Relisant « Le Palace » (Claude Simon), je (re)passe sur ce passage qui avait bien dû me frapper à la première lecture mais dont je ne gardais aucun souvenir conscient (ce qui ne signifie pas qu’il n’ait pas agi). La narration suit un personnage (« l’étudiant »), à la recherche d’un autre (« l’américain »), au moment de la guerre civile espagnole, et à force de (se) remuer ciel et terre, de courir, de poursuivre, il traverse ce genre d’état singulier où l’on cesse de s’éprouver comme distinct de ce qui nous entoure, il n’y a plus de frontière entre le dedans et le dehors, les organes intérieurs et les organes extérieurs communiquent directement, on change de peau. Une sorte de transe. Ma première impression en relisant ce passage est de tenir là, chez un autre, la formulation parfaite d’un état que j’ai plus d’une fois tenté d’écrire et, forcément, on ne rivalise pas avec un écrivain tel Claude Simon. Faut-il continuer à chercher à écrire ce qui l’a été de la meilleure manière ? Comment se situer par rapport à ce statut obligé de redite et de pâle copie ? Voici le passage (un bout de phrase : « (…) puis ceci : lui (l’étudiant, l’homoncule, le jeune étourneau, le double microscopique et lointain) haletant, essayant pour la troisième fois de la matinée d’apaiser sa respiration, debout ou plutôt flottant, baignant dans cette espèce de bouillie moite, compacte, qui ne ressemblait ni à de l’air ni à de l’eau et qui, il le savait maintenant, n’était pas la sueur qui ruisselait de son corps parce qu’il avait marché trop vite (immobile, toujours assis sur son fauteuil parmi les jeunes bonnes mariales, les vieillards, les enfants et les arbustes décoratifs, c’était exactement pareil), mais comme une sorte de cinquième élément composé semblait-il à parts égales des quatre autres, (l’eau, la terre – la poussière -, l’air, la chaleur), et de la même densité que sa chair, ses muscles, sans grande différence de température non plus, de sorte que sa peau ne constituait plus une enveloppe, une séparation entre l’univers extérieur et lui mais semblait englober indistinctement comme les inséparables parties d’un même tout, le ciel métallique, la monotone et uniforme gangue jaunâtre des maisons, les gens, les odeurs, et ses propres os – debout donc (c’est-à-dire cette partie de lui-même qu’était son corps) devant une de ces autres parties de lui-même qui pour l’instant avait la forme du personnage à tête de chimpanzé qui se tenait assis dans un fauteuil d’osier tiré sur le trottoir à côté de la porte de l’hôtel… » La phrase continue, l’état sensoriel de l’étudiant aussi, cela affecte ses perceptions dans toute la scène qui suit. – J’ai plus d’une fois essayé d’écrire la sensation particulière d’être dans le paysage, d’être le paysage, lors de certaines sorties cyclistes, cet instant où la peau se transforme en un « cinquième élément ». Avec cette particularité que, penché sur le guidon, la vision objective n’est que partielle, tronquée, alors que la conviction de voir le paysage comme jamais est très forte, une sorte d’extravision. (Des scientifiques postulent bien que l’oursin, qui n’a pas d’yeux, voit avec tout son corps : « Une hypothèse est que l’ensemble de son corps, pourvu de récepteurs sensibles à la lumière, fonctionnerait comme un œil unique tandis que les épines serviraient d’écran directionnel pour apprécier l’origine des stimuli lumineux » – Le Monde, 2/01/10.) – En relisant alors plusieurs fois ce passage de Claude Simon, ce qui le précède et lui succède, j’ai mis de côté tout complexe, il y a beaucoup de cas particuliers de cette sorte de transe qu’il convient personnellement de cerner, de sonder. À stade où nous en sommes, il vaut mieux ne pas renoncer à s’exprimer sous prétexte que quelque chose de semblable a déjà été dit, écrit, fait ! – Au-delà de cette anecdote, le phénomène que décrit Claude Simon me semble important parce que ce genre de porosité – de la peau, de la personnalité, de l’identité -, qui doit se produire de bien des façons, voire sous des formes bénignes passant presque inaperçues – comme certains infarctus ! – est une des conditions qui rendent possible (plus que plausible) les agencements postulés par Guattari, Deleuze et tout ce que Bernard Stiegler rassemble sous le concept d’organologie. Ce sont des états électriques où le système nerveux sort de ses gonds. On n’est plus tout seul dans sa peau, on fonctionne en réseau avec d’autres esprits, objets, machines, sources d’énergie… De manière un peu sommaire, je raccrocherai à ce qui précède quelques extraits du premier chapitre de « La chambre du milieu » (Catherine Malabou). Elle y expose l’importance de la découverte de l’électricité dans le système pensé par Hegel en fondant sa démonstration sur des textes (entre autres) de Mc Luhan (spécialiste des médias). La peau est traditionnellement une surface de médiation avec l’extérieur et les autres, surface à laquelle s’est attachée la manière de penser l’être, de dire « je suis ». À partir du moment où cette médiation, par un stade où la peau se transforme en un « cinquième élément », fait sentir autre chose, modifie les processus par lesquels on se dit par rapport au reste du monde, mêle du « corps étranger » au corps propre, tout le langage doit changer ! Citation de Mc Luhan : « A l’âge de l’électricité, c’est toute l’humanité que nous portons comme peau ». Catherine Malabou : « C’est ainsi que l’électricité montre que la médiation est la peau de soi ». Et plus loin : « Il s’agit de penser un mode de rapport non linéaire entre les termes constitutifs d’une identité ou d’une ipséité, d’un « champ » en général. Or cette modalité implique nécessairement une électrification du verbe être. La copule, le lien n’est plus de juxtaposition mais de conduction, de passage du courant, voire de court-circuit. Une identité spéculative est une identité électrique ». C’est mal dégrossi, mais le but est de simplement indiquer des prolongements à l’état décrit par Claude Simon, l’étudiant voyant sa peau devenir électricité, son corps n’étant plus juxtaposé à tout ce qui grouille autour de lui, mais étant en conduction avec cet environnement. Environnement de guerre civile où la profusion anarchique de courants alternatifs (positifs/négatifs comme la dialectique deHegel !), décharges, éclairs, foudres, court-circuit, trous noirs ne pouvait laisser intacte l’enveloppe avec laquelle rester en contact avec son époque, l’éprouver, la penser (et s’y situer). (PH) – Autre article Comment7 sur Claude Simon –
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