On explore peu la manière dont on se fait prendre par un paysage. Ça se dit et s’explique difficilement, cette force qui nous laisse imprimés dans quelques paysages types qui nous ont fait forte impression. On y reste, on en devient partie intégrante, virtuellement certes, mais on y vit, on vit avec eux dans la mesure où ils nous aident à penser en images, en formes, en lumières, ils alimentent un mode de formulation et de conceptualisation qui échappent aux mots, tout en l’alimentant (les mots ont besoin des non mots). Je suis passé là à vélo en 2008, un peu par hasard, dans la chaleur parfumée d’une heure matinale, en m’écartant de la route principale, l’objectif étant d’aller voir le Pic Saint Loup. La route serpente et je vais suffisamment vite pour ne pas pouvoir détailler de quoi est fait le paysage. Il semble aride, limite monotone, mais poussant ses caractéristiques à l’excès, il fait l’effet d’une enclave éveillant le désir d’y rester. C’est en effet une plaine protégée par des hauteurs boisées et promontoires rocheux. Après quelques kilomètres on traverse le village ombragé de Pompignan qui distribue l’accès vers Saint-Hippolyte-du-Fort ou Ferrières-les-Verreriess, chaque fois en imposant le passage d’une colline ou une grimpette à flanc de coteau, la plus belle échappée étant celle vers Montpellier, tracée par une belle route platanée, droite vers le Causse de l’Hortus au sommet duquel on accède par un beau casse-pattes, un col en miniature, une belle route en lacets comme celle que l’on trace de la main dans les buttes de sable, à la plage. Une fois en haut, c’est tout droit dans le causse, petite forêt, prairies sèches, caillasses, à droite la vue sur les Cévennes s’élargit, on aperçoit l’Aigoual. Au bout du causse, on redescend en zigzag et l’on déboule dans le florissant et épicé vignoble du Pic Saint Loup. Mais l’enchantement particulier du vignoble Pic Saint Loup ne faut pas oublier la traversée de cette garrigue exemplaire, cet espace désertique bordé par les contreforts cévenols marque l’imagination. Dans le mécanisme de cet attrait, il est forcément question de vitesse et d’inertie. Dans un monde où les moyens d’aller toujours plus vite sont légion, faire du vélo en cherchant, selon ses capacités naturelles, à atteindre les meilleurs vitesses, a quelque chose d’archaïque. Même si les machines sont sophistiquées et les costumes de la plupart des pratiquants criards, l’attirail reste rudimentaire l’organologie corps-vélo-route, sommaire. C’est déjà, de toute façon, se mettre en vacances du rythme social effréné. C’est le genre de panorama étendu, faussement plat, rapidement embrassé du regard – on croit n’en avoir qu’une vision générale mais je suis certain que le cerveau enregistre beaucoup plus de détails, prend l’empreinte du paysage -, qui crée cette sensation de nous retenir en formulant, à la manière des chants de sirène, une incitation à l’anachronisme que tout le corps entend et ressent. Car vivre au rythme de la vie qui est en phase avec ce type de nature, vivre en phase avec ce qui se passe là, c’est forcément rompre avec la vitesse quotidienne de la vie moderne laborieuse, c’est épouser l’anachronisme, abandonner, se reposer, bifurquer, renoncer à être actuel (« langage, vêtements, carnet d’adresses, connaissance du monde et de la société »). Ce sont des « oasis de décélération » pour utiliser l’expression de Hartmut Rosa dans « Accélération. Une critique sociale du temps ». Comparant l’effet de l’instabilité sociale due aux changements incessants à une situation d’éboulement géologique : « Comme à l’occasion d’un tremblement de terre, toutes les couches (du sol) ne se déplacent pas ici au même rythme : on assiste à des phénomènes de désynchronisation par lesquels différents domaines se déplacent à des rythmes divers ; des « oasis de décélération » isolées se recréent en permanence qui, comme des blocs de granit qui restent immobiles durant un tremblement de terre, promettent une stabilité limitée dans un environnement qui se transforme à un rythme vertigineux. » Voilà, on pénètre dans certains lieux – idéalement à pied lors d’une randonnée assez longue ou à vélo – en y sentant cette possibilité de désynchronisation stable, comme une chance, la retrouvaille avec un élément perdu, l’hypothèse d’un ressourcement (mais ce n’est jamais, pour autant, acquis !). On sait que pour creuser l’impression première que dépose ce paysage en nous, soit pour comprendre et jouir de son empreinte déjà installée dans notre imaginaire, il serait nécessaire d’en établir une topographie détaillée, de vivre à son rythme. Celui des gens qui y habitent, en partageant leurs récits, leurs connaissances orales du lieu, en répertoriant faune et flore (pas formellement, mais en immersion sur le terrain, en observatoire), épouser et éprouver les reliefs, s’imprégner des jeux d’ombre au fil des heures… Bref, freiner, descendre de bécane, passer d’un état à un autre. L’aspect aride de cette inattendue plaine de Pompignan tient à la saison : au printemps, l’impression est sans aucun doute très différente. La zone est protégée, classée Natura 2000, cela peut expliquer une fécondité peu courante : à l’orée des bocages de petits chênes, je n’ai jamais vu voler autant de lucanes, ces grands et splendides longicornes noirs, intrigants. Dès la nuit tombée, une multitude de chants de petits hiboux forme une polyphonie techno douce et bucolique, envoûtante. Le sol est brûlé, mais la diversité de plantes est impressionnante, réduite à l’état de trames filées. Les vols irréguliers et le chant rigolo des guêpiers, l’apparition de huppes, achèvent le tableau d’une vie empruntant des formes moins connues, rares, disparues ailleurs, d’un écosystème préservé (illusion). La diversité florale comme spectrale du fait d’être séchée sur place, en bout de vie, est certainement perceptible par les sens seconds du randonneur ou du pédaleur, dès le premier passage. En été, ce sont les épines de Jésus, buissons couverts de fleurs jaunes, qui attirent le regard, foisonnant. Ils étaient autrefois mangés par les moutons. Les troupeaux sont moins nombreux, les bergeries camouflées dans le paysage sont recyclées en maisons ou gîtes de tourisme, mais il en reste, actuellement en alpage. Sur les collines basses, il y a quelques hameaux dissimulés. La carotte sauvage se retrouve du nord au sud, mais elle est particulièrement belle quand elle recouvre des champs entiers comme ici, bordée de chardons bleu ciel, pas loin de quelques parcelles de céréales dorées. Il y a bien entendu des vignes, Pompignan possède sa coopérative et, là et plus loin, de jeunes vignerons cherchent à donner une identité à des cuvées du « piémont cévenol », façon bio. Mais il y a aussi, quotas obligent, des vignes arrachées, pas mal. Dans le village, une boulangerie épicerie, un bar brasserie irrégulier. Vie sociale ténue, perspective économique fragile. C’est pourtant en traçant sa route, entre sport, nature et médiation culturelle, dans ce genre d’élément rayonnant, entre vitesse et point mort, que l’on imagine brièvement d’autres vies, d’autres organisations, d’autres possibles. Un bar, un vigneron, une halte à l’ombre, ça suffit. (PH)
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