Surprise devant l’usure des jantes du vélo comme quand on découvre inopinément la preuve d’un contact, révélant que quelque chose a bien eu lieu, d’éprouvant, de bouleversant. On s’en doutait, mais, rien ne venant corroborer ce sentiment, on finissait par croire avoir rêvé, du moins exagéré. L’acier est poli, comme fondu en surface, et partiellement corrodé, attaqué, martelé de petits coups réguliers comme ceux de poinçons, décoré d’éraflures anarchiques, espacées. Une forme d’écriture cryptée en ruban concentrique. Je pense aux carlingues d’engins volants qui gardent l’empreinte de la pénétration dans les couches élevées de l’atmosphère, de la friction puissante entre la surface aérodynamique et la force du vide, ainsi que d’infimes objets percutés, poussières de météorites, débris de satellites. Dessins d’au-delà. Le cercle des roues du vélo, au fil des kilomètres et des heures durant lesquelles je file dans une autre dimension du corps, ventilé par une respiration dévorante dévorée, ne touchant plus le sol des contingences ordinaires, est égratigné frappé, rentre en collision en chaîne avec graviers, bris de verre, insectes volants (comme cette fois où un gros coléoptère se cogna au guidon et failli déséquilibrer la bécane en pleine descente). Il brasse, dans le mouvement rotatif de ses pneumatiques gonflés à bloc, toute une série de turbulences qui l’affecte au ras du macadam, à quoi précisément il faut s’arracher pour avancer et qui l’use, y gravant d’innombrables piqûres erratiques. Ce sont les témoins indirects de l’adhérence – abrasive car il y a consumation d’énergie de tous les mécanismes – entre la géographie extérieure et celle intérieure du cycliste par le biais de la vitesse attractive, magnétique, que le cœur et les jambes impulsent au vélo, appuyant sur les pédales. Une vitesse qui, poussive ou fulgurante, découle d’un effort qui échauffe et déforme, rend l’organisme vélo malléable, plus sensible aux étincelles des grains de silex entrechoqués et projetés contre la jante d’acier. Probablement donc que le même phénomène se produit, métaphoriquement alors, sur les tissus enveloppant l’imaginaire du pédaleur grimpant et dévalant les paysages qui l’attirent le plus, où il revient régulièrement parcourir les lacets interminables, non pas en une fois, mais se tatouant lentement, au fil des heures et des éclats, des jours et des années de pratique répétée, obstinée, dans les mêmes cols, les mêmes sueurs et extases. Usure de frottement qui, comme sur ces caches qu’il faut gratter pour faire apparaître le chiffre ou le code secret, révèle une frise cabalistique, le symbole archaïque d’une longue course dans le temps et de ses aléas inaperçus, insoupçonnés. C’est la preuve de ces attaques subies qui signent une réelle appartenance à ces paysages, la trace d’un réel échange. Chaque trait – entailles, ridules, stries – se marque en creux, des particules se détachent, s’éparpillent, un début de dissolution, de dispersion, autant de morceaux de soi qui s’évaporent et restent en suspension, contribuent au fait de se sentir attaché à ce territoire ouvert, partie prenante, avec cette sensation d’y avoir quelque chose d’intime qui s’y trouve désormais enseveli, dispersé. Des trous colmatés par des images, des sensations dans lesquelles, une fois revenu au repos, on puise l’illusion de pouvoir retourner y pédaler indéfiniment, échappée sans fin, de vallées en sommets. Et c’est exactement dans ces passages les plus ardus où l’effort requiert toutes les facultés, où la pente interminable fait souffrir au soleil, où l’on maudit la beauté à couper le souffle des étendues abruptes qui se déploient et qui font que ce chemin est si dure à gravir à coups de pédales, c’est là que l’on abandonne le plus de soi, que l’on se vide presque dégoûté, et c’est là que l’on aura le plus envie de revenir, pour se reprendre, irrémédiablement marqué à l’emporte pièce par le théâtre des étendues cévenoles aperçues entre les paupières perlées de sueur ! Mais je pense aussi, en regardant ces effets de l’âge et de l’effort sur le métal du vélo – objet personnalisé, personnifié, à tel point que je perçois ces marques d’usure comme révélant une part de celles que porte mon organisme, mon mental – à un autre frottement lent et sensuel, celui qui distingue ces couverts en argent, anciens, polis par les mouvements, érodés, ayant pris petit à petit le début de l’empreinte digitale des convives qui les ont manipulés, toujours de la même façon, marquant la pression aux mêmes endroits, de manière presque génétique, reflet de leur singulier savoir faire manuel et du plaisir propre à chacun de toucher une matière soyeuse, ferme et onctueuse. Toutes ces manipulations et manies patinent le matériau, lui donne à certains endroits l’aspect de la cire, y imprimant des débuts de traces, l’illusion d’une porosité naissante, des signes ébauchés en creux, des nodosités en relief, lui donnent la consistance d’une peau très douce. L’altération de la jante évoque aussi ces pièces aux motifs estompés à force d’être passé de main en main, devenant une monnaie quasiment symbolique, idéale pour faire sentir que ce qui s’échange, là, dans ces solitudes pédalées éreintantes, n’a plus de prix, c’est une onde qui vient de l’immensité entraperçue des sommets de la Lozère, ou du massif de l’Aigoual bordé de Causses, une onde qui caresse la peau des jambes nues dans l’effort, un encouragement qui électrise les muscles. (Pierre Hemptinne)
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