Amateurs d’art au musée, intrications, et tas de chiffons dans sa tête, pour mieux voir ! Dans « L’image survivante », Didi-Huberman, effectuant le portrait sismique des idées d’Abi Warburg (1866-1929), conduisant à plastique l’histoire de l’art académique, dresse la carte intellectuelle et énergétique qui conduisit à percevoir la Renaissance autrement et, partant, à penser la dynamique artistique selon d’autres critères. S’il était courant de faire de la Renaissance une période isolée, distincte, avec un avant et un après et où, l’art réactivant l’esprit des origines antiques, aurait atteint la pureté forme-contenu, aurait accompli la perfection, Abi Warburg – mais pas seul, on n’est jamais seul, il s’inscrit dans une prospection où s’inscrivent des gens comme Burckhardt, Nietzsche -, démontre que ce temps d’exception n’est pas détachable, n’existe pas sans ce qui s’est passé entre l’Antiquité et l’âge d’or italien, pas question d’écarter le Moyen Age. L’art se nourrit de transmissions, de fantômes, de répétitions, de survivances et d’impureté. Par ce fait, il est pétri de temporalités différentes, l’hétérogénéité lui est plus vitale que la perfection. Sur les traces de Burckhardt, c’est une histoire « morphologique et dynamique » qui conduit à réviser la compréhension le temps de l’art : « le temps libère des symptômes, et avec eux il fait agir les fantômes. Le temps chez Burckhardt, est déjà un temps de la hantise, de l’hybridation, de l’anachronisme. » Ainsi, « l’organisme de toute culture n’est qu’un perpétuel « produit en formation », un « processus marqué par l’influence des contrastes et des affinités » – la conclusion étant que, « dans l’histoire, tout est plein de bâtardise (Bastardtum), comme si celle-ci était indispensable) la fécondation des grands événements spirituels. » Dans cette approche dynamique – qui connecte entre eux différents moteurs, différents terrains d’inspiration -, l’image – l’unité symbolique artistique, image visuelle, mais aussi image sonore – est loin de n’être plus qu’une apparence, le « message » et le contenu en étant dissocié, « l’image bat », elle excite la dialectique intérieur/extérieur, matériel/immatériel, pur/impur : « Elle oscille vers l’intérieur, elle oscille vers l’extérieur. Elle s’ouvre et se ferme. Elle nous appelle à un contact matériel puis nous rejette dans la région sémiotique des mises à distance. Et ainsi de suite, dans le mouvement sans fin du flux et reflux… » Les images, les œuvres d’art, peuvent s’approcher alors comme des intrications de plusieurs matières et temps, incluant du temps et du contre-temps, du mouvement et du contre mouvement, des interruptions avec leurs cicatrices, des répétions avec leur guérison… Sans qu’il y ait disjonction entre ces éléments de natures contraires. Ils vont ensemble. On est là aux débuts d’une pensée qui refuse les oppositions primaires, binaires. « Qu’est-ce donc qu’une intrication ? C’est une configuration où des choses hétérogènes, voire ennemies, sont agitées ensemble : jamais synthétisables, mais impossibles à démêler les uns les autres. Jamais inséparables, mais impossibles à unifier dans une entité supérieure. Des contrastes collés, des différences montées les unes avec les autres. Des polarités en amas, en tas chiffonnés, repliées les unes sur les autres : « formules » avec passions, « engrammes » avec énergies, empreintes avec mouvements… (…) Mais les plus troublantes intrications concernent l’histoire et la temporalité elles-mêmes : tas de chiffons du temps, si j’ose dire. Amas de temps hétérogènes, grouillant comme ces serpents rassemblés dans le rituel indien qui fascinait tant Warburg. » Exercice pratique, vérifications ! – Or, il suffit de faire quelques pas dans un musée d’art moderne pour se rendre compte que ces principes d’hétérogénéités, de contrastes, d’intrications mouvementées, sont devenus des principes actifs dans la création moderne. Cela saute aux yeux, et rechercher la « pureté » dans l’art moderne, serait se couper de ses forces vitales. Cette tête noire de Marcel Jean peut commencer la courte démonstration. Sa simplicité brute rappelle l’ancestralité du « sujet », quoi de plus ancien que la représentation de la tête, du crâne et du visage pour laisser palper l’intérieur, le siège de l’humain. Un visage noir, ce n’était déjà pas courant dans l’histoire de l’art, surtout sous cette facture classique, réaliste. Ensuite, il y a l’incrustation d’un matériau industriel, la tirette à la place des yeux. Effet étrange, comme de yeux ouverts et à la fois fermés, yeux arrachés et remplacés par un autre dispositif contrôlable, mécanique, de couture. Le panneau peint, objets collés et écrits de Breton illustre à merveille l’énergie bâtarde de l’art. L’assemblage arbitraire, le travail sur des mots et une poésie basique, ouvrent des perspectives. Le médecin d’Otto Dix introduit, sous l’angle du portrait d’un médecin, cette évolution qui fait de plus en plus se rencontrer extérieur et intérieur : la lampe frontale du toubib, qui lui sert à éclairer la surface interne où il opère, est en parallèle avec, à l’arrière, un dispositif qui semble révéler l’intérieur du crâne du médecin. La toile de Jess (Ex.4 Trinity’s Trine, 1964 ), et son assemblage d’outils et matériels de chimie, comme incrustés dans un mur participe d’un imaginaire artistique qui développe l’idée de « machines » entre l’humain et ses appareils reliant son système nerveux à son environnement. Marcel Broodthaers va plus loin et appliquera ses ferments de bâtardise à des œuvres parlant de l’art lui-même : « On the Art of Writing and on the Writing of Art ». Avec Joseph Beuys, l’hétérogène éclate dans toute sa splendeur : non seulement au niveau des matériaux (lapin, bois, cordes, ardoises, mots), mais au niveau des temps culturels qu’il joint dans leur disjonction, l’occident et le temps du shaman. Même la pureté apparente du cube en or de Donald Judd est trompeuse : c’est le métal de la corruption même, il reflète tout ce qui l’entoure et sa surface est traversée de l’ombre de tous les mouvements et corps qui s’y penchent. La première impression de quelque chose de « massif » s’estompe vite. Les « Rebus » de Robert Rauschenberg, ou sa composition « First Landing Jump », sont encore des exemples d’énergies artistiques composites, objets issus d’univers divers, nobles et ordinaires, usés, déjà marqués par la patine de différents usages. Et les toiles de Pollock sont probablement des cas magnifiques d’intrications, de nœuds d’agitation, de remous striés, où les ruptures et soudures, dans les coulures et éclaboussures, se joignent au moment d’épouser la fibre de la toile. L’impureté aura ouvert des champs dynamiques exaltants, infinis. (PH)
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