L’écrivain de l’échec monstrueux

Jean-Pierre Martinet, « Jérôme », Editions Finitude, 458 pages, 2008

 jerome

C’est la deuxième édition, trente après, d’un écrivain français décédé à 49 ans, des suites d’une série de désillusions et d’un grand alcoolisme. Authentique redécouverte et sortie éclatante du purgatoire, revanche des Belles Lettres ou phénomène circonscrit à l’ardeur passionnée de quelques fans ? Je craignais de tomber dans un roman de l’outrance facile, mais non, voici une littérature qui a du souffle, porteuse de visions, très sombres et glauques certes, construite et maîtrisée, portant beau un style pas banal, exigeant. Rien à voir avec une écriture suicidaire. C’est l’apothéose de Jérôme Bauche, jeune « courant d’air de cent cinquante kilos » qui vit chez sa mère, un vieux débris de femme infirme, imbibée. Courant d’air parce qu’il va varier souvent de nature tout au long du roman, se complexifiant peu à peu, de plus en plus difficile à cerner, bien loin des impressions d’attardé qu’il pouvait donner au début. Jérôme a la certitude que « jamais rien ne rachètera la souffrance d’être enfermé dans une montagne de chair de cent cinquante kilos appelée Jérôme Bauche, une forteresse imprenable, bouclé là-dedans, oui, et torturé tous les jours, avec une cruauté raffinée, aucune issue, pas le moindre souterrain pour revoir la lumière du jour, j’avais beau essayé de gratter le sol, parfois, je n’arrivais qu’à m’écorcher les mains, le repas à heure fixe, pas le moindre rai de jour, je grattais la terre comme les bêtes, j’embrassais le salpêtre des murs, je me barbouillais avec mon propre sang, mon propre sperme, jeté là-dedans, oui, cela, cette horreur, on ne pouvait l’ignorer, si seul oui, si seul que mes excréments devenaient mes meilleurs amis (…) ». Les deux premiers chapitres sont consacrés à une longue confrontation avec Mr. Cloret, un saint ami de la famille qui entreprend de raisonner le marginal, de l’amener à embrasser une vie ordinaire, ne plus vivre au crochet de sa vieille mère (utilisant son argent poche à payer le droit de tripoter des lycéennes troubles), avec un bon petit boulot dans une fabrique de fleurs artificielles (genre atelier protégé). Dès le début de cette confrontation, on sent l’âme affolée de Jérôme, envahie de sombres végétations vénéneuses irrévocables, la proie d’hallucinations tandis que l’autre le sermonne, « Je me suis mis soudain à trembler parce qu’un enfant, là-bas, une petite fille blonde au regard éteint, venait de s’écorcher en coupant les fleurs noires, elle pleurait silencieusement sous les troènes en regardant ses mains saigner », fragment d’une scène évolutive qui ponctue le dialogue avec son interlocuteur « je la voyais lentement disparaître dans l’eau, entre les roseaux, je voulais l’aider à mourir mais je ne parvenais pas à faire le moindre geste. » Il ressent l’intervention de Cloret comme celle d’un tortionnaire, celui qui veut imposer l’ordre et l’arracher au monde qu’il s’est construit en se faisant passer pour un idiot avec un corps disproportionné mais peu développé, un cerveau de 8 ans, se consacrant aux fantasmes que lui inspirent les adolescentes du collège Semivolsky (l’action se situe dans un mixe Paris/Saint-Péterbourg, reflet des différentes influences littéraires qui bercent le coeur de Martinet). Jérôme est dévoré de passions pour de très jeunes filles, il se vit en véritable ogre, au moins il est quelque chose de grand, terrible, de répertorié dans les catalogues de monstre. Son idéal absolu, celle qui le fait fondre et le rend fou de jalousie (en permanence, il la voit se caresser ou se laisser toucher par tous les autres élèves), c’est Paulina Semilionova, dite « Polly ». Après avoir étranglé le gêneur moralisateur (non sans l’avoir fait craquer et lui faire avouer qu’il n’était, somme toute, qu’une crapule, dans un nivellement sordide des valeurs),  après avoir assisté au décès inopiné de sa mère, sans doute par coma éthylique, et non sans avoir subi une longue scène où sa génitrice lui crachera le dégoût qu’il lui inspire, avec parfois des rots de tendresse (« Je t’ai laissé sortir de mon ventre, que tu avais pénétré je sais pas trop comment, je t’ai laissé sortir, rien de plus, et tu en as profité, et moi si j’avais su j’aurais pas écarté les jambes, j’aurais serré très fort, très fort, je me serais contractée de l’intérieur, avec des renforts de haine, jusqu’à ce que j’entende tes os craquer. Flaf l’utérus méchant, il t’aurait broyé d’un seul coup, et personne aurait pleuré»), il bascule et part en expédition dans la ville, espérant intercepter Polly dans les parages du collège et de provoquer une explication radicale, de donner un dénouement à son amour insensé, d’une manière ou l’autre, taraudé par des images insoutenables : « j’entendais la plume de Paulina Semilionova, enfin la plume de son stylo, pour être exact, crisser sur la page blanche, elle avait une petite écriture ronde, tout à fait émouvante, très régulière, avec des pleins et des déliés, une bonne écriture d’écolière. Souvent, elle se tachait les doigts, et j’avais envie de les sucer pour avaler l’encre, et parfois, aussi, elle s’endormait sous la langue, sur un livre d’aventures, à la page cinquante-deux, le ras replié, le bras si fin, si fragile, avec son léger duvet blond, les veines si bleues qu’on avait envie de les caresser avec un rasoir pour en faire jaillir ce sang vermeil, éclatant, qui redonne la vie à ceux qui l’ont perdue depuis longtemps (…) ». Commence alors une longe virée infernale, pleine de boissons et d’abjections, de délires paranoïaques et de désespoirs crasseux, une virée dans les bas-fonds de l’humain, des instincts les plus crapuleux où ses étincelles d’espoir désespéré scintillent dans les ténèbres de stupre dégoûtant. Il croisera un ancien professeur, devenu une épave et qui tentera de lui rappeler qu’il avait été un élève brillant, surdoué, sensible et d’une intelligence pas ordinaire, alors, pourquoi tout d’un coup avoir opté pour la régression la plus immonde ? Mais Jérôme ne se souvient plus, vaguement peut-être du cinéclub que le professeur organisait au collègue. Et quand le prof (champion de billard électrique) lui demande s’il reste passionné par « Mizoguchi, Dreyer, Lang Bresson », la réplique est immédiate : « Cela ne m’intéresse plus. Les écrans se sont éteints. Les salles sont vides. Les fauteuils sont crevés. C’est la mort qui fait l’ouvreuse, maintenant. Même quand on lui donne un bon pourboire, elle ne remercie pas. Alors. Quelques pornos, de temps en temps. Autrement rien. Le porno, c’est bien : c’est triste, sale et vulgaire, tout à fait comme la vie. »  Même chose pour le lettré précoce qu’il semble avoir été (il récite par cœur du Faulkner à Mr. Cloret, faisant semblant ne pas savoir d’où ça lui vient, il reconnaît de suite des extraits de Dante qu’une supposée gamine récite dans leurs relations de pissotière) : « Je n’étais jamais aussi heureux que dans mon lit, à feuilleter ma collection de Picsou-Magazine ou de Pim Pam Poum. Il n’y avait que là que je me sentais vraiment en sécurité. » Parce qu’en dehors de cette sécurité immature, il est propulsé par son délire porno-pédophilique idéalisé, une jalousie qui le laboure sans merci, métaphysiquement comme dirait Witkiewicz, engendrant des images de plus en plus prolifiques, de plus en plus insoutenables, tentation infernale, il la voit commettre les pires forfaits, il aura de plus en plus d’hallucinations, prenant ses images rémanentes pour la réalité, dialoguant avec ses visions, suspectant ses interlocuteurs d’avoir plusieurs personnalités, de cacher une réincarnation de Mr. Cloret… « Polly ne se contentait pas de se faire caresser passivement et d’offrir aux narines avides ses odeurs les plus intimes, elle s’emparait aussi des queues et les branlait discrètement, western ou film d’amour, peu importait, comédie musicale, film d’horreur, peu regardante la gamine, experte, déjà précise, la petite chienne (…) ».

Refuge et régression. Le mystère de Jérôme est le mystère de cette régression. Il s’est exilé d’une culture qui l’attirait, d’un accomplissement de soi par des pratiques cinéphiles et littéraires s’éloignant des goûts démagogiques du marché. Quel en est l’origine, le choc déclencheur ? Pourquoi choisir de s’avilir ? Jérôme est ainsi un personnage fondamental de la littérature contemporaine parce qu’il incarne cette volonté délibérée d’en finir avec la culture, de choisir la veulerie, parce que la culture ne lui a pas offert la reconnaissance et l’épanouissement espéré, la culture ne conduit à rien dans un monde qui la proclame sans la reconnaître. Martinet transcende ainsi ses propres échecs sociaux sanctionnant sa volonté de faire du cinéma, de se faire éditer, de vivre de petits boulots liés de loin à la culture (kiosquier). Mais justement, il transcende ces échecs par la création d’un personnage, un archétype dont il faut s’emparer pour penser la culture aujourd’hui. Jérôme, lui, a décidé de ne plus rien transcender. Il se laisse glisser au rang de cloporte ravagé de souffrances inextinguibles, secoués aussi de rêves et d’extases sublimes, mais sublimes pour un corps et des tripes de cloporte. Mais qu’est ce qui fabrique les cloportes ? Plus profondément, d’où provient cette régression qui agit et peut finalement s’emparer de n’importe qui, comme une maladie contagieuse ? De ce type de contagion dont parle Martinet quand Jérôme a passé une nuit enlacé au cadavre de sa mère et se demande si la mort n’est pas contagieuse !? (En sens inverse, et dans d’ultimes élans d’amour pour son prochain, il tentera de faire revenir une petite prostituée qui s’est pendue, en se couchant nu sur elle, espérant lui « faire passer de la vie »). ll continuera son chemin de croix bien arrosé, alternant les sentiments primaires, la peur, la joie, l’angoisse, la légèreté, la culpabilité, l’impunité, la haine, la reconnaissance, la brutalité crasse, la tendresse baroque, se complaisant souvent dans des actes ignobles, par dégoût délibéré de la vie, du monde, volonté d’en finir, se vautrant dans la fange avec délice. « Je m’étais peut-être engagé dans une impasse, mais mieux valait l’explorer jusqu’au bout, jusqu’à ce que je me fracasse contre le mur. » Et pourtant, en approchant inexorablement du non-retour (il a décidé d’éliminer Polly), il a de brefs remords, « J’aurais bien aimé vivre. Je suis absolument certain que ça m’aurait plus, contrairement à ce que Solange a essayé de me faire croire pendant des années. Oh oui alors. Les vivants sont si lumineux. Même les plus minables rayonnent étrangement. » Le dénouement est sinistre et comme inachevé, une sorte de bain de sang en cascade, suspendu, comme l’amorce d’un geste criminel perpétuel, avec juste le soupçon que peut-être tout ça n’est qu’un délire désespéré, ce qui se distille sous le crâne d’un désaxé écorché vif, abruti effondré sur le zinc d’un bar mal famé. Solange et le Surmoi nihiliste. Le roman emporte avec lui un mystère de taille : Solange. Il y est fait abondamment référence, elle est le modèle, une sorte d’alliée mentale et démoniaque de Jérôme, elle effraie sa mère, elle fait peur à M. Cloret, elle semble toujours sur le point d’intervenir mais ne paraît jamais, elle est comme un Surmoi qui pousserait à la désespérance et au mal, un idéal difficile à atteindre, le détachement de la vie par dégoût méprisant, par l’inversion des valeurs. Elle est celle qui semble avoir, dans un certain sens, « réussi dans la vie », c’est-à-dire à avoir trouvé la manière de supporter la misère, la pauvreté, la vie de chien, les disgrâces, non pas en y échappant matériellement grâce au Lotto ou à l’ascenseur social, mais par sublimation toute en noirceur, par une sorte d’ascétisme nihiliste. Elle semble dotée d’une intelligence redoutable qui fait peur, intelligence sans compromission, sans indulgence pour les petits mensonges, les lâchetés indispensables. Elle constitue un terrible modèle peut-être représente-t-elle aussi l’ascèse littéraire qui permet de s’élever au-dessus de la boue ? L’adoration qu’il lui porte n’empêchera pas Jérôme de se rebeller régulièrement contre le pouvoir qu’elle exerce sur lui. (Qui est Solange ?) Filiations littéraires : on cite régulièrement parmi ses maîtres de référence : Dostoïevski, Joyce, Gombrowicz, Céline… Il y a bien quelque chose, dans le ton, je dirais dans la manière d’élaborer des concepts par le biais d’images littéraires, quelque chose qui fait penser à la dynamique anticonformiste de Gombrowicz. Quand celui-ci raconte dans son Journal une confrontation avec un beau parleur et que, pour le faire sortir de ses belles phrases creuses, la seule manière était de le frapper sous la table, établir un contact physique douloureux qui le ramène dans une autre dimension, ça ressemble à l’ensemble de la dynamique des deux premiers chapitres, Cloret vs Jérôme. Ce n’est pas tant ce qu’il dit qui le condamne qu’un ensemble de paramètres qu’il ne peut maîtriser complètement : « tout avait conspiré contre lui, les odeurs, les couleurs, les vêtements, mon mohair bleu, puis le gris, mes chaussettes jaunes, mon pantalon, l’absence de Polly, celle de Solange aussi, peut-être, et surtout, surtout ces imbéciles de noix qu’il n’aurait jamais dû demander, en tout cas pas de cette manière. » L’immaturité maladive, monstrueuse, l’attrait immodéré pour la sexualité des jeunes, sont aussi des thèmes que Gombrowicz a traités (de façon bien différente). On sent dans le style nerveux, les influences de Céline, une ébauche de jactance dévergondée, mais sans confusion : si la vieille mère se complaît dans des discours antisémites, si Jérôme lui-même commettra une action raciste, qu’il regrette aussitôt, c’est sous la condamnation de l’auteur, cela fait avant tout partie de la saloperie de l’esprit national, fond de commerce de l’extrême droite. L’errance de cette jalousie en perdition n’est pas sans évoquer le thème d’Ulysse errant dans Berlin, mais là aussi, le traitement diffère considérablement. Juste des airs de famille au niveau de la désespérance, de la déshérence, de la désintégration. Ceux qui n’en mènent pas large (Le Dilettante, 2008, 125 pages). Un texte plus court, savoureux dans la manière écrite et la façon cruelle et inventive de jouer avec le désespoir, le ratage, les illusions perdues. La rencontre de deux personnages qui s’attirent, se haïssent, tous les deux ayant du revoir leurs ambitions. L’un a accepté de travailler pour la télévision et l’autre, après des débuts prometteurs comme acteurs, vivote sans rôle, a échoué dans une tentative porno-alimentaire. Il faut quand même préciser qu’il ne s’agit pas d’individus ratés par essence et qui se seraient trompé d’ambition. Non, ils ont même des qualités pour accomplir ce à quoi ils se destinent, ce ne sont pas des incapables. Le registre n’est pas celui de la lamentation de tarés sans talents. L’échec vient du dehors et les mine, les détruit, les ronge dans l’alcool.  Dans ce court récit, tout à la fin, Bruno Maman (l’acteur) se demande ce qu’il y a dans le frigidaire et qui a tellement impressionné son acolyte (Dagonard) et qui pourrait apporter la solution : « Le problème, pour l’instant, the question, était : qu’y a-t-il dans le frigo ? Quel joujou mystérieux ? Quel gadget incroyable ? Quelle fanfreluche sordide ? Maman s’attendait au pire. Par exemple : une bombe atomique de modèle courant, portative ; ou bien alors le pape donnant sa bénédiction  urbi et orbi alors que personne ne lui avait rien demandé, surtout à cette heure de la nuit. Il pouvait s’agir aussi de Jean-Luc Godard et de Robert Bresson dansant le tango d’un air morne dans une superproduction ascétique dirigée par Andreï Tarkovski. Pourquoi pas ? Tant de choses bizarres pouvaient se cacher derrière la porte d’émail étincelant d’un vulgaire Frigidaire, il était prêt à tout. Peut-être, tout simplement, découvrirait-il une version surgelée de Marie Beretta, en barquette aluminium, consommable immédiatement ? » Ces rééditions font découvrir un réel auteur nécessaire et qui rend bien pâles certains phénomènes plus récents qui se sont complu, sans grand talent littéraire mais avec de beaux résultats de vente, à jouer et surfer sur les thèmes de l’infamie et du mauvais goût.(PH)

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2 réponses à “L’écrivain de l’échec monstrueux

  1. salue
    je suis arrivé sur cette page en tapant le nom de semilionova. Je voulais savoir si ce nom était célèbre, si il échappait à ma culture, comme le nom du passage sordide dans « jérôme »: le passage nastenka(j’ai appris que c’est un personnage féminin de Dostoïevsky).
    Je ne sais pas qui a écrit cet article sur « jérôme » mais je le félicite. En effet, en prenant le temps de réfléchir, ce livre de Martinet et le personnage éponyme « …incarne (bien) cette volonté délibérée d’en finir avec la culture, de choisir la veulerie… » et cela est un point qui ne m’avait pas tant troublé; que je trouve juste et pertinent.
    Ce qui m’a troublé dans ce roman, c’est d’abord ce qu’on appelle le paratexte. A fortiori l’absence de paragraphe, d’aération, dans chacun des chapitres: chaque chapitre est un bloc hermétique! c’est idiot mais c’est quelque chose qui me bouleverse… Cela dit, cette absence de clarté dans le texte colle parfaitement avec la narration.
    A propos de la narration, je trouve dans « jérôme » ce chose qui m’avait tant plus en lisant « aurélien » d’Aragon: c’est un roman polyphonique qui possède une confusion énonciative. Tout est en style indirect et en style indirect libre.
    D’ailleurs, j’ai été agréablement surpris que Martinet parle justement de ce roman d’Aragon sous les traits de Bérénice!

  2. Merci pour votre remarque très riche.
    J’ai hélas une mauvaise mémoire, sinon, en ayant lu Dostoïevsky, j’aurais du repérer d’où venaient ces noms! Mais je l’ai dévoré trop jeune!! Votre remarque sur le paratexte est très juste: je l’avais senti sans pouvoir l’exprimer clairement, mais il y a bien ça, pour créer cette impression d’être enfermé avec le personnage, un plan rapproché permanent, oppressé, oppressant.
    merci d’avoir laissé ce message

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