Andreas Oldörp, « Lotos. KlangzeitMünster », UO2331
Pierre Berthet, « Extended loudspeakers », XB359G
Des orgues tout feu tout flamme. Yves Klein chamboule l’imaginaire en réalisant des fontaines où l’eau était remplacée par son contraire, le feu. Allez, ça change la physionomie des villes, du monde de se représenter les jets d’eau en jets de flammes ! Une esthétique faite d’inversions systématique des sens ! Dans le même ordre d’idée, en construisant en 1874 un pyrophone, un orgue de feu, Frederique Kastner frappe les esprits : la musique est une pratique dangereuse, une plomberie qui joue avec le feu. Une combustion, rien ne (re)sonne sans un minimum d’échauffement, d’incandescence. De quoi s’agit-il ? Un ensemble de tubes, de gaz, de flammes, et un clavier pour explorer le potentiel vibratoire des tuyaux en agissant, notamment, sur leur écartement. Andreas Oldörp s’approprie ce procédé pour réaliser des installations sonores qu’il place en interaction avec les caractéristiques acoustiques – échos, résonance, diffraction -, de différents lieux, culturels, cultuels ou naturels. Comment rendre compte, à partir d’un enregistrement, de l’impact que peut avoir, in situ, une installation qui combine, pour produire une partition musicale, l’espace, le volume, l’architecture, la nature, le visuel, l’image, le temps, appareils, techniques et bricolages ? Imaginez ces tubes transparents dressés dans une chapelle comme une ode sculpturale à la chimie de a révélation et de l’élévation. Soudain, un chuintement, le gaz se libère, la mise à feu. La flamme et la lumière se propagent, d’abord instables, incontrôlables, avant d’être domptées – comme pour la cuisine, la base est la maîtrise du feu -, énergie modulée par un artisan qui s’active avec une bombonne de gaz, et des engins qui n’ont rien à voir avec la lutherie conventionnelle. Se dégagent alors des notes de musiques soutenues sans que l’on fasse directement le rapprochement entre ce que l’on voit et ce que l’on entend. Ça semble venir de beaucoup plus loin, de plus profond. C’est improbable. Chauffée, la matière se met à chanter, elle se transforme, elle laisse sourdre le langage de ses états antérieurs, musicalité archaïque. Avant qu’elle n’ait été décantée, normalisée et figée en verre, elle a dû passer par le feu. Ce n’est pas qu’elle y retourne, mais se souvient. C’est une musique spectrale, souvenirs et rêve de ses particules en fusion agitées entre plusieurs possibles. Des notes soutenues comme issue d’un orgue vrombissant, qui élargissent leurs nappes concentriques, les superposent, les croisent. Un bouillonnement sanguin, un bourdonnement spirituel, une incantation abdominale. Des intensités qui varient, des précipités et, en surface, des résidus volatiles qui percolent, se percutent, s’abrasent. Autour de ces installations, Andreas Oldörp organise des complicités avec d’autres artistes qui y ajoutent leur manière de faire, greffent d’autres instruments et imaginaires, élargissent les capacités de l’agencement: Rolf Julius (compositeur, spécialiste des effets sonores), Stephan Froleyks (inventeur d’instruments, tubiste), Burkhard Schlothauer (violoniste, compositeur)… Question de magie et d’émerveillement. – L’installation sonore matérialise une dimension de ce qu’une musique réalisée conventionnellement contient sans vraiment la déployer. Elle offre une expérience spatiale atypique, décentrée, de ce qu’est l’univers sonore qui préexiste entre nous et le monde, les objets, les entités invisibles. Les dispositifs originaux, souvent de l’ordre de la pièce unique voire éphémère, aussi singuliers que peut l’être une sculpture – bien à l’opposé des instruments de musiques aux factures fixées, codifiées en famille de sonorité -, font surgir, de l’environnement, à partir d’appareils dont l’observation favorise l’empathie entre notre organisme et tout ce qu’il y a autour, des principes musicaux bruts, harmonies ou disharmonies entre l’humain et la matière, l’animé et l’inanimé. Et nous rappellent que la musique ne s’écoute pas qu’avec les oreilles. Quand c’est réussi, c’est chaque fois d’une ingéniosité qui surprend, déroute et émerveille : on n’avait pas imaginé ou oublié que la musique puisse naître ainsi, de manière quasiment magique. – Les cellules et métastases sonores de Pierre Berthet. – On en a une autre version avec le travail de Pierre Berthet dont sort un nouveau témoignage enregistré : « Extended Loudspeakers ». Cet artiste crée des installations qui extériorisent le cheminement abstrait du son, des sortes de graphies épurées, en trois dimensions et, souvent, de structures réticulaires. On dirait le dessin d’un système nerveux rudimentaire dont les schémas se reproduisent, se marient, se répandent comme ces plantes rampantes dont la croissance démarre lentement mais finissent par coloniser des superficies immenses. Ce sont des représentations symboliques de ce que signifie écouter : un son pénètre un organisme et est conduit au sens tout en subissant, amalgamant, une série de décodages et interprétations autant culturels que physiologiques, souvenirs convoqués par comparaison, ressemblance, dissemblance, accord ou contraste. « Extended loudspeakers » est la figure d’un circuit avec source sonore – un événement inaugural, chaque fois comme un début absolu, le premier mot d’une phrase, d’une formule incantatoire -, et impact dans un récepteur, cellules de captation et de diffusion, synapses qui transportent les signaux, organes de diffusion du message final. Sauf que chaque partie de ce réseau devient multifonctions et réversible : la source sonore est, dès sa libération, organe de transformation et de diffusion, les cellules et fibres nerveuses qui transmettent les signaux les font entendre dans leur déplacement, les organes de diffusion basculent en nouvelles sources sonores. L’écoute et la formation d’images musicales qui en découlent ne sont jamais étanches, ne s’accomplissent pas en chambres stériles, ce sont des énergies culturelles multidirectionnelles et polymorphes. Soit un écoulement de gouttes dans un récipient métallique prolongé de câbles conducteurs qui se ramifient, aboutissent ou traversent des caisses de résonance, conduisent à des membranes de hauts parleurs, rencontrant ici ou là des ventilateurs impulsant des oscillations modulantes à l’ensemble du système, un transistor qui injecte des ondes… La forme de l’installation est étudiée en fonction du lieu d’implantation. Même si tout est réglé comme du papier à musique, l’ensemble reste ouvert au hasard et le chapelet initial de sons évoque un coup de dès. – Bol tibétain, mandala, nano gongs d’abîme. – Un écoulement de gouttes, un collier qui se rompt en un précipité de perles cristallines. Ce qui s’amorce rassemble les images et les survivances d’un moulin à prières, d’un gamelan, d’un bol tibétain, d’un chant diphonique. Imaginez un bol tibétain qui vole en éclats dans le vide – rendant audible, par réfractions sur le miroir des infimes éclats, chaque parcelle du néant. Le bol s’éparpille en larmes joyeuses qui elles-mêmes se brisent et s’éparpillent, il n’est plus que myriade de bris dissociés, de nano-gongs dans l’espace, mais l’oreille continue, simultanément au micro-fracas, à entendre résonner la totalité du bol. Un spectre. Ce phénomène, frappé de rythmiques et arythmies variables, pouvant traverser des zones d’anomie, est transformé et transporté dans une clameur diffuse, un bourdon électrique à travers des rétentions caverneuses, des jeux d’ombre, des jets de poussières qui dévient les trajectoires, des magmas névralgiques, des illuminations. Une sorte de mouvement perpétuel jamais le même, jamais complètement différent, englouti lentement dans des brouillards harmoniques, tantôt instables et chaotiques, tantôt lisses et épurés. Au fil de sa propagation, déployé dans toutes ces extensions qui extraient ses caractéristiques les plus cachées, ses défauts constitutifs, le flux musical agrège des impuretés, des matières impropres, en une incantation ombilicale, sourde, parfois abrasive, et c’est par cela qu’elle prend, que l’on fait corps avec lui, en courant alternatif. Face à l’installation, on se déplace, on accompagne le déplacement du son, on cherche à comprendre comment ça fonctionne, comment toutes les parties s’articulent et collaborent. A chaque changement de position, on entend autre chose. En écoutant le CD, tout cet agencement est intériorisé, c’est comme si on entendait fonctionner à vide, à l’écoute de nous-même, notre appareil auditif dans toutes ses composantes nerveuses, organiques, électriques, immatérielles. (PH) – Enregistrements de Pierre Berthet en prêt public –