La communion cannibale à la Maison Rouge

Tous Cannibales, La Maison Rouge, 12.02.11 – 15.05.2011

Introduction, album de famille.

Il y a, bien entendu, un alignement de documents historiques qui rappelle à la fois la profondeur de cette question cannibale dans notre devenir civilisationnel et la manière dont se fabrique des clichés : des cartes postales de l’Exposition Universelle de Paris en 1937, exhibition de peuples cannibales ainsi que d’autres photos ethnographiques légendées « retour victorieux, préparation du festin cannibale ». Dans cette exposition, les objets rituels « primitifs » de peuples anthropophages sont sur le même pied – statut, traitement, présentation – que les installations ou photos d’art contemporain. La thématique n’est pas organisée chronologiquement selon une progression du pire vers le meilleur : du plus ancien au plus présent, la totalité de l’anthropophagie est abordée dans son actualité comme indépassable. Le fait du cannibalisme réel – au sens propre – alimente un tabou qui donne sens à toutes les manières imaginables de « manger l’autre », le posséder, l’ingérer, l’assimiler pour mieux l’habiter…

Une commune dévoration.

L’entre-dévoration comme dynamique de vie, c’est ce que montre la Composition N°5 d’Alvaro Oyarzûn (2009, Rotring sur calque) : un organisme morcelé en réseau de membres racines tourmentées. La chair lignée, stratifiée comme l’aubier du bois, prend forme, se comprime, se dilate, se troue, tourne à gauche ou à droite, se lisse ou s’étrangle en d’improbables nœuds, selon les étapes cruciales et les tensions d’une relation amoureuse. Chaque phase critique est décrite dans le dessin – comme les stations d’un chemin de croix – en lien avec un trait saillant ou dépressif de cette morphologie éclatée. Se donne à voir la cartographie d’une existence cannibalisée par le contexte et les événements prédateurs : les mots qui laissent planer un mépris, les attentes interminables, les rendez-vous foireux, les phrases qui blessent, les ruptures successives… Une série de maternités – toiles anciennes, photos de Cindy Sherman ou Bettina Rheims – rappellent, du reste, que l’on débute dans la vie en se nourrissant de l’autre, encore que cette autre soit, dans les premiers stades, partiellement perçue comme nous-mêmes, confusion des chairs nourricières et se nourrissant. L’oralité dévorante nous habite (et quand j’ai la bouche pleine de bonnes choses mâchées, coule en moi une satiété maternante).

La banalité carnassière, sinistre ou cocasse.

Nous sommes immergés dans une Histoire grande consommatrice de corps, la guerre a cultivé le goût de l’horreur, le raffinement de la torture, de la destruction, du démembrement, de l’amputation. Les formidables gravures de Goya nous rappellent ce pan macabre de notre culture et le commissaire les a mises en perspective avec des œuvres récentes qui en travaillent l’héritage (notamment Jake & Dinos Chapman), ça ne se termine pas, cette histoire réaliste du « faire mal », de la boucherie sous toutes ses formes. Elle fait écho à une imagerie du conte très ancienne, superbement illustrée par Gustave Doré, L’ogre qui s’apprête à tuer ses filles, Les Pélerins mangés en salade… C’est la même veine que reprend le peintre Michaël Borremans, mais de manière terrible, bien plus impitoyable car, si les contes laissent toujours entendre qu’il y a une issue de secours, Borremans crée une atmosphère close, un enfermement, il n’y a pas d’autres règles. Cette petite fille qui joue avec une tête tranchée conservée dans une boîte – exactement comme on range sa plus belle poupée dans une ancienne boîte à chaussures – , qui joue à la regarder dans les yeux, à la dominer de façon absolue, accumulant de la salive entre ses joues puis la faisant couler dans la bouche ouverte de son trophée macabre, ne connaît pas d’autre monde. Et mon dieu, quand on est gosse et qu’on joue, combien de massacres perpétrons-nous, quelle allégresse de donner la mort pour de faux, de pulvériser les corps, faire gicler les organes.

La viande dans le paysage.

Une grande toile d’Oda Jaune (Sans titre, 2008, 270 x 500 cm) replace notre cannibalisme dans un paysage paisible, idyllique, la nature nous mange et nous la mangeons, ainsi elle se perpétue. C’est une campagne de bocages et montagnes comme on en voit dans l’arrière-plan de la peinture flamande. Ici, elle est au premier plan. Les cycles de la vie humaine épousent les reliefs végétaux, une dormeuse émerge d’une couverture d’herbe. Il y a de la chair en gestation dans une sorte de chrysalide se caressant d’une main (autoérotisme). Il y a des reliefs de charognes posés dans la verdure, des scènes d’équarrissage passent inaperçues dans l’atmosphère générale (même si une des carcasses de bestiole pend du ciel, immense), une femme cache les yeux de son amant (« coucou qui est là ? »), il y a des visiteurs nains et des formes géantes. La peintre représente des choses plus horribles, tel ce buste nu de femme dont le visage est dévoré par une tête de Nègre, qui lui rentre dedans, vient se loger sous son crâne, lui bouffer la cervelle. La femme est passive, aucun soubresaut, aucune violence ne parcourt cette image, on pourrait croire qu’elle se livre à son plaisir, s’imaginant absorber ainsi cette tête étrangère, familière de ses fantasmagories intimes. Nous regardons cette peinture les pieds posés sur la marqueterie que Wim Delvoye a fait réalisé avec des morceaux de charcuterie. L’effet est assez remarquable, renvoyant à quelques souvenirs de marbres ancestraux, religieux, lustrés, raffinés, énigmatiques. « La mosaïque évoque aussi bien une église baroque italienne que les motifs géométriques de l’art islamique. Delvoye substitue de la chair animale au marbre rouge qui, traditionnellement, évoque la chair christique. » (Guide du visiteur, Maison Rouge). Un sol banal à première vue, un dédale de profanation à y regarder de près.

Cosmologie ou bain de sang, polysémie du cannibalisme

Les photos de Pieter Hugo (Afrique du Sud), elles, dérangent, vraiment, elles actualisent le goût du sang, le goût du meurtre. Un grand format en couleurs, d’abord, un couple étrangement uni, la femme endormie sur les genoux de son amant. Mais il a les yeux injectés de sang, la bouche vampiresque dégouline d’hémoglobine et, elle, détendue, a le coup sanglant. Ça n’a rien de kitsch. Que du contraire : si on fait le lien avec les études ethniques récentes sur le retour des zombies en Afrique du Sud, ce portrait est résolument politique. Tout comme ses portraits d’albinos qui claquent comme des avis de recherche malsains si l’on sait qu’en Afrique les albinos sont accusés de pouvoirs maléfiques et qu’ils sont victimes de sacrifices humains quasiment sur tout le continent africain. Mourir étouffé dans sa chair, c’est ce que représente The Matrix of Amnesia de John Isaacs (sculpture en cire, 1998), un corps énorme, flasque, incapable de se porter, étalé comme une flaque, vidé, absorbé dans sa maladie, son hypertrophie incontrôlée, il est là et il n’est plus là, ce gros tas est aussi une absence, du rien. Gilles Barbier, lui, représente un corps allongé, ouvert comme pour une autopsie – acte de science, désir de connaître et d’expliquer le corps – mais dont tous les organes jaillissent en une floraison étoilée, voie lactée de viscères arborescents, c’est l’intérieur du corps qui fait rêver, un mystère qui s’épanouit. Tout le contraire de ce que fait suinter Adriana Varejâo (1964, Brésil) : un mur carrelé de blanc, salle de boucherie ou morgue, mais aussi tous les murs blancs impeccables de nos environnements hygiénistes (cuisine, salle de bain), qui craque, s’éventre, déverse toutes les tripes sanglantes refoulées de l’Histoire. Une immense plaie sans fond qui se remet à saigner, purulente. Ce ne sont pas de belles tripes fraîches mais des paquets de viscères bafouées, martyrisées, abîmées, broyées pour en extirper toute âme et dignité, c’est le retour de la chair indigène déchiquetée par la colonisation. Ce grouillement sanguinolent fascine : étrange comme on est porté à s’y identifier. Encore une histoire qui ne termine pas.

La danseuse et les larves, grouillement commun

Un corps de danseuse sanglé dans une combinaison en tapisserie florale – ce n’est pas un banal tissu, de loin, on peut croire à une peau tatouée, ou à une broderie de fleurs à même la peau -, agenouillée, provocante ou en douleurs. Poupée rituelle, hargneuse ou suppliante ? Equivoque. En s’approchant, en tournant autour, on découvre petit à petit la complexité de cette composition. Les cheveux jaillissent de la capuche, mais on ne trouve pas de visage. Pourtant, il y a une face et une expression. Mais non, c’est une alvéole de ruche d’abeilles. Ça lui va bien, on a presque cru que c’était sa vraie figure. C’est très sexuel, comme si elle portait un masque vulvaire, ça évoque le spectacle du sexe féminin, impersonnel et pourtant toujours absolument singulier, et pourtant c’est d’une ruche qu’il s’agit, une matière métaphoriquement sexuelle, renvoyant à tout ce que peut évoquer l’invitation à butiner. Le vêtement est lacé par le milieu, devant et derrière. Et transparent, il laisse voir la peau, la chair. Le regard s’y porte, curieux, et n’identifie pas immédiatement ce qu’il voit. L’intérieur du corps, de la viande, des viscères fleuris ? Non, des larves, ce corps rebondi, bien formé, sensuel et animal, est bourré de larves. Il regorge de vies. Une étrange association de mort et de vivant, qui mange quoi, qui mange l’autre ? La danseuse a un geste très personnel et jaillissant, plein d’expressivité, et ce qui, incontestablement, la dévore ne la détruit pas mais entre dans sa danse, en est une composante. Ce geste qu’elle possède et affirme est porté par un grouillement de vies animales qui la possède, se substitue à elle – ou qu’elle maîtrise, femme animale, maîtresse de toutes les larves des espèces vivantes ? La dévoration, ici aussi, est ambivalente, à double tranchant, principe créatif au fondement indécidable. Ce n’est qu’une toute petite partie de ce que montre cette exposition tonique, lumineuse. Le petit guide gratuit est très bien fait. Le catalogue, un numéro spécial d’Art Press, est très complet.

Pierre Hemptinne  – La Maison rouge. –

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