L’attention et la surprise

Bernard Stiegler / eRikm, « Improvisation pour faire attention », Halles de Schaerbeek, le 9 septembre 2008-09-10

 

Cette rencontre entre un musicien/platiniste philosophe et un philosophe rapsode des concepts se révèle bien moins « incongrue » qu’il n’y paraît. eRikm frappe d’emblée par ses propos : lucidité, réflexion qui intègre la complexité de ses pratiques et la manière dont elles échangent avec tout l’environnement. L’art de construire sa lutherie électronique le rend sensible à l’organologie au sens large : les technologies qu’il utilise, par leurs ramifications, l’implique dans le devenir technique de l’ensemble de la société comme autant de points d’ancrage dans l’être (appendices). Sur grand écran, en fond de scène, défile un montage d’images qu’il a réalisé et qui fait écho à ses propos. On y voit son plan de travail, coupe par coupe, appareillage technique, fiches, discothèque, bibliothèque, platines, papiers annotés, pochettes de disques, et tous les détails de la vie sur et autour du plan de travail (on y reste des heures à chercher, patauger, essayer, rater, trouver), cendrier, restes de bouffe sur le pouce, gobelets, une interprétation de l’établi du platiniste dans ses dimensions matérielles et mentales, « comment ça s’agence » à partir d’objets manipulés, qui prennent l’empreinte. Suivra une démonstration éblouissante, une chorégraphie affûtée, un discours pointu, acéré, sans graisse, plein de fulgurances. Maîtrise virtuose de ces techniques basées au départ sur un certain bricolage (comment ça devient un langage élaboré, structuré, savant), avec une inspiration décoiffante. Et un mouvement qui engage tout le corps happé/rejeté par les oscillations de la force centrifuge des platines. Bernard Stiegler prend ensuite la parole. Il rappelle que l’improvisation, souvent attachée à la musique jazz, a pris un tour résolument nouveau avec l’apparition de l’enregistrement, de la possibilité de s’écouter, d’écouter les autres pour en analyser les savoir-faire, se les approprier, les prolonger. A tel point qu’à partir de cet instant, la distinction entre musique écrite et musique de tradition orale n’existe plus. (Au grand dam, rappelle-t-il, de Pierre Boulez) Le jazz, contrairement à ce que l’on pense, repose sur une sorte d’écriture, la partition existe, comme un plan incorporé. (Une approche qu’Alberto Nogueira a théorisée depuis des décennies au sein de la Médiathèque avec son concept de savantisation : avec l’enregistrement, toutes les musiques se savantisent, quittent leur statut « populaire »…) Il développera ensuite sa conception de l’improvisation, « penser c’est improviser », dans une dimension indispensable à la vie  où celle-ci a besoin que survienne de l’improbable. Quelque chose qui surprend et qui ne peut être effectif et efficace que si l’attention est enclenchée, active et inhérente à toutes les pratiques relationnelles engagées dans la vie culturelle et sociale. Le surgissement de ce qui surprend signifie que quelque chose se passe, de l’ordre de la découverte et qui implique que « ça me change ». De la différence est ainsi générée. Surprise, différence, changement sont des éléments indispensables aux processus de l’individuation individuelle et collective (soit la construction de soi, de soi avec les autres, des autres avec soi). Il évoquera l’album historique d’Ornette Coleman « Free jazz », comme exemple parfait d’une individuation collective réussie. (Ca rate aussi parfois… l’improvisation, basée sur des exercices de remémoration et de répétition, ça radote aussi parfois, radotage qui fait partie du processus général, il faut en passer par là, comme par ailleurs on fait ses gammes). La structure de l’exposé emboîte des éléments de fond pour comprendre que, contrairement à ce que pensent et pensaient les sophistes, ce ne sont pas les techniques qui détruisent l’individuation, mais les pouvoirs qui en orientent l’usage et la destinée. Le sens, dira-t-il en réponse à la question d’un auditeur, n’est pas la signification, mais c’est ce qui traverse les mécanismes de la transindividuation (dans un phénomène d’improvisation, par exemple, mais aussi dans toute relation sociale nécessitant créativité et relations avec d’autres), et qui dans un premier temps m’est incompréhensible, parce que je ne le connais pas, je dois le découvrir, apprendre à le connaître. Et voilà, en quelques idées clairement exposées, de quoi fonder une politique culturelle. Hélas, les têtes pensantes qui se chargent de ce travail n’étaient pas très présentes. Comment faire prendre acte qu’une politique culturelle, dont le but social est de favoriser les phénomènes les plus divers et féconds d’individuation collective, doit prendre résolument la décision de surprendre les publics  et l’inscrire comme tel dans tous les contrats programmes des institutions censées porter la politique culturelle!? Or, c’est plutôt le chemin inverse qui est lourdement recommandé: ne plus prendre de risques, utiliser les recettes qui ont le plus de chances de remplir les salles (audimat), bref, intégrer les mots d’ordre des industries culturelles…  (Je regretterai juste que Bernard Stiegler n’ait pas plus « improvisé » en fonction du discours musical d’eRikm).

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