cauchemardesque -, l’artiste greffe des images d’écoliers sous grillage, des corps coincés dans des géométries unilatérales, des prothèses comportementales parasitant les schémas mentaux. Ici aussi, l’aspect de bricolage foutraque pourrait donner l’impression d’une entreprise subversive, underground, mais non, il s’agit bien d’unités qui émettent en continu les ondes de Re-education dont l’objectif est d’éradiquer l’hétérogène comme carburant des imaginations déviantes. De fausses imprimeries, ainsi, diffusent des cellules normatives qui, circulant dans le vaste corps des écritures, vont colmater les brèches ouvertes vers l’hétérotopie. Comment repérer ces fausses imprimeries dont les formes camouflées, immergées dans la banalité, sont innombrables ? Mais qu’est-ce que l’hétérotopie ? « En 1984, dans un texte magnifique intitulé « Des espaces autres », Foucault précisera encore ce qu’il veut entendre par « hétérotopies » : espace de crise et de déviance, agencements concrets de lieux incompatibles et de temps hétérogènes, dispositifs socialement isolés mais aisément « pénétrables », enfin machines concrètes d’imagination qui « créent un espace d’illusion qui dénonce comme plus illusoire encore tout l’espace réel, tous les emplacements à l’intérieur desquels la vie humaine est cloisonnée ». L’atlas ne serait-il pas, dans cette perspective même du décloisonnement – et en dépit du fait que Foucault, en 1996, se refuse encore à faire une nette distinction entre « table » et « tableau » -, ce champ opératoire capable de mettre en œuvre, au niveau épistémique, esthétique voire politique, « une espèce de contestation à la fois mythique et réelle de l’espace où nous vivons », bref, l’espace même pour la « plus grande réserve d’imagination » ? » (G. Didi-Huberman, Atlas ou le gai savoir inquiet). Et il est réjouissant de constater que de nombreux artistes choisissent la voie des cartographies de l’inconnu, de l’inclassifiable – pour faire surgir l’inépuisable inclassifié – ou le principe des tables, plutôt que le tableau, comme « ressources de beautés et de connaissances ».

Les tables d’artiste, source de lumière, limitent la nuisance des anti-imprimeries et des bunkers aux autodafés de livres ritualisés, ringards. Ainsi, celle de Nicolas Paris, Utopia en espera o Diagramas de un territorio en contraccion (Utopia in Waiting, 2011, Biennale de Lyon, Fondation Bullukian). L’artiste rassemble ou déassemble, selon un principe aléatoire (ramdom order), des dessins inspirés par les phénomènes qui se produisent entre lui et son environnement changeant. Il associe « environnement » et « spectateur », histoire de responsabiliser au maximum ses gestes d’artiste et leurs répercussions au sein de l’ensemble des relations matérielles, immatérielles, humaines, normales, paranormales. Sa technique de dessin est pluridisciplinaire, dessin au trait proprement dit, objets graphiques, bricolages, petits mobiliers, papiers pliés, techniques mixtes. Sur cette table, il puise dans les réflexions de deux grands penseurs de l’architecture utopiste dont une sélection de document sur leurs idées maîtresses est exposée autour de la table. Il s’agit d’une part de Richard Buckminster Fuller, préoccupé, pour le dire vite, de l’architecture comme « articulation entre la Terre et l’Univers » destinée à mieux tirer parti des ressources naturelles et à penser la place de l’homme en fonction des problématiques écologiques et, d’autre part, de Yona Friedman, théoricien de l’architecture souple et mobile. L’esprit de ces deux architectes irrigue celui de Nicolas Paris, l’enveloppe d’un environnement-spectateur avec lequel il dialogue, imaginant comment il pourrait saisir concrètement ces concepts, voir le monde à travers eux, importer leurs technologies dans son savoir-faire et les appliquer au façonnage des choses en quoi consiste son art du dessin, sa prise de contact intelligent avec le monde. Parmi les objets, une page quasi vierge, un blanc imperceptiblement hâlé d’un rythme irrégulier et polysémique, une partition graphique de ponctuation, virgules, apostrophes, points, parenthèses, points d’interrogation, tirets, trémas. Architecture mobile de la phrase, articulation entre texte et musicalité fantôme. Le regard passe et repasse, quadrille, diagonale, à chaque passage des choses apparaissent, d’autres disparaissent, de nouvelles conjonctions à chaque fois. Choses fabriquées, singulières et pourtant ressemblant à des objets trouvés, précis et déterminés et néanmoins aussi énigmatiques que des agencements aléatoires. Cela évoque une longue tradition de jeux de construction où faire coïncider des pièces et des volumes qui, à première vue, n’offrent aucune affinité réciproque. Et si je cachais la constellation de signes émergeant en relief du plateau clair et chaud de la table, stries et ramures d’une pensée scintillant au fond d’une rivière, m’obligeant à décrire et nommer, de mémoire, au moins dix de ces récits-objets!? Ne dois-je pas ainsi jouer avec cette manière d’exposer un laboratoire de dessins et collages en trois dimensions pour m’y projeter, parcelle d’environnement-spectateur pouvant être représentée, interprétée et intégrer la collection insolite? Qu’est-ce qui fait que la table happe autant l’attention, suscite une multitude d’itinéraires et fourmille de combinaisons à expérimenter comme si je les sentais courir sur ma peau et fourmiller dans mon sang ? Pourquoi cet espace-table ouvre-t-il un tel appétit de connaissances qui n’existent pas, qu’il faut déterrer en soi, imaginer ? Parce que, comme jamais ou, plus honnêtement, comme rarement, je sens le visiteur d’expo que je suis à cet instant franchir une limite, s’identifier à la table, devenir « support de rencontres » vivant, humain, plateau qui à la fois encadre et libère complètement, qui « appareille l’observation » pour qu’elle appareille au large, me fait sentir, interprétant ce que je vois, comme un être dessinant l’artiste et déjà dessiné par l’artiste. Cet impact avec la table me rend friable, répand une désagrégation fébrile de mes protections en tant que les idées préconçues et le bagage culturel des préférences s’érigent en protections, en prévenances fermées à l’égard de l’autre, une désagrégation excitante comme un stade inespéré d’ouverture et de recomposition de soi, de clairvoyance trouble, l’enveloppe lisse de l’être certain se mue en tissu d’accidents, alvéoles, anfractuosités, cratères, commence alors pleinement l’état d’éponge. « Dessiner, donc : appareiller son observation mais aussi, faire intervenir son imagination, cette capacité à réagencer toutes les images singulières – ou les cadrages – en constellations, en remontages de la réalité. Procéder, par conséquent, à une opération transterritoriale sur les domaines observés, une opération anachronique sur les présents observés. » (Didi-Huberman)

Cette excitation à se sentir, par le regard et l’attention, par la disponibilité à oser interpréter ce que je vois, partie prenante de ce « réagencement en constellations, en remontage de la réalité » et avant tout de ma réalité, de la manière dont je détermine mon rapport au réel vire à la joie explosive au fur et à mesure que je me laisse gagner par l’atmosphère clairvoyante et discrète du cabinet de lecture et de dessins de Bernardo Ortiz. Foutraque et géométrique. Presque transparent et puissant. Chaos et ordre méticuleux. Foutage de gueule et préciosité rigoureuse. Evanescence et aveuglance. Un cube blanc dialectique. La table est en trois dimensions et l’on pénètre tout au fond de sa poésie concrète. Quelques éléments graphiques d’un livre – tranche, titre, morceaux de couvertures – déclinés en leitmotiv et des impressions de lectures exprimées en topographies, papiers peints collés, croquis éthérés, constellation de mots et nuages de lettres, plaquette de bois peinturlurée et cachetée, géographies faites d’une constellation d’organes-pays pour exercice divinatoire, beaucoup de blanc entre chaque fragment. Et une chaise vide. Ceci, dans la notice du guide du visiteur : « Bernardo Ortiz pratique méthodiquement le dessin, et de façon quotidienne. Ainsi, il donne un compte-rendu détaillé de ses diverses activités (par exemple les livres qu’il a lus, les articles qu’il a écrits, les achats qu’il a faits, la gestion de son argent et les heures consacrées à chacune de ces activités). » Sentiment d’envie, comme j’aimerais ainsi dessiner ce que je lis, écrit, achète, reçois et disperse de toutes parts en les transposant dans un autre langage, d’autres signes, d’autres images, en changeant de monde. On dirait les papiers sensibles, feuilles impressionnables extraites de mon appareil de lecture, mis à sécher dans la chambre noire d’un photographe et révélant à la lumière les formes, textures couleurs et taches qui s’y sont imprimées alors que je lisais, écrivais, regardais… Sauf qu’ici la chambre est clinique, aveuglante, phosphorescente, les images sont à la limite de l’évanouissement, fondues dans la brume qui révèle (la photo jaunit l’impression d’ensemble).

Je retrouve le même éblouissement divinatoire, dont je scrute les formes, les éclats et les formes pour anticiper ce qui va en surgir, en passant à table dans un restaurant dit gastronomique où il est assez courant de n’avoir aucune idée préalable de ce que l’on va manger, ni à quelle sauce on va l’être (mangé). Le vide brillant des assiettes est fascinant, mise en scène d’un prestige qui va se remettre en jeu – on pourrait rejeter le plat qui y sera servi, ou à tout le moins le dénigrer, le trouver fade, dépourvu de parole -, appareil d’une tradition culinaire et d’un art de la table pleins de puissance, presque investi d’autorité d’Etat ( !), surface qui joue de l’anachronisme puisque dans ce cas précis, les initiales tutélaires de la défunte Mère Brasier s’associent au nom du chef actuel signalant que la cuisine de création est histoire d’allers-retours entre le passé d’une discipline et les goûts émergeants, de filiations inventives. En même temps, on sait que l’assiette sera aussi le théâtre de transterritorialité, de saveurs que leurs origines, tant culturelles, géographiques que sociales, ne destinaient pas aux affinités électives ou paradoxales que la chimie ou l’alchimie gastronomique invente. Par cet art de la représentation des affinités célestes qui murmure dans le drapé caché des nourritures terrestres, jouant de l’anachronisme, des filiations et déterritoralisations, pratiquant la réécriture constante de l’histoire des goûts et des couleurs, la table de restaurant s’apparente aux tables d’artiste. Elle est mise ici comme un miroir, les reflets émerveillent et étourdissent, réfléchissent à l’infini les lumières blanches affamées qui pétillent dans le regard de celui qui fait l’éponge, réveillent le souvenir fictionnel de ces boules magiques où le monde entier se donnerait à voir, en voici des bribes qui dansent, le proche et le lointain, le réel et l’irréel dans les mêmes brillances surexposées. Le verre de Condrieux capture l’image du papier peint des murs et son motif à la Buren. Un motif lui-même, dans l’image que nous pouvons conserver de l’œuvre de Buren, décliné à l’infini, construit comme un palais des glaces, étant donné que l’artiste travaille dans la conjugaison du même, à tous les temps et toutes les formes. Sans doute que si je pouvais grossir cette image goutte, dans le verre à vin, j’y apercevrais l’ensemble de la pièce et sur chaque table, dans chaque verre, des reflets semblables, montrant des angles différents de la pièce où je me trouve léviter, en attente d’un menu de saison. Certains de ces reflets seraient troublés tremblants dans l’un ou l’autre verre porté aux lèvres ou presque taris dans d’autres quasiment vidés, bus. Mais ces rayures noires qui apparaissent dans le vin, épousant le ballon de la transparence, me rappellent les doryphores qui s’attaquaient aux plants de pommes de terre, et qui étaient, quand j’étais gosse, évoqués comme une plaie, une menace saisonnière et qui semble aujourd’hui quasiment éradiquée par plusieurs générations de pesticide. En tout cas je n’en entends plus parlé dans les conversations quotidiennes des jardiniers et je n’en ai plus revu depuis l’enfance. Plutôt que l’évocation scientifique de l’insecte nuisible, son surgissement fantomatique me transporte dans le passé, dans des souvenirs larges et vagues, lointains et pourtant si proches en ce qu’ils continuent à toucher. Ces intersections entre une sorte d’éternité et d’immédiat, un fil entre l’inaccessible et le concrètement voluptueux, comme tout à l’heure dans les rideaux d’Ulla Von Brandenburg, nuées qui élèvent sans fin, vers l’abstrait et, simultanément, plissés chaleureux et ouverts réactualisant simultanément le puéril réconfort concret d’être sous les jupes et l’excitation de se blottir sous la table. Le voyage dans le temps initié par cette mise en abîme du papier peint et de son reflet dans un verre engendrant le coléoptère à rayures noires et jaunes comme messager du temps passé et de ses bouleversements irréversibles, se poursuit par l’utilisation raffinée et inattendue de la betterave rouge – un légume que, par expérience, je découvre surtout apprécié par ceux qui aiment avoir la main dans la terre, cultivant leur potager et pour qui la terre n’est plus une masse amorphe et fade où l’on retourne à la fin, dont on redoute qu’elle envahisse la bouche, mais une matière riche en nuances, vivante et source de vie, la matière par excellence à scruter, renifler, toucher, originelle. Les palets rouges ont quasiment perdu le goût terreux, il y est sublimé, fruité, presque floral et, ce goût réagencé et constellé avec celui des feuilles de choux craquant, poudrées de curry et roulées en boule, se marie en intrigante merveilleuse avec la chair marine, corsée, des gambas. Se mettre à table, , manger, , tout songeur et spongieux à force de nouvelles impressions, c’est continuer à baigner dans le travail de l’imagination : « Dessiner, donc : appareiller son observation mais aussi, faire intervenir son imagination, cette capacité à réagencer toutes les images singulières – ou les cadrages – en constellations, en remontages de la réalité. Procéder, par conséquent, à une opération transterritoriale sur les domaines observés, une opération anachronique sur les présents observés. » (PH)

 

           

Gentils massacres esthétiques

« Jeux de massacre », Pascal Bernier, Patrick Codenys, Harun Farocki, Mac’s, du 22 mars au 30 juin 2009.

massacre

C’est une exposition amusante, légère et colorée comme une kermesse, superficielle et sensationnelle comme un parc d’attractions, une installation très « industrie de loisirs » (Disneyland) avec une accumulation d’anecdotes mises en scène de manière à faire sourire, sans que l’on sache d’emblée trop pourquoi. En regardant de plus près, en tournant autour des pièces, en lisant les commentaires dans le petit « guide du visiteur » (0,50 centimes), on discerne alors explicitement ce qui justifiait ce sourire. L’espèce de décalage entre l’esthétique « tourisme culturel » et ce qu’elle recouvre, les matières, les choses de la vie assemblées symboliquement par le biais du collage. Mais alors, ça ne semble plus si drôle que ça, le rire peut se figer, devenir dubitatif, se perdre dans une méditation crispée ou sans objet (creuse). L’ours brun qui copule l’ours blanc, on passe à côté en ricanant ou en soupirant (amusé ou consterné). Ouais bon. Mais voilà, l’ours blanc est empaillé et l’ours brun est en peluche, il y en a un qui met vraiment l’autre. Commentaire de l’équipe pédagogique, voici une mise en scène d’éléments sur « l’enfance, la sexualité et la violence ». « … On peut voir dans cet ours blanc, naturalisé et monté par un ours en peluche, le signe frappant de la suprématie progressive du faux sur le vrai, de l’industriel sur l’unique, du banal sur l’exceptionnel, du culturel sur le naturel ». Voilà, le ton est donné, soft, culture du divertissement détournée pour, par le biais d’assemblages d’éléments hétérogènes, lever le voile sur la réelle cruauté des jeux du cirque auxquels la société du spectacle nous fait participer malgré nous (jeux de massacre permanent). La mort est représentée comme sous jacente à cette éternité superficielle et télévisuelle de la fête permanente. Les confettis dessinent des têtes de mort, les crânes (ce qui subsiste quand les vers ont rongé toute la vanité de la vie) en débordent. Les squelettes sont abondants, par exemple enfermés dans des dispositifs qui les force à continuer leurs exercices de musculation ou de copulations forcenées (les obsessions de la forme physique et de la performance sexuelle poussées jusqu’à l’absurde). Un même type d’impasse du désir sans transcendance, qui reste incarné dans l’os de l’impulsion, de la compulsion à avaler l’objet de son désir, ce qui est bien entendu impossible et installe un régime d’impuissance et de frustration éternel, au-delà de la vie, jusque dans l’au-delà où nous subsistent nos squelettes, cette impasse est aussi montrée dans ce squelette de chien muselé prêt à bondir sur un os qui lui tourne près du museau…  En travaillant avec des objets naturels, des corps de papillons, par exemple, qu’ils rassemblent dans une vitrine en une sorte d’escadrille poétique de la mort, les ailes portant les insignes d’aviations militaires, il alimente une réflexion sur l’association entre fragilité et force de destruction. La multitude aussi d’infimes coups d’ailes qui peuvent entraîner des effets en cascade bouleversants, inattendus, devenir meurtrier d’une simple modification signalétique. L’ensemble Farm Sets (1977), des effets optiques dans une série de caissons blancs, plonge le regard dans le morbide de la reproduction infinie, des élevages en série qui nourrissent nos populations. Dans une boîte blanche qui oblige à regarder sur la pointe des pieds pour avoir une vue en surplomb, un animal unique est figé dans sa stalle (un mouton, un cochon, des canetons…). Les parois intérieures sont faites de miroirs. C’est vertigineux. (Artistique mais aussi pédagogique, réalisation entre exposition d’art et exposition scientifique illustrée). La vidéo « Flowers Serial Killers » est aussi amusante avant de déclencher d’autres réflexions. On y voit des mains gantées s’emparer implacablement de fleurs successives et diverses, les rudoyer de manière rituelle, les plaquant sur un plan de travail, et leurs faisant subir outrages, tortures et mises à mort. Fixation dominatrice, brûlures de cigarettes, coups de marteau, couteaux, foreuses… Cette brutalité parodique exercée à la chaîne, froidement, sur ce qui symbolise la fragilité et en partie la beauté, finirait presque aussi par devenir insoutenable. Et ça c’est curieux tout de même. Un effet de la surinterprétation ? Quelque chose de cet ordre aussi transpire de la rose emprisonnée dans un cadre « bondage ». Au premier regard, pourtant aussi, ça pourrait sembler « n’importe quoi ». La dernière pièce est consacrée aux « Accidents de Chasse » (années 90). Une vaste collection d’animaux sauvages naturalisés blessés sur lesquels l’artiste a procédé au placement de pansements. Le coup d’œil d’ensemble est assez impressionnant. Le genre de salle où fugacement on peut avoir la sensation d’apercevoir une part du refoulé de la vie, ce genre de placard monstrueux où l’on cache l’impact de certaines réalités, « ben oui, nous ne vivons qu’à force de blesser, éborgner, amputer des animaux, la part animal de notre être ».Sans savoir avec certitude si ce genre d’interprétation ressentie émane de la force de l’œuvre ou du contraire : son approximation laisserait latitude à interprétation exagérée (ça existe !), parce qu’au delà de l’impression panoramique, regarder pièce par pièce, animal par animal, n’apporte pas grand chose, à part examiner ce que devient un corps naturalisé, le contraste peau-poils-carapaçe et bande Velpau référence aussi à la chirurgie esthétique, par quoi passe toute modification « eshétique ».  Vaste salle clinique alors où des êtres-animaux sont en attente de transformations (au-delà de la mort vu qu’ils sont empaillés) d’apparence (comme phase d’initiation pour passer du naturel au culturel ?). J’ai envie de parler de formes « gentilles », non dénuées d’intérêts, d’impacts intelligents mais quand même loin des intentions affichées par le commissaire : « jeux de massacre » : faire vaciller les certitudes, inquiéter le confort, déranger les habitudes… – Au passage, on aura pu regarder une vidéo d’Harun Farocki, « Auge/Maschine III », dont le sérieux tranche avec l’apparente légèreté du reste de l’exposition. Montage de documentaires, films de propagandes, vidéos de surveillance, images de surveillance, paysages avec cibles vus par l’œil de missiles, l’artiste montre la fabrication du regard militaire, meurtrier. Et comment cette fabrication, par frontières poreuses entre technologies militaires et civiles, influence le regard et la fonction de l’œil en général (ce qui rejoint le travail en peinture de Luc Tuymans). En liaison avec des recherches de Foucault (société de contrôle, bio pouvoir) et Deleuze aussi, ou comment la fabrication de l’œil, déterritorialise des territoires de perceptions, etc. – Et il y a aussi dans cette exposition des « installations » sonores de Patrick Codenys (Front 242) qui offrent certes trois expériences acoustiques toujours bonnes à prendre, deux crescendos bien orchestrés jusqu’à donner une surprenante matérialité au son (chambre noire où l’accumulation de tirs de moustiques –snipers- finit par « déranger ») et un « tsunami » d’infra basses qui, toutes les 20 minutes, fait vibrer toutes les salles… Mais bon, ça reste basique et sommaire (ou alors didactique) par rapport à ce qui, dans le genre, se crée par ailleurs, que ce soit sur le plan de l’originalité ou de l’intensité. (PH) – Le site de Pascal Bernier – Films d’Harun Farocki

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