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Accumuler jusqu’à l’indicible

« Accumulation, topos de l’indicible ». Espace Topographie de l’art, 20 mars – 25 avril 2010

Introduction à la surcharge. L’accumulation est un principe vital, expansion des expériences et des acquis. Même si, ne serait-ce qu’intérieurement, au centre, on décide d’opter pour le dépouillement, ce sera une gestion de l’accumulation, ce sera contre l’accumulation. Avec l’âge, le volume de souvenirs et de traces réticulaires gonfle comme une galaxie, parce qu’on ne conserve pas strictement ce qui correspond à ce dont on se souvient, mais aussi tout ce qui s’y greffe, venant de l’entourage et de l’ensemble du champ des expériences humaines. On attire les expériences similaires et parallèles faites par d’autres, on incorpore une masse énorme de souvenirs de tiers via les livres, les musiques, les films que l’on incorpore. Et ça ne cesse de croître. On vit du reste, aussi, dans une société où la production de biens ne cesse de se multiplier, les catalogues des choses disponibles sont de plus en plus vastes et complexes et même si l’on prend le parti de ne pas consommer, on en assimile les codes, les références, elles font partie de ce qu’il faut connaître, de ce par rapport à quoi l’on se positionne… Il y a saturation, production pléthorique pouvant conduire à la dévaluation complète de ce que peut signifier avoir une relation intéressante les objets, à l’égarement des sens trop sollicités. Il était normal que l’art s’empare du principe d’accumulation pour interroger notre relation à cette forme d’abîme matérialiste. L’accumulation en art ne se résume pas à empiler des grandes quantités de choses, à « accumuler » au pied de la lettre comme on dirait s’empiffrer pour le plaisir de s’empiffrer. Il s’agit souvent d’un jeu subtil avec les principes de l’accumulation. – Une exposition intelligente. – C’est ce que démontre l’exposition « accumulation, topos de l’indicible ». Texte de la notice (extrait) : les œuvres exposées « provoquant un comblement de l’œil et de l’esprit, qui peut diriger vers la capture d’un apogée, d’un paroxysme, d’une certaine idée. La possibilité d’atteindre ce sommet passe forcément par l’invention. (…) Les artistes ont conféré un ordre à un ensemble qui sans cela serait désordonné. Une démesure qui a conduit à une mesure contribuant à éveiller l’imaginaire. Un « amas » qui a pris forme dont la suite est créée par le spectateur. » (Adon Peres) – Boules et livres. –Jean-Pierre Parant (1944) construit des amas de boules, pas toujours très rondes, pas calibrées, des tas, des empilements. Cela peut évoquer certaines accumulations réalisées par certains animaux (rongeurs, insectes) que l’on découvre dans la nature et qui semblent inexplicables. L’artiste fait cette déclaration surprenante : « Je fais des boules pour pouvoir entrer dans mes mains et aller là où mes yeux ne vont pas, où je ne suis jamais allé avec eux, où je ne me rappelle pas avoir été visible. Pour aller dans la matière, dans mon corps sur la terre. » Ces accumulations sont des exercices manuels et des productions d’objets pour sentir pour loin, étendre la sensibilité du corps, ce sont des excroissances pour explorer d’autres dimensions du monde. Ce sont des organes. Ces boules sombres et imposantes en recouvrent de plus petites, colorées, de la forme d’une tête ou ressemblant à des yeux. Le même artiste réalise, à répétition, des bibliothèques « idéales » auxquelles il faut appliquer le même principe : leur processus de fabrication lui permet de pénétrer plus avant dans la « matière livre » et d’entrer dans le texte là où ces yeux ne parviennent normalement pas à lire. – Mine de plomb – Carmen Perrin (1953), en maniant ses mines de plomb, accumule relativement peu de matière, mais beaucoup de gestes. Elle travaille avec une table tournante, comme le tour d’un potier. La feuille suit le mouvement de rotation et l’artiste « monte » ses traits en répétitions successives et intenses. Cela donne des séries baptisées « Tracé, tourné » et pouvant décliner selon les variations de la technique utilisée : « Tracé, tourné, décentré, mine de graphite… », « Tracé, tourné, deux frappes… ». La surface est noire, brillante, ou colorée si elle a opté pour des mines de couleur (jaune). L’accumulation des traits, la vitesse du mouvement et une part d’aléatoire (elle maîtrise sa technique mais le meilleur potier rate régulièrement des pièces). On dirait de fines pellicules translucides recouvrant les gouffres sombres et musculeux de vortex muselés. Masques caoutchouteux aspirés par la nuit, lisses ou grimaçant. Miroirs sombres étouffant toute image. Ou une étrange géométrie de trous noirs. – Des cubes et des allumettes. – Vera Röhm aligne, sur de grandes surfaces imprimées au jet d’encre, de manière surréaliste et presque en 3D, des cubes partiellement évidés. Ou elle concrétise les mêmes formes en sculptures blanches. On dirait un alphabet, la langue intérieure des cubes, les milles manières dont les fragments de cubes, leurs lettres infinies s’interpénètrent, s’imbriquent pour nous faire croire en leur forme lisse, parfaite. Défragmentation du cube idéal. Une accumulation insensée de formes cubiques en fait impossibles à assembler. La multiplication de fragment peut se poursuivre  l’infini, le cube ne sera jamais reconstitué. L’invention de formes, à partir d’un moule unique, ne retourne jamais à sa forme première, ça dérive, ça varie… Vertige, dans cet indicible se dissout la notion de cube que l’on identifiait, à première vue, comme le thème exalté de l’oeuvre… David Mach (1956) est connu pour ses installations monumentales et éphémères où il recycle des « surplus », des pneus et des journaux. C’est un travail beaucoup plus fin qui est accroché sur la paroi blanche de cette galerie : trois têtes « primitives » réalisés en allumettes. Travail de patience, la figure comme poudrière, la peau couverte de souffre comme de peintures de guerre, prête à s’enflammer, 3 têtes d’immolation prêtes à basculer dans le néant. – Crucifix et murs photographiques – Horst Haack (1940) constitue des familles d’objets, il accumule en collectant des choses qui se ressemblent. Des séries. Par exemple des crucifix. Après il les installe. Voilà, toutes ces croix clouées au mur dessinent une forme centrale, un vide qu’elles ne parviennent pas à combler. La fabrication intense et acharnée de cet objet religieux, depuis des siècles et des siècles, n’a pas réussi à coloniser tout le territoire de la foi. L’accumulation la plus massive ne peut couvrir complètement le sol de la vie. Toujours, des zones lui échappe, restent vierges. Nicolas Lieber collectionne, lui, des photos, repérées aux puces, découpées dans des magazines, puisées dans ses albums personnels, réalisées pour l’occasion… Il fouille et cherche des choses bien précises, il a des filons déterminés et il organise ses acquisitions en les collant en nuages, petits ou grands, au mur. Artisalement. Histoire de créer des associations, de faire réagir des registres bien définis : l’imagerie préraphaélites, les cabinets de dessins érotiques, les photos de nus « roman photo » de revues industrielles, des manuels de guerre,  portraits de ses ancêtres,  peintures de batailles… Accumulation de choses distinctes qui, à force d’être rapprochées, se trouvent des affinités, des prolongements, « parlent » ensemble, semblent organiser une généalogie iconographique du monde, de ce qui le mène, le fait bouger, l’enlise, une certaine politique cachée (occulte) des images. Illusion par accumulation. (PH)