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La matrice passionnelle

Berlinde de Bruyckere, Librairie Saint-Hubert, Bruxelles

Dans une période où toutes les vitrines se confondent dans la mièvrerie festive, la célébration gaga des « fêtes de fin d’année », la librairie Saint-Hubert affiche l’audace de l’image. Impossible de passer devant sans s’arrêter ou, du moins, être frappé au passage et emporter quelque chose, garder dans le coin du cerveau le fait d’avoir vu, entrevu là, une scène, un tableau qui tranche, qui travaille, plante un coin, indispose, diffuse un malaise ou la promesse d’une extase esthétique. Quelque chose qui incitera à enquêter, à revenir voir. Il ne s’agit pas de provocation facile, superficielle. C’est plutôt, en évidence dans un passage très fréquenté, un fabuleux retour de refoulé, si je puis dire. Représentations de corps, ébauchés ou débauchés dans leur anéantissement, qui ramènent sur la place publique toute la place ambiguë du sacré. Nous avons tous à faire avec cette religion qui s’est organisée, a organisé et organise encore le mental d’une part importante de la population, autour du spectacle d’un corps supplicié, crucifié, tordu de souffrances, comme image de la passion, comme image du sublime qui nous surplombe. Image exploitée d’innombrables fois dans l’iconographie religieuse (qu’elle soit artistique ou publicitaire, dissémination d’images pieuses de seconde zone) que l’éducation conduit à reconnaître, contempler comme intégrée à notre histoire individuelle et collective, faisant partie de notre patrimoine. Voilà qu’elle resurgit de manière inattendue, cette image, en déclinaison belle et insoutenable, en pleine préparation de la grande fête religieuse de Noël.  Ce ne sont pas à proprement parler des représentations de crucifixions, mais le traitement effectué sur le corps m’y fait penser, immédiatement et confusément j’ai senti une sorte de suite moderne, une réponse ou continuation au travail  fabuleux de Grünewald (par exemple). Une convergence. Le thème est le même, mais ne se dédie plus exclusivement au corps du Christ : la crucifixion, la passion du Christ est une matrice de vie qui affecte tous les corps, les pétrit et dont les effets se lisent dans la manière dont tous les corps ordinaires rendent l’âme. L’outrance de fond et de forme a la peau douce, usée, onctueuse même, cela tient aux pigments peut-être, la chair morte semble continuer une sorte de vie, les fragments de corps ne sont pas raidis, achevés, en bout de course, le pouls semble réduit au strict minimum (juste une ombre), le corps morcelé placé en dispositif d’adoration (sous verre) ou de connaissance (armoires anthropologiques) reste détenteur du dernier souffle, il le retient dans ses tissus. Peut-être justement parce que, dans cette représentation de la mort au sein de la douleur, douleur accumulée d’une vie normale valant bien crucifixion et passion et agissant comme lente métamorphose du corps, la mort ou jour le jour malaxe les muscles, l’épiderme, les viscères, les os, les poils, l’artiste saisit l’instant où l’organisme rend l’âme, elle passe, traverse les dépouilles, en constitue l’ultime pigmentation, effrayée, marbrée, bientôt fossilisée. La vie même en ses membres arrachés, suppliciés, se reproduit, continue de mettre bas, indistinctement chair fraîche ou morte. Voilà, à droite, un cadavre exposé, un corps éprouvé épuisé par sa longue passion, modelé et taillé par une vie sans pitié. Déposé par compassion sur un autel de fortune, tréteaux et coussins d’une blancheur liturgique. (Aux yeux de tous, comme une leçon, un exemple, un avertissement, livré à l’équarrissage, la dernière image du mort, le refus de résurrection.) Il y aussi ces incroyables transformations corporelles, plusieurs corps pris ensembles, fondus partiellement l’un en l’autre, des agencements opérés par étreintes paniques où se réfugier en l’autre donne tout autant l’impression de vouloir lui arracher de quoi survivre, des manœuvres animales rendues indistinctes par le passage de la mort, des fusions dévorantes, des essais désespérés pour échapper à la solitude, à l’horreur, et qui ont quelque chose d’embryons monstrueux avortés, les jambes et pieds cadavériques souvent figés sur leur croix invisible. (Moulage matriciel  de la tendresse dévorante, comment des êtres se malaxent, se greffent l’un à l’autre, s’échangent, inventent des machines plurielles, échappent à leur enveloppe en glissant vers l’informe…) – La Librairie Saint-Hubert publie un portfolio de photos de Mirjam Devriendt sur le travail de Berlinde de Bruyckere : la matière et la dynamique du travail de l’artiste, ce qui l’anime comme pulsion spirituelle continue, y sont très bien rendues, ce qui laisse entrevoir une vision d’ensemble de ce qui se joue là-dedans, une sorte de panorama étourdissant, un appel. Cette œuvre a besoin de temps et de vue d’ensemble. En arrêt devant la librairie – où j’avais été dirigé par un ami – j’ai eu l’illusion d’une découverte totale. En fouillant, en compulsant de la documentation, je me suis souvenu avoir remarqué la pièce « Jelle Luipaard » dans l’exposition « La Belgique Visionnaire » au Palais des Beaux-Arts, mais sans creuser, sans la remettre en contexte, au creux de sa gestation, de sa prise de position par rapport au patrimoine, le monde et le rayonnement du gothique flamand… faute d’avoir produit le travail nécessaire, l’œuvre m’avait échappé. J’ai ou observé, de l’intérieur de la librairie, à quel point les images attirent le regard, frappent les visages, les gens rentrent, feuillettent les livres à disposition, autant pour en savoir plus que pour se défaire de la première impression. Les manifestations scandalisées sont, paraît-il, nombreuses. Dans le catalogue « Un » édité à l’occasion d’une exposition monographique à la Maison Rouge, deux très bons textes de Harald Szeeman et Barbara Baert. La librairie publie un texte inédit de caroline Lamarche. (PH) – Photos d’œuvresCommuniqué de presse de la maison Rouge