Les raisons de donner un futur au concept de « médiathèque » (mais aussi de bibliothèque, de toutes ces choses que le numérique peut engloutir) est aussi à chercher dans les parcours de culture que les gens ont réalisé grâce à lui. Le « à quoi ça a servi » pour aider à imaginer « à quoi ça servira », en comparant des vécus et leurs contextes respectifs. Dans ma manière d’investiguer des pistes de modernisation pour la Médiathèque, mon vécu est évidemment important, on réfléchit, on invente avec les bribes de son expérience. (J’ai d’abord été longtemps un usager de la médiathèque et en y travaillant je continue à me référer aux attentes que j’avais en tant qu’usager mordu.) Je suis devenu membre de l’association en 1973, à Namur, j’avais 13 ans. Je me suis orienté vers le prolongement des sillons écoutés à la maison: nous avions un ou deux disques de Brassens, de Chopin, de Beethoven, un autre d’Armstrong (une compilation). Sinon, je connaissais la variété française qui passait à la radio. Mais c’était l’âge d’or, hein! Dassin, François, Polnareff… Je découvre donc d’abord une réalité discographique bien plus large: l’oeuvre de Beethoven dans la diversité de ses facettes, le nombre de disques, la place que ça prend. La quantité de chansons de Brassens, les thèmes récurrents, une atmosphère, une « philosophie » chansonnière, Armstrong, ce n’est pas qu’une compile… A l’Athénée, il y avait sur le temps de midi un club d’écoute animé par des « grands ». Ils empruntaient la discographie complète d’un groupe à la Médiathèque et en faisaient la présentation. On commence à dévorer « Best », « Rock’n’Folk » chez le marchand de journaux. Avec un ami on décide de s’attaquer systématiquement aux collections de la Médiathèque: « à gauche en entrant, tout par ordre alphabétique. » Alors, ce sont des gouffres, des infinis, des montagnes, des couleurs, des éblouissements. Des accélérations prodigieuses de la sensation de soi et de la vie en générale. L’effet accéléré de ces sons insoupçonnés n’a d’égale que l’agitation dans laquelle nous mettait les ‘Illuminations », « Les Fleurs du Mal » ou le « Pèse nerfs ». Il faut savoir qu’à gauche en entrant il y avait le jazz. Et donc, on arrive vite à Ayler, Coltrane, Dolphy… Voilà des mondes que je ne pouvais imaginer, qui n’avaient jamais infiltré les cercles de la famille, qui n’étaient pas non plus très populaires dans une ville endormie comme Namur. Donc, une fenêtre extraordinaire sur le monde. Un souffle aspirant. En même temps: à part bouffer du microsillon, écouter, comparer, retenir les noms, comment expliquer ces mondes musicaux nouveaux pour lesquels nos oreilles n’étaient pas préparées, qui pouvaient réellement nous en parler? C’était un terrain de connaissance à défricher, un accès à une liberté qui désemparait aussi, beaucoup de ces musiques étaient aussi très récentes, très peu d’aînés étaient capables de servir de guide. L’accès à l’information était relativement rare. C’est un aspect qui a profondément changé. Mais la fenêtre existe toujours bel et bien. Mais encombrée, recouverte, cachée par tellement d’autres choses que l’idée de la chercher n’est peut-être même plus très présente aux esprits, n’est plus ressentie comme besoin… Il est besoin de théoriser et de politiser la nécessité d’accéder à ce genre de fenêtre. Comme un stade utile dans un engagement culturel nécessaire à un groupe, une communauté, une société. Comme une étape incontournable pour activer réellement une confrontation à la diversité culturelle et par là revendiquer la maturité. (à suivre)